Né en 1920 A Portrait: Gerard Bessette (Outremont, Fondation Lionel-GroulxJ. Gerard Bessette C'est ä Sainte-Anne-de-Sabrevois (Iberville) que naít Gerard Bessette. Ses etudes classiques au College Saint-lgnace et á I'Externat classique Sainte-Croix, ou il obtient un baccalauréat es arts en 1941, le conduisent ä l'Université de Montreal. II y obtient une licence ěs lettres en 1944, une maítrise es arts deux ans aprěs, et un doctorat ěs lettres en 1950. Jusqu'á sa retraite en 1979, il enseignera la littérature francaise et la litté-rature québécoise ä l'Université de Saskatchewan, ä l'Université Duquesne de Pittsburgh, au College militaire royal et á l'Université Queen's de Kingston. Auparavant, il publie plusieurs textes, tant en theatre qu'en poésie. Se tournant vers le román, ľauteur signe Le Libraire en I960, et plusieurs autres romans par la suite. Critique littéraire, Bessette collabore ä divers périodiques, tels ĽAction univer- sitaire,Amérique franqaise. Liberie et Vo/x et Images. Plusieurs prix couronneront son oeuvre. Le Libraire — I960 < Ces considerations ne m'intéressaient pas... : ď Le Libraire est le journal ďun homme qui écrit «pour tuer le temps lorsque les tavernes sont fermées ». A la maniere du héros de Camus dans ĽÉtranger, Hervé Jodoin porte un regard indifferent sur ce qui ľentoure. Depuis quelques semaines, il travaille ä la librairie Léon. Un soir, Léon Chicoine lui ouvre k porte de son capharnaüm. M Chicoine, les bras étendus comme un nouveau riche qui veut faire » admirer ses propriétés, paraissait ravi: - Eh bien ! qu'est-ce que vous en pensez, Monsieur Jodoin ? me demanda-t-il triomphalement. Est-ce que ca vous surprend un peu ? Vous ne vous 5 attendiez peut-étre pas ä trouver une pareille collection dans une petite ville comme Saint-Joachim ? Je compris qu'il voulait que je fasse le tour des rayons et je m'exécutai. Au passage, je saisis les noms de certains auteurs : Gide, Maeterlinck, Renan, Voltaire, Zola... 10 - Hein ? Qu'est-ce que vous en pensez ? redemanda M. Chicoine ľceil animé, épiant ma reaction. Je trouvais son attitude un peu bébéte. II eůt été si simple de placer ces livres avec les autres dans la boutique. Nous n'étions pas au College Saint-Etienne. Chicoine était maítre chez lui. 15 - Qu'en pensez-vous ? Je lui dis qu'il possédait plus de livres que je ne l'avais cru et que sa collection me paraissait assez complete. Léon Chicoine me dévisagea avec un air de surprise, ďanxiété méme, peut-étre plus ä cause du ton ennuyé de mes paroles que de leur sens. Mais 20 sentant sans doute qu'il s'était aventuré trop loin pour reculer, il jugea séant de préciser agressivement ses positions : 4. De la liberation ä la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. BESSETTE. — Vous vous imaginez que je maintiens ce stock dans le but de faire de l'argent ? Eh bien ! vous avez tort. Cest tout le contraire. Je le maintiens parce que je crois a la liberté individuelle. Comme je me contentais de hocher la téte, il reprit d'un ton pugnace : 25 - S'il vous venait ä ľesprit ďébruiter cet entretien, je vous préviens que je nierais absolument tout avec la derniere energie. Nous verrons bien, de vous qui venez ďarriver ici ou de moi qui jouis auprěs de mes concitoyens d'une excellente reputation, nous verrons bien lequel des deux on croira. Ai-je besoin d'ajouter que pareille divulgation marquerait la fin de votre 30 emploi ici ? Ce fut ä mon tour de le dévisager. Son aspect me surprit. Toute coloration avait disparu de sa face. Une titillation agitait ses joues flasques. Ses yeux percants, un peu hagards, me fixaient un instant pour glisser sur les rayons de livres et revenir ä moi. Je compris soudain qu'il avait peur. Quelle 35 autre raison d'ailleurs aurait-il eue de m'attaquer ainsi, de me supposer des projets de delation, de me menacer de renvoi ? Alors, au lieu de me fácher, de rétorquer acerbement, j'éprouvai tout ä coup de la Sympathie, presque de la compassion pour Léon Chicoine. [...] Puis il s'est mis ä me recommander de ne vendre ces livres qua des « per-40 sonnes sérieuses », en usant de la plus grande circonspection. J'ai trouvé que, aprěs le serrement de mains, risible si ľon veut mais peut-étre non dépourvu d'une certaine... noblesse, le patron se replongeait trop rapidement dans des details utilitaires. J'en éprouvai de ľhumeur. D'autant plus que j'étais honteux de ma tirade ; honteux d'avoir perdu pied 45 ainsi. Avec une certaine rudesse, je lui demandai de me préciser ce qu'il entendait par « personnes sérieuses ». II me parut un peu confus et se lanca dans une explication embrouillée d'oü il ressortait ä peu pres que les personnes sérieuses étaient celieš ä qui on pouvait vendre ces livres sans risques. Bien sůr, M. Chicoine n'a pas exprimé cela en toutes lettres. II a invoqué 50 la liberté de pensée, le droit ä ľinformation, ľinfantilisme de notre peuple, la constipation de nos censeurs, etc., etc. Je ľécoutais ä peine. Non pas que, selon moi, il eut tort. Mais ca manquait, me semblait-il, de conviction. II a terminé en m'expliquant pourquoi il se voyait forcé de débiter les livres du capharnaüm de 75 % ä 100 % plus eher que les autres : leur rou-55 lement au ralenti faisait stagner un capital sérieux, « sans parier des autres risques... ». Ces considerations ne m'intéressaient pas. Je ľai dit ä M. Chicoine. Que le but du capharnaüm ne íut pas purement mercantile, je n'en demandais pas davantage. Autrement, n'est-ce pas, ä quoi bon ? D'ailleurs je me sentais 60 épuisé. J'ai mis la clef dans ma poche et je suis sorti. BESSETTE, Gerard, Le Libraire, coll. « Poche canadien », Montreal, Cercle du livre de France, 1968, p. 44-46; 48-49. LECTURE HÉTHODIQUE VERS LA DISSERTATION 1. Quel type de narrateur rencontre-t-on dans ce récit ? La littérature québécoise regorge de héros-écrivains. Quelle influence cela aura-t-il sur le point de vue adopté ? Nommez-en quelques-uns et prononcez-vous sur les raisons Référez-vous ä la mise en situation pour répondre ä ces possibles d'utiliser un tel type de personnage. Pensez égale-questions. ment aux poětes. 2. Léon Chicoine teňte de conférer ä la rencontre un cachet mystérieux, secret. Montrez comment. Quelle intention ou perception de Chicoine cela révěle-t-il ? - Guide p. 62 - 181 Hubert Aq um A Portrait: Hubert Aquin (Outremont, Fondation Lionel-Groulx). Cest ä Montreal que naít Hubert Aquin et qu'il entreprend ses études, plus précisément ä l'École Olivier, ä l'Externat classique Sainte-Croix, et au College Sainte-Marie. II obtient une licence en philosophie ä ľUniversité de Montreal. Par la suite, il s'inscrit ä ľlnstitut des sciences politiques de Paris. Attiré par le cinéma et la television, il devient producteur, réalisateur puis scénáristé ä l'Office national du film ainsi qu'ä Radio-Canada. Son engagement politique — il se joint au Rassemblement pour ľindépen-dance nationale (RIN) — lui vaut d'etre arrěté pour port d'arme. II est incarcéré d'abord, puis interne pendant quelque temps dans un institut psychiatrique. De 1967 ä 1974, il fréquente le College Sainte-Marie, ľUniversité du Québec ä Montreal et, finalement, ľUniversité de New York ä Buffalo et ľUniversité Carleton ä Ottawa. Un court séjour á La Presse, en 1975, lui permet de constater qu'il ne partage pas la politique édi-toriale de ce journal. II collabore alors au Maclean's, ä Voix et Images ainsi qu'á Liberté. Plusieurs prix viendront saluer sa production. En I 969, il refuse le prix du Gouverneur general. Aquin mettra fin ä ses jours huit ans plus tard. Prochain episode —1965 « Mon livre m'écrit... L^i 184 Prochain episode a toutes les allures tľun thrillerpolicier. Le héros de ce román doit tuer ľennemi numero un de son organisation, le FLQ. Poursuites, chasse ä ľhomme s'engagent jusqu'ä ce que le héros, le narrateur, et ľécrivain doutentde ľutilité de poursuivre ľceuvre romanesque. L e román que j'écris, ce livre quotidien que je poursuis déjá avec plus ďaise, j'y vois un autre sens que la nouveauté percutante de son format final. Je suis ce livre d'heure en heure, au jour le jour ; et pas plus que je ne me suicide, je n'ai tendance ä y renoncer. Ce livre défait me ressemble. Cet 5 amas de feuilles est un produit de ľhistoire, fragment inachevé de ce que je suis moi-méme et témoignage impur, par consequent, de la revolution chancelante que je continue ďexprimer, ä ma facon, par mon délire insti-tutionnel. Ce livre est cursif et incertain comme je le suis ; et sa signification veritable ne peut étre dissociée de la date de sa composition, ni des évé- 10 nements qui se sont déroulés dans un laps de temps donné entre mon pays natal et mon exil, entre un 26 juillet et un 24 juin. Écrit par un prisonnier raneonné ä dix mille guinées pour cure de disintoxication, ce livre est le fruit amer dc cct incident anccdotiquc qui m'a fait glisser de prison en cll- nique et m'oblige, pendant des jours et des jours, a m'occuper systémati-15 quement pour ne pas me décourager. Ce livre est le geste inlassablement recommence ďun patriote qui attend, dans le vide intemporel, l'occasion de reprendre les armes. De plus, il épouse la forme méme de mon avenir: en lui et par lui, je prospecte mon indecision et mon futur improbable. II est tourné globalement vers une conclusion qu'il ne contiendra pas 20 puisqu'elle suivra, hors texte, le point final que j'apposerai au bas de la der- t 4. De la liberation ä la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. AQUIN. niěre page. Je ne me contrains plus ä pourchasser le spectre de ľoriginalité qui, d'ailleurs, me maintiendrait dans la sphere azotée de ľart inflationnaire. Le chef-d'oeuvre qu'on attend n'est pas mon affaire. Je réve plutôt d'un art totalitaire, en genese continuelle. La seule forme que je poursuis confusé- 25 ment depuis le debut de cet écrit, c'est la forme informe qua prise mon existence emprisonnée : cet élan sans cesse brisé par ľhoraire parcellaire de la réclusion et sans cesse recommence, oscillation binaire entre ľhypostase et ľagression. Ici, mon seul mouvement teňte de nier mon isolement; il se tra-duit en poussées désordonnées vers des existences antérieures ou, au lieu 30 d'etre prisonnier, j'étais propulsé dans toutes les directions comme un missile débauché. De cette contradiction vient sans doute la mécanique ondu-latoire de ce que j'écris : alternance maniaque de noyades et de remontées. Chaque fois que je reviens ä ce papier naít un episode. Chaque session ďécriture engendre ľévénement pur et ne se rattache ä un román que dans 35 la mesure illisible mais vertigineuse oíi je me rattache a chaque instant de mon existence décomposée. Événement nu, mon livre m'écrit et n'est accessible ä la comprehension qua condition de n'étre pas détaché de la tráme historique dans laquelle il s'insére tant bien que mal. AQUIN, Hubert, Prochaín episode, © 1992 Leméac, Montreal, Bibliotheque québécoise, 1995, p. 88-90. LECTURE HÉTHODIQUE 1. Qui est le narrateur? Ä qui s'adresse-t-il ? Quel est son but ? 2. Relevez les faits qui permettent de retracer le fil du récit. Résumez ensuite I'histoire en un paragraphe d'environ cent mots. 3. Faites le lien entre la derniěre phrase de ľextrait, la biogra-phie de l'auteur et ľextrait comme tel. VERS LA DISSERTATION Ä partir du texte ď Aquin et de celui de Jacques Godbout, Salut Galarneau ! (►►► p. 195), jugez de l'effet que peut produire sur les lecteurs un personnage-narrateur. 185 Jacques Godbout Jacques Godbout est né ä Montreal, dans un milieu aisé. II est le petit-neveu d'Adélard Godbout (►►► p. 79). Aprěs ses études classiques au College Jean-de-Brébeuf, il obtient un baccalauréat, puis une maítrise es arts ä ľUniversité de Montreal. II enseigne ensuite la philosophie et le francais en Éthiopie de 1954 ä 1957, avant ďentrer ä l'Office national du film. II s'occupera de cinéma, de theatre, de journalisme, de radio et de television. Entre 1956 et I960, Godbout signe trois recueils de poésie puis, en 1962, un premier román, Ľ Aquarium, pour lequel il remporte le prix France-Canada. Salut Galarneau .', son troisiěme román, paraít en 1967. Ľauteur pour- J\lp Plň 7 Q 3 -? SUÍVra Sa Carriěre dans divers médias : le cinéma, la radio, la television, la lit- 1 V t t f L 1 y DD térature, la presse écrite. II est actuellement éditeur aux editions du Boréal. Bibliothěque nationale du Québec). Ä GÉ!»!!-JU « II va parier de lui, de toi, c'est simple... » Francois, propriétaire du kiosque « Au roi du bot dog », se souvient en écrivant son journal de la conversation qu'il a eue avec son frére Jacques et son amie Manse Doucet. Cette derniere lui avait suggéré de se lancer dans ľécriture. - Mon frěre, ce qui est promis est promis. Je te l'ai dit dimanche : je vais ť aider, te corriger tes fautes si tu veux. Mais ca n'est pas ä moi de te dire comment faire ton livre. Imite qui tu veux, si t'es genial ca ne paraitra pas, mais autrement, copie-toi toi-méme. C'est une bonne idée ce livre, mais 5 fais ä ton idée, tu es d'accord, Marise ? Marise et Jacques ont discuté ä ce propos, eile soutenait qu'il faut imiter d'abord pour savoir comment faire ensuite. Elle voulait que j'écrive une histoire policiěre, avec des hommes fatals, des femmes vénales, des chalets abandonnés piqués sur des rochers au bord de la mer, 10 des histoires de collier. Elle lit beaucoup Peter Cheney, eile l'imagine comme ses héros, eile voudrait que je sois un autre probablement, un écrivain avec une fossette en plein milieu du menton. Elle porterait des robes pailletées, on fréquenterait des journalistes, le beau monde ľ attire, eile regarde trop la television ; c'est dans Écho-Vedettes quelle prend 15 toutes ces idées, mais, moi, je ne veux pas tricher. Avec sa volonte, si eile avait épousé un avocat, eile en aurait fait un ministře. Faut pas ambi-tionner sur ľambition. Jacques, lui, qui sait ce que c'est (il fait des textes pour Radio-Canada and all that stuff, mais vous ne le connaissez pas sous son vrai nom, Jacques Galarneau, parce qu'il utilise en ce moment un 20 nom de plume. C'est qu'il veut faire des livres sérieux un jour, quand il aura le temps, si jamais il arréte de faire de ľ argent comme il en fait, et de changer d'auto tous les printemps). Jacques, qui sait mieux que Marise, disait : - Tout ce que tu devrais écrire, c'est ce qui te tient ä cceur, pense pas ä 25 ceux qui vont te lire, il y a des gens qui comprendront. 195 - Mais s'il n'écrit pas un livre policier, qu'est-ce qu'il peut faire, pas un' roman d'amour ? - Tu te rappelles, Francois, les romans-photos de maman ? - J'aurais peur de les répéter. 30 — Ma chére Marise, il va parier de lui, de toi, c'est simple. - De moi ? - Je n'ai pas le droit, peut-étre ? Marise tournait en rond autour de la Chrysler de Jacques, eile tenait un casseau de patates et les mangeait avec méthode, comme un oiseau 35 apprivoisé. Jacques était assis sur ľaile de la voiture, je lui ai offen une Buckingham en essuyant mes doigts sur mon tablier, j'avais un sourirede premier communiant. Marise : - Jacques, tu me raménes ä la maison ? 40 — Bien súr. Salut, Francois. - Salut, Galarneau ! Bonjour, Soleil! - (Jacques ä Marise) c'est papa qui disait ca en se levant le matin. II di-sait: notre pere ä tous c'est le soleil, il s'appelle Galarneau lui aussi, comme nous. II nous regarde de lä-haut, mais il est de la famille. 45 La voiture en démarrant a lancé des pierres contre le côté du stand, ils sont partis comme des fous, tous les deux. Je ne leur ai pourtant rien demandé, je n'ai jamais demandé quoi que ce soit ä personne. C'est merne Marise qui est allée, mardi dernier, chercher les deux gros cahiers bleus chez Henaulťs Drugstore (il aurait pu appeler ca la Pharmacie Hénault, le sacre- 50 ment, mais il est tellement content, Hénault, de savoir parier anglais que si sa femme lui dit: je ťaime plutôt que / love you, il ne peut plus bander, Colonisé Hénault : une couille peinte en Union Jack, ľautre aux armoiries du pape !). GODBOUT, Jacques, Salut Galarneau .', coll. « Points», Paris,© Seuil, 1995, p. 57-59. LECTURE MÉTHODIQUE I. Marise et Jacques ne sont pas du méme milieu. Montrez en 2. Quelle image de la réussite les personnages présentés dans quoi leurs conceptions de la littérature different. cet extrait projettent-ils ? Jean-Paul Desbiens Jean-Paul Desbiens, mieux connu en littérature sous le nom de frěre Untel, est né ä Métabetchouan (Lac-Saint-Jean). II fait ses etudes chez les Frěres maristes et prend la soutane. Aprěs avoir obtenu un baccalauréat es arts ä ľUniversité de Montreal, en 1956, et une licence en philosophie ä ľUniversité Laval, deux ans plus tard, il enseigne ä Chicoutimi puis ä Alma. Son essai Les Insolences du Frěre Untel paraTt sous forme de lettres adressées au Devoir en I959,avant d'etre publié par les editions de I'Homme un an plus tard. En raison de certaines pressions, Desbiens quitte le Québec pour la Suisse. II y fera un doctorat en philosophie entre 1961 et 1964. De retour au Canada, il occupe des fonctions de direction au ministěre de l'Éducation, puis devient éditorialiste ä La Presse entre 1970 et 1972. II dirigera le campus Notre-Dame-de-Foy ä Cap-Rouge jusqu'en 1978, avant d'etre nommé provincial des Frěres maristes. Les Insolences du Frere Untel — 1960 « Le joual est une langue désossée... » L'essai comporte deux parties: « Frere Untel démolit» et « Frere Untel ramol-lit». L'extrait qui suit est tiré de la premiere partie. Ľauteur y fait une analyse de ľéchec de l'enseignement dufrangais et s'en prend au joual. L e 21 octobre 1959, André Laurendeau publiait une Actualité dans Le Devoir, oü il qualifiait le parier des écoliers canadiens-francais de « parier joual ». C'est done lui, et non pas moi, qui a inventé ce nom. Le nom est ďailleurs fort bien choisi. II y a proportion entre la chose et le nom 5 qui la designe. Le mot est odieux et la chose est odieuse. Le mot joual est une espěce de description ramassée de ce que c'est que le parier joual : parier joual, c'est précisément dire joual au lieu de cheval. C'est parier comme on peut supposer que les chevaux parleraient s'ils n'avaient pas déjä opté pour le silence et le sourire de Fernandel. 10 Nos élěves parlent joual, ecrivent joual et ne veulent pas parier ni écrire autrement. Le joual est leur langue. Les choses se sont détériorées ä tel point qu'ils ne savent merne plus déceler une faute qu'on leur pointe du bout du crayon en circulant entre les bureaux. « L'homme que je parle » — « nous allons se déshabiller » — etc. ne les hérisse pas. Cela leur semble 15 méme elegant. Pour les fautes d'orthographe, c'est un peu different; si on leur signále du bout du crayon une faute d'accord ou 1'omission d'un s, ils savent identifier la faute. Le vice est done profond : il est au niveau de la syntaxe. Il est aussi au niveau de la prononciation : sur vingt élěves ä qui vous demandez leur nom, au debut d'une classe, il ne s'en trouvera pas plus 20 de deux ou trois dont vous saisirez le nom du premier coup. Vous devrez faire répéter les autres. Ils disent leur nom comme on avoue une impureté. Le joual est une langue désossée : les consonnes sont toutes escamotées, un peu comme les langues que parlent (je suppose, ďaprěs certains disques) les danseuses des Iles-sous-le-vent: oula-oula-alao-alao. On dit: « chu pas < 203 25 apable », au lieu de : « je ne suis pas capable » ; on dit: « l'coach m'enweille cri les mit du gôleur », au lieu de : « le moniteur m'envoie chercher les gants du gardien », etc. Remarquez que je n'arrive pas a signifier phonétiquement le parier joual. Le joual ne se préte pas ä une fixation écrite. Le joual est une decomposition ; on ne fixe pas une decomposition, a moins de s'appeler 30 Edgar Poe. Vous savez : le conte oil il parle de l'hypnotiseur qui avait réus-si ä geler la decomposition d'un cadavre. C'est un bijou de conte, dans le genre horrible. Cette absence de langue quest le joual est un cas de notre existence, a nous, les Canadiens francais. On n étudiera jamais assez le langage. Le langage est le 35 lieu de toutes les significations. Notre inaptitude ä nous affirmer, notre refus de ľavenir, notre obsession du passé, tout cela se reflěte dans le joual, qui est vraiment notre langue. Je signále en passant l'abondance, dans notre parier, des locutions negatives. Au lieu de dire qu'une femme est belle, on dit quelle n'est pas laide ; au lieu de dire qu'un éléve est intelligent, on dit qu'il n est pas 40 bete ; au lieu de dire qu'on se porte bien, on dit que 9a va pas pire, etc. J'ai lu dans ma classe, au moment oü eile est parue, VActualité de Laurendeau. Les élěves ont reconnu qu'ils parlaient joual. L'un d'eux, presque fier, m'a méme dit: « On est fondateur d'une nouvelle langue ! » lis ne voient done pas la nécessité d'en changer. « Tout le monde parle comme 45 9a », me répondaient-ils. Ou encore : « On fait rire de nous autres si on parle autrement que les autres » ; ou encore, et c'est diabolique comme objection : « Pourquoi se forcer pour parier autrement, on se comprend ». II n'est pas si facile que 9a, pour un professeur, sous le coup de l'improvisa-tion, de répondre ä cette derniěre remarque, qui m'a véritablement été fake 50 cette aprěs-midi-la. Bien sůr qu'entre jouaux, ils se comprennent. La question est de savoir si on peut faire sa vie entre jouaux. Aussi longtemps qu'il ne s'agit que ďéchanger des remarques sur la temperature ou le sport ; aussi longtemps LECTURE MÉTHODIQUE qvi'il ne s'agit de parier que du cul, le joual suffit amplement. Pour échan- 1. Quelle description I'auteur 55 ger entre primitifs, une langue de primitif suffit; les animaux se contentent fait-il du joual ? Selon lui, quelles de quelques cris. Mais si 1'on veut accéder au dialogue humain, le joual ne parties constitutives de la langue suffit plus. Pour peinturer une grange, on peut se contenter, a la rigueur, sont toucnees. ^>un bout ^e planche trempe dans de la chaux ; mais pour peindre la 2. Quelles raisons donne-t-on T 1 -i r j • 1 r-pour justifier le parier joual ? Joconde, il faut des instruments plus fins. Quelles objections I'auteur DESBIENS, Jean-Paul, Les Insolences du Frere Untel, Montreal, fait-il í les Éd. de l'Homme, 1960, p. 23-26. T Jordi Bonet (1932-1979), Mart-Espace-Líberté [sur des phrases de Claude Péloquin, né en 1942], 1969 (béton naturel brut, triptyque dont les volets s'étendent sur les murs intérieurs nord, esr et sud de le galerie attenante ä la salle Louis-Fréchetre ; Québec, Grand Théätre de Québec). r 204 ;v$> 4. De la liberation ä la Uberte. 4. Ľaventure de ľécriture. 4. Ľaventure de ľécriture A preš leur premiere nuit, le matin, Philoméne était partie travailler. Et le soir, eile n était pas rentrée chez eile au cas oú Ti-Jean ľaurait attendue. Elle était allée chez Louise. Elle ne voulait pas revoir Ti-Jean. Ti-Jean ľavait cherchée durant trois soirs ďaffilée. II était retourné au restaurant oú il avait 5 rencontré Philoméne et il avait fait connaissance avec ľamie de Philoméne, Louise. Tassée dans un coin, Louise lui avait donne son adresse. Durant deux matins ďaffilée, Philoméne n'était pas entrée a la manufacture. De peur que Ti-Jean arrive a la découvrir lä-bas. Elle craignait ďavoir a subir ľautorité sans répliques de ce costaud un peu trop brutal. Elle avait perdu sa djobbe. 10 Ti-Jean était arrive ä minuit chez Louise. H ľavait trouvée couchée avec Yves. — Comment qui sappelle lui calvaire ! — Voyons, Ti-Jean, voyons, Ti-Jean... 173 — Pas d'affaires crisse, comment qu'y s'appelle c'te morviat-la ! 15 — Fais pas ľfou, Ti-Jean, y s'appelle Yves, faispas I'fou. Philomene courait tout nue dans I'appartement, eile cherchait son pydjama. Yves ne disait rien. II avait tiré le drap sur lui. II était un peu éberlué. Surtout endormi. — Ben, Yves, sors d'icitte crisse! T'as pas d'affaires ay pogner I'cul. Cest ma 20 plote pour tout I'temps astheure ! Mets-toé ben ca dans ton casse sale I... — Comment... — Mas ťsortir si tu sors pas! Ti-Jean mesure cinq pieds et huit pouces. II est rojfe avec lui comme avec les autres. Quand il veut quelque chose, y a personne pour le faire démordre. U pese 25 cent cinquante livres. U a des yeux grands comme des trente sous. Bruns. Il beugle. Avec lui Philomene avait peur de personne, mais bonyeu... Il avait défoncé la porte pour entrer. La concierge s'était réveillée et eile était montée dans la chambre a Louise en entendant les cris de Ti-Jean. 30 — Si vous arrétez pas j'appelle la police. Ca-tu du bon sens. Yves était sorti finalement, complétement éveillé. Les voisins cognaient au plafond, au plancher, dans les murs, « vos yeules ! » Philomene osait pas trop se montrer, quand la concierge ľa vue, eile a glapi quelle avertirait la vrak locataire de plus laisser n importe qui coucher chez eile, que c'était pas normal 35 ces affaires-lä... Philomene avait eu a quitter Louise le lendemain merne ä la demande expresse de la concierge. Philomene avait promis d'abord ä la concierge puis ensuite ä Louise, de payer les dégäts causes ä la porte. Cest Ti-Jean qui avait finalement payé. U voulait se faire pardonner par Louise. Par Philomene aussi. Mais Louise avait 40 quand méme un petit côté grassette pas mal ragoütant. RENAUD, Jacques, Le Cassé, Montreal, © TYPO, 1990, p. 21-23.