Tous les chemins vont vers la ville Du fond des brumes L`a-bas, avec tous ses étages Et ses grands escaliers, et leurs voyages Jusques au ciel, vers de plus hauts étages Comme d'un reve, elle s'exhume. L`a-bas, Ce sont des ponts tressés en fer Jetés, par bonds, `a travers l'air ; 10 Ce sont des blocs et des colonnes Que dominent des faces de gorgonnes[1] ; Ce sont des tours sur des faubourgs Ce sont des toits et des pignons, En vols pliés, sur les maisons ; C'est la ville tentaculaire Debout Au bout des plaines et des domaines. Des clartés rouges Qui bougent 20 Sur des poteaux et des grands mâts Meme `a midi, brulent encor Comme des yeux monstrueux d'or, Le soleil clair ne se voit pas : Bouche qu'il est de lumiere, fermée Par le charbon et la fumée, Un fleuve de naphte et de poix Bat les môles de pierre et les pontons de bois. Les sifflets crus des navires qui passent Hurlent la peur dans le brouillard : 30 Un fanal vert est leur regard Vers l'océan et les espaces. Des quais sonnent aux entrechocs de leurs fourgons Des tombereaux grincent comme des gonds Des balances de fer font choir des cubes d'ombre Et les glissent soudain en des sous-sols de feu ; Des ponts s'ouvrant par le milieu Entre les mâts touffus dressent un gibet sombre Et des lettres de cuivre inscrivent l'univers, Immensément, par `a travers[2] 40 Les toits, les corniches et les murailles Face `a face, comme en bataille. Par au-dessus, passent les cabs[3], filent les roues Roulent les trains, vole l'effort Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or. Les rails ramifiés rampent sous terre En des tunnels et des crateres Pour reparaître en réseaux clairs d'éclairs Dans le vacarme et la poussiere. 50 C'est la ville tentaculaire. La rue — et ses remous comme des câbles Noués autour des monuments — Fuit et revient en longs enlacements Et ses foules inextricables Les mains folles, les pas fiévreux, La haine aux yeux Happent des dents le temps qui les devance. A l'aube, au soir, la nuit, Dans le tumulte et la querelle, ou dans l'ennui 60 Elles jettent vers le hasard l'âpre semence De leur labeur que l'heure emporte : Et les comptoirs mornes et noirs Et les bureaux louches et faux Et les banques battent des portes Aux coups de vent de leur démence. Dehors, une lumiere ouatée Trouble et rouge comme un haillon qui brule De réverbere en réverbere se recule. La vie, avec des flots d'alcools est fermentée. 70 Les bars ouvrent sur les trottoirs Leurs tabernacles de miroirs Ou se mirent l'ivresse et la bataille ; Une aveugle s'appuie `a la muraille Et vend de la lumiere, en des boîtes d'un sou ; La débauche et la faim s'accouplent en leur trou Et le choc noir des détresses charnelles Danse et bondit `a mort dans les ruelles. Et coup sur coup, le rut grandit encore Et la rage devient tempete : 80 On s'écrase sans plus se voir, en quete Du plaisir d'or et de phosphore ; Des femmes s'avancent, pâles idoles Avec, en leurs cheveux, les sexuels symboles. L'atmosphere fuligineuse et rousse Parfois loin du soleil recule et se retrousse Et c'est alors comme un grand cri jeté Du tumulte total vers la clarté : Places, hôtels, maisons, marchés Ronflent et s'enflamment si fort de violence 90 Que les mourants cherchent en vain le moment de silence Qu'il faut aux yeux pour se fermer. Telle, le jour — pourtant lorsque les soirs Sculptent le firmament de leurs marteaux d'ébene, La ville au loin s'étale et domine l`a plaine Comme un nocturne et colossal espoir. Elle surgit : désir, splendeur, hantise ; Sa clarté se projette en lueurs jusqu'aux cieux, Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise Ses rails sont des chemins audacieux 100 Vers le bonheur fallacieux Que la fortune et la force accompagnent ; Ses murs se dessinent pareils `a une armée Et ce qui vient d'elle encor de brume et de fumée Arrive en appels clairs vers les campagnes. C'est la ville tentaculaire La pieuvre ardente et l'ossuaire Et la carcasse solennelle. Et les chemins d'ici s'en vont `a l'infini. Vers elle. Les Campagnes Hallucinées (Mercure de France, éditeur). ------------------------------- [1] Pour Gorgones : orthographe du Mecure de France dont nous respectons aussi la ponctuation. [2] Renforcement archaique (plus loin : par au-dessus) qui compte parmi les « tics " du poete comme l'emploi de certains pluriels (cf. v. 92). [3] Ce mot révele que le décor est celui de Londres. A partir du v. 92, le poete évoque les plaines flamandes. Il procede par visions composites.