Ubu, maître d'absurdité « Ancien roi d'Aragon, officier de confiance du roi Venceslas », le masque fantastique a d'abord, pour premiere parole, lancé « le » mot célebre. Puis, il a lâchement renversé le roi de Pologne, son bienfaiteur, et fait massacrer presque toute la famille royale. Avant d'étaler sa couardise dans une guerre grotesque contre Bougrelas, héritier du trône, il s'affirme ici dans le déploiement de l'arbitraire qui est une forme de l'absurde. « Portrait de M. Ubu », dessin `a la plume de Jarry. (Ph. Jeanbor © by College de Pataphysique - Photeb) ä á « Le véritable portrait de M. Ubu », par Jarry. (Mercure de France. Paris. 1897. Bibliotheque Nationale. Paris. Ph. © Bibl. Nat. - Photeb) pere ubu : Apportez la caisse `a Nobles et le crochet `a Nobles et le couteau `a Nobles et le bouquin `a Nobles ! Ensuite, faites avancer les Nobles. (On pousse brutalement les Nobles.) mere ubu : De grâce, modere-toi. Pere Ubu. pere ubu : J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens. nobles : Horreur ! A nous peuple et soldats ! pere ubu : Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet `a Nobles. Ceux qui seront condamnés `a mort, je les passerai dans la trappe, ils passeront dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-`a-sous, ou on les décervélera[1]. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ? LE noble : Comte de Vitepsk. pere ubu : De combien sont tes revenus ? LE noble : Trois millions de rixdales. pere ubu : Condamné ! (Il le prend avec un crochet et le passe dans le trou.) mere ubu : Quelle basse férocité ! pere ubu : Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ? LE noble : Grand-duc de Posen. pere ubu : Excellent ! Excellent ! Je n'en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisieme Noble, qui es-tu ? Tu as une sale tete. le noble : Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau. pere ubu : Tres bien ! tres bien ! Tu n'as rien autre chose ? le noble : Rien. pere ubu : Dans la trappe, alors. Quatrieme Noble, qui es-tu ? le noble : Prince de Podolie. pere ubu : Quels sont tes revenus. le noble : Je suis ruiné ! pere ubu : Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquieme Noble, qui es-tu ? le noble : Margrave de Thorn, palatin de Polock. pere ubu : Ça n'est pas lourd. Tu n'as rien autre chose ? le noble : Cela me suffisait. pere ubu : Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu'as-tu `a pigner[2], Mere Ubu ? mere ubu : Tu es trop féroce, Pere Ubu. pere ubu : Eh ! je m'enrichis. Je vais me faire lire ma liste de mes biens. Greffier, lisez ma liste de mes biens. le greffier : Comté de Sandomir. pere ubu : Commence par les principautés, stupide bougre ! le greffier : Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn. pere ubu : Et puis apres ? á Lithographie d'Alfred Jarry pour la création d'« Ubu Roi » (1896). (Bibliotheque de l'Arsenal. Paris. Ph. Jeanbor © Arch. Photeb). le greffier : C'est tout. pere ubu : Comment, c'est tout ! Oh ! bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m'enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles et ainsi j'aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépechez-vous, plus vite, je veux faire des lois maintenant. plusieurs : On va voir ça. pere ubu : Je vais d'abord réformer la justice, apres quoi nous procéderons aux finances. plusieurs magistrats : Nous nous opposons `a tout changement. pere ubu : Merdre ! D'abord les magistrats ne seront plus payés. magistrats : Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres. pere ubu : Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés `a mort. un magistrat : Horreur ! deume : Infamie ! troisieme : Indignité ! tous : Nous nous refusons `a juger dans des conditions pareilles. pere UBU : A la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain.) Ubu Roi, III, 2 (Fasquelle). Magistrats et financiers passent eux aussi `a la trappe. Par la suite on voit Pere Ubu, accompagné des « salopins » de finance — ses gabelous — et précédé du voiturin `a phynances (la célebre orthographe apparaît ici), venir lui-meme percevoir les impôts dans les chaumieres. Le premier paysan menacé de « décollation du cou et de la tete » se nomme Stanislas Leczinski... « Avec ce systeme, dit Ubu, j'aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m'en irai ». ------------------------------- [1] A partir de 1900, en guise de « remerciement aux spectateurs », a été introduite la chanson du décervelage : « Voyez, voyez la machin' tourner — Voyez, voyez la cervell' sauter — Voyez, voyez les Rentiers trembler. » [2] Pleurnicher : terme encore en usage dans l'Ouest.