'- JiiKfUtilil.....to 1879-1941 A Portrait: Emile Nelligan (Montreal, Archives nationales du Québec, P97, P4162). Emile Nelligan Emile Nelligan est né ä Montreal. Son pere, ďorigine irlandaise, est employe des postes et sa mere, Émilie-Amanda Hudon, est la fille du premier maire de Rimouski. En 1896, Nelligan étudie au College Sainte-Marie oú il obtient des résultats médiocres. Mais la méme année, il publie dans Le Samedi son premier poéme intitule Réve fantasque, sous le pseudonyme d'Émile Kovar. En février 1897, grace ä son ami le poete Arthur de Bussiěres, il entre ä l'École littéraire de Montreal oú il récite ses premieres poésies. II a souvent des altercations avec son pere, qui voudrait qu'il oublie sa vie vagabonde pour exercer une profession. Nelligan faitalors une courte experience de marin, puis de commis-comptable. II retournera finalement ä la vie de bohéme. II revient ä l'École littéraire de Montreal et participe ä quatre séances publiques qu'on y organise. Ä ľoccasion de la derniére séance publique du 26 mai 1899, il récite La Romance du vin. Ce jour-lä, le poete connaít une sorte ďapothéose. Le 9 aoüt de la méme année, á l'äge de vingt ans, Nelligan est admis ä la retraite Saint-BenoTt, atteint, croiront certains, de Schizophrenie. En 1925, il est transfere ä ľhôpital Saint-Jean-de-Dieu od il mourra. Gráce ä son ami Louis Dantin (►►► p. 84), la premiere edition de ses poěmes connus paraít en février 1904, sous le titre Emile Nelligan et son ceuvre. En novembre 1952, on publie chez Fides la premiere edition des Poésies completes du poete. Poésies completes, 1896-1941 — 1952 Clair de lune intellectuel Ce poéme a été publié pour la premiére fois le 24 juin 1900 da Les Débats. H apparait dans la neuviéme division intitulée « Se savoirpoéte >, du recueil Poésies completes. Ma pensée est couleur de lumiěres lointaines, Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs. Elle a ľéclat parfois des subtiles verdeurs D'un golfe ou le soleil abaisse ses antennes. 5 En un jardin sonore, au soupir des fontaines, Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs ; Ma pensée est couleur de lumiěres lointaines, Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs. Elle court ä jamais les blanches prétentaines, 10 Au pays angélique ou montent ses ardeurs, Et, loin de la matiěre et des brutes laideurs, Elle réve ľessor aux celestes Athénes. Ma pensée est couleur de lunes ďor lointaines. NELLIGAN, Émile, Poésies completes, 1896-1941, Montreal, Bibliothěque québécoise, 1992, p. 210. 86 3. Emergence de champs littéraires. 1. Nelligan et l'École littéraire de Montreal. NELLIGAN. ECHO AIX0HTHX1 Aisthétés, «esthete » culte de la mot grec signifian : personne qui affecte 1< beauté formelle. A George Variier Tiré du recueil Le Paon ďémail (1911), ce sonnet représente ľesthétique de Paul Morin, épris de beauté et d'exotisme comme les poétes parnassiens frangais. Celui qui sait l'orgueil des strophes ciselées, Le rythme et la douceur du vers harmonieux, Et, comme un émailleur de vases précieux, Gemme de rimes d'or ses cadences ailées; 5 Celui qui na jamais de priěres zélées Qua ľautel de la Muse et qu'aux temples des dieux, Et, consacrant son étre au plaisir studieux, Ne cherche que la paix des fécondes veillées ; Celui-lä seul connaít le but essentiel, 10 Son coeur toujours tranquille est pur comme le ciel, Le silence nocturne est son plus eher asile ; Et, ne vivant que pour ľéternelle Beauté, II tient de la nature innombrable et subtile Le secret de la belle impassibilité. MORIN, Paul, Qiuvres poétiques, coll. « du Nenuphar », LECTURE MÉTHOD1QUE (Clair de lune intellectue!) 1. Observez la disposition des vers et leurs rimes. Citez ies vers qui se repetent. Quel rapport entretiennent-ils avec le theme ? Quelle forme poétique ancienne utilise une telle disposition de vers '. 2. Établissez le champ lexical de chaeun des termes suivants : vue, odorat, ou'ie. Lequel de ces sens le poete met-il le plus en valeur ? Y a-t-il correspondance avec le titre du poěme ? De quelle maniere ? Montreal, Fides, 1961, p. LECTURE COMPARÉE 1. Les poěmes intitules Clair de lune intellectuel et AE0HTHS présentent ľesthétique de leurs auteurs. Observez-en la forme: longueurs des vers et rimes utilisées. Notez les res-semblances et les differences entre les deux poěmes. 2. Comparez maintenant les deux textes du point de vue de la thématique. Quelle conception de la poésie trouve-t-on dans chaeun ? Ä quels mouvements littéraires francais rattacheriez-vous ces textes ? Poesies completes, 1896-1941 — 1952 La Romance du vin Le 10 juin 1899, le journaliste De Marchy écrit dans Le Monde illustre .• « M. Nelligan est un peu sorti du genre ou je rnimaginais quil confinait ses reveries ». En réponse ä cette critique, Nelligan compose le poéme qui suit. 4 Tout se méle en un vif éclat de gaíté verte. ô le beau soir de mai! Tous les oiseaux en choeur, Ainsi que les espoirs naguéres ä mon cceur, Modulent leur prelude ä ma croisée ouverte. 5 Ô le beau soir de mai! le joyeux soir de mai! Un orgue au loin éclate en froides mélopées ; Et les rayons, ainsi que de pourpres épées, Percent le cceur du jour qui se meurt parfumé. 87 ir toile, 62,2 X 91,4 cm ; tenements po utřes mains, les mois- | wait plus que des ron-■i tort a la terre ? Elle j rcé de k cultiver pour | tes herbes y poussaient, i terre rientre pas dans ■ nous que des fourmis, qu'on souffre et tout ce >hants, la vermine sanit la terre. Seulement, wissons, la gréle qui les il est possible qu'ilfaille \t-ce que notre malheur '. se moque bien de nous, el terrible et de chaque ! nous sortons et ou nous mtinuellement de la vie os miseres. rould dans le cräne de ■ompiers de Bazeches-le-cetappel, brusquement, k, avec ses chevaux, ses mglait! Ah! bon sang! ndrait, la vieille terre de ?f regards des deux fosses, e les semeurs emplissaient ún poussait de la terre. Poche, 1972, p. 500-501. A Portrait: Louis Hémon (Péribonka, Musée Louis-Hémon). 1. Journaliste et critique, membre fondateur de ľEcole littéraire de Montreal. Son ceuvre intitulée La Revanche de Maria Chapdelaine a été couronnée par l'Académie francaiseen 1937. Louis Hémon Né ďune famille bretonne, Louis Hémon quittera l'Europe le jour de son trente et uniěme anniversaire. Auparavant, il fait ses études aux lycées Montaigne et Louis-Ie-Grand de Paris. En 1901, il obtient ä la Sorbonne une licence en droit et une autre en langues orientales. Aprěs son service militaire, il part pour Londres. De lä, il collabore ä différentes revues francaises et écrit quelques ro-mans. Abandonnant sa fille (Lydia-Kathleen) et sa compagne (Lydia O'Kelley), il s'embarque pour le Québec en 191 I. II demeure peu de temps dans les grandes villes, puis se rend au lac Saint-Jean. II y rédige son fameux roman Maria Chapdelaine. Ce n'est qu'apres sa mort survenue ä Chapleau (Ontario) que ľceuvre paraít, ďabord sous forme de feuilleton dans le Journal francais LeTemps (1914). Elle est ensui-te éditée en 1916 ä Montreal gräce ä Louvigny de Montigny1, et finalement publiée en France chez Grasset en 1921. Les nombreuses péripéties qui entou-rent la publication du roman font ressortir le caractére peu habituel de la situation : Hémon, auteur francais, a écrit le roman canadien-francais le plus vendu de son époque. Maria Chapdelaine — 1916 < Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer... » Au debut du siede, dans un lointain territoire de colonisation, plusieurs possi-bilités s'offrent ä Maria : partager la vie aventureuse ďun coureur des bois, la vie raisonnable de « ces paysans venus de France qui avaient continue sur le sol nouveau leur idéal ďordre et de paix », ou opter pour la vie trépidante que pro-mettent les grandes villes américaines. Maria choisit ľaventure, mais la mort de Frangois Paradis ľoblige ä revoir son choix. Maintenant, eile doit choisir entre le mirage des villes, incarnépar Lorenzo Surprenant, et le dur labeur quelle devrait fournir pour se faire une bonne terre avec Eutrope Gagnon. Maria frissonna ; ľattendrissement qui était venu baigner son cceur s'évanouit; eile se dit une fois de plus : « Tout de méme... c'est un pays dur, icitte. Pourquoi rester ? » Alors une troisiěme voix plus grande que les autres s'éleva dans le si-5 lence : la voix du pays de Québec, qui était ä moitié un chant de femme et ä moitié un sermon de prétre. Elle vint comme un son de cloche, comme la clameur auguste des orgues dans les églises, comme une complainte naive et comme le cri percant et prolongé par lequel les bucherons s'appellent dans les bois. Car en vérité 10 tout ce qui fait ľäme de la province tenait dans cette voix : la solennité chěre du vieux culte, la douceur de la vieille langue jalousement gardée, la splendeur et la force barbare du pays neuf oú une racine ancienne a re-trouvé son adolescence. Elle disait: « Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes 15 restés... Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi nous sans 95 amertume et sans chagrin, car s'il est vrai que nous n'avons guěre appris, assurément nous n'avons rien oublié. Nous avions apporté d'outre-mer nos priěres et nos chansons : elles sont toujours les mémes. Nous avions apporté dans nos poitrines le coeur des 20 hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt ä la pitié qu'au rire, le coeur le plus humain de tous les coeurs humains : il n'a pas change. Nous avons marqué un plan du continent nouveau, de Gaspé ä Montreal, de Saint-Jean-d'Iberville ä l'Ungava, en disant: ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu'ä 25 nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu'ä la fin. Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plait ďappeler les barbares ; ils ont pris presque tout le pouvoir; ils ont acquis presque tout ľ argent; mais au pays de Québec rien n'a change. Rien ne changera, parce 30 que nous sommes un témoignage. De nous-mémes et de nos destinées, nous n'avons compris clairement que ce devoir-lä : persister... nous main-tenir... Et nous nous sommes maintenus, peut-étre afin que dans plusieurs siěcles encore le monde se tourne vers nous et nous dise : Ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir... Nous sommes un témoignage. 35 Cest pourquoi il faut rester dans la province oů nos pěres sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s'est forme dans leurs coeurs, qui a passé dans les nôtres et que nous devons transmettre ä notre tour ä de nombreux enfants : Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer... » 40 L'immense nappe grise qui cachait le ciel s'était faite plus opaque et plus épaisse, et soudain la pluie recommenca ä tomber, approchant encore un 1. Faites ressortir, par ľétude des Peu ľ époque bénie de la terre nue et des rivieres déiivrées. Samuel champs lexicaux, les themes de Chapdelaine dormait toujours, le menton sur sa poitrine, comme un vieil la permanence, de la persistance homme que la fatigue d'une longue vie dure aurait tout ä coup accablé. Les et de I identite. 45 f[ammes Je ^eux chandelles fichées dans le chandelier de metal et dans la 2. En tenant compte du contexte , .,, . , , . ., , , , , , sociohistorique, comment expli- couPe de verre vaclllalent sous la bnse tiede, de sorte que des ombres danquer que la troisiěme voix dont saient sur le visage de la morte et que ses lévres semblaient murmurer des parle ľauteur soit « ä moitié un priěres ou chuchoter des secrets. chant de femme et ä moitié un Maria Chapdelaine sortit de son réve et songea : « Alors je vais rester sermon de prétre » . 5fl — je mgme j » car Jes v0]x avaient parlé clairement et eile sentait qu'il ŕal- 3. Que nous apprend I etude des , . , ,. T . , , . . , . , i , ,, pronoms personnels utilises par lalt °beir; Le souvenir de ses autres devoirs ne vint qu ensuite, apres qu eile cette voix ? se mt résignée, avec un soupir. Alma-Rose était encore toute petite ; sa mere 4. Faites ľétude de la description était morte et il fallait bien qu'il restät une femme ä la maison. Mais en vé-(espace intérieur, espace exté- rité c'étaient les voix qui lui avaient enseigné son chemin. rieur) que I on trouve aux 55 ^a pjuje cr^pitait sur les bardeaux du toit, et la nature heureuse de voir lignes 40 a 48. Relevez-y les ti- ,,, . rc . r . , c A . , rr, . . . ., . eures de style siznificatives hiver hm envoyait par la renetre ouverte de petites bouríees de bnse tiede qui semblaient des soupirs ďaise. A travers les heures de la nuit Maria resta __ immobile, les mains croisées dans son giron, patiente et sans amertume, 1. Montrez que la derniěre phrase mais songeant avec un peu de regret pathétique aux merveilles lointaines de cet extrait resume tout ce 60 quelle ne connaítrait jamais et aussi aux souvenirs tristes du pays oů il lui qui s'offre á Maria. était commandé de vivre ; ä la flamme chaude qui n'avait caressé son cceur 2. Montrez comment le choix de s'éloigner sans retour, et aux grands bois emplis de neige ďoú les Maria s inscrit plutot dans le ^ r , , v . ° r ° désir de persister en cette terre gar<řons temeraires ne reviennent pas. de Québec que dans la lignée HÉMON, Louis, Maria Chapdelaine, Montreal, traditionnelle du devoir filial. Bibliothěque québécoise, 1990, p. 193-195. LECTURE MÉTHODIQUE rieur) que ľon trouve aux lignes 40 ä 48. Relevez-y I gures de style significatives. VERS LA DISSERTATION 96 1912-1943 A Portrait: Hector de Saint-Denys Gameau (Montreal, Bibliothěque nationale du Québec). Hector de Saint-Denys Gameau Arriěre-petit-fils de ľhistorien Francois-Xavier Garneau, Hector de Saint-Denys Garneau est né ä Montreal. II passe son enfance au manoir familial de Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier. II entreprend des études classiques au College Sainte-Marie et au College Loyola. II suit aussi des cours de peinture ä l'École des beaux-arts de Montreal. II gagne des concours de poésie en 1925 et 1928. Pour des raisons de santé, il abandonne ses études en 1934. La méme année, il expose des peintures ä la Galerie des arts de Montreal et devient membre fondateur de La Relěve. Trois années plus tard paraít Regards etjeux dans I'espace, son premier recueil de poěmes. Peu aprěs, Saint-Denys Garneau passe quelques semaines en France, puis se retire dans le silence et le recueillement jusqu'á sa mort. Regards etjeux dans I'espace — 1937 Accompagnement LECTURE MÉTHODIQUE 1. Dans le poéme, observez le «je » et le « moi ». Qui représentent-ils? 2. Qu'est-ce que la redundance et la repetition I Relevez des exemples de chaque procédé. Quel est I'effet recherche ? 3. Quelle est la chute du poěme ? Qui serait cet étranger dont il est question ? Ce poéme, le dernier du recueil Regards et Jeux dans I'espace, présente le theme de ľ accompagnement qui aboutit ä une scission entre le moi dependant et le moi libéré. Je marche ä côté ď une joie D'une joie qui n'nt pas a moi D'une joie ä moi que je ne puis pas prendre 5 Je marche ä côté de moi en joie J entends mon pas en joie qui marche a côté de moi Mais je ne puis changer de place sur le Crottoir Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-lä et dire voilä c'est moi Je me contente pour le moment de cette compagnie 10 Mais je machine en secret des échanges Par toutes sortes ďopérations, des alchimies, Par des transfusions de sang Des déménagements d'atomes par des jeux ďéquilibre Afin qu'un jour, transpose, 15 Je sois porté par la danse de ces pas de joie Avec le bruit décroissant de mon pas ä côté de moi Avec la perte de mon pas perdu s'étiolant a ma gauche Sous les pieds ďun étranger qui prend une rue transversale. GARNEAU, Hector de Saint-Denys, Regards etjeux dans I'espace, Montreal, Bibliothěque québécoise, 1993, p. 85. 128 . ^ké-'-Á- ".7 : ; Gaston Miron Gaston Miron est né ä Sainte-Agathe-des-Monts (Terrebonne). Aprěs des études chez les Frěres du Sacré-Coeur, il s'établit ä Montreal en 1947. II suivra des cours de sciences sociales ä l'Université de Montreal jusqu'en 1950. En 1953, il fonde les editions de l'Hexagone avec des amis, puis entre aux editions Beauchemin ľannée suivante. Entre 1959 et 1960, Miron prend des cours ďarts graphiques ä ľécole Estienne, ä Paris. De retour ä Montreal, il travaille chez Fomac Itée-HMH jusqu'en 1965. Pendant ce temps, il s'adonne ä la poésie et publie dans des revues. II signe en 1970 ĽHomme rapaillé, qui lui vaut de nombreux prix au Québec et en Europe. II enseignera la littérature ä l'École nationale de theatre de Montreal jusqu'en 1978. Vft .AAA PifMJlfltf iE«!» IVe en lyža de nombreux séjours en Europe. II preside la IllL, i fondation Émile-Nelligan en 1986. Depuis 1993, il est directeur littéraire aux editions TYPO. A Portrait: Gaston Miron ; photo Josée Lambert, Ponopresse Internationale inc. ĽHomme rapaillé —1970 Le damned Canuck LECTURE METHODIQUE 1. Chacune des strophes du poéme touche trois domaines de ľhomme: son ětre, sa vie, son alienation. Relevez I'image du personnage présenté dans le texte. 2. La troisiěme Strophe semble inachevée parce que le vingtiěme vers est incomplet. Pourquoi le dernier vers est-il isolé ? Vient-il expliquer cette fin abrupte ? Ce poéme est extrait de « La Batéche », l'un des cycles qui composent le recueil ĽHomme rapaillé. Miron y présente ľhomme « agonique » qui, conscient de son alienation, crie sa misére. nous sommes nombreux silencieux raboteux rabotés dans les brouillards de chagrin crus ä la peine ä piquer du nez dans la souche des miséres un feu de mangeoire aux tripes 5 et la tete bon dieu, nous la tete un peu perdue pour reprendre nos deux mains ô nous pris de gel et ďextréme lassitude la vie se consume dans la fatigue sans issue la vie en sourdine et qui aime sa complainte 10 aux yeux d'angoisse travestie de confiance naive ä la retině d'eau pure dans la montagne natale la vie toujours ä ľorée de ľair toujours ä la ligne de flottaison de la conscience au monde la poignée de porte arrachée 15 ah sonnez crevez sonnailles de vos entrailles riez et sabrez ä la coupe de vos privileges grands hommes, classe écran, qui avez fait de moi le sous-homme, la grimace souffrante du cro-magnon ľhomme du cheap way, ľhomme du cheap work 20 le damned Canuck seulement les genoux seulement le ressaut pour dire MIRON, Gaston, ĽHomme rapaillé, Montreal, © TYPO, 1993, p. 75. 155 Marie-Claire Blais Marie-Claire Blais est née dans la paroisse Saint-Fiděle, ä Québec. La situation financiere de sa famille ľoblige ä abandonner trěs tôt ses études pour aller travailler. Grace ä quelques cours suivis ä l'Université Laval et aux encouragements de certains maítres, Blais publie son premier roman, La Belle Bete, en 1959. Une bourse octroyée par la fondation Guggenheim lui permet de se consacrer ä ľécriture. Elle s'installe alors á Cape Cod, dans le Massachusetts. Lorsque parait Une saison dans la vie d'Emmanuel en 1965, le livre est aussitôt salué par la critique. Ľannée suivante, I'oeuvre est consacrée par le prix France-Canada et le prix Médicis. Plusieurs écrits suivront: romans, récits, pieces de theatre. L'auteure est reconnue tant au Canada qu'á ľétranger; touš ses romans sont traduits en anglais. Blais recevra de nom-breuses recompenses dont le prix Athanase-David, en 1982, pour ľensemble de son oeuvre. Dix ans plus tard, eile est élue ä l'Académie royaie de langue et de littérature francaise de Belgique. Une saison dans la vie d'Emmanuel — 1965 « La recompense, c'était moi... » D'apres Jacques Chessex, Une saison dans la vie d'Emmanuel représente, mal gré sa critique acerbe de la religion, « ľillusion ďune parfaite cosmogonie: ut ciel, une terre ou se damner, sous nos pieds les flammes de l'Enfer »'. Cest su, cette terre que nah Emmanuel, et que vit Jean Le Maigre, le narrateur de ľex trait suivant. Děs ma naissance, j'ai eu le front couronné de poux ! Un poete, s'écri, mon pere, dans un élan de joie. Grand-Měre, un poete ! lis s'ap prochěrent de mon berceau et me contemplěrent en silence. Mon regar< brillait deja ďun feu sombre et tourmenté. Mes yeux jetaient partout dan la chambre des flammes de génie. « Qu'il est beau, dit ma mere, qu'il es gras, et qu'il sent bon ! Quelle jolie bouche ! Quel beau front! » Je bäillai de vanité, comme j'en avais le droit. Un front couvert de poux et baignan dans les ordures ! Triste terre ! Rentrées des champs par la porte de la cui sine, les Muses aux grosses joues me voilaient le ciel de leur dos noirci pa le soleil. Aľe, comme je pleurais, en touchant ma tete chauve... Je ne peux pas penser ä ma vie sans que ľencre coule abondamment d ma plume impatiente. Tuberculos Tuberculorum, quel destin miserable pour un garcon dou comme toi, oh ! le maigre Jean, toi que les rats ont grignoté par les pieds.. Pivoine est mort Pivoine est mort Ä table tout le monde Mais heureusement, Pivoine était mort la veille et me cédait la place, tri gentiment. Mon pauvre frěre avait été empörte par ľépi... ľapi... ľapoc; 4. De la liberation a la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. BLAIS. 20 lypse... ľépilepsie quoi, quelques heures avant ma naissance, ce qui permit ä tout le monde ďavoir un bon repas avec M. le Curé aprěs les funérailles. Pivoine retourna ä la terre sans se plaindre et moi j'en sortis en criant. Mais non seulement je criais, mais ma mere criait eile aussi de douleur, et pour recouvrir nos cris, mon pere égorgeait joyeusement un cochon dans 25 ľétable ! Quelle journée ! Le sang coulait en abondance, et dans sa petite boíte noire sous la terre, Pivoine (Joseph-Aimé) dormait paisiblement et ne se souvenait plus de nous. - Un ange de plus dans le ciel, dit M. le Curé. Dieu vous aime pour vous punir comme ca ! . 30 Ma mere hocha la téte : - Mais, M. le Cure, c'est le deuxiěme en une année. - Ah ! Comme Dieu vous recompense, dit M. le Cure. M. le Cure m'a admiré děs ce jour-la. La recompense, c'était moi. Combien on m'avait attendu ! Combien on m'avait desire ! Comme on 35 avait besoin de moi! J'arrivais juste ä temps pour plaire ä mes parents. « Une benediction du ciel », dit M. le Curé. II est vert, il est vert ... Maman, Dieu va nous le prendre Lui aussi. 40 — Héloi'se, dit M. le Cure, mangez en paix, mon enfant. La petite Héloi'se avait beaucoup pleuré sur la tombe de Pivoine et ses yeux étaient rouges, encore. - Elle est trop sensible, dit M. le Cure en lui caressant la téte. II faut quelle aille au couvent. 45 - Mais comme il est vert, dit Héloi'se, se tortillant sur sa chaise pour mieux me regarder. Vert comme un céleri, dit Héloi'se. M. le Curé avait vu le signe du miracle ä mon front. - Qui sait, une future vocation ? Les oreilles sont longues, il sera intelligent. Trés intelligent. 50 - L'essentiel, c'est de pouvoir traire les vaches et couper le bois, dit mon pere, sěchement. Joseph-Aimé est mort Joseph-Aimé est mort, dit ma mere. Et eile se moucha ä grand bruit. 55 — Consolez-vous en pensant au futur, dit M. le Curé. Ne regardez pas en arriére. Cet enfant-la va rougir avant de faire son premier péché mortel, je vous le dis. Et pour les péchés, je m'y connais, celui-ci, Dieu lui pardonne, il en commettra beaucoup. BLAIS, Marie-Claire, Une saison dans la vie d'Emmanuel, coll. « Boreal compact », Montreal, Boreal, 1991, p. 63-65. LECTURE MÉTHODÍQUE 1. Quel role le Cure joue-t-il dans cet extrait ? Montrez ľironie qu'affiche Blais lorsqu'elle brosse le portrait du representant de ľomnipotent clergé. 2. Quel type de narrateur rencontre-t-on dans le texte ? Quelles consequences ce choix aura-t-ii ? Montrez que cela contribue ä accentuer la tonalité comique que I'auteure semble privilégier. VERS LA DISSERTATION Certains voient chez Blais une reprise de I'univers impitoyable d'Albert Laberge (►>•► p. 104). Commentez cette perception. 187 Réjean Duchařme Réjean Duchařme est né ä Saint-Félix-de-Valois. Aprěs ses études ä Berthierville, puis ä l'École polytechnique de Montreal, il entre dans ľaviation canadienne. II voyagera pendant trois ans ä travers le Canada, les États-Unis et le Mexique. De retour au Québec, il exerce de nombreux metiers avant de publier en 1966 son premier román, ĽAvalée des avalés, pour lequel il remporte le prix du Gouverneur general. Ľannée suivante, Duchařme présente deux pieces de theatre, Le Cid Maghané, ainsi que Ines Pérée et Inat Tendu sur la terre. Deux romans sui-vent, puis il signe La Fille de Christophe Colomb, un román en vers. Plus tard, il produit le scenario de deux films : Les Bons Débarras (1978) et Les Beaux Souvenirs (1981). En 1991,1'auteur re?oit le prix Alexandre-Vialatte, le prix Molson et le prix David pour son román Dévadé. En 1994, Duchařme signe Va sayw-etrfidete~a šěs habitudes, n'accorde aucune entrevue, demeurant invisible. ĽAvalée des avalés — 1966 Berenice Einberg, en compagnie de Chamomor — cest ainsi quelle surnomme sa mere —, va accueillir son frere Christian ä son retour de pension. Berenice est jalouse depuis que Mingrélie, une cousine, aime Christian. C'est vendredi. Chamomor et Trois m'attendent dans la jeep pleine de neige. Je claque la porte sur le nez de dame Ruby, cours, oublie Constance Chlore, embarque ; et nous allons attendre Christian ä la gare. Je reconnais ä son échine courbée et ä son regard fuyant que Christian n'a 5 pas encore réussi ä se confesser de ses péchés de luxure. - Ca ne va pas encore, mon petit bonhomme ? Une fois de plus, Chamomor interroge vainement Christian sur la nature de sa mauvaise mine. - Montre un peu ta langue ! lui commande-t-elle cavaliérement. 10 D'une facon piteuse, il exteriorise un peu sa langue. - Rien la ! decide Chamomor, examinant le bout de langue. Elle lui écarquille les paupiéres ďun ceil, puis les paupiěres de ľautre. - Rien sur la langue, rien dans les yeux, rien au front; c'est dur ä dire. Je ľai: c'est un chagrin ďamour. En aimerais-tu une autre que moi ? 15 Les oreilles de Christian s'empourprent. Faisant la femme fatale, Chamomor porte une jambe en avant, se met les mains sur les hanches, bombe la poitrine, secoue sa criniére. - Qu'est-ce quelle a que je n'ai pas ? jette-t-elle du haut de ses beaux yeux bleus tristes. 20 Avec ceci et ďautres bouffonneries, eile finit par susciter en Christian la gaieté quelle veut de lui. Et, pendant que rassurée eile ľembrasse, Trois sěme la terreur pármi les voyageurs qui arrivent et les voyageurs qui partent. Semer la terreur est le moins qu'on puisse dire, Trois-moi! Plusieurs grimpent aprěs I 1 4. De la liberation ä la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. Ľ les murs. Plusieurs cardiaques passeront Trois mois a ľhôpital. ' 25 c'est pire que la guerre de Trois. Nous descendons dans les caves, taillons un passage dans les téněbres de la crypte abandonnée. nous asseoir ľun en face de ľautre dans la clinique des rats, égalí donnée. Comme tous les samedis depuis un mois et demi, nous la repetition generale de « La Confession des péchés que Christia: 30 Mingrélie ». - Mon pere, je m'accuse ďavoir embrassé ma cousine sur la bouche cinq fois. Répěte. Ferme les yeux et repete. Quand on a les yeux fermés, on est seul. Si tu te fermes les yeux au confessionnal, il n'y aura personne. Répěte : Mon pere, je m'accuse... 35 Docilement comme tout, Christian se serre les paupiěres et répěte. - Mon pere, je m'accuse ďavoir embrassé Mingré... ma cousine sur la bouche cinq fois. - Mon pere, je m'accuse ďavoir vu ma cousine presque toute nue une fois. - Mon pere, je m'accuse ďavoir vu ma cousine... Je ne pourrai jamais ! 40 Cest inutile ! - Tu es seul au monde, Christian. Tu es le seul étre humain du monde. De qui as-tu done peur ? Mon pere, je m'aecuse ďavoir eu de mauvaises pensées au sujet de ma cousine treize fois. Vas-y, Christian. Ce n'est que moi. N'aie pas peur. II n'y a personne. 45 - Mon pere, je m'aecuse ďavoir eu de mauvaises pensées au sujet de ma cousine treize fois. Tu as raison, Berenice. Je suis seul. Je ne peux compter sur personne que moi. Si je ne me confesse pas de ces saletés, personne ne le fera ä ma place, personne n'ira en enfer ä ma place. Mon pere, je m'aecuse ďavoir recu la communion en etat de péché mortel sept 50 fois... II ne me donnera jamais I'absolution. Je ne pourrai jamais. C'est inutile. - Je suis sure qu'il te donnera I'absolution. N'est-ce pas toi qui m'as dit que le Christ a racheté tous les péchés du monde en mourant sur la croix ? - Ca n'empéche pas qu'il y en a qui ne recoivent pas I'absolution. 55 - Christian Einberg, tu m'as dit toi-méme que Dieu ne refuse son pardon qua ceux qui n'ont pas de repentir. Ce n'est pas ton cas. Tu as tellement de repentir que tu en deviendras fou ä la longue. Tu te compliques l'exis-tence ä plaisir. - Tu ne sais pas tout. Je te cache des péchés encore plus écceurants que 60 ceux que je t'ai dits. - Dis-moi tout, Christian ! Si tu es encore si malheureux, c'est justement parce que tu ne m'as pas tout dit. Vide ton coeur. Donne ä petite sceur. Ton cceur sera si léger quand il sera vide. Tu en as trop lourd. Donne ä ta petite sceur. Donne. Emplis ses bras inutiles. Je m'assois par terre aux pieds de 65 Christian. Je prends ses jambes dans mes bras, y presse ma téte. Tout ä coup je sens mon cceur plein de cynisme. Tout ä coup je le sens plein de fraternitě, de tendresse, de miséricorde. - Et puis, Mingrélie était si belle. A ta place, je serais fier de mon coup, je me vanterais. Je courrais ä confesse. Et, au lieu de dire au prétre : Mon 70 pere, je m'aecuse... je lui dirais : Mon pere, je me félicite... Tu te trouves ignoble. Si tu veux le savoir : je te trouve chanceux. Ce n'est pas donné ä n'importe quel garcon de pouvoir embrasser sur la bouche une aussi belle fille que Mingrélie. Je suis si laide. Ca ne me fait rien. Je n'ai pas besoin d'etre belle, je suis ta sceur... Shhhh !... Ecoute... Ecoute... J'entends des 75 pas... Quelqu'un vient... Christian entend les pas. Il rougit, devient nerveux, cherche ä retirer ses jambes de sous ma téte. Je lui résiste : j'étreins ses jambes avec plus de force, 193 trme ois. Aprěs ses je de Montreal, :ndant trois ans =. De retour au ant de publier s, pour lequel il innée suivante, e Od Maghané, :ux romans sui-b, un román en films: Les Bons ur recoit le prix román Dévodé. accorde aucune quelle surnomme tension. Berenice la jeep pleine de y, cours, oublie ristian ä la gare, ue Christian n a Christian sur la iěrement. ngue. eres de ľ autre. ; c'est dur ä dire, e que moi ? i femme fatale, sur les hanches, .aut de ses beaux ;r en Christian la brasse, Trois seme [ui partent. Semer irs grimpent apres 4. De la liberation a la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. DUCHAŘME. les murs. Plusieurs cardiaques passeront Trois mois ä ľhôpital. En un mot, 25 c'est pire que la guerre de Trois. Nous descendons dans les caves. Nous nous taillons un passage dans les téněbres de la crypte abandonnée. Nous allons nous asseoir ľun en face de lautre dans la clinique des rats, également abandonnée. Comme tous les samedis depuis un mois et demi, nous procédons ä la repetition generale de « La Confession des péchés que Christian a faits avec 30 Mingrélie ». - Mon pere, je m'accuse ďavoir embrassé ma cousine sur la bouche cinq fois. Repete. Ferme les yeux et repete. Quand on a les yeux fermés, on est seul. Si tu te fermes les yeux au confessionnal, il n'y aura personne. Repete : Mon pere, je m'accuse... 35 Docilement comme tout, Christian se serre les paupiěres et repete. - Mon pere, je m'accuse ďavoir embrassé Mingré... ma cousine sur la bouche cinq fois. - Mon pere, je m'accuse ďavoir vu ma cousine presque toute nue une fois. - Mon pere, je m'accuse ďavoir vu ma cousine... Je ne pourrai jamais ! 40 Cest inutile ! - Tu es seul au monde, Christian. Tu es le seul étre humain du monde. De qui as-tu done peur ? Mon pere, je m'accuse ďavoir eu de mauvaises pensées au sujet de ma cousine treize fois. Vas-y, Christian. Ce n'est que moi. N'aie pas peur. II n'y a personne. 45 - Mon pere, je m'accuse ďavoir eu de mauvaises pensées au sujet de ma cousine treize fois. Tu as raison, Berenice. Je suis seul. Je ne peux compter sur personne que moi. Si je ne me confesse pas de ces saletés, personne ne le fera ä ma place, personne n'ira en enfer ä ma place. Mon pere, je m'accuse ďavoir recu la communion en etat de péché mortel sept 50 fois... Il ne me donnera jamais ľabsolution. Je ne pourrai jamais. C'est inutile. - Je suis sure qu'il te donnera ľabsolution. N'est-ce pas toi qui m'as dit que le Christ a racheté tous les péchés du monde en mourant sur la croix ? - Ca n'empéche pas qu'il y en a qui ne recoivent pas ľabsolution. 55 - Christian Einberg, tu m'as dit toi-méme que Dieu ne refuse son pardon qua ceux qui n'ont pas de repentir. Ce n'est pas ton cas. Tu as tellement de repentir que tu en deviendras fou ä la longue. Tu te compliques ľexis-tence ä plaisir. - Tu ne sais pas tout. Je te cache des péchés encore plus écceurants que 60 ceux que je ťai dits. - Dis-moi tout, Christian ! Si tu es encore si maľheureux, c'est justement parce que tu ne m'as pas tout dit. Vide ton coeur. Donne ä petite sceur. Ton cceur sera si léger quand il sera vide. Tu en as trop lourd. Donne ä ta petite sceur. Donne. Emplis ses bras inutiles. Je m'assois par terre aux pieds de 65 Christian. Je prends ses jambes dans mes bras, y presse ma tete. Tout ä coup je sens mon cceur plein de cynisme. Tout ä coup je le sens plein de fraternita, de tendresse, de miséricorde. - Et puis, Mingrélie était si belle. A ta place, je serais fier de mon coup, je me vanterais. Je courrais ä confesse. Et, au lieu de dire au prétre : Mon 70 pere, je m'accuse... je lui dirais: Mon pere, je me félicite... Tu te trouves ignoble. Si tu veux le savoir : je te trouve chanceux. Ce n'est pas donné ä n'importe quel garcon de pouvoir embrasser sur la bouche une aussi belle fille que Mingrélie. Je suis si laide. Ca ne me fait rien. Je n'ai pas besoin d'etre belle, je suis ta sceur... Shhhh !... Écoute... Écoute... J'entends des 75 pas... Quelqu'un vient... Christian entend les pas. II rougit, devient nerveux, cherche ä retirer ses jambes de sous ma téte. Je lui résiste : j'étreins ses jambes avec plus de force, 193 Ying Chen Née ä Shanghai, Ying Chen arrive ä Montreal ä 28 ans. Elle a appris le francais en Chine pour exercer le metier de traductri-ce. Elle parle aussi I'anglais, le japonais, le russe, sans oublier le mandarin et le dialecte de sa ville natale. Elle commence ä écri-re au Québec, s'attachant ä perfectionner sa maítrise du francais. Ľauteure a déjá signé trois romans: La Memoire de ľeau (1992), Les Lettres chinoises (1993) et ĽIngratitude (1995); ce dernier a été mis en candidature pour le prix Fémina. Née en 1961 ĽIngratitude — 1995 < On ne vit pas seulement pour soi et par soi, me disait maman... » : Ying Chen , pho1 LECTURE MÉTHODiQUE j. En faisant attention au vocabu-laire utilise ici, montrez que toute relation avec autrui n'est dietée que par des regies. 2. Quelle portée symbolique cette mere pourrait-elle avoir l ĽIngratitude met en scene une jeune narratrice, fille unique dominée par sa mere dont eile veut se venger en se détruisant. Juste avant de mourir, eile com-prendra finalement qu'on « nepeut se détourner de sa mere sans se détourner de soi-méme. » Ľextrait qui suit, tiré du debut du chapitre 26, se passe avant que la narratrice n'aitpris safuneste decision. J" e me demandais parfois si je pouvais trouver un compromis entre la vie et la mort. J'avais pensé par exemple quitter la ville et ne plus y revenir. ne disparition inexpliquée ferait aussi mal ä maman qu'une mort volon-taire. Un espoir jamais assouvi serait plus cruel qu'un désespoir total. 5 Mais serais-je seulement capable de vivre sans eile ? Que deviendrais-je si je n'étais plus sa fille ? Si je déménageais ailleurs, mes nouveaux voisins me demanderaient d'oü je venais et pourquoi je ne restais pas dans ma ville. Et mes nouveaux amis voudraient savoir qui étaient mes parents. lis seraient déconcertés ďentendre dire que je n'avais pas de parents. Tout le 10 monde devait avoir une mere et un pere. U faudrait que je leur parle des miens. On ne pouvait pas venir au monde tout seul. On ne pouvait pas exister sans parents. Une personne sans parent est malheureuse comme un peuple sans histoire. Pour qu'on puisse nous évaluer facilement et puis nous traiter avec justesse, il nous fallait faire la preuve de notre appartenance. 15 On ne vit pas seulement pour soi et par soi, me disait maman. Je t'ai dit et redit qu'il faut en toutes circonstances, penser d'abord aux autres. Te rap-pelles-tu ce qua dit Kong-Zi sur le rapport de ľeau et du bateau ? Le bateau monte quand ľeau monte, le bateau retombe quand ľeau retombe, le bateau se renverse quand ľeau s'empörte, le bateau n'avance pas quand 20 ľeau est morte. As-tu bien compris tout ca ? Bien sůr, je comprenais. Maman était cette eau toute puissante et j'étais cette esclave de bateau. Je naviguais sur une eau agitée dont je ne pouvais pas tenter de m'eloigner sans risquer de my noyer ridiculement. Je ferais mieux d'y restet, essayant ďen étudiet les humeurs et de m'y adapter tant bien que mal. CHEN, Ying, ĽIngratitude, Montreal, Leméac, 1995, p. 98-99. Né en 1944 A Portrait: Sergio Kokis; photo Eifel, Ponopresse Internationale inc. Sergio Kokis Né ä Rio de Janeiro au Brésil, Sergio Kokis fréquente l'École les beaux-arts avant ďentreprendre des etudes en philosophie. Ayant participé ä des mouvements ďopposition ä la dictature, il est con-damné pour atteinte ä la sécurité nationale, mais il réussit ä partir pour la France oú il obtient une martrise en psychologie. Arrive au Québec en 1969, il travaille ďabord ä Gaspé, puis s'installe ä Montreal en 1970. Trois ans plus tard, il est recu docteur en psychologie clini-que. Depuis 1975, il exerce sa profession de psychologue ä temps partiel, se consacrant aussi ä la peinture et ä ľécriture. Son premier román Le Pavillon des miroirs paraít en 1994 et recoit plusieurs prix. Le deuxiěme, Negao et Doralice, sera publié ľannée suivante. u iwmm m mmm — J Ü1 < Ľétranger les observe pour accepter les lois de leur fourmiliěre... » Dans Le Pavillon des miroirs, le narrateur remonte dans son passé brésilien. Toute son enfance s'y déroule dans un univers qui, par sa violence et son étran-geté, na rien de commun avec ľunivers québécois. La derniere partie du livre nous le montre, nouvel arrivant soumis au choc culturel. L'étranger arrive dans une ville inconnue. En debut ďaprés-midi, sous un soleil qui lui semble different, moins briliant. Chaque pays a son propre soleil. Tout ľimpressionne, mais il ne regarde pas ďun oeil nouveau. II ne fait que comparer, juger, peser selon les mesures de sa memoire. Ainsi 5 il ne regarde pas les nombreuses voitures stationnées en rangs uniformes de la méme facon que les autres : elles sont neuves, modernes, sans rouille, plus grandes, trop grandes, quelque chose ďexagéré par rapport ä ce quest pour lui une automobile. Qu'est-ce qu'ils ont ä vouloir des autos si lourdes, si voyantes, si desirables ? N'ont-ils pas honte de s'exhiber de la sorte ? 10 Alors, c'est ca, le pays du nord, avec tant de richesse, tant de gaspillage, de pouvoir et de vanité. Personne ne le regarde. Tous poursuivent leur chemin et le laissent la, ä regarder et ä juger, tout seul avec son étonnement. Les gens semblent vaquer ä leurs occupations, ils ont méme ľair de se prendre au sérieux. Ils 15 vont et viennent, affaires comme si cela était nécessaire, et donnent ľimpression de dominer leur monde avec un sans-géne désarmant. Leurs facons sont drôles, et ils s'habillent avec un mauvais gout criard ; il y a méme des vestons a carreaux comme dans les pires caricatures de gringos. Puis, il y a quelque chose ďinsolite dans cette homogénéité. Ah, ils sont 20 presque tous de la méme couleur. C'est ca, il n'y a pas de Noirs... Méme le chauffeur de ľautobus est blane, et si distingue dans ses vétements propres que le voyageur baisse les yeux en lui adressant la parole. Et si courtois qu'on n'ose pas lui demander de répéter son explication. De toute facon, il parle si vite, avec un accent si drôle, que ľétranger ne comprend rien. Ce 25 regard hautain, c'est aussi 9a leur monde. 286 5. Un nouveau monde. 2. Le román : derives et pluralisme. La littératurc migraine. KOKIS. 4 i í LECTURE MÉTHODSQUE 1. Étudiez ľimportance du regard dans ce passage et expliquez-la. 2. Ä quels signes voit-on que ľétranger vient du sud ľ VERS LA DISSERTATION Selon Yannick Gasquy-Resch «la québécité, faisant reference á une population née au Québec et atta-chée ä un ensemble de valeurs constitutives de son homogénéité, est un concept qui apparaít de plus en plus flou». (Yannick Gasquy-Resch, Littérature du Québec, Vanves, Edicef, 1994, p. 235.) Commentez cette affirmation ä par-tir du texte de Kokis et en vous référant aux autres extraits de cette section. ▲ Chantal Lemay (née en 1959), Du naturel au construct, conscient des apparences, 1986 (gravure en creux, eau-forte, aquatinte, gaufrage, 44 X 30 cm ; collection particuliěre). Ľétranger les observe pour capter les lois de leur fourmiliěre, et si atten-tivement qu'il s'étonne de ne pas étre remarqué. Au debut, tout est flou, et le temps de se repérer dans ľespace, déjä il a capté un tout petit peu de ce qui ľentoure. Il se fait discret, feignant de ne pas les remarquer, ces autres 30 qui passent plus vite et qui savent oil ils vont. Ils ne se soucient pas de lui, et c'est peut-étre mieux ainsi, car ľétranger a la nette impression que son regard est indiscret. II a beau se dire qu'il commence ä les comprendre, sa solitude reste entiěre, puisqu'en fait il ne réussit qua mieux s'orienter. Les gens de l'endroit restent distants, dans leur monde, insérés quelque part 35 dans une existence palpable ; tandis que lui, il flotte. Aprěs tout, c'est lui le déplacé, par les autres. Ils ont l'air d'etre bien a l'aise tels qu'ils sont, oil ils sont. Ils ont de la matiěre, tandis que ľétranger n'a que memoire et carence d'attaches. Et puis cette insecurity si grande, qui fait sursauter durant la nuit au moindre cliquetis du chauffage. KOKIS, Sergio, Le Pavillon des miroirs, Montreal, XYZ, 1994, p. 353-354. 287 Dany Laferriere Né ä Haiti, Dany Laferriere arrive ä Montreal en 1978. Auparavant ä New York, il était chroniqueur ä I'hebdomadaire Ha'iti-Observateur. En 1985, il publie son premier roman, Comment faire I'amour avec un negre sans se fatiguer. Ce sera le succěs, le roman sera porté ä ľécran. D'autres ceuvres suivront: Eroshima (1987), L'Odeur du café (1991), Le Gout des jeunes files (1992), et Cette grenade dans la main du jeune Negre est-elle une arme ou un fruit? (1993). On ľa vu souvent ä la television puisqu'il fut de remission culturelle de Radio-Canada La Bande des six. J\c 671 1J5D Comment faire I'amour avec un negre sans se fatiguer - 1985 « Du point de vue humain, le Negre et la Blanche n'existent pas... » Dans ce roman, deux jeunes Noirs habitent un minable logement du square Saint-Louis. Lun écoute du jazz toute lajournée, ľautre s'inte'resse ä la littéra-ture; Us ont tous deux la passion des filles. Le récit que fait de leurs aventures le passionné de littérature deviendra un roman a succes; cela lui vaut d'etre invité ä des emissions culturelles... Je suis maintenant ä Radio-Canada, dans la salle d'enregistrement de ľémission Noir sur Blanc. Miz Bombardier, faisant face ä la camera, commence ľémission : « Le roman que vous lirez cette saison s'appelle : Paradis du Dragueur Negre. II a 5 été écrit par un jeune écrivain noir de Montreal. Cest son premier roman. II a été chaleureusement accueilli par la critique. Jean Éthier-Blais affirme n'avoir rien lu d'aussi fort depuis longtemps. Reginald Martel y voit le signal d'un mouvement vers de nouvelles formes littéraires. Gilles Marcotte parle de « filtre de lucidité ä travers lequel la violence et ľérotisme le plus 10 cru acquiérent de la pureté ». Un professeur d'un College de Montreal ľa recommandé ä ses étudiantes dans le cadre de son cours Racisme et société. David Fennario le traduit actuellement en anglais, et compte en tirer une piece : Negroville. » Miz Bombardier se tourne maintenant vers moi : « J'ai lu votre livre, j'ai 15 bien ri, mais vous n'aimez pas les femmes, m'a-t-il semblé ? R. : Les négres aussi. Miz B. sourit. J'avais gagné la premiére manche. Q. : Mais encore... R. : Je dis que quand on commence ä déballer les fantasmes, chacun en 20 prend pour son compte. Je vous fais remarquer qu'il n'y a pratiquement pas de femmes dans ce roman. Mais des types. II y a des Négres et des Blanches. Du point de vue humain, le Négre et la Blanche n'existent pas. D'ailleurs Chester Hirnes dit que ces deux-lä sont une invention de ľAmérique au méme titre que le hamburger et la moutarde sěche. J'en donne, ici, une ver-25 sion disons... personnelle. ^\ A Portrait: Dany Laferriere, Photographie par Josée Lambert. 282 5- Un nouveau monde. 2. Le román : derives et pluralisme. La littérature migrante. LAFERLUĚRE. Q. : Tout ä fait personnelle. J'ai lu votre román. Ca se passe au Carré Saint-Louis. Cest, briěvement, l'histoire de deux jeunes Noirs qui passent un été chaud ä draguer les filles et ä se plaindre. Ľun est amoureux de jazz et ľautre de littérature. Ľun dort ä longueur de journée ou écoute 30 du jazz en récitant le Coran, ľautre écrit un roman sur ce qu'ils vivent ensemble. R. : C'est exact. Q. : Je voudrais vous demander quelque chose... R. : Allez-y. 35 Q. : Est-ce vrai ? R. : Quoi ? Q. : Est-ce que tout cela vous est vraiment arrive ? Je vous demande ca parce que dans la réalité, vous habitez encore au méme endroit au Carré Saint-Louis, vous avez un ami chez vous et vous étes écrivain comme votre 40 narrateur. R :. Ce n'est que pure coincidence. LAFERRIĚRE, Dany, Comment faire ľ amour avec un negre sans se fatiguer, Montreal, ©VLB, 1985, p. 144-145. 2. Sous des dehors facétieux, ce texte ne cache-t-il pas une reflexion sur la littérature í LECTURE MÉTHOD1QUE I. L'auteur a recours á de nombreux procédés pour faire rire ses lecteurs. Nommez-les. 283