FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 1 VII) LE SURRÉALISME VII) LE SURRÉALISME ..............................................................................................................................................................1 VII.1. LE SURREALISME DANS SON HISTOIRE..................................................................................................................................1 VII.1.a. La conscience malheureuse (1919-1922)...................................................................................................................1 VII.1.b. Le surréalisme intuitif (1922-1924) ...........................................................................................................................2 VII.1.c. Ľâge de raison (1925-1939) .....................................................................................................................................3 VII.1.d. Ľâge métaphysique (1939-1950) ..............................................................................................................................6 VII.1.e. Mort et réalisation du surréalisme (1945-1969)........................................................................................................7 VII.2. POUR UNE PHILOSOPHIE DU SURREALISME ...............................................................................................................................8 VII.2.a. La liberté de ľesprit...................................................................................................................................................9 VII.2.b. Ľespoir, la révolte et la révolution ...........................................................................................................................9 VII.2.c. Automatisme et hasard.............................................................................................................................................10 VII.2.d. Rencontre et révélation............................................................................................................................................12 VII.2.e. La beauté et ľamour................................................................................................................................................12 VII.2.f. Le hasard objectif ....................................................................................................................................................14 VII.2.g. Le souci philosophique ............................................................................................................................................14 Le surréalisme domine ľhistoire de la sensibilité du XXe sicle. Rares sont les domaines de la vie culturelle qui aient échappé son activisme passionné. Au point de nous faire oublier aujourďhui le mouvement, historiquement déterminé, qu'il fut un demi-sicle durant. Pourtant, ce mouvement a peut-tre moins inventé une sensibilité nouvelle ­ quelques-unes de ses aspirations essentielles caractérisent déj le romantisme du XIXe sicle: affirmation de la nature essentiellement poétique de ľhomme, appel aux puissances de la vie inconsciente, de ľimagination et du rve, identification de la science avec la poésie, de la littérature avec la vie, espérance millénariste fondée sur une transformation de ľhomme ­ qu'il n'a soumis son ontologie inquite les doctrines esthétiques, scientifiques et mme politiques majeures de son époque. Inlassablement, il leur aura posé la question de leur sens, dans une conception globale de ľhomme dont il représente sans doute ­ avec le marxisme et ľexistentialisme ­ la dernire manifestation dans la pensée occidentale. Mais, en déplaçant leurs problématiques, en déjouant leur sens manifeste, le surréalisme reste peut-tre avant tout pour nous un incomparable révélateur de revendications latentes: littérature soumise ľurgence du désir, psychanalyse envisagée dans son pouvoir critique plus que thérapeutique, ésotérisme pratiqué sans transcendance, matérialisme contesté par le hasard objectif, communisme affronté aux exigences irréductibles de la subjectivité. C'est ľombre portée ďun demi-sicle décisif qui, ďune guerre ľautre, ironiquement, gravement, se projette aussi bien dans la pensée que dans la chronologie de ce mouvement. VII.1.Le surréalisme dans son histoire VII.1.a. La conscience malheureuse (1919-1922) Le surréalisme est né ďune guerre, la premire remettre non seulement en cause ľexistence de frontires, de biens et ďorganisations sociales, mais les fondements mmes ďune civilisation dont vainqueurs et vaincus participaient titre égal. Ľabsurdité ďune telle situation ne pouvait que frapper quelques esprits déj sensibilisés aux mutations culturelles qui avaient précédé, comme son prodrome, le cataclysme o s'enfonça ľEurope en 1914. Acteurs ďune guerre qu'ils avaient faite contre leur gré, ils ont su mesurer ľampleur ďune crise qu'aucune euphorie victorieuse, aucun rétablissement moral ne pouvaient leurs yeux masquer. Hormis les figures tutélaires de Rimbaud et de Lautréamont, ils ne trouvaient gure dans le paysage littéraire français FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 2 de ľépoque beaucoup de ces individus pour qui ľart avait cessé ďtre une fin (André Breton). côté des symbolistes, de Saint-Pol-Roux et ďApollinaire dont Breton avait médité le manifeste-programme intitulé ĽEsprit nouveau (1917), de Pierre Reverdy dont la revue Nord-Sud accueillera ses textes, il n'y avait gure que Pierre-Albert Birot pour prendre position ds le premier numéro de Sic , en 1916, en faveur de ľart moderne, cubiste et futuriste. Rien dans tout cela qui ft en mesure ďexprimer la radicalité ďune révolte que Breton découvrira, en 1916, ľhôpital de Nantes, incarnée ľétat pur dans la personnalité de Jacques Vaché. Mais c'est ľamitié de Breton avec Aragon et Philippe Soupault qui allait féconder cette révolte, avec la fondation en mars 1919 de la revue Littérature . Les Lettres de guerre de Jacques Vaché et les Poésies ďIsidore Ducasse, qui figurent au sommaire des premiers numéros côté des signatures plus sages ďun Gide ou ďun Valéry, donnent ďemblée la mesure des ambitions de ses trois directeurs que rejoindra bientôt Paul Eluard ; former un groupe qui, par-del la révision des formes de ľart, puisse efficacement intervenir sur la question de sa destination: Pourquoi écrivez-vous? Ľenqute publiée dans la livraison de novembre 1919, si elle enregistre des réponses déroutantes ou absurdes, trahit déj le désir de dépasser cette activité purement destructrice quoi se livre hors de France le mouvement dada dont ľinfluence ne cesse de croître dans ľEurope de ces années. C'est en effet Zurich que, depuis février 1916, un petit groupe réuni autour de Tristan Tzara fait ľinventaire de ľarsenal mis au point par ľavant-garde internationale pour subvertir le replâtrage idéologique que la liquidation de la guerre commence rendre possible. Fondamentalement nihiliste, Dada ignore les classifications esthétiques, les frontires culturelles autant que nationales. Il porte comme sa raison ďtre cette inquiétude fondamentale qui avait déj fasciné Breton dans le comportement de Vaché. Et c'est moins ďune doctrine constituée que du détonateur nécessaire ľélan révolutionnaire du groupe de Littérature que Tzara est porteur son arrivée Paris, en janvier 1920. travers une série de spectacles-provocations corrosifs et de bulletins o apparaissent désormais les noms ďAragon, de Breton, ďEluard aux côtés de ceux de Tzara, de Duchamp, de Picabia, de Ribemont-Dessaignes, un ton est donné qui bouscule les rgles du jeu culturel, ft-il moderne. Un refus ­ plutôt qu'un défaut ­ ďorganisation aussi (Les vrais dadas sont contre Dada. Tout le monde est directeur de Dada ) dont Breton, le premier, ressent et exprime le malaise avec les Manifestes dada qu'il signe dans le numéro 13 de Littérature , en mai 1920, ainsi qu' ľoccasion de ľinstruction simulée du procs Barrs, en mai 1921, lorsqu'il s'oppose aux interventions anarchisantes de Tzara. VII.1.b. Le surréalisme intuitif (1922-1924) On peut faire concider avec la naissance de la nouvelle série de Littérature née de la rupture dadaste une période transitoire pendant laquelle les futurs surréalistes s'organisent progressivement en mouvement. Nul corps de doctrine en ces années o Breton reconnaîtra plus tard ľépoque intuitive du surréalisme, mais déj ľambition moins de fonder une nouvelle école artistique qu'un organe de connaissance de ces continents jusqu'ici refoulés que sont le rve, la folie, les états hallucinatoires. Ce qu'on commence identifier sous la notion ďinconscient. La premire oeuvre surréaliste que Breton et Soupault écrivent en collaboration ds 1920, Les Champs magnétiques , se présente en effet moins comme le produit ďune littérature ďavant-garde que comme une évaluation expérimentale des pouvoirs du langage exercé sans contrôle. Les textes automatiques, dont cette oeuvre inaugure ľabondante production, vont tre le terrain ďessai du surréalisme naissant, la cristallisation du projet collectif qui trouvera en 1924, dans le Manifeste du surréalisme rédigé par Breton, sa définition canonique. Il faut ici s'arrter au mot qui donne enfin son nom au mouvement qui, sous ľautorité ďAndré Breton, voit en 1924 sa fondation officielle. Il est connu depuis qu'en 1917 Apollinaire avait qualifié ses Mamelles de Tirésias de drame surréaliste. Mais il prend ici un sens qui dépasse largement le domaine esthétique pour qualifier ľexploration du fonctionnement réel de la pensée. Ľaspect littéraire du premier champ ďexpérience de la recherche surréaliste ne doit donc pas ici égarer. Plus révélatrice est la collaboration qui FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 3 présida ľécriture des Champs magnétiques . La fulgurance des images qu'elle inspirait trahissait moins ľexpression ďune sensibilité personnelle qu'elle n'était le résultat ďune technique , ďune pratique modulée de la vitesse ďécriture notamment. Cette pensée non dirigée était rien moins que subjective ou complaisamment poétique . Sommeils hypnotiques, récits de rves, simulations de délires, paranoa-critique allaient trs vite enrichir ľéquipement méthodologique des surréalistes. Vers la fin de 1922, le groupe (Crevel, Desnos et Péret notamment) se laissera envahir par cette épidémie de sommeils que décrira Aragon dans le bilan qu'il dressera, en 1924, de deux années ďactivité surréaliste (Une vague de rves ). Mais cette activité onirique débordante ne se définit pas seulement comme une qute ďinformations objectives. Son caractre volontairement impersonnel n'annule pas son pouvoir de transmutation poétique, n'interdit pas ľaccs de cette région surréelle dont chacun possde la clé en soi. La poésie est ľautre nom de cette pratique qui ne nie le talent individuel que pour mieux rendre chacun la disposition intégrale de son tre. la permanence du groupe, rue de Grenelle Paris, un Bureau de recherches surréalistes ouvert tous les anonymes porteurs de secrets, de révolte et de rves va tenter de réaliser le voeu de Lautréamont que la poésie soit faite par tous. La centrale surréaliste s'alimente la vie quotidienne et veut contribuer en inventer le merveilleux. partir du 1er décembre 1924, un nouvel organe de diffusion des travaux du groupe, La Révolution surréaliste , se substitue Littérature . Pierre Naville et Benjamin Péret, ses codirecteurs, donnent le ton ďune publication ľaspect aussi sévre que celui ďun bulletin scientifique, mais dont la charge ďexpériences impose avec éclat ľorientation révolutionnaire du mouvement. Ľépoque intuitive du surréalisme a vécu. Son âge de raison peut commencer. VII.1.c. Ľâge de raison (1925-1939) Marqués par la crise des grands systmes de représentation du monde, les surréalistes étaient en qute de nouveaux fondements. Comme leurs contemporains marxistes, comme déj les romantiques du sicle précédent, ils recherchaient les lois sur lesquelles asseoir une nouvelle approche de ľhomme. Ils ne pouvaient par conséquent se contenter ďentériner les recherches de leur temps sans les réévaluer ľaune ďune préoccupation essentiellement ontologique . Les expérimentations auxquelles avait donné lieu chez eux la découverte du champ inconscient demeuraient bien des expériences , au sens initiatique du terme. Une seule connaissance pour eux importait, qui pt transformer le sujet autant que ľobjet, une sorte de gnose qui devait les conduire la réconciliation de ľaction et du rve. Et la poésie pouvait tre cette connaissance productive du réel dont parlera plus tard René Char, qui explorait dans la dimension onirique un degré plus profond de réalité. Car il y a un réalisme consubstantiel la démarche des surréalistes, et ľon en mesure les effets si ľon compare, avec leur propre définition, celle qu'un Yvan Goll donnait du surréalisme, dans le premier numéro ďune revue du mme nom et publié en 1924 précisément: La transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique). De ce réel sublimé, idéalisé, celui que recherche Breton dans le noyau dur (et pur) de ce monde, il y a le saut ďun symbolisme qui n'en finit pas de se moderniser pour survivre, une décision proprement révolutionnaire. Car si ľau-del, tout ľau-del est dans cette vie la libération totale de ľesprit qu'un tract de janvier 1925 revendique, relve moins de ľinvention ďun monde autre que de la transformation de celui-ci au terme ďun double constat: le surréel n'est pas donné spontanément. Il faut désirer ľimposer contre ľappareil répressif de la logique, de la morale et de la société. Étant ce monde, il a ses lois qu'il faut apprendre reconnaître. Partagée entre désir et conscience, entre inspiration prophétique et réalisme critique, ainsi va se jouer jusqu' la Seconde Guerre mondiale ľhistoire tourmentée du surréalisme. Le désir, voil le seul acte de foi du surréalisme, ainsi que ľavoue Breton en 1934 dans Qu'est-ce que le surréalisme? Or, répondant en 1932 ľEnqute sur le désir des surréalistes yougoslaves, Breton liait déj, contre la tradition philosophique la mieux partagée, les destinées de la connaissance celle du désir: C'est par ses désirs et ses exigences les plus directes que tend s'exercer chez ľhomme la faculté de connaissance. Et ľon retrouverait dans les déclarations surréalistes cette mise en lumire nietzschéenne des sources FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 4 pulsionnelles de la connaissance sur quoi s'est édifiée ľre, si durable, du soupçon. Mais les surréalistes, que le désir tourmente autant qu'il interroge, furent moins, il ne faut jamais ľoublier, des généalogistes du savoir que des artistes animés par le souci de la vérité pratique. La connaissance devait avant tout réaliser le désir, et leur position ľégard de ľinstitution psychiatrique y puisa son caractre délibérément subversif. Toute ľhistoire du surréalisme, de la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous , de 1925, la célébration du cinquantenaire de ľhystérie, en 1928, et la mise en place de la paranoa-critique de Dalí partir de 1929, est engagée dans la défense de ľaliéné et ľexaltation des vertus cognitives du délire. De sorte que ľidentification du désir et de la connaissance finit par se calquer sur celui de ľétat normal et de la folie. C'est encore en 1928 que paraît Nadja , récit qui constitue le prolongement autobiographique et poétique des positions de Breton. Cette irruption du désir dans le lieu mme de la connaissance trouvera sans doute sa forme la plus accomplie dans ĽImmaculée Conception que publient ensemble Breton et Eluard en 1930. Étonnante suite de pomes en prose dont les auteurs se livrent des essais de simulation ďétats démentiels, de la débilité mentale la démence précoce. Deux potes s'y livrent sur eux-mmes une expérimentation de la fragilité des critres de normalité. Observations dont Dalí, la mme époque, fixera le protocole dans sa célbre paranoa-critique qui permet une interprétation de ľoeuvre ďart (celle de ľAngelus de Millet par exemple) trs éloignée de ľenqute freudienne. C'est en effet sur un malentendu historique que s'est édifiée la célébration surréaliste des découvertes de Freud. Ľintért distant dont fit montre Freud ľégard des surréalistes (Breton lui avait rendu visite Vienne en 1921) situe ľopposition des projets. Ľun et ľautre reconnaissaient ľimportance du désir, mais le premier visait sa sublimation, et les seconds sa réalisation. C'est par une confusion de la parole troublée et de la parole élucidante que Breton pouvait confondre Freud avec Sade dans une mme aspiration libératrice. Car le désir est par essence révolutionnaire. La vraie révolution, pour les surréalistes, c'est la victoire du désir, constatait jadis Maurice Nadeau. Et son histoire est aussi celle de son errance, de ses difficultés trouver son objet. Issus du projet de changer la vie, les surréalistes ne pouvaient que rencontrer un jour la réalité politique. Ľhistoire du surréalisme trouve l son moment de haute turbulence. En retracer les épisodes marquants, c'est le débarrasser des positions dogmatiques qu'on est trop souvent tenté de lui prter. 1930 est en effet ľannée, paradoxale, de ĽImmaculée Conception autant que du premier numéro ďune nouvelle revue succédant la Révolution surréaliste : Le Surréalisme au service de la révolution , qui manifeste, par cette modification de ľancien titre, ľévolution du groupe vers une position politique affirmée. Mais de quel groupe s'agit-il encore, qui réunit les explorateurs des terres vierges du surréalisme que sont Breton, Eluard, Crevel, Péret que sont venus rejoindre Dalí, Buuel, Georges Hugnet, René Char, André Thirion, et un Pierre Naville acquis depuis 1926 la cause communiste, ou un Aragon et un Georges Sadoul qui font en U.R.S.S. un voyage aux conséquences profondes? Pour saisir la force, mais aussi les limites de la capacité ďintégration du surréalisme, il faut revenir cette année 1924 o La Révolution surréaliste , ds son premier numéro, commence par justifier ainsi son titre: Il faut aboutir une nouvelle déclaration des droits de ľhomme. Mais la révolution est encore une idée pour Breton qui réfléchit sur le droit de grve accorder aux intellectuels, comme pour Eluard qui oppose la valeur transcendante de la révolution au pragmatisme révolutionnaire, ou pour Aragon qui avoue dans Un cadavre ­ pamphlet collectif contre Anatole France qui vient de mourir ­ son peu de got pour le régime bolchevique. Nous avons accolé le mot de surréalisme au mot de révolution uniquement pour montrer le caractre désintéressé, détaché et mme tout fait désespéré de cette révolution, peut-on lire dans un tract de janvier 1925. S'ils ne peuvent se résoudre au choix, les surréalistes, que la question de ľengagement agite de plus en plus, se sentent unis par un certain état de fureur. Celui qui les pousse se livrer au scandale lors du banquet ďhommage Saint-Pol-Roux en juillet 1925, ou dans la Lettre ouverte Paul Claudel, ambassadeur de France. Ce désir erratique, le spectacle de plus en plus intolérable des injustices sociales et des menées impérialistes, va pourtant lui offrir un objet o fixer sa fureur. Un accord avec le groupe de la revue FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 5 communiste Clarté ­ le seul mener une action idéologiquement efficace contre la guerre du Maroc (19241926) ­ se réalisera en mars 1926, qui concrétisera le début de ce que Breton appela la période raisonnante du surréalisme. Mais ľadhésion aux principes du matérialisme dialectique, si elle pouvait répondre ľontologie historique des surréalistes, exigeait ďeux qu'ils donnent priorité ľabolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle sur cette liberté de ľesprit qu'ils allaient parfois chercher jusqu'en Orient, écrivant, ľimage ďArtaud, leur Adresse au Dala-Lama . Concrtement, le service de la révolution, c'est celui du prolétariat. Que peuvent faire les surréalistes?, demande dans La Révolution et les intellectuels Pierre Naville qui va devenir codirecteur de Clarté et qui est convaincu désormais de leur inefficacité pratique. Le consensus qui se reformait toujours autour de la critique de ľindividualisme, de la vanité de ľactivité littéraire et de la nécessité ďune action collective se brisait sur ce point. Les déclarations de Naville, en stigmatisant la vanité des querelles de ľintelligence, vont agiter le groupe, au point ďinquiéter Breton qui, en septembre 1926, tentera dans Légitime Défense ďexorciser le risque de désunion. Il y réaffirme son adhésion de principe au programme communiste, mais en ľenvisageant comme un programme minimum. Ľadhésion au Parti communiste de Breton, ďAragon, ďEluard, de Péret et ďUnik en administrera la preuve. Acte symbolique dont le Parti communiste ne sera pas dupe, mme si les Cinq rendent publique ľexclusion ďArtaud et de Soupault, qui refusent la nouvelle orientation mais sont officiellement rejetés pour fait ďactivité littéraire. Car une rigueur semblable celle des partis révolutionnaires s'empare du groupe fidle Breton. Les procs ďindividualités que celui-ci veut instruire (ceux de Baron, de Leiris, de Limbour, de Prévert, de Queneau, ainsi que de Desnos accusé ďactivités journalistiques moralement suicidaires) finiront par susciter des réactions de révolte (Un cadavre par exemple, pamphlet publié en janvier 1930 sur le modle de celui qui vise Anatole France, mais dirigé cette fois contre Breton par quelques-uns des exclus récents) et des prises de conscience que ľéchec de la réunion de la rue du Château (provoquée par Breton, Aragon et Queneau pour enquter sur les possibilités ďune action commune avec les groupes révolutionnaires) précipite. Des clivages nouveaux s'accusent, o s'expriment toutes les nuances de la sensibilité surréaliste, de ľidéalisme mystique du Grand Jeu de R. Daumal, de R. Gilbert-Lecomte et de R. Vailland (rupture des relations en 1929) au bas matérialisme de Georges Bataille qui, travers la revue Documents , va prendre en 1929 ľoffensive contre le surréalisme idéaliste; ceux encore qui, comme Aragon et Sadoul, reviennent ďun voyage en U.R.S.S. (participation au IIe Congrs international des écrivains révolutionnaires de Karkhov, en octobre 1931) convertis au communisme. Pour preuve de son ralliement, Aragon compose le pome Front rouge qu'il publie dans Littérature de la révolution mondiale , revue éditée Moscou. Malgré la défense que Breton décidera de lui apporter lors de son inculpation (pour appel ľassassinat des dirigeants du régime), Aragon finira par rompre, en 1932, avec le groupe qu'il avait contribué fonder, s'alignant sur les positions les plus étroites du Parti communiste (le rejet du freudisme et du trotskisme notamment). On est loin des positions ďun Naville proclamant sept ans plus tôt ľengagement communiste au nom mme du surréalisme. Mais la situation historique a changé. ĽU.R.S.S. n'est plus une précaire expérience révolutionnaire, et la répression du pouvoir se fait en France plus ouverte (interdiction de quitter la France pour Eluard, et mme emprisonnement pour Sadoul, par exemple). Les conflits se durcissent, droite comme gauche. Breton, Eluard et Crevel seront exclus du Parti communiste en 1933. En 1935, Breton sera interdit de parole au Congrs des écrivains pour la défense de la culture. En dénonçant les compromissions du Front populaire dont ils prophétisent la faillite, les surréalistes continueront cependant ďaffirmer leur projet révolutionnaire en se ralliant, en 1935 encore, au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, en se rapprochant de Bataille et en fondant les cahiers de Contreattaque qui prônent le recours ľaction immédiate. C'est avec Position politique du surréalisme , publié cette mme année, que Breton confirme son opposition Staline autant que sa capacité de refus. La dénonciation des procs de Moscou en 1937, le resserrement des liens avec Trotski que Breton rencontrera, exilé, au Mexique pendant ľété de 1938 soulignent une indépendance que viendra appuyer la part prise dans FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 6 la fondation de la Fédération internationale de ľart révolutionnaire indépendant et dans la rédaction du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant , en collaboration avec Trotski et le peintre Ribera. Ľindépendance du surréalisme, c'est, malgré lui, dans des oeuvres et des réalisations personnelles qu'elle se réalise en ces années troublées. Loin ďtre le reflet idéologique de rapports de production, ľart reste le lieu ďélection des réalisations les plus immédiates du désir. Breton s'élvera contre un art de propagande pour défendre la culture, et cette faculté individuelle qui fait passer une lueur dans la grande ignorance, dans la grande obscurité collective (Position politique du surréalisme ). Breton, dont le rôle est plus que jamais ­ et c'est ce qui fit son autorité ­ de concilier les pôles antagonistes de son mouvement, cherche en fait réaliser dans ľhistoire mme du surréalisme ce point de ľesprit ďo la vie et la mort, le réel et ľimaginaire, le passé et le futur, le communicable et ľincommunicable, le haut et le bas cessent ďtre perçus contradictoirement. Déclaration sur quoi se fondait le Second Manifeste surréaliste , et dont ľobjet, en 1929, était déj de reformer ľunité compromise du groupe. Dépassement dialectique des oeuvres individuelles dans une universalisation de leur propos o il faut voir la réussite majeure du surréalisme comme mouvement artistique, certes, mais dont ľaudience internationale va grandissant. Car le surréalisme tend non seulement vers les formes les plus universelles, mais aussi vers les plus rigoureuses: vers ce Style dont Aragon écrivit le Traité en 1928. Qui s'interroge aujourďhui sur ľexceptionnelle qualité des oeuvres qu'il a fécondées doit en revenir ce texte, ľun des classiques du mouvement, o Aragon assigne les plus strictes limites ľexpression anarchique: balisage de ľécriture automatique, condamnation de la gratuité de la pensée, de ľidolâtrie de Rimbaud, du got du suicide et de la vaticination sans but ni raison. Ce n'est qu' ce prix que le mouvement va imposer sa vision du monde, et jusqu' son vocabulaire: c'est en 1938 que Breton et Eluard rédigeront un Dictionnaire abrégé du surréalisme pour servir de préface ľExposition internationale du surréalisme, la premire qui s'ouvre Paris, galerie des Beaux-Arts. Bientôt, les expositions fleuriront hors de France, dans les pays o le surréalisme a fait école: en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Suisse, en Angleterre et jusqu'au Japon. Mais le surréalisme qui triomphe aprs 1930 est en mme temps dépossédé de son organe. Aucune revue ne succde au dernier numéro du Surréalisme au service de la révolution , en mai 1933. Minotaure , édité par Skira et ďabord dirigé par Tériade, sera la dernire revue ďavant guerre o les surréalistes s'exprimeront régulirement. Mais ľâge de la recherche ascétique est loin avec cette livraison ďart luxueusement illustrée o s'exprime, travers des Enqutes , un sens du merveilleux (Pourriez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie?) que ľapproche de nouveaux troubles mondiaux va enrichir ďun surcroît ďinquiétude. VII.1.d. Ľâge métaphysique (1939-1950) Ľinquiétude, c'est--dire la mise en question de ce monde, et le refus de chercher hors de lui le salut restent au coeur de ľaventure surréaliste, autant que la recherche ďun sens caché, ďune vision renouvelée de ľordre du monde. Si ľexercice du langage n'a jamais cessé de préoccuper les surréalistes quelle que ft la nature de leurs engagements, c'est parce qu'ils ont tôt compris qu'il détenait autant le pouvoir de dénoncer ľabsurdité du monde ­ ainsi ľutilisera Dada ­ que de redonner sens ce qui est reçu comme contingent, notre monde le plus quotidien. Si ľécriture automatique offrit ďemblée ľespoir de découvrir une logique plus profonde ­ et poétique en cela ­ dans le désordre apparent du discours spontané, la notion plus tardive de hasard objectif allait jouer un rôle majeur dans la compréhension des signes que suscite notre présence au monde. En 1937, lorsqu'il apparaît au creuset de ĽAmour fou de Breton, ce souci de rendre objectif le hasard se présente comme la réponse ­ qu'il faut bien qualifier de métaphysique ­ ľirrationalité des conduites humaines. Ľéchec des tentatives de transformation de ľhomme (ľhomme socialiste ďUnion soviétique n'a pas changé), le retour de la sauvagerie sous ses formes totalitaires, la préparation ďune guerre que ľon pressent inévitable poussent les surréalistes vers des positions progressivement plus spéculatives. La Premire FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 7 Guerre mondiale avait libéré leur pouvoir critique; la Seconde va accuser en eux un désir de résoudre les contradictions de ľhomme et du monde sur un plan bien plus archaque que celui des conflits sociaux. Souci de renouer avec un fonds commun de ľhumanité que rend plus aiguë la montée des nationalismes. Ľart n'a pas plus de patrie que les travailleurs, peut-on lire dans le premier numéro de Clé , en 1938, ľéphémre organe français de la Fédération internationale de ľart révolutionnaire indépendant. Quand survient ľentrée en guerre, la mobilisation et la dispersion du groupe, Breton va mettre sous presse son Anthologie de ľhumour noir que le régime de Vichy censurera parce qu'il incarne la négation de ľesprit de révolution nationale. Situé entre ľhumour objectif de Hegel et le quelque chose de sublime et ďélevé de Freud, ľhumour noir n'était rien ďautre que la tentative de rendre sa souveraineté ľhomme dépossédé de son unité. Les Prolégomnes un troisime manifeste surréaliste ou non que Breton composera en 1942 New York, o il a décidé de s'installer, sont traversés par cette inquiétude qui tranche avec la spéculation hardie du premier, autant qu'avec les mises au point résolues du second. Car, ce qui frappe ici, c'est ľappel une prise de conscience, le retour la condition ďhomme sous la condition sociale, son extrme précarité. De plus, la dénonciation ne se limite pas ľexploitation de ľhomme par ľhomme, mais s'étend ľexploitation de ľhomme par le prétendu Dieu ďabsurde et provocante mémoire. Tout ľespoir de Breton va désormais se fortifier ďun engagement décidé sur les voies de la révolution intérieure qu'il pense rencontrer chez un alchimiste comme Nicolas Flamel ou un mystique comme Eckhart. Réconcilier ľhomme avec la nature, le microcosme et le macrocosme, retrouver ľuniverselle analogie chre Baudelaire, sans dédaigner le message de ľhermétisme et de ľésotérisme, telle sera ľoccupation majeure, dans ľimmédiat aprs-guerre, de ceux qui dans le groupe reconstitué suivront ľorientation choisie par Breton dans ľOde Charles Fourier (1945), Signe ascendant (1947), et surtout Arcane 17 . Cette dernire oeuvre, qui engage ds 1945 le mouvement sur le chemin de la gnose, développe un hymne la femme, figure unitive des deux mondes, matériel et spirituel, Nadja initiée aux échanges de la vie et du rve que décrivaient déj, en 1932, Les Vases communicants . Car il ne faut pas se laisser abuser par cette prédilection du surréalisme ďaprs guerre pour les sciences occultes (qui aboutira la publication en 1957, par Breton et Gérard Legrand, ďune vaste enqute sur ľArt magique ). Le surréalisme en ses oeuvres vives que défendra Breton en 1953 est bien l, qui n'a pas renoncé son acte de foi immanentiste, mme si certains le quittent, qui refusent de signer Rupture inaugurale , le manifeste qui consacre, en 1947, le renouveau du groupe et son éloignement de la politique communiste. Nulle fuite ici dans quelque transcendance suspecte, mais la tentative inlassablement reprise ďunifier la dialectique et ľanalogie symbolique, de légitimer et ďaccomplir ľune par ľautre (Gérard Legrand). Ľoccultation profonde, véritable, du surréalisme demandée par le Second Manifeste s'accomplissait ici, dans ľapproche du message ésotérique et son intériorisation. VII.1.e. Mort et réalisation du surréalisme (1945-1969) Déj exposé avant guerre aux fruits suspects ďune semaison en tous lieux, le surréalisme ne risquait-il pas de s'éteindre dans la dispersion, autrement plus dramatique, de la guerre? Tandis qu'en France le groupe de La Main plume (Maurice Blanchard, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Gérard de Sde, Boris Rybak...) continue de faire entendre la voix libératrice de la poésie surréaliste, Breton, aux États-Unis, ne reste pas inactif. Il organise en 1942, avec son vieil ami Marcel Duchamp, une exposition internationale et fonde la mme année la revue VVV autour de laquelle se maintient ľesprit du surréalisme. Aussi bien son retour en France, au printemps de 1946, est-il salué comme la chance ďun ressourcement. Peu de noms anciens pourtant autour de Breton pour faire face aux attaques dont le mouvement est nouveau la cible de la part de Tzara, de Sartre surtout qui ľaccuse ďinanité dans Situations II . Benjamin Péret pourtant reste fidle Breton et, depuis Mexico o il s'est réfugié, s'élve en février 1945, dans Le Déshonneur des potes , contre les litanies nationalistes et publicitaires ďun Aragon et ďun Eluard dont ľabsence au sein du mouvement FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 8 ne sera ďailleurs jamais compensée. Mais de nouveaux venus annoncent un renouvellement de ses forces: Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Pierre Duprey, Malcolm de Chazal, Joyce Mansour, Yves Bonnefoy..., voyageurs ďun Troisime Convoi (titre ďune éphémre revue fondée en octobre 1945) qui, succédant ceux de ľépoque héroque et raisonnante, suivent la voie ďune stylisation onirique. Mais la dimension historique et culturelle du surréalisme ľemporte désormais sur ľesprit militant. Signe des temps, ľactivité du mouvement s'exprime moins par la voie féconde mais discrte des revues (elles se succdent pourtant: La Révolution, la Nuit ; Médium ; Le Surréalisme, mme ; Bief ; La Brche ; ĽArchibras ) que par des expositions conçues autour ďun thme et mises en scne comme un spectacle total (exposition internationale de 1947 la galerie Maeght, de 1957 chez Daniel Cordier sur le thme de ľérotisme, de 1965 la galerie ĽOEil et sous ľinvocation de Fourier). Prédominance des arts visuels qui se manifeste aussi bien dans la réédition, en 1965, du Surréalisme et la peinture de Breton augmenté de nombreuses découvertes que dans la participation de celui-ci la fondation de la Compagnie de ľArt brut dirigée par Dubuffet, en 1951, ou par la création de la revue ĽÂge du cinéma , la mme année. Autre signe des temps, ľévolution des positions politiques. Toujours aussi attentifs aux manifestations de ľoppression, ďo qu'elle vienne ­ protestation en 1956 contre ľintervention soviétique Budapest, soutien par Breton de la Déclaration des 121 sur le droit ľinsoumission dans la guerre ďAlgérie en 1960 ­, les surréalistes s'égareront un temps (en 1949) aux côtés de Garry Davis, fondateur ďun Mouvement des citoyens du monde, comme ils saisiront ľoccasion ďune polémique avec les Chrétiens ďaujourďhui pour réaffirmer, en 1948, leurs positions fondamentalement antireligieuses. La mort ďAndré Breton, le 28 septembre 1966, précipite la fin ďun mouvement dont Jean Schuster signera dans Le Monde du 4 octobre 1969 ľacte de décs en ces termes: Le numéro 7 de ĽArchibras est la dernire manifestation du surréalisme, en tant que mouvement organisé en France. Mort de s'tre pleinement réalisé, comme la philosophie selon Marx, dans les transformations qu'il a permises; rve ľaction aujourďhui réconcilié moins dans les dimanches de ľhistoire que dans la prose du quotidien. Une philosophie selon Ferdinand Alquié, un fantôme partout présent selon Maurice Blanchot, un mythe nouveau selon Breton lui-mme, c'est--dire la fin ďune histoire. VII.2. Pour une philosophie du surréalisme Ďun bout ľautre de son existence, le surréalisme fut inspiré et dominé par André Breton. C'est partir de ses textes théoriques qu'a pu s'élaborer une doctrine dont les critres, il convient de le préciser, ne furent pas seulement esthétiques. En effet, le surréalisme a mis en jeu une conception générale de ľhomme, considéré en lui-mme et dans son rapport avec le monde et la société: il a débordé largement le plan de ľart, et s'est défini sans cesse par des prises de position politiques et morales. On peut mme remarquer que presque toutes les exclusions prononcées ont été motivées non par des divergences esthétiques, ou, comme on ľa prétendu, par des questions de personnes, mais par des considérations relatives la conduite et ľéthique. Considérant les querelles passées, Breton a écrit, en 1946, dans son Avertissement pour la réédition du second manifeste : Les questions de personnes n'ont été agitées par nous qu'a posteriori et n'ont été portées en public que dans les cas o pouvaient passer pour transgressés ďune manire flagrante et intéressant ľhistoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va encore du maintien ďune plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problme de la vie, en mme temps qu'assez stable pour attester la non-rupture ďun certain nombre ďengagements mutuels ­ et publics ­ contractés ľépoque de notre jeunesse. On ne peut que rendre hommage la justesse de cette analyse. FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 9 VII.2.a. La liberté de ľesprit Phénomne collectif, le surréalisme est né ďun certain nombre de rencontres (en ses débuts, rencontre de Breton et ďAragon, Soupault, Eluard, Ernst, Péret, Baron, Crevel, Desnos, Morise...). Mais elles n'ont eu de sens que parce qu'elles réunissaient des hommes qu'agitaient les mmes problmes, qu'animait une mme fureur contre ľordre établi, qu'habitait un mme espoir. Il conviendrait aussi de parler de rencontre en ce qui concerne le rapport du groupe français et des groupes étrangers, qui ont spontanément retrouvé des préoccupations semblables; ainsi, en Belgique, celui qui comprenait Paul Nougé, Mesens, René Magritte. Il est malaisé, en étudiant les premiers textes surréalistes, de dégager, des états essentiellement émotionnels qu'ils expriment, une doctrine précise. Pourtant, on peut remarquer qu'une préoccupation commune se traduit en tous ces écrits: celle ďassurer ľesprit une totale liberté. Cette liberté, la guerre de 1914-1918, en dehors mme des malheurs qu'elle avait entraînés, semblait ľavoir gravement mise en péril. Il s'agissait donc, avant tout, de s'interroger sur les conditions de son exercice. Tel fut le premier souci des surréalistes, et il est particulirement remarquable que leur réflexion, trouvant son origine dans une réaction contre la guerre, o Breton ne voulait voir qu'un cloaque de sang, de sottise et de boue, n'ait cependant pas porté sur la guerre elle-mme. Ce qui, ds le départ, a intéressé les surréalistes, c'est plutôt de savoir comment ľesprit peut ne pas se laisser contaminer par de tels événements. Et leurs premires admirations semblent avoir été déterminées par cette préoccupation. En Jacques Vaché, on apprécie avant tout ľhomme qui, grâce ľhumour, a pu se maintenir indemne. Chez Apollinaire, qui, pourtant, a chanté la guerre, on s'émerveille de voir ľesprit échapper ľhorreur par la poésie. Lorsque, beaucoup plus tard, dans La Clé des champs , Breton écrira que la beauté demeure le grand refuge, il retrouvera cette pensée, et cette inspiration. Humour et poésie seront toujours considérés par les surréalistes comme les moyens par lesquels ľesprit affirme son indépendance, se libre du déterminisme dont, ďautre part, la vie quotidienne accepte le poids. La folie elle-mme semble pouvoir tre utilisée en ce sens, contribuer assurer le triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. Breton signale ľinfluence qu'eut sur le développement de sa pensée un malade mental, rencontré au centre psychiatrique de Saint-Dizier, et qui tenait la guerre pour un simulacre, estimant que les blessures étaient seulement apparentes, etc. Dans les propos de ce malade il puisa ľidée premire de son Introduction au discours sur le peu de réalité . Plus généralement, on peut y voir la source de son got pour la philosophie idéaliste, qu'elle soit berkeleyenne ou fichtéenne, et ľorigine de la notion mme de surréalité. VII.2.b. Ľespoir, la révolte et la révolution Libérer ľesprit, c'est, ďabord, s'opposer ce qui le détermine. On trouve donc, dans le surréalisme, un aspect de révolte et de négation. On a parlé, en ce sens, de nihilisme, de satanisme. Et il faut convenir que les surréalistes ont souvent semblé s'opposer tout ordre: ils injurient Dieu, rejettent ľidée de patrie, font parfois ľéloge du crime, ďo le scandale que, souvent, ils ont provoqué. Tout est faire, tous les moyens doivent tre bons, rappelle le Second Manifeste , pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. Il importe pourtant de ne pas oublier, devant les innombrables défis des surréalistes, ľespoir positif qui en est la source. Le surréalisme n'est pas un pessimisme. Il est tout entier dominé par ľattente de ce que Rimbaud appelait la vraie vie. Celle-ci est absente. Il faut la retrouver. Le surréalisme est riche en éléments noirs. Ici se fait sentir ľinfluence de Sade, de Lautréamont et de maint auteur romantique. Ďautre part, des sentiments de haine, de culpabilité subconsciente et de peur (Michel Leiris a insisté sur la présence en lui de ce dernier sentiment) sont inhérents toute révolte. Mais les désirs qui inspirent le surréalisme demeurent positifs: ils engendrent ľespérance ďexister et ďaimer, ľémotion devant la bouleversante beauté, ľattente de signes donnant un sens notre existence. Il est tout FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 10 fait caractéristique de voir, ds 1913, un pome mallarméen de Breton, dédié Paul Valéry, interrompu par ľinterrogation: De qui tiens-tu ľespoir? Ďo ta foi dans la vie? Cette question ne cessera ďtre la sienne et celle de tous les surréalistes demandant, par exemple, en une enqute fameuse: Quelle sorte ďespoir mettezvous dans ľamour? La volonté de négation explique ľadhésion momentanée, en 1919, de plusieurs futurs surréalistes au mouvement dada, o ils rejoignirent Tristan Tzara. La positivité de ľinspiration et du projet explique leur rupture, deux ans plus tard, avec ce mouvement. Et, en 1924, le Manifeste du surréalisme s'ouvre par un appel ľenfance; oppose, la décevante vie réelle, la croyance, c'est--dire la confiance, vitale et innée, qui ne saurait mourir; voit en ľhomme un rveur définitif, dont, par la suite, ľimagination sera tenue pour force de réalisation et moyen de salut. Les textes de Poisson soluble, o domine une sorte de ravissement érotique, nous introduisent eux-mmes en un climat fort différent de celui du négativisme dada. Mais rver n'est pas faire, et ľon ne peut, si ľon veut changer la vie, se contenter ďimaginer. Le premier mouvement des surréalistes fut de se désengager, ďabandonner un réel dont la guerre avait, en une expérience particulirement significative, manifesté le scandale. Le second mouvement fut, au contraire, ďengagement. ľidée de pure révolte se substitua alors le souci de la révolution. Les rapports des surréalistes avec le Parti communiste furent un instant ďadhésion, puis de farouche hostilité. Mais les oscillations, les hésitations apparentes ne sont alors que le signe ďune tension intérieure, et irréductible. Transformer le monde, a dit Marx, changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots ďordre pour nous n'en sont qu'un. Cette phrase de Breton résume le débat: il s'agissait pour les surréalistes ďaffirmer, envers et contre tous, ľunité de deux impératifs fort différents. Il était impossible de le faire sans donner le pas ľun ou ľautre. Adhérer au Parti communiste, travailler la transformation de la société, c'était, les surréalistes s'en aperçurent vite, renoncer aux recherches proprement intérieures et au progrs individuel de ľesprit. Se consacrer ces recherches, ces progrs, c'était, au contraire, négliger ľactivité proprement révolutionnaire. Entre ces deux tâches, les surréalistes ne parvinrent pas toujours choisir nettement. Jamais, en tout cas, ils ne consentirent abandonner leurs valeurs propres, justifier les moyens par la fin, louer, en peinture, le réalisme socialiste, accepter, sur le plan moral, les verdicts de Moscou. Ce fut, pour eux, ľoccasion de nouveaux et douloureux déchirements. Mais ce fut ľoccasion ďaffirmer qu'ils entendaient ne renoncer rien de ce qui constitue ľespoir des hommes. En réalité, le marxisme semble peu compatible avec le surréalisme. Aux yeux de Marx, le rapport fondamental de ľhomme et de la nature est le travail. Pour Breton, ce rapport est fait de ravissement et ďamour. Selon Marx, ľesprit ne pourra se libérer que lorsque sera réalisée la société sans classes. Ds le Manifeste de 1924, Breton prend acte de la liberté intellectuelle qui nous est laissée: il estime que, ds maintenant, ľesprit peut, grâce ľimagination, briser la plupart de ses chaînes, et entrevoir ce point sublime o toutes les contradictions seraient résolues. Il est donc permis de considérer, sans pour cela mettre en doute la sincérité et la volonté révolutionnaire des surréalistes, que les principes de la pensée marxiste et ceux de la pensée surréaliste diffrent et s'opposent. Cette divergence a conduit Breton se référer, plus encore qu' Marx, des penseurs soucieux de ne rien sacrifier de ľhomme: son Ode Charles Fourier en témoigne. VII.2.c. Automatisme et hasard La médiocrité de notre univers, se demande Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité , ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir ďénonciation? Une telle question manifeste ľintért porté par le surréalisme aux problmes du langage. Cet intért n'est cependant pas littéraire, au sens habituel de ce mot. Il est fort proche, au contraire, du souci qui anime les recherches ďordre scientifique. Les expériences surréalistes sont nombreuses. Ainsi, dans la période dite des sommeils, les surréalistes veulent explorer ľinconscient, la folie, les états hallucinatoires. Ils se penchent sur la boule de cristal des FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 11 voyantes, ne méprisent pas le spiritisme, étudient les dessins médiumniques. Et le Manifeste de 1924 définit ainsi le surréalisme: Automatisme psychique pur par lequel on se propose ďexprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manire, le fonctionnement réel de la pensée [...] le surréalisme repose sur la croyance la réalité supérieure de certaines formes ďassociation négligées jusqu' lui. Réel, réalité, ces mots relvent bien ďune préoccupation scientifique. Comment, cependant, certaines formes ďassociation posséderaient-elles une réalité supérieure celle de la logique propre ľentendement? Et pourquoi le fonctionnement inconscient de la pensée serait-il considéré comme plus réel que son fonctionnement rationnel? Une telle hiérarchie ne peut se comprendre qu' partir de ľinfluence, voire de la fascination, que la psychanalyse exerce alors sur les surréalistes: on estime que la réalité profonde du psychisme humain se trouve dans ľinconscient, et ľon accorde cet inconscient une réalité ontologique que la conscience claire posséderait un moindre degré. Ce que veulent les surréalistes, c'est un dévoilement de tout ce qui, en ľhomme, paraît caché. Leur admiration pour Sade et pour Lautréamont vient essentiellement de ce que ces auteurs ont osé projeter un faisceau de lumire sur des zones o, avant eux, régnait la nuit. Que donc, avant toute chose, on tente ďéchapper aux contraintes de la pensée surveillée. Écrivons sans sujet préconçu, sans contrôle logique, esthétique ou moral. Laissons s'extérioriser ce qui, en nous, tend devenir langage, et s'en trouve empché par notre censure consciente. Telle est ľécriture automatique par laquelle le surréalisme prétend libérer et manifester le discours caché qui nous habite et nous constitue. Les premiers numéros de La Révolution surréaliste firent une grande place de telles productions. Pourtant, la technique de ľécriture automatique fut, dans le surréalisme, assez vite abandonnée. Il ne faut pas confondre avec ľécriture automatique la mise en jeu du hasard, également employée par le surréalisme. Les deux méthodes ont en commun ľélimination de toute élaboration proprement rationnelle. Mais elles diffrent profondément: dans la premire, il s'agit de laisser s'exprimer ce qu'il y a de plus spontané en nous, dans la seconde on attend la révélation, ou ľillumination, ďune rencontre purement extérieure, et que nous n'avons pas intellectuellement organisée. Ici, la liberté de ľesprit se manifeste de tout autre manire, et au sein de notre pouvoir de conférer un sens n'importe quel rapprochement. Le point de départ est donc objectif et arbitraire. Il est permis, dit en ce sens le Manifeste , ďintituler pome ce qu'on obtient par ľassemblage aussi gratuit que possible... de titres ou de fragments de titres découpés dans les journaux. Les jeux, fort la mode dans le groupe surréaliste, reposent sur le mme principe. Dans la Petite Anthologie poétique du surréalisme , Georges Hugnet décrit ainsi celui qui porte le nom de cadavre exquis: Vous vous asseyez cinq autour ďune table. Chacun de vous note, en se cachant des autres, sur une feuille, le substantif devant servir de sujet une phrase. Vous passez cette feuille pliée de manire dissimuler ľécriture votre voisin de gauche en mme temps que vous recevez de votre voisin de droite la feuille qu'il a préparée de la mme manire... Vous appliquez au substantif que vous ignorez un adjectif... Vous procédez ensuite de mme manire, pour le verbe, puis pour le substantif devant lui servir de complément direct, etc. Ľexemple, devenu classique, et qui a donné son nom au jeu, tient dans la premire phrase obtenue de cette manire: Le cadavre exquis boira le vin nouveau. Accouplant des demandes et des réponses formulées séparément, le dialogue surréaliste est fondé sur de semblables principes: Qu'est-ce que la volupté de vivre? C'est une bille dans la main ďun écolier. Et, en peinture, le procédé des collages est analogue aux précédents. Dans La Peinture au défi , Aragon nous apprend que, lors de son exposition de 1920, Max Ernst employait déj ľélément photographique collé dans un dessin ou une peinture; ľélément dessiné ou peint surajouté une photographie, ľimage découpée et incorporée un tableau ou une autre image.... Il voit alors dans le collage un véritable procs de la personnalité, et déclare qu'au terme ďune évolution comprenant Marcel Duchamp, Arthur Cravan, Francis Picabia, ľart a véritablement cessé ďtre individuel. FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 12 VII.2.d. Rencontre et révélation Ces recherches s'inscrivent sans doute en un projet de destruction systématique de ľart classique et de la littérature, un des plus tristes chemins qui mnent tout, dit le premier Manifeste . Mais on commettrait le contresens le plus formel en pensant que la mise en jeu du hasard a, pour les surréalistes, un sens uniquement négatif et dépréciatif. Procs du moi, de la personnalité, recherche du chef-ďoeuvre sans auteur, assurément! Mais aussi, ľissue de ce procs et de cette recherche, découverte et illumination. N'oublions pas que, dans son Enqute sur ľamour , Breton déclare que la poursuite de la vérité est la base de toute activité valable, et que, ďautre part, il écrit, dans le Manifeste , que la valeur de ľimage dépend de la beauté de ľétincelle obtenue. Les rencontres sont recherchées pour leur sens de révélation. Or toute révélation est belle et vraie. Elle porte la marque du merveilleux. Le surréalisme n'est pas négation des valeurs. Il est recherche de valeurs nouvelles. Il est, une fois encore, qute de cette vraie vie dont a parlé Rimbaud. Cette vraie vie, il la conçoit comme située au-del des oppositions qu'il dénonce sans cesse, oppositions présentées tort comme insurmontables, creusées déplorablement au cours des âges et qui sont les vrais alambics de la souffrance: opposition de la folie et de la prétendue raison [...] du rve et de ľaction [...] de la représentation mentale et de la perception physique (La Clé des champs ). Or tout porte croire qu'il existe un certain point de ľesprit ďo la vie et la mort, le réel et ľimaginaire, le passé et le futur, le communicable et ľincommunicable, le haut et le bas cessent ďtre perçus contradictoirement (Second Manifeste ). Ce point, assimilé au point sublime, Breton sait bien, du reste, qu'on ne saurait s'y établir. Il et ďailleurs, partir de l, cessé ďtre sublime, et j'eusse, moi, cessé ďtre un homme, écrit-il dans ĽAmour fou . Le surréalisme se propose donc, seulement, de le montrer, de le voir et de le faire voir. Tel est son grand espoir (ibid. ). Et c'est ľespoir ou le désespoir, écrit Eluard dans Donner voir , qui déterminera pour le rveur éveillé ­ pour le pote ­ ľaction de son imagination. Dans la conception surréaliste de ľimagination on peut ainsi distinguer deux aspects. Les surréalistes tiennent ľimagination pour une faculté de réalisation (Ľimaginaire, lit-on dans Le Revolver cheveux blancs , est ce qui tend devenir réel): elle incline retrouver la perception, dont seules les nécessités de la vie quotidienne ľont séparée. Car perception et imagination paraissent aux surréalistes les produits de dissociation ďune faculté primitive unique, qu'ils veulent retrouver. Ďautre part, ľimagination est le pouvoir de donner, ou de découvrir, un sens n'importe quelle rencontre. Ici, ľimage illumine et révle. Elle manifeste le pouvoir et la liberté de ľesprit. Cette théorie de ľimage comme rapprochement révélateur de deux réalités sans rapport logique est empruntée Pierre Reverdy. Mais elle puise aussi sa force dans ľidée romantique des correspondances, dans le symbolisme freudien, dans ľoccultisme et sa conception des analogies, dans le néo-platonisme, dans la tradition védique, etc. C'est pourquoi les jeux surréalistes, s'ils sont divertissement, libération de ľesprit, fuite hors du réel, facteur ďunité du groupe, sont aussi, tout comme les pomes, sources de révélation. Si on les rapproche de ľactivité expérimentale qui fut ďabord celle des surréalistes, on aperçoit que le surréalisme est essentiellement recherche de tous les signes que nous recevons, en dehors ďune vision purement mécaniste du monde, de la mystérieuse surréalité. Et c'est partir de l que ľon peut comprendre les conceptions surréalistes de la beauté, de ľamour et du hasard objectif. VII.2.e. La beauté et ľamour Les textes surréalistes concernant la beauté pourraient sembler contradictoires. Tantôt la beauté et ľart y semblent méprisés, tantôt ils sont donnés comme valeurs suprmes. Mais cette contradiction n'est qu'apparente. Ce que le surréalisme condamne, c'est la beauté spectacle, séparée de la vie, la beauté qui ne nous transforme pas. Ce qu'il recherche, c'est la beauté bouleversante, et, comme le dit Breton, convulsive. Breton parle alors de frissons, ďappels irrésistibles, ďétats qui le clouent sur place. Tout se passe FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 13 aujourďhui, écrit-il, comme si telles oeuvres poétiques et plastiques [...] disposaient sur les esprits ďun pouvoir qui excde en tous sens celui de ľoeuvre ďart [...] comme si ces oeuvres étaient marquées du sceau de la révélation (La Clé des champs ). Aussi a-t-on remarqué que, par le surréalisme, la poésie a glissé de la littérature en plein coeur de la vie. On peut en dire autant de la peinture surréaliste. Ses préoccupations ne sont pas spécifiquement plastiques, ou esthétiques, et ľon découvre, chez Dalí, Tanguy ou Magritte, une technique fort voisine de celle des peintres les plus classiques. En revanche, les sujets traités émeuvent et bouleversent, par le rapprochement inattendu de leurs éléments, par ľapparition ďobjets insolites. Le Manifeste dit de la poésie: Nature, elle nie tes rgnes; choses, que lui importent vos propriétés. La formule peut s'appliquer la peinture surréaliste: elle veut, avant tout, nous délivrer de la tyrannie des objets extérieurs dont nous subissons douloureusement la contrainte. Les films surréalistes de Buuel dérivent de préoccupations semblables. Et les objets surréalistes (readymade , objets oniriques, objets fonctionnement symbolique, etc.) sont également destinés, en troublant le monde que construit notre raison, rendre manifeste ľinsuffisance de ľactivité intellectuelle par laquelle se constitue ľobjectivité. Il s'agit de laisser s'exprimer nos tendances profondes, de tout subordonner au désir. Le fer repasser hérissé de pointes de Man Ray est la négation de toute intention technique, aussi bien que les montres molles de Dalí, pour lequel la beauté doit tre comestible, c'est--dire répondre aux désirs vitaux les plus immédiats. Par tous ces caractres, ľémotion poétique, telle que la conçoivent les surréalistes, se sépare de ľémotion littéraire pour rejoindre ľémotion érotique. Et celle-ci, se voulant totale, engageant la matire et ľesprit, et ne pouvant se réduire ni ľattachement sentimental ni la sensualité corporelle, est elle-mme placée sous le signe du ravissement et du merveilleux. Ds Poisson soluble , les femmes évoquées diffrent aussi bien des pudiques amantes que des faciles maîtresses chres aux romans libertins. Elles sont les messagres de ľve nouvelle, elles semblent promettre la réconciliation de la veille et du rve, et donc ľaccs la vraie vie. Par la suite, la femme aimée (car ľamour surréaliste semble toujours lié quelque culte de la femme) apparaîtra comme toujours bouleversante et quasi sacrée. Elle présentera, comme le dit Breton dans ĽAmour fou , ľintrication en un seul objet du naturel et du surnatutel. Elle inspirera ce que Péret nomme ľamour sublime. Ainsi, ľamour apporte la suprme révélation, et le souci moral des surréalistes semble souvent se réduire n'en pas démériter. Comme ľécrit René Char dans Le Marteau sans maître : Dans le domaine [...] de la surréalité, ľhomme ne peut tre que la proie de sa dévorante raison de vivre: ľamour. Sarane Alexandrian veut trouver ľextase dans ľabandon charnel. Dans Le Paysan de Paris , Aragon voit dans la femme le résumé du monde: Montagnes, vous ne serez jamais que le lointain de cette femme [...] voici que je ne suis plus qu'une goutte de pluie sur sa peau. Et, dit Eluard: Ses rves en pleine lumire Font s'évaporer les soleils. Ou encore: Tu es ľeau détournée de ses abîmes Tu es la Terre qui prend racine Et sur laquelle tout s'établit. Il est clair qu'en tout ceci la femme prend la place que, traditionnellement, occupait Dieu. Ľémotion éprouvée devant elle, totale et révélatrice, devient ľéquivalent et le substitut de ľexpérience mystique. FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 14 VII.2.f. Le hasard objectif Ľamour, la poésie signifient et annoncent. Mais ľémotion révélatrice qu'engendrent les rencontres ne se limite pas eux. Elle péntre notre vie tout entire, et les oeuvres de Breton abondent en exemples de ces signes, venus on ne sait ďo, de ce que, dans Nadja , il appelle les pétrifiantes concidences. Ainsi, Breton est assis, avec Nadja, place Dauphine. Le regard de Nadja fait le tour des maisons ­ Vois-tu, lbas, cette fentre? Elle est noire, comme toutes les autres, Regarde bien, dans une minute, elle va s'éclairer. Elle sera rouge. La minute se passe. La fentre s'éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges. Ailleurs, aux Tuileries, Nadja, devant un jet ďeau, retrouve ľanalogie exprimée dans une vignette des Dialogues entre Hylas et Philonoüs de Berkeley, ouvrage qu'elle ignore et que Breton vient précisément de lire. Ces rencontres sont mal expliquées par le simple recours la concidence: elles paraissent le signe ďune finalité mystérieuse, la marque ďun rapport dont nous ne sommes pas les créateurs. Tel est le hasard objectif. Il est le propre ďune rencontre réelle, faite dans le monde objectif, mais qui paraît porteuse ďun sens inexplicable par des raisons naturelles. Il semble s'agir ďun signal. Mais de quel signal? Quel accord entre le désir et ľordre des choses, le mental et le matériel nous est ici révélé? Multipliant les exemples de hasard objectif, o il tend voir ľamorce ďun contact, entre tous éblouissant, de ľhomme avec le monde des choses, Breton déclare cependant n'avoir été, de tels faits, que le témoin hagard. Et il se contente ďinterroger: Qui vive? Est-ce vous Nadja? Est-il vrai que ľau-del, tout ľau-del soit dans cette vie? Je ne vous entends pas. Qui vive? Est-ce moi seul? Est-ce moi-mme? En ceci se manifeste la lucidité surréaliste. Voulant ne renoncer rien du désir humain, soucieux de récupérer, en dehors de toute foi en Dieu, ce que ľexpérience religieuse elle-mme a de positif, espérant la totale réconciliation de ľesprit et du monde, de ľexigence humaine et de la réalité, le surréalisme ne se berce, pourtant, ďaucune illusion. Il est interrogation, plutôt que découverte. Il refuse de répondre, de façon dogmatique, la question de savoir si les phénomnes qu'il relate, et devant lesquels il s'émerveille, témoignent ďune finalité objective ou du seul pouvoir qu'a notre désir de s'emparer, au petit bonheur, de ce qui peut tre utile sa satisfaction (Arcane 17 ). Il est porté vers ľoccultisme, mais fait toutes réserves sur le principe mme de ľésotérisme. Il demande des lumires la folie, mais refuse ďy succomber. Montrant la fragilité du positivisme, et la radicale pauvreté ďune vision physicienne du monde, il ne prétend pas, pour cela, livrer toutes les clés, ouvrir toutes les portes. Il essaie de déchiffrer la vie comme un cryptogramme (Nadja ). Il est attente, espoir, et réflexion sur ľattente et sur ľespoir. VII.2.g. Le souci philosophique Peut-on, en ces conditions, parler ďune philosophie du surréalisme? Il est certain qu' ľexception peut-tre de Gérard Legrand les surréalistes n'ont pas été des philosophes au sens classique de ce mot. Il faut également reconnaître que ľon peut, en appliquant son étude des critres logiques, découvrir dans la pensée des surréalistes de nombreuses contradictions: la nécessité de ľaction politique est affirmée en mme temps que la valeur de ľexpérience intérieure, ľamour oblatif et fidle se joint au sadisme possessif et libertin, la magie est cultivée au moment mme o est nié son principe, la folie n'exclut pas la lucidité qui contient sa critique, le merveilleux est la fois vécu et contemplé, le désespoir est source ďespérance, etc. Et ľon pourrait reprocher aux surréalistes ďavoir accepté ces contradictions sans essayer assez de les résoudre sur le plan conceptuel. Ils les vivent dans la tension, portant ainsi témoignage de toutes les exigences, en effet contradictoires, de ľhomme. Ils ne les expliquent pas, ils ne les comprennent pas au sens philosophique de ces mots. Les surréalistes ont pourtant fait effort pour découvrir une conception de la raison susceptible de rendre compte de leur expérience. Et ils ont souvent cru la trouver dans Hegel. Peut-tre y aurait-il, en effet, une explication hégélienne proposer des oppositions intérieures au surréalisme. Aucun surréaliste n'a pourtant tenté de formuler une telle explication. Car le surréalisme, s'exprimant essentiellement par la poésie et la FJIA022 Littérature française III (XXe sicle) VII. Le Surréalisme 15 peinture, n'a pas résolu dialectiquement les contradictions apparentes inhérentes sa conception du monde, ne leur a pas donné un sens relatif un discours logique les surmontant par voie de synthse. Alors que Hegel dénonce la pauvreté radicale de ľimmédiat, et de ce dont ľévidence est seulement sentie, le surréalisme procde un perpétuel retour ľen-deç, ľexpérience immédiate. Comparées cette expérience informulable, toutes les réponses, toutes les solutions rationnelles lui paraissent limitatives et insuffisantes. C'est donc une vérité ďordre poétique qu'en fin de compte le surréalisme a dévoilée. Mais toute métaphysique et toute poésie authentiques, mme quand elles diffrent dans leurs formules et leurs déclarations explicites, expriment une mme vérité, celle de ľhomme, et de son désir fondamental. Ľexpérience surréaliste, o se manifeste la non-suffisance du monde, o se déréalise le quotidien, o se fait jour le pressentiment de ľtre, o ľexigence humaine, considérée dans sa totalité, refuse de se voir limitée ou trahie, est trs proche de celle qui fut la source de toutes les grandes philosophies. C'est par la fidélité rigoureuse et exemplaire cette expérience que le surréalisme s'est révélé comme un des mouvements de pensée les plus importants du XXe sicle, et qu'il a si profondément marqué sa façon de sentir et de vivre.