Gabriel Vicaire (1848-1900) et Henri Beauclair (1880-1919) Les Déliquescences d’Adoré Floupette, poèmes décadents Le Parnassiculet contemporain, puis les Dixains réalistes avaient haussé la parodie à dignité d’instrument de combat dans la mêlée littéraire. On s’était moqué du ramasse, on s’était moqué, tout spécialement, de François Coppée ; il était normal que le symbolisme suscitât la même réaction, surtout dans ses années de formation où, il bien faut le dire, l’enthousiasme qui le portait donnait parfois naissance à des œuvres « quintessenciées » où le bizarre finissait par le disputer au ridicule. D’où ces Déliquesences d’un Adoré Floupetie inventé de toutes pièces, dont Marius Tapora finit par écri rire une biographie fictive — et qui, dans un parfum de scandale qui flotta sur Paris, révélaient les dangers qui guettaient les nouveaux poètes. Pour avoir péché Mon cœur est un Corylopsis du Japon, rose Et pailleté d’or fauve, — à l’instar des serpents. Sa rancœur détergeant un relent de Chlorose, Fait, dans l’Ether baveux, bramer les Œgypans. Mon âme Vespérale erre et tintinnabule, Par delà le cuivré des grands envoûtements; Comme un crotale, pris aux lacs du Vestibule, Ses ululements fous poignent des Nécromans. Les Encres, les Carmins, flèches, vrillent la cible, Qu’importe si je suis le Damné qui jouit ? Car un Pétunia me fait immarcescible. Lys ! Digitale ! Orchis ! Moutarde de Louit ! Pizzicati Les Taenias, Que tu nias, Traîtreusement s’en sont allés. Dans la pénombre, Ma clameur sombre A fait fleurir des azalées. Pendant les nuits, Mes longs ennuis Brillent ainsi qu’un flambeau clair. De cette perte Mon âme est verte; C’est moi qui suis le solitaire! CHARLES CROS (1842-1888) Charles Cros n’était jamais en retard d’une fantaisie de l’esprit. Nous donnons ici un extrait de son article L’Église des Totalistes, paru dans la Revue du Monde nouveau en avril 1874, où il oppose au Parnasse, un mouvement poétique inventé - textes mêmes à l’appui -, qui n’est pas sans annoncer, sur le mode, d’une parodie spéculative, la grande mêlée littéraire qui va bientôt balayer Paris. L’Église des Totalistes [...] Mais désormais l’école parnassienne se voit miner d’une façon bien plus dangereuse, d’un côté tout opposé. Les premiers dissidents lui reprochaient d’être méticuleuse, empaillée, crustacée, etc. Voici que de l’horizon viennent des paroles qui lui vont droit au cœur. « Parnassiens, vous n’êtes ni nouveaux, ni précis, ni corrects. Votre versification est banale; votre esthétique lâchée. » Ces vociférations menaçantes sortent d’un antre qui s’appelle l’Église des Totalistes. Nous avons tout lieu de croire que le promoteur de ce terrible mouvement n’est autre que l’Égérie mâle de M. Alexandre Dumas fils, la nymphe qui se nomme Henri Favre, commentateur méthodique, fonctionnel, distributif et pratique de la Bible, médiateur éternel de l’Uni-Totalité absolue, conférencier élohimaire et médecin aliénisateur. L’État-major des Totalistes a des réunions secrètes, et Dieu lui-même n’y a pas ses entrées. Que comprendrait-il à ce qu’on y dit ? D’effroyables machinations s’y préparent, des transformations intégrales du but et des moyens poétiques connus, et aussi une sériation alkaëstique de l’art passé. Des indiscrétions, peut-être heureuses pour nous autres, vieux stationnaires, nous ont livré ces petits spécimens de l’art nouveau : Rimes totales À un Page bleu de la Reine Ysabeau Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses, Où, dure, Eve d’efforts sa langue irrite (erreur !) Ou du rêve des forts alanguis rit (terreur !), Danse, aime, bleu laquais, ris d’oser des mots roses Je crois que, malgré les gens de talent et de fécondité qu’elle possède, la nouvelle secte ne pourra pas produire un stock bien massif de ces vers totalement rimé. Aussi la zizanie s’est-elle déjà montrée en ce groupe, et une sous-secte, à une majorité ridicule, a pu faire tolérer, malgré que les consonnes de rimes ne soient pas semblables, les sonnets monosyllabiques suivants : MONOLOGUE COMBAT SUICIDE de l’Amour Maternel naval du Soupeur Blasé Qu ‘on Mer, Titres Change Croule, Lus! Son Foule Pitres Lange ! L’air! Vus! Mange, Chair, Litres Mon Roule Bus! Bon Sous le Plus Ange. Fer! D’huîtres... Trois L’onde Mort, Mois Ronde Ange D’âge!... Bout. Fort, Sois Ombre... Change Sage : Tout Mes Bois. Sombre ! Mets ! Les trois sonnets sont mystérieusement signés NIX. Et, sur le même cliiffon de papier, j’ai trouvé ce vers, qu’on peut lire par les deux bouts: Léon, émir cornu d’un roc, rime Noël. Pauvres parnassiens rigoureux, que faire devant de pareilles armes ? ALFRED JARRY (1873-1907) Qui ne cannait le Père Ubu dont jarry fut le créateur dès l’âge de quinze ans ? Ce symboliste attardé, tant dans certains de ses thèmes que dans les volutes de ses phrases (pensons surtout aux Minutes de Sable mémorial), ce pataphysicien des Gestes et Opinions du docteur Faustroll, se promène avec délectation du scandale à la poésie pure, de la parodie la plus fanche à la musique secrète des lythmes les plus simples. La régularité de la châsse Pris Dans l’eau calme de granit gris, nous voguons sur la lagune dolente. Notre gondole et ses feux d’or dort lente. Clair, un vol d’esprits flotte dans l’air : corps aériens transparents, blancs linges, inquiétants regards dardés des sphinges. Et le criblant d’un jeu de palet, fins disques, brillez au toit gris des limbes mornes et des souvenirs feus, bleus nimbes... La gondole spectre que hala la mort sous les ponts de pierre en ogive, illuminant son bord brodé dé- rive.