ALAIN-FOURNIER (1886-1914) Questions: 1) La fete dont vous avez lu, comment elle vous semble? 2) Dans cet extrait, quels elements se trouvent dans l'opposition reciproque? 3) Quels precedes l'auteur utilise pour creer 1'atmosphere onirique? _Extraits_ CHAPITRE XIII LA FETE ETRANGE. Des qu'ils eurent disparu, l'ecolier sortit de sa cachette. II avait les pieds glaces, les articulations raides ; mais il etait repose et son genou paraissait gueri. — Descendre au diner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je serai simplement un invite dont tout le monde a oublie le nom. D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. II est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient... Au sortir de l'obscurite totale de l'alcove, il put y voir assez distinctement dans la chambre eclairee par les lanternes vertes. Le bohemien l'avait« garnie ». Des manteaux etaient accroches aux pateres. Sur une lourde table a toilette, au marbre brise, on avait dispose de quoi transformer en muscadin tel garcon qui eut passe la nuit precedents dans une bergerie abandonnee. II y avait, sur la cheminee, des allumettes aupres d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eut l'impression d'etre dans une maison depuis longtemps abandonnee... En allant vers la cheminee, il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites boTtes : il etendit le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder. C'etaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables cravates blanches et des souliers vernis du debut de ce siecle. II n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoye en frissonnant, il endossa sur sa blouse d'ecolier un des grands manteaux dont il releva le collet plisse, remplaca ses souliers ferres par de fins escarpins vernis et se prepara a descendre nu-tete. II arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans un recoin de cour obscur. L'haleine glacee de la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son manteau. II fit quelques pas et, grace a la vague clarte du ciel, il put se rendre compte aussitot de la configuration des lieux. II etait dans une petite cour formee par des batiments des dependances. Tout y paraissait vieux et ruine. Les ouvertures au bas des escaliers etaient beantes, car les portes depuis longtemps avaient ete enlevees ; on n'avait pas non plus remplace les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtant toutes ces batisses avaient un mysterieux air de fete. Une sorte de reflet colore flottait dans les chambres basses ou Ton avait du allumer aussi, du cote de la campagne, des lanternes. La terre etait balayee; on avait arrache l'herbe envahissante. Enfin, en pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix d'enfants et de jeunes filles, la-bas, vers les batiments confus ou le vent secouait des branches devantles ouvertures roses, vertes etbleues des fenetres. II etait la, dans son grand manteau, comme un chasseur, a demi penche, pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du batiment voisin, qu'on aurait cru desert. II avait un chapeau haut de forme tres cintre qui brillait dans la nuit comme s'il eut ete d'argent; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon a sous-pieds... Cet elegant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il eut ete Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete etrange. 1 ALAIN-FOURNIER (1886-1914) souleve par les elastiques de son pantalon, mais avec une rapidite extraordinaire. II salua Meaulnes au passage sans s'arreter, profondement, automatiquement, et disparut dans l'obscurite, vers le batiment central, ferme, chateau ou abbaye, dont la tourelle avait guide l'ecolier au debut de l'apres-midi. Apres un instant d'hesitations, notre heros emboTta le pas au curieux petit personnage. lis traverserent une sorte de grande cour-jardin, passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure centrale. Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutee comme une porte de presbytere, etait a demi ouverte. L'elegant s'y engouffra. Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se trouva, sans voir personne, entoure de rires, de chants, d'appels et de poursuites. Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes hesitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derriere lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. II courut pour les voir et les rattraper, a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraTcheur du soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets a brides, ettout va disparaTtre dans un brusque eclat de lumiere. Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu ; leurs amples jupes legeres se soulevent et se gonflent; on apercoit la dentelle de leurs longs, amusants pantalons; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles bondissent dans la piece et referment la porte. Meaulnes reste un moment ebloui et titubant dans ce corridor noir. II craint maintenant d'etre surpris. Son allure hesitante et gauche le ferait, sans doute, prendre pour un voleur. II va s'en retourner deliberement vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits garcons qui s'approcherent en parlant. — Est-ce qu'on va bientot diner, leur demande Meaulnes avec aplomb. — Viens avec nous, repond le plus grand, on va t'y conduire ». Et avec cette confiance et ce besoin d'amitie qu'ont les enfants, la veille d'une grande fete, ils le prennent chacun par la main. Ce sont probablement deux petits garcons de paysans. On leur a mis leurs plus beaux habits : de petites culottes coupees a mi-jambe qui laissent voir leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de velours bleu, une casquette de meme couleur et un nceud de cravate blanc. — La connais-tu, toi ? demande l'un des enfants. — Moi, fait le plus petit, qui a une tete ronde et des yeux nai'fs, maman m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait a un joli pierrot. — Qui done ? demande Meaulnes. — Eh bien ! la fiancee que Frantz est alle chercher... Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois arrives a la porte d'une grande salle ou flambe un beau feu. Des planches, en guise de table, ont ete posees sur des treteaux ; on a etendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dinent avec ceremonie. CHAPITRE XIV LA FETE ETRANGE (suite]. Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete etrange. 2 ALAIN-FOURNIER (1886-1914) C'etait, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que Ton offre, la veille des noces de Campagne, aux parents qui sont venus de tres loin. Les deux enfants avaient lache les mains de l'ecolier et s'etaient precipites dans une chambre attenante ou Ton entendait des voix pueriles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec audace et sans s'emouvoir, enjamba un banc et se trouva assis aupres de deux vieilles paysannes. II se mit aussitöt ä manger avec un appetit feroce ; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tete pour regarder les convives et les ecouter. On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient ä peine se connaTtre. Iis devaient venir, les uns, du fond de la Campagne, les autres, de villes lointaines. II y avait, epars le long des tables, quelques vieillards avec des favoris, et d'autres completement rases qui pouvaient etre d'anciens marins. Pres d'eux dinaient d'autres vieux qui leur ressemblaient: raeme face tannee, meraes yeux vifs sous des sourcils en broussaille, meraes cravates etroites comme des cordons de souliers... Mais il etait aise de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigue plus loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangue, roule plus de mille fois sous les averses et dans le vent, c'etait pour ce dur voyage sans peril qui consiste ä creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et ä retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques vieilles paysannes avec de rondes figures ridees comme des pommes, sous des bonnets tuyautes. II n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit ä l'aise et en confiance. II expliquait ainsi plus tard cette impression quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume : « II y a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient». On imagine de vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont persuades ä l'avance que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement parmi ces bonnes gens-lä les convives de cette salle avaient ete choisis. Quant aux autres, c'etaient des adolescents et des enfants... Cependant, aupres de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient: — En mettant tout pour le mieux, disait la plus agee, d'une voix cocasse et suraigue qu'elle cherchait vainement a adoucir, les fiances ne seront pas la, demain, avant trois heures. — Tais-toi, tu me ferais mettre en colere, repondait l'autre du ton le plus tranquille. Celle-ci portait sur le front une capeline tricotee. — Comptons ! reprit la premiere sans s'emouvoir. Une heure et demi de chemin de fer de Bourges a Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici... La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grace a cette paisible prise de bee, la situation s'eclairat faiblement: Frantz de Galais, le fils du chateau — qui etait etudiant ou marin ou peut-etre aspirant de marine, on ne savait pas... — etait alle a Bourges pour y chercher une jeune fille et l'epouser. Chose etrange, ce garcon, qui devait etre tres jeune et tres fantasque, reglait tout a sa guise dans le Domaine. II avait voulu que la maison ou sa fiancee entrerait ressemblat a un palais en fete. Et pour celebrer la venue de la jeune fille, il avait invite lui-meme ces enfants et ces vieilles gens debonnaires. Tels etaient les points que la discussion des deux femmes precisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystere, et reprenaient sans cesse la question du retour des fiances. L'une tenait pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apres-midi. — Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune avec calme. Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete etrange. 3 ALAIN-FOURNIER (1886-1914) — Et toi, ma pauvre Aděle, toujours aussi entětée. II y a quatre ans que je ne ťavais vue, tu n'as pas change, répondait l'autre en haussant les épaules, mais de sa voix la plus paisible. Et elles continuaient ainsi á se tenir těte sans la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage : — Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancee de Frantz ? Elles le regarděrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-měme, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les Marais. Son pere, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait decide aussitót de 1'épouser. Cétait une étrange histoire ; mais son pere, M. de Galais, et sa sceur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours toutaccordé !... Meaulnes, avec precaution, allait poser d'autres questions, lorsque parut á la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe á grands volants ; un jeune personnage en habit á haut col et pantalon á élastiques. lis traversěrent la salle, esquissant un pas de deux ; d'autres les suivirent; puis d'autres passěrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant d'une bouche édentée. II courait á grandes enjambées maladroites, comme si, á chaque pas, il eůt dů faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunes gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris percants. Au passages il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'ecolier crut reconnaítre, complětement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout á l'heure accrochait les lanternes. Le repas était termine. Chacun se levait. Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la těte á demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, il se mit á poursuivre le grand pierrot á travers les couloirs du domaine, comme dans les coulisses d'un theatre ou la pantomime, de la scene, se fůt partout répandue. II se trouva ainsi mělé jusqu'a la fin de la nuit á une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une chambre ou Ton montrait la lanterne magique. Des enfants applaudissaient á grand bruit... Parfois, dans un coin de salon ou Ton dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hátivement sur les costumes que Ton porterait les jours suivants... Un peu angoissé á la longue par tout ce plaisir qui s'offrait á lui, craignant á chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissát voir sa blouse de collégien, il alia se réfugier un instant dans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé d'un piano. II entra dans une piece silencieuse qui était une salle á manger éclairée par une lampě á suspension. La aussi c'etait fete, mais fete pour les petits enfants. Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siěge un étalage d'images ; d'autres, auprěs du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fete. Une porte de cette salle á manger était grande ouverte. On entendait dans la piece attenante jouer du piano. Meaulnes avanca curieusement la těte. Cétait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Féte étrange. 4 ALAIN-FOURNIER (1886-1914) tres doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout a cote, six ou sept petits garcons et petites filles ranges comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait tard, ecoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-boute sur les poignets, se soulevait, glissait a terre et passait dans la salle a manger : un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait prendre sa place Apres cette fete ou tout etait charmant, mais fievreux et fou, ou lui-meme avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait la plonge dans le bonheur le plus calme du monde. Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait a jouer, il retourna s'asseoir dans la salle a manger, et, ouvrant un des gros livres rouges epars sur la, table, il commenca distraitement a lire. Presque aussitot un des petits qui etaient par terre s'approcha, se pendit a son bras et grimpa sur son genou pour regarder en meme temps que lui; un autre en fit autant de l'autre cote. Alors ce fut un reve comme son reve de jadis. II put imaginer longuement qu'il etait dans sa propre maison, marie, un beau soir, et que cet etre charmant et inconnu qui jouait du piano, pres de lui, c'etait sa femme... Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete etrange (Ed. Emile-Paul Freres). Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete etrange. 5