FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 III. LE THEATRE AVANT 1914 En France, toutes les revolutions du theatre se font, jusqu'au XXe siěcle, au nom de la vérité ou de la vraisemblance. II en était ainsi depuis le theatre de Corneille, Racine, Moliěre et méme de Diderot. Celui de Victor Hugo s'en souciait au méme point. Autour de 1880, Emile Zola měně la bataille naturaliste contre le theatre officiel. II n'a cependant guěre de succěs et les naturalistes ne sont pas admis á la Comédie-Francaise. Les autres tentatives des auteurs réalistes sur ďautres scenes se sont terminées également sur des échecs. Le theatre en honneur est celui du Boulevard. III.1. Le theatre du boulevard Sa definition est impossible. Concurrencant la Comédie-Francaise, les theatres se sont développés á la fin du XVTHe siěcle, mais avant tout á ľépoque romantique sur 1) le boulevard du Temple (ou « boulevard du crime » en raison des mélodrames qui y sont joués) 2) les Grands boulevards (comme Le Gymnase ou Les Variétés) oú sont jouées les pieces des grands auteurs du IInd Empire. Ce theatre s'oppose au conservatisme de la Comédie-Francaise appelée á ľépoque « le conservatoire du classicisme ». Mais le terme « le theatre du boulevard »perd de plus en plus de sa propriété. Les auteurs du Gymnase ainsi que des Variétés prennent pied á la Comédie-Francaise oú ils poursuivent une briliante carriěre. Au debut du XXe siěcle, des theatres se créent en province, vers l'Ouest notamment. Le theatre du boulevard est reste un theatre de distraction et de digestion. II est assurant (méme quand il se nuance et s'enrichit). II est loin de remettre sérieusement en question le monde environnant. II lui faut plaire á un monde satisfit de lui-méme, á un monde qui est content de son ordre social. Ses thěmes se repetent et ont pour dénominateur commun ľ amour (avec ses derives rupture et conquéte) et ľadultere qui représentent une sorte la tarte á la creme de ce theatre. Chez les femmes, le débat amoureux se complique des interdictions de la morale religieuse, des devoirs de mere et ďépouse et méme de la nécessité de preserver une honorabilité toute mondaine. II va sans dire que la sempiternelle question de ľ argent et celle de la promotion sociale déterminent ľaffrontement dramatique dans de nombreuses pieces de theatre. Ce theatre est en méme temps fier de sa psychológie. Vu le degré de leur rassasiement, les thěmes s'usent assez vite, mais ont cet avantage d'etre lisibles. Les personnages incarnent toujours la méme faune aristocratique (la noblesse mue par ses passions et plaisirs) et les bourgeois qui sont flattés d'imiter les derniěrement nommés. II s'agit dont ďune éternelle course du « demi-monde » aprěs le « monde » (la société mondaine). Une complicité s'établit entre la scene et la salle, car on a « de ľ esprit», on est« entre soi ». Du point de vue de l'auteur, l'accent est mis sur le metier, ne serait-ce qu'en raison du fait qu'on le juge sont tour de main, sur son habileté á « mener l'intrigue », á trouver « les scenes á faire». De ce fait, on en est arrive au point ou l'expression «theatre du boulevard » est devenue pejorative et méprisante. Mais avant ď en arriver lá, le boulevard aura brillé de son plus bel éclat 1 FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 dans la premiere décennie du XXe siěcle. D'ailleurs, beaucoup d'auteurs qui ont fait leurs premieres armes chez Antoine sont, pour la postérité, les symboles du theatre du boulevard. Citons quelques auteurs de ce theatre du boulevard : Georges COURTELINE, Henri LAVED AN, Eugene SCRIBE, Alexandre DUMAS fils, Eugene LABICHE. III.2. Le theatre libre ou le naturalisme A côté du theatre du boulevard de nouveaux animateurs (toujours en dehors de la Comédie-Francaise) s'imposent dont l'ambition consiste á frayer des chemins nouveaux á la littérature théätrale. Aux antipodes d'une convention complaisante qui fait du theatre une routine sclérosante et paresseuse, ils y opposent une esthétique nouvelle qui chercherait de nouveaux themes d'inspiration. Ainsi le Theatre libre d'Antoine représente une nouvelle percée sur la scene de ľ inspiration naturaliste. André ANTOINE inaugure une revolution des metteurs en scene qui va se prolonger au XXe siěcle en menacant la Suprematie de ľauteur. Etant oblige de travailler á partir de 13 ans (Limoges, famille modeste), Antoine témoigne ďun vif intérét pour le theatre děs son enfance. Malheureusement, les circonstances fächeuses ne lui permirent pas de s'inscrire au conservatoire. Néanmoins, il participe á un groupe d'amateurs - le Cercle gaulois - ou il rencontre plusieurs naturalistes. Le 30 mai 1887, le premier spectacle á ses frais eut lieu dans la salle du passage de l'Elysée des Beaux-arts á Montmartre. Ainsi commence la carriěre du Theatre libre (1887-1896) qui le měnera au theatre Montparnasse puis sur le boulevard de Strasbourg. La plus importante caractéristique de Theatre libre serait ľéclectisme dans le choix des spectacles. Ainsi, on y joue les pieces de Tourgueniev, Maupassant, Ibsen, Hennique, Hauptmann, et bien d'autres qui ont été lancés par ce theatre sur la scene francaise (Tolstoi, Banville). Le Theatre libre a en effet accepté tout ce qui avait été refuse par la Boulevard et la Comédie-Francaise. Pourtant, on peut y dépister déjá un goůt vers des pieces un peu pessimistes, plutôt rüdes et des scenes crues. Ainsi, André Antoine réussit á imposer au theatre ce qu'Emile Zola tentait de faire jusqu'alors sur le plan romanesque. Or le Theatre libre ne joua curieusement pas BECQUE qui personnifie le naturalisme au theatre aux yeux de la postérité. La mise en scene d'Antoine est tient du naturalisme (et méme du vérisme): ľ exactitude doit crOer ľ illusion du spectateur, le decor dit reproduire minutieusement la realite, des accessoires autant que possible reels sont apportés sur la scene, méme s'il s'agit des quartiers de boeuf ou d'une eau chaude fumante. Le succěs de ce theatre est considerable grace á un systéme d'abonnements et ď invitations. Son influence se fait rapidement sentir sur le theatre Du Boulevard. La Comédie-Francaise joue elle-méme du Becque (sa Parisienne), André ANTOINE suscite de nombreux émules, dont il faut citer en premier lieu Paul FORT et son Théätre-d'Art, bien qu'il ne connut qu'une existence ephemere et ses realisations ne fussent pas á la hauteur de ses ambitions. II revient á Lugné-Poe et son Theatre de l'CEuvre (fonde 1893) d'avoir accueilli les symbolistes et notamment Maurice Maeterlinck, en les 1 BECQUE (Henry Francois) (Paris, 1837 - id., 1899), auteur dramatique francais. II fut Fun des fondateurs du theatre naturaliste et s'illustra également dans la comédie de boulevard {les Corbeaux, 1882; la Parisienne, 1885). 2 FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 interprétant de facon assez dépouillée, fantomatique méme. Tout en montant des pieces réalistes, son esthétique symboliste s'oppose á celie du Theatre libre d'Antoine. L'un de ses plus grands mérites consiste également dans la découverte du theatre scandinave, dont en particulier I'oeuvre d'Henrik IBSEN. Son interpretation particuliěre et idealisté coincide avec les exigences du symbolisme. En 1886, Paul CLAUDEL parařt se convertir du côté du theatre symboliste avec sa piece Téte ďor. Ainsi, tout le theatre claudelien naitra de la germination ďune dramaturgie symboliste. La crise generale du naturalisme provoque une sorte de liberation de ľ imagination dramatique ; comme au temps du romantisme, la question du drame concu comme theatre total est de nouveau posée, mais dans un climat spirituel nouveau et, avec lui, 1 question du drame poétique. (MALLARME placait au premier plan de ses preoccupations la recherche ďune poesie dramatique - cf. Herodia.de?) MAETERLINCK teňte á son tour de fonder et ď experimenter une dramaturgie symboliste (1889 La Princesse Maleine, 1892, Pelléas et Mélisande, 1908 L 'Oiseau bleu). Le Theatre libre meurt en 1896 pour diverses raisons, dont la plus fatale fut celle du financement. Antoine continue toutefois á animer des scenes de theatre, en outre sa propre scéne qui porte son nom, sur des bases commerciales. Entre 1906-1914, il dirige de theatre de l'Odeon. Le renouveau qu'apporte ce theatre est indéniable. Sans lui, le debut du XXe s. ne serait qu'un prolongement du siěcle precedent. III.3. Le theatre ď i dées Le theatre naturaliste tient son rang dans la production dramatique d'avant 1914. Le realisme social, nuancé á la fois de cynisme et de moralistné, caractérise I'oeuvre d'Octave MLRBEAU (1850-1917). Celui-ci décrit, dans Les Mauvais Bergers, l'antagonisme des classes, et, dans Les Affaires sont les affaires (1903), il développe une description impitoyable des formes modernes du pouvoir de ľargent ; il reste ainsi fiděle a une tradition qui remonte, par-dela Le Faiseur de Balzac, jusqu'au Turcaret de Lesage. C'est d'autre part un naturalisme psychologique plutôt que social qui inspire l'osuvre dramatique de Jules RENARD, plus célěbre par ses autres osuvres. II se specialise dans des pieces courtes et vives, ou il transpose, sous la forme dramatique, son habituelle maniere incisive: le pessimisme et l'amertume se resolvent en humour et en cruauté, dans Le Plaisir de rompre (1897), Le Pain de Menage (1898), Monsieur Vernet (1903) et plus encore dans l'adaptation dramatique du célěbre P oil de Carotte (1900). Plus proche enfin de Mirbeau, Emile FABRE schematise les themes naturalistes, et en fait la matiěre d'un theatre á ľemporte-piéce, qui connut a ľépoque un assez large succěs. Efficace sur la scene, sa maniere manque de force proprement littéraire, mais le succěs d'Emile Fabre auprěs du public témoigne de ľintérét que ľon portait avant 1914 au theatre naturaliste (ĽArgent, 1895; Les Ventres dorés, 1905). La question sociale qui, au debut du XXe siěcle, inspire tant ďoeuvres littéraires, fournissait quelques-uns des principaux themes du theatre naturaliste; mais celui-ci ne prétendait pas transformer la scene en tribune. Néanmoins le glissement du naturalisme aux « idées » caractérise l'osuvre de certains dramaturges, qui font alors figure de maitres á penser et dont l'influence, inegale en valeur, fut loin d'etre négligeable. Eugene BRIEUX (1858-1922) est sans doute celui qui se rattache le plus directement á la tradition de Dumas fils et d'Emile Augier ; il fonde son entreprise de moralisation dramatique sur 3 FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 une veritable propagande en faveur de la reforme des moeurs : La Robe rouge (1900) pose, en termes assez énergiques, le probléme de l'administration de la justice et montre comment ľégoisme et ľintérét corrompent la fonction judiciaire ; dans Les Remplagantes (1901), ľauteur traite les themes de la propagande familiale, en montrant que le devoir de la mere est ďélever personnellement ses enfants. Le theatre devient alors une simple et parfois sommaire illustration des theses de ľauteur. Plus profond et plus authentiquement dramaturge est Paul HERVTEU (1857-1915), qui a le sens du tragique, mais que son moralisme pousse á pratiquer une rhétorique parfois abusive. II s'attache courageusement á diffuser quelques grandes idées qu'il dramatise en les rapportant au conflit fundamental de la nature et de la civilisation : problěmes du mariage {Les Tenailles, 1895) et du divorce {Le Dédale, 1903) ; question du feminisme {La Loi de l'Homme, 1897) et de l'amour maternel {La Course du Flambeau, 1901). Mais le representant sans doute le plus notable de certe tendance est Francois de CUREL (1854-1929), industriel lorrain et gentilhomme campagnard : il possěde en effet l'art de concevoir des situations exceptionnelles et d'en tirer un drame psychologique qui sert de support solide au développement des idées. Le style, austere, résiste á la tentation rhétorique et compense ľabstraction des idées par la puissance suggestive des images ; c'est par son art que CUREL fait vivre sur la scene des personnages qui, cependant, incarnent des abstractions. Nourrie ďexpérience personnelle et animée par ses propres drames de conscience, l'une de ses premieres pieces, Le Repas du Lion (1897), porte sur le probléme des rapports entre patrons et ouvriers ; La Nouvelle Idole (1899), qui est sans doute son chef-d'oeuvre, soulěve celui des limites morales du pouvoir scientifique ; Terre inhumaine enfin aborde pour la premiere fois, en 1922, un sujet que traiteront abondamment, aprěs la seconde guerre mondiale, le roman et le cinema: le theme de l'amour entre un homme et une femme appartenant á des nations ennemies. III.4. Le néo-romantisme. Depuis ľéchec de Burgraves de Victor Hugo en 1843, le romantisme au theatre semble condamné. II connait pourtant, au debut du XXe siěcle, une étonnante resurrection avec la representation de Cyrano de Bergerac ď Edmond Rostand en 1897 que le public salua avec enthousiasme. En 1900 suit L'Aiglon et en 1910 Chantecler. Le theatre de Rostand représente une des derniěres réussites du theatre en vers, et c'est en lui que la maniere romantique retrouve une nouvelle jeunesse, avec tous les défauts et qualités : une certaine tendance á la virtuosita précieuse, de la facilité et méme de la banalite. Or le lyrisme verbal qui est un aspect trěs dynamique chez Rostand, ľoriginalité et ľintensité des métaphores ainsi qu'un sens de la théätralité contribuent sans doute assez efficacement au succěs de Cyrano (la critique de ľépoque y trouva un chef-d'oeuvre inattendu). Inspire par la legende napoléonienne et introduisant sur le theatre une sorte ďépopée sentimentale, la seconde osuvre de Rostand L 'Aiglon a confirmé la popularite de ľauteur (election á l'Académie francaise en 1901). En dépit du succěs de Cyrano et de L 'Aiglon, le néo-romantisme ne connait aucun prolongement durable et disparařt au bout de quelques tentatives de la part d'un Jean Richepin, d'un Francois Coppée ou d'un Henri Bornier. 4 FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 III.4. Vaudeville Feydeau et le vaudeville Fils ďun romancier de talent, GEORGES FEYDEAU (1862-1921) fut, aprěs Labiche, le maítre du VAUDEVILLE. II porta ce genre mineur á son point de perfection, avec une maítrise technique qui n'eut ďégale que sa fécondité: son Theatre complet compte 39 pieces, comedies en trois actes dont les plus célěbres sontMonsieur chasse! (1892), L'Hôtel du Libre Echange (1894), Le Dindon (1896), La Dame de ehe z Maxim (1899) et Occupe-toi d'Amélie (1908) - ou pochades en un acte comme On purge Bébé (1910) etMais ne te proměně done pas toute nue (1912). Aprěs avoir longtemps fait rire les Francais de la « belie époque », Feydeau a connu un regain de succěs - posthume - depuis que les scenes parisiennes (la Comédie-Francaise en téte) ont repris ses principaux vaudevilles. Si ce theatre supporte assez mal la lecture, il tentera toujours acteurs et metteurs en scene: tout y est rythme endiablé, jeux de scene, coincidences saugrenues, effets fort gros et souvent éculés, mais qui passent la rampe. Cest le triomphe ďun mécanisme comique minutieusement regie, qui se repete avec de menues variantes d'une piece á l'autre. Tout tourne autour de l'adultere, ou d'une simple « coucherie ». Tout le monde se rencontre, par une convergence de hasards complaisants, - se rencontre et se fuit, en un ballet vertigineux - autour d'un lit, dans une chambre ďhôtel. Un běgue, un prince slave, une Anglaise ou un Beige apportent le grain de sei de leur jargon ... et tout se termine le mieux du monde, parmi les éclats de rire. Avocat, journaliste, industriel, poete, romancier, auteur dramatique, Tristan BERNARD (1866-1947) fut surtout un humoriste. On cite de lui une foule de bons mots, et c'est l'humour qui fait le charme de ses romans (Mémoires d'un Jeune Homme range, Amants et Voleurs, Le Mari pacifique) comme de ses pieces en un, trois ou cinq actes, depuis Les Pieds nickelés (1895) jusqu'á Jules, Juliette et Julien (1929). Aucune monotonie ďailleurs dans ce theatre qui compte parmi ses réussites un court vaudeville reste au repertoire, L'Anglais tel qu'on le parle (1899); une parodie « tragicomique », L'Etrangleuse (1908); une amüsante reprise du thěme éternel des Ménechmes, Les Jumeaux de Brighton (19°8); ou une comédie de caractěre comme Monsieur Codomat (1907). Ce dernier aspect apparaissait déjá, en 1905, dans Triplepatte (en collaboration avec André Godfernaux); cette comédie de ľindécision unit sans disparate l'esprit, la fantaisie et la satire légére á une Sympathie comprehensive, presque attendrie (cf. p. 65). Deux hommes du monde, Robert DE FLERS (1872-1927) et Gaston Arman DE CAILLAVET (1869-1915) inaugurent avec le siěcle une collaboration féconde. Les salons, les coulisses des Lettres et de la Politique n'ont pas de secrets pour eux, et ils goutent vivement les potins « bien parisiens ». Aussi, parmi quelques incursions sur le domaine de la parodie ou de la comédie sentimentale, trouvent-ils leur voie dans la satire des moeurs. Mais cette satire n'est jamais virulente: méme lorsqu'ils raillent (dans Ľ Habit vert) ľétrange coutume d'apporter des condoléances presque officielles á une femme mariée que son amant vient de quitter, les auteurs gardent un ton de bonne compagnie. Lucides, amuses, ils demeurent indulgents et ľamabilité mondaine émousse les traits de « rosserie ". Les deux grands succěs de ce theatre gai sont Le Roi (1908) et surtout LHabit vert (1912). Quelque peu malmenée dans cette piece, l'Académie Francaise n'en tint pas rigueur á Robert de Flers, puisqu'elle l'accueillit dans son sein. 5 FJIA022 Littérature fran^aise III (XXe siěcle) III. Le theatre avant 1914 III.5. La farce - lejarrysme Lorsque sa bouffonnerie transgresse á plaisir touš les « contrôles» de la pure vérité humaine et de la vision banale des choses, la farce ne grossit plus seulement les traits et les gestes: eile les grandit démesurément comme le fait, mais dans un autre dessein, ľépopée. Elle trouve, en consequence, une sorte de merveilleux dans le fantastique de ľinvraisemblance: eile devient épique. Selon les gouts, on la declare alors ou grandiose ou simplement énorme. Ce sont bien lá les deux épithétes qu'appelle ďordinaire Ubu Roi, oeuvre peu lue á ľorigine et peu representee mais qui, justement, a trouvé dans la tradition orale une nouvelle occasion de deformation légendaire. Alfred Jarry (1873-1907) Né robuste mais mal équilibré, mort tuberculeux á ľhôpital, ALFRED JARRY a vite usé son existence dans une extraordinaire dépense physique, ľabus de ľabsinthe, - son « herbe sainte» - et la tension qu'exigeait son attitude de défi universel. Mais s'il a souvent revétu (á partir de 1896) le personnage d'Ubu, il a été tout autre chose qu'un simple grotesque. Brillant et turbulent élěve du Lycée de Rennes, tenté un instant par l'Ecole Normale qu'il prépara dans la « Khägne » d'Henri IV oú il put confirmer son esprit de canular, il fut, avec une nuance agressive, un authentique poete symboliste (Les Minutes de Sable Memorial, 1894; César Antéchrist, 1895), et un romancier d'une rare hardiesse dans les sujets et la technique (Les Jours et les Nuits, 1897; Le Surmäle, 1902). II fut aussi le théoricien de la « Pataphysique», trop souvent invoquée á tort et qui est en realite un systéme médité de désintégration totale et de reconstruction dans l'insolite. En fait, Jarry offre, avant ľheure, un exemple « d'engagement» de ľétre entier dans touš ses gestes, littéraires ou non. II entre dans la lignée qui, des Bousingots d'aprés 1830 (Pétrus Borel le « Lycanthrope », par exemple) jusqu'aux Surréalistes (cf. p. 341), comprend des génies curieux (Lautréamont), des génies véritables (Rimbaud) et méme des rates: leur trait commun est de considérer la littérature comme un acte de negation libératrice, trop facilement qualifié, d'ailleurs, de « prométhéen». Cest dans cette optique qu'il faut aborder les outrances, les grossiéretés, la médiocrité littéraire mais aussi le sens profond de la geste d'Ubu. La geste d'Ubu II y a, en effet, trois Ubu. D'abord celui qui, né de ľimagination collective d'une classe en reaction contre un professeur prétendu odieux, est devenu, grace á Jarry, Ubu Roi, incarné par Gémier lui-méme au Theatre de l'CEuvre, en 1896. Mais aussi, Ubu Enchainé (1900) et un Ubu sur la Butte (1906), qui tourne plutôt á la revue satirique. Dans les trois textes, aujourd'hui confondus dans la version globale d'Ubu adoptée en 1960 par le T.N.P., le personnage, qui ne manque pas de bon sens lorsqu'il condamne lui-méme certaines contraintes de ľexistence, rassemble surtout dans une image vengeresse tous les traits de la vulgarité, de la bassesse et de ľabsurdité triomphantes. Ubu, maítre d'absurdité « Anči en roi ď Aragon, officier de confiance du roi Venceslas», le masque fantastique a d'abord, pour premiére parole, lancé « LE» mot célěbre (cf. 1. 54). Puis, il a lächement renversé le Roi de Pologne, son bienfaiteur, et fait massacrer presque toute la famille royale. Avant d'étaler sa couardise dans une guerre grotesque contre Bougrelas, héritier du tróne, il s'affirme ici dans le déploiement de l'arbitraire qui est une forme de l'absurde. Pour estimer á leur juste valeur le ton et 6 FJIA022 Littérature francaise III (XXe siecle) III. Le theatre avant 1914 les procédés de Jarry, toujours un peu gros, on pourra comparer ce passage á la scéne oú A. Camus fait donner par son Caligula une lecon ďabsurdité d'une tout autre portée. 7