IX) Le roman de 1919 à 1939 I Le privilège du roman - tendances, courants, auteurs IX.a. Le privilège du roman • une véritable inflation de la littérature romanesque : – l'élargissement du public – l'affirmation de son goût pour la fiction narrative – la popularité croissante des prix littéraires – le développement d'une « paralittérature » d'inspiration historique ou relevant du reportage – le cinéma, la télévision, grands consommateurs de fiction narrative d'origine littéraire, • le roman - caractère distinctif de genre libre de toute servitude, – épouse toutes les évolutions, – satisfait toutes les formes imaginables d'individualisme littéraire – plus d'esthétique commune, – plus « d'écoles » littéraires – les initiatives individuelles = le moteur principal; – cesse d'être un genre, pour devenir un mode d'expression • infiniment malléable, • tous les apports possibles, • techniques littéraires les plus variées, des plus traditionnelles aux plus audacieuses. • une classification impossible – hétérogénéité fait son originalité et sa valeur. • affinités entre romanciers d'inspiration voisine 2 courants dominants – 1) fiction romanesque conservant fondements réalistes - modèle d'un humanisme moderne (Saint-Exupéry, Duhamel, Giono, Martin du Gard); – 2) littérature utilisant des ressources psychologiques - « littérature du spirituel». (Mauriac, Radiguet, Colette) • personnalité hors du commun, marginaux ou maudits (Jouhandeau, Céline) • Les oeuvres: tradition et innovation, – la tradition - le recours à des composants en quelque sorte constants, – l'innovation - le traitement personnel, parfois même non conformiste, de ces composants, IX.b. Le roman d'analyse renouvellement d'une tradition • Dès le Moyen Age – la raison d'être de l‘apparition du roman et de son développement = l'analyse des caractères – la « psychologie » = une seconde nature – Depuis les romans romantiques du XIXe - la prédominance centrale du personnage dans le roman français – Le roman d'analyse - remarquable pouvoir de renouvellement et capacité d'adaptation à des normes ou modes littéraires nouvelles Raymond Radiguet (1903-1923) • un véritable personnage littéraire • Carrière littéraire précoce - du côté de l'avant-garde – Montmartre et Montparnasse, Picasso, Modigliani, Marie Laurencin, Gris, les musiciens du Groupe des Six : Milhaud, Auric, Honegger... • poésie - les Joues en feu, 1920 • théâtre (Mamelles de Tirésias d'Apollinaire) - les Pélicans (1920) • le surréalisme naissant • amitié de Jean Cocteau – un opéra-comique d'après Paul et Virginie (musique d'Erik Satie) • Déjà en 1920, le Diable au corps, publié en 1923 – adaptation au cinéma avec Gérard Philipe – histoire, en partie autobiographique, – des amours d'un adolescent et d'une jeune femme dont le mari est au front – donnée romanesque au fond assez banale, mais une acuité dans l'analyse • Bal du comte d'Orgel – Technique plus subtile et plus raffinée – deux faces du roman d'analyse en équilibre: • La face ludique et la face dramatique : – une extrême subtilité - l'analyse par le mari de la passion de sa femme – style, sa constance de ton et de rythme IX.c. Roman psychologique et « littérature féminine » (Colette, F. Sagan, F. Mallet-Joris) • Le romanesque en général s’exprime volontiers au féminin • il arrive même au roman de se faire l’organe privilégié d’un féminisme éventuellement militant : – XVIIe s. les Précieuses et des Femmes savantes, – XIXe s. Germaine se Staël et George Sand, – XXe s. Simone de Beauvoir, Deuxième sexe. – Madame de Sévigné, sa correspondance - véritable roman épistolaire – une sorte d’éclipse au XIXe s. (l’un des siècles les plus masculins de l’histoire de la littérature française) • XXe s., dans sa deuxième moitié, – renoue avec la tradition – romanesque d’une psychologie « naturelle » (déjà, au XIIe siècle) – retour à la nature, • retour à la nature quasi primitive des sentiments • retour à la nature comme décor et comme lieu privilégié d'expression de la personnalité, avec correspondance Colette (1873-1954) • Débuts - série des Claudine, d'avant 1914 la Retraite sentimentale (1907) et la Vagabonde (1910), – mélange d'autobiographie romancée, d'étude de mœurs, d'analyse psychologique et d'évocations de la nature • les œuvres de véritable maturité - après 1920, à partir du Blé en herbe (1923) – les troubles de l'adolescence, une observation lucide, – harmonisée avec la tendresse – une authentique sympathie avec les personnages • le cadre de nature (le Blé en herbe) – le naturel de la scène accentué par la présentation discrète d‘une plage bretonne par de rapides mais fréquentes notations descriptives. – la romancière place le lecteur au point de vue du héros et note son monologue intérieur Ainsi lorsque Vinca et Philippe, après le bain, déjeunent ensemble « Le déjeuner l'empêcha de rejoindre son souvenir nocturne, assoupi à cette heure du milieu du jour, et mouvant à peine au fond de son gîte noir. Il subit des compliments sur sa pâleur poétique, des critiques sur son silence et son manque d'appétit. Vinca dévorait, et rayonnait d'une blessante allégresse. Phil l'observait sans bienveillance, notait la vigueur des mains concassant le homard, l'altier mouvement du cou rejetant les cheveux. « Je devrais me réjouir », pensait-il, « Elle ne se doute de rien. » Mais en même temps il souffrait de cette sérénité inexorable, et exigeait au fond de lui-même que Vinca fût tremblante comme une graminée, consternée d'une trahison qu'elle eût dû sentir errer comme un de ces orages hésitants qui tournent, l'été, autour de la baie bretonne.» • Une sorte de programme: – passer en revue les zones décisives de la psychologie amoureuse, – avec une sorte de naïveté – l'extrême pureté du regard, de l'analyse et du style • la jalousie dans Duo (1934), • les dissonances d'instinct ou de caractère dans Chéri (1920) et surtout la Fin de Chéri (1926) • Gigi (1943), description continue qui suit le personnage à la trace et observation attachée à la particularité d'un milieu marginal, de la naissance précoce de la femme dans une jeune adolescente. • la délicatesse de touche de Colette – corrigeant ce que sa lucidité pourrait avoir d'implacable, parfois même de sarcastique, – la perception de la présence du naturel jusque dans les personnages, les milieux ou les histoires les plus bizarres. IX.d. Vers un réalisme magique Jean Giono (1895-1970) • une humanité primitive qui peuple l'univers provençal de Giono (fils d'un cordonnier de Manosque) – Naissance de l'Odyssée (1930). • Porte-parole d’une humanité condamnée au silence • De sa manière de vivre, • de son langage, • de ses sentiments, • conceptions sociales ou morales non formulées et qu'elle serait, sans son interprète, bien incapable de formuler. • un naturisme panthéiste, charnel et virtuellement mystique • placé sous l'invocation de Pan – la trilogie formée par Colline (1928), Un de Baumugnes (1929) et Regain (1930), ensemble accompagne d'une Présentation de Pan (1930). • La référence mythologique souligne la présence d'une divinité qui se confond avec elle • la genèse inattendue d'un merveilleux (Colline qui se met a « faire des siennes ».) • l'univers de Giono est sous le soleil, tout est pénétré de bonheur païen et d'innocence préadamite • mais en Provence aussi la nature, – c'est aussi une magie partout présente et partout agissante • Jean le Bleu (1932), le plus autobiographique des romans de Giono. « Je lus l'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lançaient. Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces épieux, ces piques, ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues, j'étais dans l'Iliade rousse. » • Un livre de Giono - « Iliade rousse », une grande épopée naturiste, – le merveilleux éclate dans le primitif, – la communion de l'homme et de la nature (le dieu Pan naturalisé provençal.) « Ça vient de ce qu'on n'a pas d'instruction ; que voulez-vous qu'on y fasse ? Cette feuille-là, elle m'en disait plus à moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d'une clarinette. « C'est comme ça. « Eh bien ! la musique d'Albin, elle était cette musique de feuilles de platanes, et ça vous enlevait le coeur. » • naturisme, - une sorte de sagesse – principe universel d'un humanitarisme concret, appuyé sur les valeurs paysannes et primitives, tout à l'opposé de l'humanitarisme utopique de tradition romantique. • glissement de l’œuvre dans les années antérieures à 1940, – le ton volontiers prophétique et parfois déclamatoire du Chant du monde (1934) et des Vraies richesses (1936), – le côté agressif de Refus d'obéissance (1937): – évolution logique, – Regain les sources d’une pensée qui tend à devenir une idéologie • l'engagement de Giono au service du pacifisme et d'une sorte d'anarchisme • Mais bientôt il revient à sa vraie nature, – celle d'un chantre lyrique dont la vocation n'est pas de délivrer un message, – mais plutôt de simplement porter témoignage. – il prend conscience des risques d'un style trop oratoire • à partir de 1944, un virage très sensible qui a pu faire croire à la naissance d'un nouveau Giono – l'écriture, plus maîtrisée, plus incisive, plus « classique » – Un roi sans divertissement (1947), Noé (1947) et le Hussard sur le toit (1951) • seconde partie de l'œuvre – en continuité avec la première • le hussard Angelo = un personnage gionesque – une sorte d'immunité conférée au héros par le dieu Pan davantage maître de ses actes, capable de détachement, d'ironie et d'humour, un peu cynique. • la spontanéité pure n’est plus la clé du génie littéraire – expérimentation, les moyens de se rendre maître de son propre univers, maître de ses personnages et de son style. – les œuvres intermédiaires,(Noé, Ennemonde (1968) le montrent bien. – triomphe dans les Deux cavaliers de l’orage (écrit en 1951 et publie seulement en 1965) • roman historique et militaire, mais aussi roman paysan. « A cette foire-la, on vend des paons. Il n'y en a pas cent mille, il y en a trente ou cinquante au plus. Mais pour cette sorte de chose c'est beaucoup. Il ne s'agit pas d'acheter de la volaille, il s'agit de s'acheter du contentement. Tous les marchands de paons sont de Saint-Hilaire. Tous les acheteurs sont des Hautes-Collines. Saint-Hilaire est un pays de coteaux lieu de tendresse plein de fleurs, cosmos, roses, trémières, capucines de toutes les couleurs, et même des tournesols si éclatants dans le vert des près qu'on les voit et qu'ils éblouissent depuis les lisières des Hautes-Collines. On comprend très bien que les gens de cet endroit vendent des paons. »