I. De la traduction à la science de la traduction et à la traductologie (discipline universitaire) Source : chapitre Éléments de traductologie (Daniel Gile, 2005), p. 234-263 Introduction En dehors des traductologues eux-mêmes, bien peu de membres de la communauté universitaire savent ce qu´est la traductologie, et beaucoup la confondent avec la pratique de la traduction. Quant aux traductologues universitaires, ils la définissent généralement comme la discipline universitaire étudiant la traduction, voire comme la science de la traduction (Übersetzungswissenschaft en allemand). En analysant la littérature traductologique, on constate qu´une partie non négligeable des publications ne répond pas à cette définition et correspond plutôt à une littérature professionnelle dans laquelle des traducteurs et enseignants de la traduction décrivent leur métier, l´analysent, formulent des souhaits et des doléances, parlent de questions organisationnelles et syndicales, et, beaucoup, d´enseignement. Le volet professionnel de la traductologie est matérialisé par les activités d´associations de traducteurs telles que la SFT (Société française des traducteurs) en France, et la FIT (Fédération internationale des traducteurs) au niveau mondiale, par des revues telles que Babel, ou Lebende Sprachen, par des livres pratiques sur l´exercice de la traduction et son enseignement. On peut aussi évoquer pour la France la revue Traduire, de la SFT, et les ouvrages d´auteurs tels que Jean Maillot (1969, La traduction scientifique et technique, Paris) et Daniel Gouadec. Nous emploierons le terme traductologie dans le sens plus restreint de discipline universitaire ayant la traduction comme objet d´étude. Un nombre croissant de traductologues aimeraient d´ailleurs que la traductologie ait le sens de « discipline scientifique ayant la traduction comme objet de recherche » (celui de Translation Studies selon James Holmes), mais la réalité est autre. La démarche scientifique en traductologie est récente ; elle ne date que des années 1960. La démarche littéraire s´inscrit dans une tradition très ancienne, puisque la réflexion sur la traduction a démarré dès l´Antiquité. Nature et fonctions de la traductologie La référence à une discipline appelée « traductologie » suscite souvent des réactions dubitatives, voire ironiques. Où est l´intérêt scientifique de la traduction ? Qu´y a-t-il à rechercher dans la traduction d´autre que ce qu´étudie déjà la linguistique ? Une première réponse se trouve dans la place de la traduction dans la vie contemporaine : il s´agit d´une activité concrète, quotidienne, et son produit est omniprésent dans la vie artistique et culturelle (dans les romans traduits et dans les films et séries télévisées sous-titrées et doublées), mais aussi dans la vie économique, technologique et scientifique. ... N´est-il pas raisonnable de postuler que le processus de la traduction et son produit dépendent non seulement des langues, mais aussi de facteurs économiques, psychologiques, de méthodes de travail, de la formation des professionnels, qui dépassent le cadre de la linguistique ? La traduction ne se prête-t-elle pas à la recherche scientifique en offrant l´investigateur des corpus de textes de départ et de textes d´arrivée, avec un processus de traduction en partie observable et en partie manipulable par voie expérimentale ? D. Gile s´est engagé dans la traductologie en 1979, pour préparer un enseignement de la traduction scientifique et technique avec des outils conceptuels et pratiques permettant d´optimiser ses cours. Un rappel historique – la réflexion sur la traduction d´avant la traductologie Les auteurs traductologues qui étudient l´histoire de la réflexion sur la traduction remontent dans leurs analyses jusqu´à l´Antiquité, avec notamment des textes de Cicéron et d´Horace, de Sénèque, de Pline le Jeune, de Quintilien, suivis, du Moyen Âge et jusqu´au XIX^e siècle, de personnalités religieuses, philosophiques et littéraires telles que saint Jérôme (De optimo genere interpretandi, 392-395), saint Augustin, saint Thomas d´Aquin, Roger Bacon, Érasme, Luther, Étienne Dolet, Joachim du Bellay, John Dryden, Gottfried Wilhelm von Leibniz, Alexandre Pope, Samuel Johnson, Novalis, Goethe, Friedrich von Schleiermacher, Wilhelm von Humboldt, Shelley, Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietsche. La plupart des écrits de ces personnalités sont des essais, des raisonnements prescriptifs sur la manière de traduire. George Steiner dans son oeuvre After Babel (1975) divise l´histoire de la littérature sur la traduction (en Occident) en quatre périodes. La première, période de réflexion fondée sur la pratique de la traduction, part des préceptes de Cicéron et Horace et va jusqu´à l´essai sur les principes de la traduciton d´Alexander Fraser Tytler (1791). La deuxième période va jusqu´à la publication de Sous l´invocation de saint Jérôme de Valéry Larbaud (1946), et se caractérise par son orientation herméneutique et théorique. La troisième commence par les premières publications sur la traduction automatique dans les années 1940, et voit arriver la linguistique structuraliste et la théorie de la communication ; la quatrième, qui démarre dans les années 1960, voit un retour de l´herméneutique (voir aussi S. Bassnett, Translation Studies, London-New York,1991, p. 40). Voici les quatre périodes de la réflexion sur la traduction en Occident, présentées par George Steiner dans son oeuvre After Babel (1975, trad. fr. 1998, chapitre 4, p. 327-330) : « Les ouvrages sur la théorie, la pratique et l´histoire de la traduction peuvent être regroupés en quatre périodes dont les lignes de démarcation n´ont rien d´absolu. La première irait du célèbre conseil de Cicéron de ne pas traduire verbum pro verbo qui figure dans le Libellus de optimo genere oratorum (46 av. J-C.), et que reprend Horace dans son Ars poetica vingt ans plus tard, au commentaire sibyllin dont Hölderlin accompagne ses propres traductions de Sophocle (1804). C´est la longue période au cours de laquelle, du travail effectif du traducteur, se dégagent directement analyses et conclusions marquantes. Parmi celles-ci, les observations et les polémiques de saint Jérôme, la lettre sur la traduction de Luther (1530, Sendbrief vom Dolmetschen), les discussions de Du Bellay, Montaigne, de Jacques Amyot sur sa traduction de Plutarque, les développements de Dryden sur Horace, Quintilien, de Pope sur Homère, etc. Dans cette phase, on rencontre des textes théoriques de premier plan : le De interpretatione recta de Leonardo Bruni (1420 environ), et le De optimo genere interpretandi de Pierre-Daniel Huet, publié à Paris en 1680 après une version moins complète datée de 1661. Le traité de Huet représente, de fait, l´un des exposés les plus complets et les plus sensés jamais élaborés sur la nature et les problèmes de la traduction. Il n´en demeure pas moins que cette première période se caractérise par une orientation empirique prononcée. On peut considérer que l´époque où problèmes et notation technique restent à l´état embryonnaire se termine sur l´Essay on the Principles of Translation d´Alexander Fraser Tytler (1792, Londres), et le remarquable essai de Friedrich von Schleiermacher, Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersetzens (1813). La deuxième étape est celle de la théorie et de la recherche herméneutique. La question de la nature de la traduction est replacée dans le contexte plus général des théories de l´esprit et du langage. En même temps se forgent un vocabulaire et une méthodologie spécifiques, libérés des contraintes et des singularités d´un texte donné. La démarche herméneutique est lancée par Schleiermacher, puis adoptée par A. W. Schlegel et par W. von Humboldt ; son objectif est l´analyse de ce que c´est comprendre un discours oral et écrit et la tentative d´identifier ce processus à l´aide d´un modèle général de la signification. Cette démarche imprime à la question de la traduction un aspect nettement philosophique. Pourtant, le courant d´échanges entre théorie et besoin pratique subsiste. C´est à lui qu´on doit certaines descriptions du travail du traducteur et des rapports entre les langues. Cette ère de définition et de théorie philosophico-poétique qui a vu naître des textes de Johann Wolfgang Goethe, Arthur Schopenhauer, Paul Valéry, Ezra Pound, Benedetto Croce, Walter Benjamin ou Ortega y Gasset, et qui comporte déjà une historiographie de la traduction, s´étend jusqu´à l´ouvrage brillant mais dénué de rigueur de Valéry Larbaud, Sous l´invocation de saint Jérôme (1946). Après cela, on plonge pour de bon dans le courant moderne. Les premiers articles sur la traduction automatique circulent autour des années 1940. Les chercheurs et les critiques russes et tchèques, héritiers du formalisme, appliquent la théorie linguistique et la méthode statistique à la traduction. On s´efforce, en particulier dans Word and Object (1960) de Willard van Orman Quine (1908-2000, philosophe et logicien américain enseignant à Harvard qui a contribué à la logique formelle et à la philosophie du langage), de cerner les rapports entre la logique formelle et les modèles de transfert linguistique. La linguistique structurale et la théorie de l´information influencent l´analyse des échanges interlinguistiques. Les traducteurs professionnels créent des associations internationales et les revues spécialisées se multiplient. C´est un moment de recherche intense, souvent collective qui est illustré fort bien par Introduction à la théorie de la traduction d´Andrei Fedorov (Moscou, 1953). Les nouvelles orientations sont exposées dans deux recueils essentiels : On Translation, publié à Harvard en 1959, par les soins de Rueben A. Brower, et The Craft and Context of Translation : A Critical Symposium, édité par William Arrowsmith et Roger Shattuck (University of Texas Press, 1961). Par bien des côtés, cette troisième phase n´était pas encore terminée en 1975 (parution d´After Babel), puisque les méthodes exposés dans les deux livres mentionnés - logique, contrastive, littéraire, sémantique, comparative - se développaient (se développent) encore. Mais depuis le début des années 1960, l´accent s´est déplacé. La "découverte" de l´article de Walter Benjamin, Die Aufgabe des Übersetzers, paru pour la première fois en 1923, ajoutée l´influence de Heidegger et de Hans-Georg Gadamer a fait refleurir les interrrogations herméneutiques, presque métaphysiques, sur la traduction et l´interprétation. De plus, vers la fin des années 1960, on assiste à une perte de confiance en des vertus de la traduction automatique par rapport aux années 1950 et début des années 1960. La mise au point des grammaires génératives et transformationnelles a ramené au premier plan de la pensée linguistique la querelle entre "universalistes" et "relativistes". Plus encore que dans les années 1950, l´étude de la théorie et de la pratique de la traduction s´installe à la charnière de disciplines confirmées et récentes. Elle établit une synapse qui fait communiquer les recherches menées en psychologie, anthropologie, sociologie et des branches intermédiaires comme l´ethnolinguistique et la sociolinguistique.» (fin de paraphrase de G. Steiner) (D. Gile) Ce n´est que dans les années 1950 et 1960 que l´on commence à s´intéresser à la traduction comme objet de recherche. Les premiers à le faire ont été des linguistes, dont les plus connus sont Roman Jacobson (1959) et John C. Catford (1965) ; on évoquera aussi, dans le monde francophone, Georges Mounin (1955, 1963), Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet (1958). Tout naturellement, ces linguistes se sont penchés sur les rapports entre langue de départ et langue d´arrivée et entre les langues et la réalité qu´elles désignent, mais ni l´acte de communication ni la personne du traducteur n´ont occupé de véritable place dans leur réflexion. Le cas de Eugene Nida, considéré par beaucoup comme le père de la traductologie moderne, est un peu différent. Linguiste et antropologue, Nida fut recruté par la American Bible Society pour aider les traducteurs à améliorer leur travail de traduction. La nature du texte à traduire (la Bible) et la fonction (d´évangélisation) de la traduction ont eu l´impact sur le fait que Nida a été le premier linguiste à théoriser explicitement sur l´objectif de communication de la traduction en fonction de récepteurs précis. Comme il savait que parmi les destinataires des traductions de la Bible, il y avait des groupes vivant dans un environnement polaire et d´autres vivant sous les tropiques, et que les références géographiques et culturelles de la société proche-orientale, qui étaient abondantes dans les textes bibliques, risquaient de ne pas assurer une transmission efficace des messages, il a défini deux concepts d´équivalence entre le texte de départ et le texte d´arrivée : l´équivalence formelle, qui cherche à reproduire la forme du texte de départ, et l´équivalence dynamique, qui cherche répondre aux besoins du destinataire (Nida, 1964, Toward a Science of Translating, Leiden). L´innovation résidait non pas dans la prise de conscience de la nécessité d´une adaptation aux besoins de lecteurs, mais dans l´introduction de ces nouveaux concepts dans une théorisation formelle de la traduction. Un autre penseur de cette période, dont la démarche se démarque de celle des autres linguistes (selon D. Gile), fut le Tchèque Jiří Levý, l´un des premiers à mettre le traducteur au centre de sa réflexion sur la traduction. Levý (1967, Tranlation as a decision process, in To Honor Roman Jacobson II, The Hague, Mouton, p. 1171-1182) pose la traduction comme un processus décisionnel, en y appliquant la théorie mathématique des jeux (qui considère les gains et les pertes de deux ou plusieurs acteurs ayant à prendre des décisions dans une situation de concurrence). La traductologie : l´émergence d´une discipline Cette évolution vers une étude plus scientifique de la traduction s´est poursuivie, attirant un nombre croissant d´universitaires. En 1972 a été rédigé un article fondateur de James Holmes (1924-1986), The Name and Nature of Translation Studies. Ce texte, qui n´a été publié qu´en 1988, marque une prise de conscience de la possibilité de créer une discipline consacrée spécifiquement à la traduction. Dans une longue discussion en début d´article, Holmes cherche une désignation anglaise pour cette nouvelle discipline ou « utopie disciplinaire » comme il l´appelle, et aboutit au terme Translation Studies. Contrairement à « traductologie » en français, traductología en espagnol, Übersetzungswissenschaft en allemand, ce terme est ambigu ; en l´absence d´un contexte suffisant, nombreuses sont les personnes qui, le rencontrant pour la première fois, l´interprètent comme désignant l´apprentissage de la traduction plutôt que son étude scientifique. Il a néanmoins été adopté par la communauté traductologique internationale dans les publications en anglais. Bien plus importante que cette innovation terminologique est la vision de la traductologie proposée par Holmes, qui la voit comme une science empirique et lui affecte deux objectifs : a) décrire les phénomènes traductionnels ; b) proposer des théories explicatives et prédictives pour en rendre compte. Un autre aspect important de l´article de Holmes est sa taxonomie de la traductologie, qu´il divise en deux branches, la traductologie pure (qui correspond, dans la terminologie scientifique habituelle, à la recherche fondamentale), et la traductologie appliquée. Dans la traductologie pure, il place la traductologie descriptive (Descriptive Translation Studies), qui étudie la traduction sur le terrain, et qui se divise à son tour en traductologie orientée produit (qui se concentre sur les textes produits), en traductologie orientée fonction (qui étudie la fonction des textes traduits dans la société d´arrivée, donc la réception plutôt que les textes), et en traductologie orientée processus (qui se penche sur les processus cognitifs permettant l´acte traduisant). À côté de la traductologie descriptive, il place la traductologie théorique, dont l´activité n´est pas descriptive, mais consiste à élaborer des théories à partir des résultats de la traductologie descriptive et des apports des disciplines connexes. Dans la traductologie appliquée, il place la didactique de la traduction, puis les outils (lexicologiques, terminologiques et grammaticaux), la politique de traduction au sens socioculturel (politique de l´édition p. ex.) et enfin la critique de la traduction. Daniel Gile, en réagissant à la taxonomie présentée par Holmes, propose sa propre taxonomie de la traductologie : Il divise la traductologie entre la traduction écrite et interprétation ; la traduction écrite peut ensuite se diviser en traduction littéraire et en traduction non littéraire, et l´interprétation son tour peut comprendre des branches telles que interprétation de conférence, auprès des tribunaux (interprétation assermentée, juridique), interprétation de service public. Dans chacune de ces sous-domaines, il pourrait y avoir de la recherche fondamentale aussi bien que de la recherche appliquée. Ces réserves mises à part, James Holmes est (selon D. Gile) le premier à avoir présenté une vision disciplinaire de la traductologie en tant que telle. L´évolution au cours des dernières décennies permet d´affiner quelque peu, avec un noyau identitaire que l´on pourrait définir comme suit : 1/ La traductologie ne tant que discipline universitaire se focalise sur la traduction. La communication, la langue, la sémiotique, la culture interviennent également dans son champ d´action, mais l´objet d´investigation central autour duquel s´articulent tous ces aspects est la traduction. 2/ La traductologie est pratiquée par un groupe (au sens sociologique du terme) composé de chercheurs qui se définissent comme traductologues et non pas comme linguistes, sociologues, psychologues, sémioticiens, philosphes, etc., même si leur formation d´origine ou le département dans lequel ils exercent leurs fonctions universitaires s´inscrit dans les disciplines correspondantes. Au-delà de ce noyau identitaire, on peut évoquer plusieurs caractéristiques de la traductologie: 1/ La traductologie est une interdiscipline, le point de rencontre et d´interaction entre plusieurs disciplines et méthodes d´investigation. Les plus présentes d´entre elles sont la linguistique (avec une forte représentation de la linguistique contrastive, de la linguistique textuelle et de la pragmatique), la littérature comparée, les études culturelles, la psychologie cognitive (notamment pour les études sur l´interprétation simultannée) et la sociologie, tout cela en fonction des domaines et des phénomènes de traduction étudiés. 2/ La traductologie est très hétérogène, en raison non seulement de son caractère interdisciplinaire, mais aussi de la variété des domaines et des phénomènes de traduction qu´elle étudie (traduction littéraire, traduction scientifique et technique, traduction pour les médias, interprétation de conférence etc.) et des angles sous lesquells elle les étudie (le produit, le processus, l´apprentissage, les difficultés, la réception par les destinataires, l´organisation professionnelle, etc.). 3/ Contrairement aux linguistes, psychologues, biologistes, physiciens, historiens, etc., la grande majorité des traductologues appartiennent à des départements universitaires qui ne portent pas le nom de leur discipline. Ils sont pour la plupart enseignants-chercheurs dans des départements de littérature ou de littérature comparée, de langues vivantes, d´études culturelles. Dans de nombreux pays, dont la France, il n´existe pas de départements universitaires de traduction. L´assise institutionnelle spécifique de la traduction à l´université se situe surtout dans les programmes de formation à la traduction professionnelle et autres écoles de traduction et d´interprétation. Or, les écoles et programmes concernés, notamment à Genève, Paris, Heidelberg et Georgetown, ont toujours visé un haut niveau de compétence pratique et leur personnel enseignant est formé de traducteurs professionnels qui ne s´intéressaient généralement ni à la théorie ni à la recherche. Depuis les années 1980, avec les changements géopolitiques survenus en Europe et en Asie et avec la multiplication des échanges internationaux, on assiste à une rapide multiplication des programmes de formation à la traduction dans les universités. On voit aussi apparaître des départements de traduction, des chaires de traduction, voire des facultés de traduction (notamment en Espagne). Linguistique et traductologie Initialement, la linguistique a abordé la traduction par le biais des langues, donc du produit de l´opération traduisante. C´est le reproche essentiel que font à cette première approche linguistique de la traduction les traductologues contemporains, qui depuis presque trente ans mettent l´accent sur la personne du traducteur plutôt que sur les textes en tant que tels. Ainsi, la principale critique formulée à l´égard du fameux livre Stylistique comparée du français et de l´anglais de Vinay et Darbelnet (1958) est le fait que cette analyse comparative et la catégorisation qui y est faite des différences (shifts en anglais) entre textes de départ et textes d´arrivée opèrent en aval de l´acte de traduction sans analyser le processus qui y a conduit en amont. Peu de traductologues cherchent aujourd´hui à étudier les correspondances et différences entre les systèmes linguistiques, ce qui explique d´ailleurs la distance entre eux et les professeurs de langues qui enseignent le thème et la version. Certains traductologues, et particulièrement Danica Seleskovitch et ses disciples à l´ESIT (École Supérieure d´Interprète et de traducteurs, fondée en 1957, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle), ont rejeté la linguistique en bloc au motif qu´elle s´occupait de la langue en dehors de tout contexte de communication. Mais cette position n´est pas partagée par l´ensemble de la communauté (traductologique). On trouve par exemple chez les traductologues un assez grand intérêt à l´égard de la linguistique textuelle, et à l´égard de la pragmatique. La linguistique des corpus suscite elle aussi un certain intérêt en raison de ses applications possibles à la traductologie (voir le numéro spécial de la revue Meta, 43/4, 1998). Malgré le refus de l´ESIT d´étudier les problèmes posés par la traduction dans des couples de langues spécifiques que rencontrent notamment les étudiants en traduction, par langues (ou par paires de langues), les manuels d´enseignement de la traduction consacrés à des couples de langues spécifiques continuent de paraître, et parmi leurs auteurs, on rencontre aussi des traductologues reconnus qui sont au fait de la traductologie contemporaine (p. ex. parmi les fonctionnalistes, Hansen, 1995, Adab, 1996, Schäffner, 2001). En dépit de l´acceptation généralisée du principe universel de la succession compréhension-reformulation comme base de la démarche traduisante, la plupart des traductologues continuent à reconnaître, sur le plan technique, l´importance de l´étude descriptive et analytique de mécanismes linguistiques de surface. En matière scientifique, la chose paut paraître évidente, puisque la description et l´analyse détaillée d´un corpus sont un préalable à la théorisation. C´est surtout dans la fonction de cette analyse que l´on pourrait trouver une évolution par rapport à la démarche des enseignants de thème et de version et par raport au rejet des ESITiens. L´analyse linguistique sur corpus peut servir mieux identifier et catégoriser les problèmes que rencontrent les traducteurs dans leur démarche d´extraction du sens et de reformulation, par exemple en identifiant les interférences linguistiques ou les informations induites par les contraintes linguistiques dans les langues concernées, pour aider les étudiants à franchir les obstacles. C´est justement en leur montrant que telle information, telle manière d´écrire ou de parler est spécifique à une culture ou à une langue et n´indique pas nécessairement une intention particulière, que l´on peut les aider à mieux déverbaliser. La traduction comme acte et les normes de traduction Une caractéristique fondamentale de la pensée traductologique moderne est la conception de celle-ci comme une action au sens de comportement. La première à théoriser sur cet aspect de la traduction a été l´Allemande Justa Holz-Mänttäri (Translatorisches Handeln. Theorie und Methode. Helsinki, 1984) dans son approche de la traduction comme action traductive (Translatorisches Handeln). La théorie du skopos de Hans Vermeer, reprise et adoptée par de nombreux enseignants de la traducxtion, est définies par lui-même comme faisant partie de cette vision fonctionnaliste de la traduction. C´est également dans une vision de la traduction comme un acte du traducteur que Gideon Toury (Descriptive Translation Studies – and Beyond, Amsterdam, Philadelphia, John Banjamins,1995) a mis au centre de la réflexion et la recherche traductologique la notion sociologique de normes de traduction. Pour lui, la traduction se définit non pas par des critères absolus, mais par des normes. Le traducteur fait des choix individuels, mais ils sont guidés en grande partie par les normes en vigueur dans l´espace social dans lequel il vit et travaille. Des éléments idéologiques, politiques et religieux l´orientent donc vers telle stratégie, telle décision devant un choix. À un niveau plus local, celui d´une entreprise pour laquelle il travaille comme salarié ou qui lui confie un contrat de traduction à titre de traducteur indépendant, les normes peuvent prendre la forme de règle ou instructions écrites. Tel organisme gouvernemental français ou québécois tient préserver la pureté de la langue et interdit l´emploi de tout terme issu de l´anglais quand l´équivalent existe en français, telle rédaction de journal demande un style adapté à un certain public, tel client exige une traduction reproduisant de manière aussi rigoureuse que possible la forme du texte original, etc. Une partie de la traductologie de l´école de pensée appelée DTS (Descriptive Translation Studies), qui se réclame de Gideon Toury, s´emploie à rechercher et analyser les normes sous-jacentes à l´activité traductionnelle dans différentes sociétés et différents moments de leur historie. Naturalisation et exotisation Une intéressante hypothèse mise en avant par l´Américain Lawrence Venuti considère que les textes émanant d´une culture faible et traduits vers une culture forte ont tendance à être naturalisés (domesticated), c´est-à-dire rédigés de manière à paraître naturels aux lecteurs appartenant cette culture, alors que les textes émanant d´une culture forte et traduits vers une culture faible ont tendance à être exotisés (foreignized) de manière à garder des caractéristiques de la langues et de la culture de départ. Cette hypothèse peut être vérifiée à travers un corpus de traductions. L. Venuti condamne cet état de choses, introduisant ainsi un élément idéologique dans sa réflexion. Le cultural turn Les travaux de Lawrence Venuti font partie de ce que l´on a appelé le cultural turn (le tournant culturel), virage vers des préoccupations plus globales en matière de traduction, au-delà de concepts techniques de différences linguistiques, d´équivalence, de fidélité, etc. D´après la Canadienne Sherry Simon (Gender in Translation : Cultural Indentity and the Politics of Transmission, London and New York, 1996), traductologue féministe, la traduction n´est pas un simple transfert, mais une véritable création et une diffusion de sens dans un ensemble de textes et de discours au sein de la société. D´autres traductologues de la même orientation soulignent que non seulement la traduction s´intègre dans des cadres sociaux et politiques, mais elle y joue un rôle actif. Elle est considérée par eux comme un discours politique au sens large du terme, et sert d´outil pour examiner des questions historiques, politiques, idéologiques, identitaires, notamment dans le contexte du post-collonialisme. Paul Bandia (2000), de l´Université Concordia de Montréal, s´intéresse à l´impact de la traduction sur la culture-source colonisée. Les universels de la traduction Outre les spécificités linguistico-culturelles de la traduction par paires de langues ou de cultures, l´attention des traductologues s´est tournées vers les universels, des tendances qui refléteraient des caractéristiques inhérentes à la traduction en tant que telle indépendamment des paires de langues concernées. L´un de ces universels potentiels est l´hypothèse d´explicitation de Shoshana Blum-Kulka (1986), selon laquelle la traduction tend à être plus explicite que l´original. Un autre universel potentiel est l´hypothèse d´une normalisation liguistique de la traduction par rapport à l´original, avec un emploi plus fréquent par le traducteur que par l´auteur des structures standard et une plus faible fréquence d´occurence de structures plus originales. Troisième universel potentiel est l´hypothèse de la retraduction, d´après laquelle une deuxième traduction d´un même texte a tendance à être moins naturalisante que la première. La traductologie de l´interprétation La traductologie de l´interprétation a commencé par un volet professionnel de manuels pratiques et de réflexions sur le métier d´interprète, dans les années 1950 et 1960. Puis, pendant une dizaine d´année, quelques psychologues cognitiens et psycholinguistes se sont penchés sur les mécanismes de l´interprétation simultannée. Les premiers chercheurs se sont notamment intéressés à l´emploi que faisaient les interprètes des pauses de l´orateur pour réduire éventuellement la simultanéité de l´écoute et de la production du discours d´arrivée, et au décalage temporel de leur discours par rapport au discours original. La quinzaine d´années suivante a été marquée par un vif intérêt traductologique pour l´interprétation, sous l´impulsion de Danica Seleskovitch de l´ESIT. En Europe de l´Est, et plus spécialement en Union soviétique et en Tchécoslovaquie, la recherche empirique et interdisciplinaire sur l´interprétation n´avait jamais cessé, mais elle était méconnue dans les pays occidentaux. L´interdisciplinarité D. Gile a réalisé en janvier et mars 2004 une enquête informelle auprès des membres de la European Society for Translation Studies (qui a des membres sur tous les continents), en demandant aux répondants quels étaient, à leur avis, les six auteurs traductologues les plus influents dans la discipline depuis les années 1990. Sur la base de 65 réponses reçues apparaît un consensus assez important autour de quelques personnalités, l´Israélien Gideon Toury arrivant largement en tête avec 75 % des suffrages, suivi de l´Allemande Christiane Nord (51 %), de l´Américain Lawrence Venuti (49 %), de l´Anglaise Mona Baker (42 %), de l´Allemand Hans Vermeer et de l´Américain Eugene Nida (38 %). II. Réflexion théorique sur la traduction - survol historique Cicéron, Saint-Jérôme, Étienne Dolet, Pierre Fabri, François de Malherbe, Bachet de Méziriac, Gaspard de Tende Saint-Jérôme, le patron des traducteurs de nos jours, est connu en tant que l´auteur principal de la Vulgate, traduction de la Bible en latin, qui consistait en une révision des traductions déj existantes (l´Itala et la Vetus latina) du Nouveau Testament, et en une traduction intégrale de l´Ancien Testament à partir des originaux araméen et hébraïque. À cause de sa traduction de la Bible, il sera accusé d´hérésie, notamment parce qu´il avait traduit certains passages de manière différente par rapport à des traductions précédentes, jusqu-là usitées. Par exemple saint Augustin, ne connaissant cependant pas l´hébreu et seulement un peu le grec, contestait la traduction de la Bible de saint Jérôme. Celui-ci réagit à ses critiques en rédigeant entre 392 et 395 sa lettre adressée à Pammaque (Pamachius – lat., sénateur romain, mort au V^e s.) De optimo genere interpretandi, dans laquelle il défend ses principes et méthodes de traduire, pour se justifier contre les accusations d´avoir falsifié et modifié les Écritures, en ne les traduisant pas mot mot. Dans son approche méthodologique, saint Jérôme s´appuie sur les réflexions des orateurs romains Cicéron et d´Horace, exprimées respectivement dans De optimo genere oratorum et dans l´Ars poetica. Saint Jérôme accorde cependant plus de valeur à la transmission du signifiant que les deux orateurs. Saint Jérôme modifie le texte original là où il considère que celui-ci nécessite des clarifications, explicitations. Les mêmes critères seront d´ailleurs appliquées par Martin Luther en sa version allemande de la Bible, réalisée entre 1521 et 1534. L´Humanisme allemand et français Martin Luther Martin Luther (1483-1546) «L´affaire des Indulgences provoque la réaction de Luther. Ses 95 thèses affichées sur les portes de l´église du château de Wittenberg marquent le début de la Réforme. L´édit de Worms fait de Luther un hors-la-loi. Réfugié au château de Wartburg, en 1521, il traduit en quelques mois le Nouveau Testament en allemand. Sa traduction de l´Ancien Testament durera jusqu´en 1534.» (Ballard, 1992 : 139) «Dès 1530, il compose Ein Sendbrief vom Dolmetschen, où il accorde en général une importance prépondérante à la langue cible même s'il préfère parfois, pour assurer la qualité de sa traduction, coller au texte source. C'est pour adapter son texte au public de la langue cible qu'il est amené à créer divers aménagements qu'on lui a reproché. Son objectif est de ne pas latiniser l'allemand, mais au contraire d'écrire dans cette langue de façon naturelle ou idiomatique. Mais si Luther souligne que c'est la langue d'arrivée (LA) qui doit guider le travail du traducteur, non pas la langue de départ (LD), ce choix semble en fait déterminé par un objectif qui transcende la dualité immédiate de l'activité traduisante, à savoir la création d'un équilibre entre LD et LA. C'est ce troisième terme qui permet de créer un lien entre les deux premiers, et qui par conséquent leur donne sens.» «Luther s´expliqué sur la méthode dans son Epître sur l´art de traduire et sur l´intercession des saints (1530). Ce petit traité fut envoyé par Luther, le 12 septembre 1530 à Wenceslas Link, sous forme de lettre. Le destinataire était chargé de le publier sous son titre d´origine, ce qu´il fit la même année. Luther donne cette lettre comme une réponse à la double question qui lui aurait été posée par un ami au sujet de sa traduction des Romains 3 : 28 et de l´intercession des saints. Mais il s´agit peut-être d´un procédé littéraire. L´Epître de Luther n´a rien d´un traité scientifique, c´est une réponse polémique à une attaque polémique, elle vise à défendre une manière de traduire, à affirmer les positions d´un réformateur.» (Ballard, 1992 : 140) «Il y expose entre autre les principes de la traduction dynamique, fondée sur le respect de l´usage de la langue d´arrivée et le fait que cet usage génère des termes qui n´apparaissent pas dans le texte de départ.» (Ballard, 1992 : 142) «Car ce ne sont pas les lettres de la langue latine qu´il faut scruter pour savoir comment on doit parler allemand, comme le font les ânes; mais il faut interroger la mère dans sa maison, les enfants dans les rues, l´homme du comun sur le marché, et considérer leur bouche pour savoir comme ils parlent, afin de traduire d´après cela ; alors ils comprennent et remarquent que l´on parle allemand avec eux.» (Luther, 1530, Oeuvres, t. IV, Genève, 1964 : 95, trad. Jean Bosc, cité par Ballard, 1992 : 142-143) Traduire en français Il est difficile d´évoquer la traduction en français avant la Renaissance. Certes, on touve des traductions liturgiques ou administratives en ancien français, mais le latin garde son rang de langue cible des traductions jusqu´au XVI^e siècle au moins pour les textes littéraires et jusqu´ la fin du XVIII^e siècle pour les textes scientifiques. Le tournant a lieu néanmoins au milieu du XVI^e siècle : en 1539, le roi de France décrète le français langue officielle, à l´égal du latin, langue de savoir et de l´élite. Grâce à l´essor de l´imprimerie, les penseurs de l´humanismes profitent du décret royal pour diffuser le savoir parmi le peuple en multipliant les traductions dans les langues vernaculaires, comprises par tout le monde. «Le désir de s´approprier les oeuvres de l´Antiquité a provoqué en France, au XVI^e siècle une importante activité de traduction, souvent patronnée par les souverains. Autour de cette pratique se sont développées la recherche de documents originaux, l´étude des langues et la réflexion sur le problèmes et les options de traduction. Conscients des propriétés différentes des langues, les traducteurs, comme ceux du siècle précédent, rejette le mot à mot et pratiquent une traduction plus ou moins libre. Ballard, 1992, p. 101 - Les traducteurs français de la Renaissance pratiquaient une forme d´étoffement presque systématique sous la forme de couples de synonymes tels que "la haine et la malveillance". Cet usage, sporadique au XIV^e siècle s´est généralisé au XV^e siècle et faisait partie de la rhétorique du temps. Au point qu´un rhétoriqueur de l´époque, Pierre Fabri, dans un traité de 1521 érige cette pratique en précepte et montre comment l´on applique ce type d´amplification. C´est ainsi qu´au lieu de dire: "Jesuchrist nasquit de Marie" on dira: "Nostre sauveur et redempteur Jesus pour nostre salvation est né de la tressacrée et glorieuse Vierge Marie". L´amplification fait donc partie des procédés du "beau style" et aussi des processus d´éclaircissement du texte. Dans le même traité Pierre Fabri rappelle que l´on use d´un style concis pour les "clercs" et d´un style plus "allongé" et claire pour les "simples gens". p. 103 - Jusqu vers 1530 le monde des latinistes (Eglise, Université, Magistrature) maintient ses positions contre les innovateurs qui avaient pour eux le soutien du roi et le nombre croissant de nobles et de bourgeois appréciant de lire des ouvrages dans leur langue et notamment des traductions. La traduction ne prend véritablement son essor qu´aux alentours de 1530. Pour les premières publications les imprimeurs utilisent d´abord, par un souci évident de rentabilité, des traductions déjà anciennes d´oeuvres qui ont fait leurs preuves. C´est ainsi qu´en cette fin de XV^e siècle l´on voit paraître des traductions et s´exprimer une idéologie de la traduction qui datent le plus souvent du XIV^e siècle ; il y a une certaine continuité dans le refus du littéralisme. Les mots "traduire" et "traducteur" n´existent pas encore à la fin du XV^e siècle, on dit que l´on "translate" ou "met en français". C´est ainsi que, dès la fin du XV^e siècle, tant par la reprise de traductions antérieures que la perpétuation de leur méthode, on s´achemine vers un style de traduction qui culminera avec Amyot et qui parfois annonce les libertés que Nicolas Perrot d´Ablancourt prendra avec le texte pour le rendre accessible. La théorisation est générée essentiellement par la traduction de textes littéraires et historiques. Les préfaces s´occupent d´un certain nombre de problèmes mais on n´y rencontre pas de formulation théorique globale. C´est depuis 1510 et surtout sous le règne de François I^er que l´on voit s´accroître le nombre de publications et parmi elles de traduction. Après 1529 apparaît l´idée qu´il existe des règles pour traduire et que la traduction est un art. Vers 1540, les règles sont codifiées par Étienne Dolet. En même temps on voit apparaître dans les préfaces un sentiment d´insatisfaction ; les traducteurs considèrent leur tâche comme un travail ingrat et sans gloire. Du Bellay dans sa Défense et Illustration de la langue française (1549) semble mettre le doigt sur les causes de cette inévitable obscurité par rapport à l´auteur : l´absence d´originalité et de créativité. De façon officielle, il relègue la traduction à un rang second, encourage la création originale et déconseille la traduction poétique. Amyot avec sa traduction des Vies des hommes illustres apporte la preuve que le traducteur pout redonner vie une oeuvre et la faire durer de façon neuve et originale.» (Ballard, 1992 : 125) Réflexion théorique sur la traduction en France (XVI^e - XVII^e siècles) Étienne Dolet (1509, Orléans – 1546, Paris), écrivain, poète, imprimeur et humaniste français, qui serait, notamment selon Edmond Cary, le père fondateur de la traductologie française. L´un des théoriciens majeurs de la Renaissance, il forge les mots traducteur et traduction. Il écrit le premier traité sur la traduction : La Manière de bien traduire d’une langue en l’autre (1540). Manière de bien traduire d’une langue en l’autre (1540), disponible sur le site de Gallica, Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr, p. 11-15 : «La manière de bien traduire d´une langue en autre requiert principalement cinq choses. En premier lieu, il faut que le traducteur entende parfaitement le sens, & matière de l´auteur qu´il traduit : car par cette intelligence il ne sera jamais obscur en sa traduction : et si l´auteur, lequel il traduit, est aucunement scabreux, il le pourra rendre facile, & du tout intelligible.... La seconde chose, qui est requise en traduction, c´est que le traducteur ait parfaite connaissance de la langue de l´auteur qu´il traduit : & soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se met à traduire. Par ainsi, il ne violera, & n´amoindrira la majesté de l´une, & l´autre langue. ... Entends, chaque langue a ses propriétés, translations en diction, locutions, subtilités, véhémences à elle particulières. Lesquelles si le traducteur ignore, il fait tort à l´auteur qu´il traduit : aussi à la langue, en laquelle il le tourne : car il ne représente, & n´exprime la dignité et la richesse de ces deux langues, desquelles il prend le maniement. Le tiers point est qu´en traduisant il ne se faut pas asservir jusques à la, que l´on rende mot pour mot. Et si aucun le fait, cela lui procède de pauvreté et défaut d´esprit. Car s´il a les qualités dessus-dites (lesquelles il est besoing d´être en ung bon traducteur) sans avoir égard l´ordre des mots, il s´arrêtera aux sentences et fera en sorte que l´intention de l´auteur sera exprimée, gardant curieusement la propriété de l´une et l´autre langue. Et par ainsi c´est superstition trop grande (dirais je besterie ou ignorance) de commencer sa traduction au commencement de la clausule: mais si l´ordre des mots perverti tu exprimes l´intention de celui que tu traduis, aucun ne t´en peut reprendre Je ne veux taire ici la follie d´aucuns traducteurs : lesquels au lieu de liberté se soumettent à servitude. C´est à savoir qu´ils sont si sots qu´ils s´efforcent de rendre ligne pour ligne, ou vers pour vers. Par laquelle erreur ils dépravent souvent le sens de l´auteur qu´ils traduisent, et perfection de l´une et l´autre langue. ... La quatrième règle, ..., est plus à observer en langues non réduites en art qu´en autres. J´appelles langues non réduites encore en art certaines : comme est la Française, l´Italienne, l´Hespaignole, celle d´Allemaigne, d´Angletterre, et autres vulgaires. S´il advient donc que tu traduises quelque Livre Latin en ycelles (même en la Française) il te faut garder d´usurper mots trop approchants du Latin et peu usités par le passé : mais contente-toi du commun, sans innover aucunes dictions follement, et par curiosité repréhensible. ... Pour cela n´entends pas que je dise que le traducteur s´abstienne totalement de mots qui sont hors de l´usage commun : car on sait bien que la langue Grecque ou Latine est trop plus riche en dictions que la Française. Qui nous contraint souvent d´user de mots peu fréquents. Mais cela se doit faire à l´extrême nécessité. ... Venons maintenant à la cinquième règle que doit observer ung bon traducteur. Laquelle est de si grand vertu que sans elle toute composition est lourde et mal plaisante. Mais qu´est-ce qu´elle contient. Rien autre chose que l´observation des nombres oratoires : c´est à savoir une liaison et assemblement des dictions avec telle douceur que non seulement l´âme s´en contente mais aussi les oreilles en sont toutes ravies, et ne se fâchent jamais d´une telle harmonie de langage.» Résumé des principes de Dolet: 1.Comprendre bien le sens et l´intention de l´auteur de l´original, tout en ayant la liberté d´éclaircir les passages obscures, pas clairs. 2. Posséder une connaissance parfaite de la langue de départ et de la langue d´arrivée. 3. Éviter de rendre mot pour mot. 4. Employer des expressions d´usage commun. 5. Choisir et organiser les mots de manière apropriée pour obtenir la tonalité optimale. Les principes de Dolet soulignent l´importance de la compréhension du texte de départ. Le traducteur est plus qu´un linguiste compétent : la traduction exige une évaluation culturelle et intuitive du texte de départ et la prise en compte de la position que celle-ci devra occuper dans le système d´arrivée. (Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.80) Edmond Cary a beaucoup contribué à répandre l´image de Dolet comme traducteur martyr et père fondateur de la traductologie française. Dans un article publié dans le premier numéro de la revue Babel, Cary rappelait les grands traits de la vie de Dolet et commentait une reproduction de son traité sur la traduction. Dans le traité de Dolet, on trouve un ensemble de préceptes qui sont pour la première fois présentés de manière ordonnée (selon Ballard). Le traité de Dolet est laïque et universel, et il s´efforce de formuler des principes avec ordre. Il demande entre autre au traducteur de "comprendre" ; ajoutons que "comprendre pour traduire" demeure aujourd´hui encore la condition essentielle à l´effectuation de la traduction pour l´École de Paris (ESIT). Déjà en 1544, l´Inquisition fait brûler à Paris, sur le parvis de Notre-Dame les livres incriminés de Dolet. Dolet qui est en prison réussit à s´évader, vit quelque temps en Piémont mais revient en France pour voir sa famille et publier quelques travaux. Est arrêté de nouveau à Troyes, transféré à Paris, à la Conciergerie. La Chambre ardente fit examiner par la Faculté de théologie les ouvrages publiés par Dolet afin de déterminer s´ils ne contenaient rien de repréhensible, et la censure trouva que la traduction d´un dialogue entre Socrate et Platon, intitulé Axiochus comportait un ajout repréhensible concernant l´immortalité de l´âme: "Par quoi elle (la mort) ne peut rien sur toi, car tu n´est pas encore prêt à décéder ; et quand tu seras décédé, elle n´y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout. " Dolet fut accusé de blasphème, sédition et exposition de livre prohibé et damné. Le procès dura deux ans et finalement, Dolet fut condamné à être brûlé avec ses livres place Maubert à Paris. Edmond Cary, en parlant de Dolet, souligne l´importance de la traduction en France au XVI^e siècle : La guerre de la traduction sévissait durant toute la vie de Dolet. La Réforme était surtout une dispute entre les traducteurs. La traduction est devenue une affaire d´État et de l´Église. La Sorbonne et le Roi y étaient également engagés. Les poètes et les écrivaines en discutaient ; La Défense et illustration de la Langue française de Joachim du Bellay est centrée sur les problèmes concernant le traduction. (Cary, Les grands traducteurs français, 1963, p.7-8) Dans un atmosphère pareille dans laquelle un traducteur pouvait être exécuté rien que pour avoir traduit d´une manière particulière une phrase du texte, il n´est point étonnant que la dispute fut violente.(Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.81) L´une des caractéristiques majeures de l´époque est l´affirmation du présent, donc l´usage des idiomes et des styles contemporains (modernisation de langue se manifestait aussi dans de nombreuses traductions de la Bible). Un exemple en est notamment la traduction par North (1579) de Plutarque dans la langue courante (en anglais) avec la fréquente substitution du discours indirect par un discours direct, ce qui apportait plus de vivacité. On estime généralement que le XVII^e et le XVIII^e siècles furent en France (comme ailleurs) l´âge d´or d´un type de traduction qui fut appelé "la belle infidèle". La métaphore provient de Gilles Ménage, qui l´employa en parlant d´une traduction de Perrot d´Ablancourt. Andréi Fédorov considère que ce phénomène, dont l´épicentre fut la France, est caractéristique de l´Europe des XVII^e et XVIII^e siècles : "Le XVII^e siècle offre un phénomène particulier : la prédominance, dans les littératures européennes, de traductions ayant pour effet d´adapter complètement les textes originaux aux exigences esthétiques de l´époque, aux normes classiques. Les écrivains et traducteurs français n´aspiraient qu´à subordonner les littératures étrangères à leurs propres canons en la matière. " (Fédorov, 1968, cité par Ballard, 1992 : 148) François de Malherbe a largement contribué à réformer la langue française. Procédant à une épuration de la langue française, il dictait par là-même la manière d´écrire et donc aussi de traduire pendant la période classique. Malherbe exprime un désir de simplification des formes poétiques et de la prose. Il est très hostile à la manière d´écrire de la Pléiade. Il travaille dans le sens de l´élaboration d´une langue simple, claire, débarassée d´archaïsmes et d´emprunts, dans laquelle seront rédigées les traductions de l´époque. Cette langue sera travaillée encore par les stylistes tels que Guez de Balzac mais c´est à l´école de Malherbe qu´elle a été formée. Malherbe a traduit Les Questions naturelles, Le traité des bienfaits, les Epîtres de Sénèque et le XXXIII^e Livre de Tite-Live (1616), qui est sans doute son oeuvre la plus connue dans ce domaine parce qu´elle comprend un "Avertissement" dans lequel Malherbe expose ses principes de traduction. Il traite d´abord de problèmes d´interprétation et surtout du droit à rectifier le texte lorsque l´original latin semble corrompu ou qu´il s´éloigne de la réalité ou de la vérité historique. Pour ce qui est de la réécriture du texte en français il indique : 1^e, qu´il a parfois procédé à des ajouts "pour éclaircir des obscurités, qui eussent donné de la peine à des gens qui n´en veulent point" ; 2^e, qu´il a parfois "retranché quelque chose pour ne pas tomber en des répétitions, ou autres impertinences, dont sans doute un esprit délicat se fut offensé" ; 3^e et enfin sa stratégie générale en matière de réécriture est régie par le désir de plaire. Voici dont une option de traduction clairement annoncée. De la Renaissance et des humanistes sont hérités le souci de l´établissement du texte et la recherche de la vérité des faits ; on a également conservé le désir de plaire au public. Mais par rapport à ces exigences préservées on voit se dessiner un style nouveau dont Malherbe et son école furent les artisans: 1) les critères du beau sont plus typiquement français, on se détache de l´influence de l´Antiquité et de l´abus des allusions mythologiques. C´est sans doute l´origine d´un type de traduction qui va accentuer l´adaptation des textes anciens aux canons de l´époque ; 2) la poésie se rapproche de la prose par ce qu´elle perd en liberté et les deux modes d´écriture tendent vers une formalisation plus rigoureuse, plus normative. Pour juger de la continuité de la doctrine traductologique de Malherbe, il est intéressant de lire le "Discours sur les oeuvres de M. Malherbe", réalisé en 1630 par Antoine Godeau, futur académicien. Voici en les passages significatifs (reformulés par Ballard) : 1) La traduction n´est pas un art mineur par rapport aux activités de création. 2) La traduction est la mère des littératures. 3) La traduction peut être aussi bonne que l´original. 4) La traduction sert à répandre la culture. 5) La traduction est difficile, elle repose sur une prise de conscience des différences linguistiques. 6) La façon d´écrire des Latins est moins soignée que celle des Français du XVII^e siècle. C´est un renversement de position total par rapport à l´attitude traditionnellement complexée des auteurs ou des traducteurs face aux Anciens. Ce passage illuste bien l´état d´esprit qui est à la source de l´attitude des traducteurs de l´époque qui s´autorisent toutes sortes d´"améliorations" d´un texte qui ne leur semble pas sacré sur le plan stylistique (p. ex. Perrot d´Ablancourt). 7) Pour ce qui est de la fidélité, ce sont le sens et l´effet du texte qui constituent les critères supérieurs 8) Suit une critique du style de Sénèque, qui est à ranger dans la catégorie évoquée en 6), soit une attitude de "moderne" conscient de la valeur et des capacités de sa langue. Des défauts de Sénèque justifient toutes les modifications apportées par Malherbe. Claude-Gaspard Bachet de Méziriac (1581-1638) était parmi les premiers admis à l'Académie française en 1635. Dans son discours De la Traduction, Méziriac analyse et critique la traduction de Vies des hommes illustres de Plutarque, faite par Jacques Amyot. Méziriac proclame entre autre : "la beauté du langage ne suffit pas pour faire estimer une traduction excellente. Il n´y a personne qui n´avoue que la qualité la plus essentielle à un bon traducteur, c´est la fidélité." Le traducteur infidèle est comparé au peintre qui fait un beau portrait ne représentant pas les traits du modèle. Vient ensuite un classement ordonné et justifié des erreurs d´Amyot. Il s´agit d´un travail scientifique rigoureux, l´une des premières analyses d´erreur systématiquement présentées. Méziriac remarque les étoffements indus (redondants ou sémantiquement érronnés, mais aussi utiles), les omissions et les erreurs concernant l´interprétation du sens et des formes. La nouveauté et aussi le scandale du discours de Méziriac consiste à mettre en question via le mythe d´Amyot un mode de traduction hérité de certains courants de la Renaissance et qui est en train de reprendre vigueur et de se transformer. Le discours de Méziriac rompt avec les nombreuses préfaces jusqu´ici publiées en tête des traductions. Au lieu de simples considérations générales ou de remarques ponctuelles, Méziriac propose un catalogue ordonné, illustré par de nombreux exemples (il a relevé deux mille passages érronnés) de ce qu´il ne faut pas faire et de ce qu´il faut essayer de faire en traduction. Voici un effort de donner des règles à la traduction en ce qui concerne le principe de fidélité à l´original. Mais Méziriac reste isolé au sein des académiciens puisque, dans le domaine historique en particulier, se développe un type de traduction hérité de la manière d´Amyot, favorisé par Conrart, et dont le représentant le plus célèbre est Perrot d´Ablancourt. Il s´agit d´une conception de la traduction littéraire qui vise à être une forme de re-création, un exercice de style destiné à créer une belle prose en favorisant la "belle expression" en langue cible et en favorisant l´adaptation de l´original à la civilisation cible. A peu près à la même époque se distingue un dénommé Lemaistre de Sacy (1613-1684), issu d'une communauté religieuse, qui est loin d'être un défenseur du littéralisme absolu. De Sacy, en matière de fidélité, adhère en fait à une position médiane qu'il explicite en 1647 dans son avant-propos au Poème de Saint-Prosper contre les Ingrats: “ j'ai tasché autant qu'il m'a esté possible d'entrer dans l'esprit de ce grand Saint (...) de rendre en quelque sorte beauté pour beauté, et figure pour figure, lorsqu'il est arrivé que les mesmes graces ne se rencontroient pas dans les deux langues. C'est en cette manière que je me suis efforcé d'éviter également les deux extrémitez, ou tombent aisément ceux qui traduisent, dont l'une est une liberté qui dégénère en license (...) et l'autre est un assujettissement qui dégénère en servitude ”(Ballard, 1992 : 175) Gaspard de Tende (1618-1697), publie en 1660 les Règles de la traductionou moyens d'apprendre traduire de latin en français, qui est selon Michel Ballard "le premier traité véritable de traduction". Selon Ballard, la position de Gaspard de Tende est contrastiviste, ce qui l´intéresse c´est l´étude de la traduction et à travers elle, l´étude contrastive des langues. 1660 De la traduction, ou Regles pour apprendre à traduire la langue latine en langue françoise. Gaspard de Tende, sieur de l'Estang (Ballard, 1992 : 186-197) «La premiere Regle, selon Monsieur de Vaugelas, est de bien entendre les deux Langues, mais sur tout la langue Latine; de bien entrer dans la pensée de l'Auteur qu'on traduit, & de ne pas s'asujettir trop bassement aux paroles; parce qu'il suffit de rendre le sens avec un soin tres exact, & une fidelité toute entiere, sans laisser aucune des beautez ni des figures qui sont dans le Latin. La seconde, selon l'Auteur de la Traduction du Poëme de S. Prosper [Le Maistre de Sacy], est de ne garder pas seulement une fidelité & une exactiude toute entiere à rendre les sentimens de l'Auteur, mais de tascher à marquer ses prop[r]es paroles, lors qu'elles sont importantes & necessaires. //[xi]// La troisiéme, selon Monsieur de Vaugelas, est de conserver l'esprit & le genie de l'Auteur qu'on traduit, en considerant si le stile en est ou simple ou pompeux; si c'est un stile de Harangue ou un stile de Narration. Car comme il ne seroit pas à propos de traduire en un genre sublime & élevé, un Livre dont le discours seroit bas & simple, comme celuy de la sainte Escriture, ou de l'Imitation de JESUS CHRIST; à cause que la simplicité est elle-méme une beauté dans certaines matieres de devotion: De méme il ne seroit pas convenable de traduire en un stile precis & coupé, les Harangues qui doivent estre estenduës; ni en un stile estendu, les Narrations qui doivent estre courtes & precises. En effet, qui voudroit mettre en un stile pompeux, le stile simple de l'Escriture Sainte, feroit une copie bien differente de ce saint Original. Car ainsi qu'un excellent peintre doit donner à une copie tous les traits & toute la ressemblance de //[xii]// l'original qu'il s'est proposé de copier; de méme un excellent Traducteur doit faire remarquer dans sa Traduction, l'esprit & le genie de l'Auteur qu'il a traduit. Et comme une copie, pour estre bien faite, ne doit point paroistre une copie, mais un veritable original; de méme une Traduction, pour estre excellente, ne doit point paroistre une Traduction, mais un ouvrage naturel, & une production toute pure de nostre esprit. La quatriéme, selon l'Auteur de la Dissertation (il s´agit du Grand Arnault, Antoine, coauteur avec Claude Lancelot, de la Grammaire générale et raisonnée, 1660, et auteur de la Dissertation selon la Méthode des Géomètres) est de faire parler & agir un chacun selon ses moeurs & son naturel, & d'exprimer le sens & les paroles de l'Auteur en des termes qui soient en usage, & convenables à la nature des choses qu'on traduit. Par exemple, ayant à traduire ces paroles de l'Escriture, ex adipe frumenti, il ne faudroit pas les traduire pas la graisse de froment, encore que le mot de graisse soit la signification naturelle du mot Latin adipe; parce qu'outre que le mot de graisse //[xiii]// n'est pas un terme qui convienne à la nature du froment, l'usage veut encore qu'on die; la fleur de froment, ou le pur froment. Tout de méme il ne faudroit pas faire parler en homme civil & poly, un barbare ni un villageois, parce que cela ne convient point aux moeurs, & au naturel de l'un ni de l'autre. D'où il s'ensuit que pour bien traduire, il faut non seulement faire parler un chacun selon ses moeurs & ses inclinations, mais il faut encore que les expressions soient en des termes simples & naturels, que l'usage ait déja receus; sans se servir neanmoins de ces façons de parler qui, pour ainsi dire, ne sont encore que de naistre, parce qu'il y a des façons de parler qui ne sont pas toûjours bonnes à écrire, & qui peuvent le devenir par le temps. La cinquiéme, selon l'Auteur de la Traduction du Poëme de S. Prosper (Lemaistre de Sacy), est de s'efforcer de rendre beauté pour beauté, & figure pour figure; lors qu'il arrive //[xiv]// que les mémes graces ne se rencontrent pas dans les deux Langues, comme il arrive bien souvvent, & qu'on ne sauroit exprimer les mémes figures, & les mémes beautez. La sixiéme, selon l'Auteur d'une Traduction de quelques lettres de Ciceron, est de ne pas user de longs tours, si ce n'est seulement pour rendre le sens plus intelligible, & la Traduction plus elegante. Car il y en a, dit cet Auteur, qui ne pouvant rendre les choses en peu de mots, & en termes propres & significatifs, se servent d'un grand tour de paroles superfluës, & prennent des licences qui ne seroient pas permises aux plus petits écoliers. Ainsi en allongeant, comme ils font, les paroles qu'ils traduisent, ils enervent bien souvent toute la force des termes Latins, & alterent méme quelquefois le sens & les paroles de l'Auteur. C'est pour cette raison que les expressions les plus courtes & les plus naturelles, sont les plus belles & //[xv]// les meilleures: Estant à desirer qu'on puisse rendre vers pour vers, & que la Traduction soit aussi courte que l'original qu'on traduit. La septiéme, selon Monsieur de Vaugelas, est de tendre toûjours à une plus grande netteté dans le discours. Et c'est pour cette raison sans doute que les plus excellents Traducteurs ont reconnu la necessité qu'il y avoit de couper ou de partager les periodes; parce que le discours qui est si lié & si étendu est beaucoup moins intelligible que celuy qui est plus court & plus precis. C'est pourquoi il faut couper les periodes Latines, lors qu'elles sont trop longues, A cause que nostre Langue estant encore plus étenduë, tiendroit trop en suspens l'esprit qui attend toûjours avec impatiance la fin de ce qu'on luy veut dire. La huitiéme, est de joindre ensemble les periodes qui sont trop courtes, lors qu'on traduit un Auteur dont le stile est //[xvi]// precis & coupé. De sorte que comme il faut quelques couper les periodes trop longues; il faut de méme joindre bien souvent celles quisont trop courtes, en tenant dans ces deux rencontres un juste temperamment, & une mediocrité raisonnable, & le faisant avec beaucoup de discretion. La neuviéme & la derniere Regle, est de ne rechercher pas seulement la pureté des mots & des phrases, comme font beaucoup de personnes, mais de tascher encore d'embellir la Traduction par des graces & des figures qui sont bien souvent cachées, & qu'on ne découvre qu'avec grand soin. Car il est bien juste & bien raisonnable, que non seulement on rende en François les beautez qui sont visibles dans le Latin; mais méme qu'on s'efforce de découvrir toutes ces beautez lors qu'elles sont cachées. Ainsi quand un seul mot Latin fait comme une espece d'Opposition à un autre mot qui est dans la //[xvii]// méme periode, il faut rendre cette Opposition par deux mots en François. ... Voila certainement des Regles pour former un excellent Traducteur. C'est par ces Regles qu'on peut exprimer d'une maniere noble & relevée, un sens qui estant tout simple, seroit trop bas & trop languissant, s'il estoit rendu dans toute sa simplicité. C'est par ces Regles qu'on peut apprendre à suivre la fidelité du sens, sans blesser l'elegance des paroles, & à imiter l'elegance sans blesser la fidelité. C'est pas ces Regles qu'on peut embellir une Traduction, & rendre en quelque //[xviii]// sorte la copie plus belle que l'original. Et enfin c'est par ces Regles qu'on peut enrichir nostre Langue, & étaler ses beautez, & que ceux qui n'entendent pas le Latin peuvent méme apprendre à mieux parler& à mieux écrire. Je n'aurais pas un sentiment si avantageux de ce petit Ouvrage, s'il estoit autant mon Ouvrage que l'Ouvrage des plus excellens Traducteurs, & des premiers Maistres de la Langue. Car j'avouë que je n'y ay point d'autre part que celle d'avoir remarqué dans leurs plus excellens livres, les plus belles manieres de traduire, & les meilleures façons de parler. Et je ne croy pas avoir besoin de me justifier icy de ce que, dans le second Livre, je me suis servy de termes simples & communs pour nommer les choses; puisque ce n'a esté que pour rendre ces choses plus intelligibles aux enfans, & à ceux méme qui ne sachant pas encore le Latin, en veulent acquerir quelque connoissance. Ce qui me reste maintenant à desirer, est que tous ceux qui liront ces Regles excusent les défauts qu'ils y verront; puis qu'il est comme impossible que celuy qui donne les premiers desseins d'une chose, le puisse faire avec toute la perfection que le temps y peut apporter. C'est la grace que j'espere de leur bonté; & la recompense que je leur demande pour l'intention que j'ay euë de diminuer la peine des Traducteurs, en leur proposant des Regles pour traduire, & embellir leurs Traductions.» Source : http://scholarworks.umass.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1093&context=french_translators&sei-redir =1#search=%22gaspard%20de%20tende%22, le 1 er septembre 2011 Le XVII^e et XVIII^e siècle Angleterre En Angleterre, les théories de la traduction datent notamment de la moitié du XVII^e siècle et sont influencées par la tradition française des belles infidèles. En Angleterre, ainsi que dans plusieurs pays européens de l´époque continue la traduction des oeuvres importantes (entre lesquelles notamment la Bible et les classiques antiques) en langues nationales. Les idées de Dolet étaient reprises par George Chapman (1559-1634), grand traducteur d´Homère. On peut lire dans la dédicace de Seven Books (1598) : Un bon traducteur doit observer les phrases, les figures et les formes proposées par l´auteur, ainsi que le sens profond et le beau style, et les orner avec les figures et formes rhétoriques adaptées à la langue d´arrivée. La théorie de Chapman est exposée plus clairement encore dans son Épître au Lecteur de sa traduction de l´Illiade. Selon Champan, le traducteur doit : 1. Eviter de rendre le texte mot pour mot. 2. Chercher à saisir l´esprit de l´original. 3. Eviter les traductions trop libres, en s´appuyant sur l´étude d´autres versions et gloses existantes. La doctrine platonique de l´ inspiration divine de la poésie eut des répercussions importantes sur l´activité des traducteurs : l´esprit et la tonalité du texte original pouvaient être recréés dans un autre contexte culturel. Le traducteur effectue une transposition du texte original, tout en ayant la responabilité envers l´écrivain de l´original et envers le public d´arrivée. (Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.80-81) En France, la traduction des auteurs classiques s´est développée notamment entre 1625 et 1660, période du grand classicisme français et de l´essor du théâtre français basé sur les trois unités aristotéliennes. Les écrivains et théoriciens français étaient à leur tour traduits en anglais avec un grand enthousiasme. John Dryden (1631-1700), poète et traducteur des classiques (Virgile, Ovide), domine dans l´introduction des modèles traductifs – soit par ses traductions, soit par les préfaces de celles-ci qui sont lieu privilégié pour les réflexions théoriques sur la traduction – qui seront suivis dans les années suivantes. Les pensées essentielles de Dryden sont précisées dans sa préface aux Epîtres d´Ovide (1680), dans laquelle il distingue trois modèles de traduction : 1. La métaphrase : l´auteur est rendu mot pour mot et ligne pour ligne, d´une langue à l´autre. 2. La paraphrase ou "traduction avec largeur" : traduction selon le sens proposée par Cicéron. 3. L´imitation : le traducteur s´éloigne du texte original de manière qu´il juge utile. Dryden préfère personnellement la paraphrase qu´il considère comme le modèle le plus équilibré. Le traducteur doit en plus correspondre à plusieurs critères : pour traduire poséie, il faut être poète, comprendre les deux langues, comprendre l´esprit et les spécificités de l´auteur de départ, et enfin se conformer aux canons esthétiques de sa propre époque. Dryden propse la métaphore du traducteur-peintre portrétiste, qui a eu beaucoup de succès à son époque, au XVIII^e siècle, et selon laquelle le peintre a le devoir d´exécuter un portrait ressemblant à l´original. Dans son Dédicace d´Éneïs (1697), Dryden affirme d´avoir suivi le critère de la modération et de s´être maintenu "entre les deux extrêmes, la paraphrase et la traduction littéraleů. Pourtant, suivant en cela les modèles français, il déclare d´avoir aussi modernisé la langue du texte de départ : "Je me suis efforcé de faire parler Virgie un anglais que lui-même aurait parlé s´il était né en Angleterre de notre époque." (Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.86-87) Dryden reprend essentiellement le thème du latin langue supérieure à l´anglais. Il situe dans cette supériorité les difficultés qu´il a eues à résoudre et qui sont essentiellement d´ordre lexical et phonologique. Le latin lui est apparu comme beaucoup plus riche que l´anglais, et à cela est associé le problème de redondances. Il a été frappé par la beauté des sonorités latines et des rythmes, qu´il estime ne pas avoir pu préserver. C´est pourquoi il est allé parfois jusqu´ emprunter des mots et à latiniser son anglais, justifiant son action par une image qui a son origine dans les préoccupations des humanistes : le traducteur fait commerce avec les vivants et les morts pour l´enrichissement de sa langue. (On croirait déjà entendre certains théoriciens allemands de l´époque romantique.) À la même tradition de pensée que Dryden appartient Alexander Pope (1688-1744, traducteur d´Homère, Illiade en anglais) et Alexander Fraser Tytler (1747-1813) d´origine écossaise, qui a formulé des pensées semblables dans son Essay on the Principles of Translation (1791), cité par Susan Bassnett (1980) comme la première étude systématique en anglais du processus de traduction. (NERGAARD, Siri, 1993, p. 40) Tytler estime p. ex. que le traducteur doit respecter le style de l´auteur, mais a ledroit de corriger l´original quand sa formulation lui semble incorrecte ou inexacte. Le traducteur doit éclaircir le sens. Si l´auteur faiblit, le traducteur doit le redresser, lui redonner le souffle. Tytler : Essay on the Principles of Translation (1791), trois principes fondamentaux : 1. La traduction devrait être une transcription complète des idées de l´oeuvre originale. 2. Le style et la modalité devraient avoir les mêmes caractéristiques que l´original. 3. La traduction devrait être aussi naturelle que l´oeuvre de départ. Alexander Pope est adepte de la voie moyenne. Il souligne l´importance d´une lecture attentive du texte de départ pour répérer les détails du style, et pour pouvoir maintenir le "feu" du poème. De Dryden à Tytler, le problème centrale autour duquel tourne la théorie de la traduction est la tentative de recréer l´esprit essentiel, l´âme ou la nature de l´oeuvre d´art. (Susan Bassnett : La traduzione. Teorie e pratica, 1993, 2009, p.90-91) Certains théoriciens et praticiens anglais du XVIII^e siècle mettent l´accent sur l´identification avec l´auteur et sur la part de recréation intervenant dans toute traduction littéraire réussie. (Ballard, 1992 : 123) Allemagne (XVIII^e - XX^e siècles) L´Allemagne entre la fin du XVIII^e et le début du XIX^e siècle, en tant qu´époque d´un grand essor philosophique et littéraire, constitue un terrain particulièrement propice à la réflexion sur la traduction. Celle-ci est abordée comme un problème hermeneutique et philosophico-linguistique. Les écrivains, philosophes et poètes allemands réalisent à cette époque un nombre considérable de traductions de classiques : Schleiermacher traduit Platone, A. W. Schlegel traduit Shakespeare, Cervantes et Pétrarque, Humboldt traduit Sophocle. Friedrich Schleiermacher (1768 - 1834) Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (Conférence lue le 24 juin 1813 l'Académie Royale Des Sciences de Berlin.), traduit par Antoine Berman, Éd. du Seuil, Points Essais # 402 © 1999, pages 31-57. Tout homme forme la langue N'avons-nous pas souvent besoin de traduire le discours d'une autre personne tout à fait semblable à nous mais dont la sensibilité et le tempérament sont différents? [...] Plus encore : nous devons nous-mêmes traduire parfois nos propres discours au bout de quelque temps si nous voulons de nouveau nous les approprier convenablement. [...] [Mais] restons-en aux traductions d'une langue étrangère vers la nôtre. [...] nous pouvons distinguer deux domaines différents [...] L'interprète, [qui] exerce son office dans le domaine des affaires [et] le véritable traducteur essentiellement dans le domaine de la science et de l'art. [...] Dans la vie des affaires, [...] la traduction est une activité quasiment mécanique [...] mais en ce qui concerne les produits de la science et de l'art, il faut, si l'on veut les transplanter d'une langue à l'autre, tenir compte de deux choses qui changent complètement le rapport. [...] plus les langues sont distantes par leur origine et le temps, plus il devient difficile de trouver dans une langue un mot auquel corresponde exactement un mot d'une autre langue, et aucun type de flexion d'une langue ne recouvre exactement la même multiplicité de rapports que l'autre. [...] La situation est tout autre dans le domaine de l'art et de la science, et partout où domine la pensée, qui est une avec le discours, et non la chose, pour laquelle le mot est peut-être un signe arbitraire, mais fermement établi. [...]. La seconde chose qui fait du traduire authentique une tout autre affaire que la simple transposition orale est la suivante. Partout où le discours n'est pas totalement lié à des objets visibles ou à des faits extérieurs qu'il suffit d'énoncer, partout où celui qui parle pense de manière plus ou moins indépendante, et veut par conséquent s'exprimer, il se trouve vis-à-vis de la langue dans un rapport double, et son discours n'est correctement compris que dans la mesure où ce rapport l'est aussi. Chaque homme, pour une part, est dominé par la langue qu'il parle ; lui et sa pensée sont un produit de celle-ci. Il ne peut rien penser avec une totale précision qui soit hors de ses limites ; la forme de ses concepts, le mode et les limites de leur combinabilité sont tracés au préalable par la langue dans laquelle il est né et a été élevé ; notre entendement et notre fantaisie sont liés à celle-ci. Mais, par ailleurs, tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue. [...] C'est pourquoi tout discours libre et supérieur demande à être saisi sur un double mode, d'une part à partir de l'esprit de la langue dont les éléments le composent, comme une exposition marquée et conditionnée par cet esprit, engendrée et vivifiée par lui dans l'être parlant ; d'autre part il demande à être saisi à partir de la sensibilité de celui qui le produit comme une œuvre sienne, qui ne peut surgir et s'expliquer qu' partir de sa manière d'être. Paraphraser, imiter ou traduire véritablement Ainsi considérée, la traduction n'apparaît-elle pas comme une entreprise un peu folle? C'est pourquoi, désespérant d'atteindre ce but, ou, si l'on veut, avant même d'être parvenu à le penser clairement, on a inventé, non par véritable sens de l'art de la langue, mais par nécessité spirituelle et par habileté intellectuelle, deux autres manières de connaître les oeuvres des langues étrangères, qui tantôt se débarrassent violemment de ces difficultés, tantôt les contournent, mais en abandonnant complètement l'idée de la traduction ici proposée ; ce sont la paraphrase et l'imitation. La paraphrase veut éliminer l'irrationalité des langues, mais de façon purement mécanique. [...] L'imitation, en revanche, se plie à l'irrationalité des langues ; [mais] n'est plus l'œuvre même, l'esprit de la langue d'origine n'y est plus présenté et agissant [...]. La paraphrase est davantage utilisée dans le domaine des sciences, l'imitation dans celui des beaux-arts [...]aucun des deux, à cause de la distorsion même de ce concept qu'il représente, ne peut être examiné ici plus en détail ; ils ne figurent ici que comme des points limites du domaine qui nous concerne. Mais alors, quels chemins [...] prendre [...]? À mon avis, il n'y en a que deux. Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l'écrivain aille sa rencontre. [...] La première traduction est parfaite en son genre quand l'on peut dire que, si l'auteur avait appris l'allemand aussi bien que le traducteur le latin, il aurait traduit son œuvre, originellement rédigée en latin, comme l'a réellement fait le traducteur. L'autre, en revanche, ne montrant pas comment l'auteur aurait traduit, mais comment il aurait écrit originellement en allemand et en tant qu'Allemand [...]. Suivent cette méthode, évidemment, tous ceux qui utilisent la formule selon laquelle on doit traduire un auteur comme il aurait lui-même écrit en allemand. [...] La première est une compréhension scolaire qui s'ouvre un passage gauchement, laborieusement et presque avec répugnance, à travers chaque phrase, et pour cette raison ne parvient jamais à la claire intuition du tout, à la vivante compréhension de l'ensemble. [...] Mais il y a encore une autre compréhension qu'aucun traducteur n'est capable de reproduire [...] [Nous] Pensons à ces hommes [qui] se situent complètement du point de vue de la vie de l'esprit, à l'intérieur d'une autre langue et de ses produits, et, lorsqu'ils se livrent à l'étude d'un monde autre, laissent leur propre monde et leur propre langue leur devenir complètement étrangers [...]. La traduction est donc liée à un état des choses qui se trouve à mi-chemin entre les deux, et le traducteur doit se donner pour but de fournir à son lecteur une image et un plaisir semblables à ceux que la lecture de l'œuvre dans la langue d'origine procure à l'homme cultivé [...] et qui [...] continue percevoir la différence entre la langue dans laquelle elle est écrite et sa langue maternelle. Source : http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Schleiermacher_MethodesDuTraduire.htm, le 1er septembre 2011 Walter Benjamin (1892-1940) philosophe, historien de l'art, critique littéraire, critique d'art et traducteur (notamment de Balzac, Baudelaire et Proust) allemand de la première moitié du xx^e siècle, rattaché à l'école de Francfort. Écrit en 1921 et publié en 1923 comme préface à la traduction allemande des Tableaux parisiens de Baudelaire, l’essai sur la traduction de Walter Benjamin (« Die Aufgabe des Übersetzers ») figure sans conteste parmi les textes phares en épistémologie de la traduction. Jusqu’à la publication des retraductions anglaise et française qui paraissent dans le numéro spécial de la revue Meta, (XLV, 4, 2000) consacré à Benjamin et à son célèbre essai (ce numéro spécial était aussi dédié à la mémoire de Robert Larose, 1951-1997, co-fondateur de TTR, auteur des Théories contemporaines de la traduction (1989) et professeur de traduction à l’Université de Montréal), le public français avait surtout eu accès à la traduction de Maurice de Gandillac (« La tâche du traducteur », 1971) : La Tâche du traducteur (1923), traduit par M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, publié in Walter Benjamin, Œuvres I, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2000, p. 252. Plutôt que d´être associé à la traduction de Baudelaire avec laquelle il était d´abord publié, on a souvent fait lien entre ce texte et un autre essai de Benjamin, Sur le langage en général et sur le langage humain (1916). Le commentaire du texte de W. Benjamin par Jacques Derrida : «Les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres. Abstraction faite de leurs relations historiques, elles sont toutes, a priori, apparentées. Il y a entre elles un rapport intime, dissimulé, qu'aucune traduction ne peut révéler complètement mais dont témoigne la traductibilité des textes. Dans ce rapport se cache le vrai ou pur langage. Il est impossible de le créer, mais il est possible de le représenter en germe. Une traduction doit attester de la façon la plus exacte possible de la parenté entre les langues. Elle n'a pas de prétention à l'objectivité, elle ne reflète pas l'original, ne lui ressemble pas. Elle est une mutation, un renouveau du vivant, une modification de l'original même, qui continue mûrir à travers elle. De génération en génération, les mots changent de sens, les subjectivités évoluent. En traduisant l'oeuvre, on tient compte de ce processus historique et fécond. Ce ne sont pas deux langues mortes qui sont mises en relation, c'est la parole de l'écrivain qui poursuit son enfantement. L'enjeu de la traduction est moins la réception ou la reproduction du texte que sa survie. Quelle est la tâche du traducteur? Ce n'est pas d'adapter le contenu d'une oeuvre à de nouveaux lecteurs, ceux qui ne comprennent pas la langue d'origine, car l'oeuvre elle-même (l'original) ne s'adresse pas aux lecteurs. C'est de s'acquitter d'une dette. Restituer le sens de l'oeuvre ne suffit pas. Il faut exhiber le langage dans sa pureté magique, mystérieuse. Ce n'est pas une transposition dans une autre langue, c'est une création. Toute traduction étant imparfaite, il en faut toujours d'autres : autant de langues, autant de traductions, autant de différenciations. Contrairement au serpent de la bible, dont la connaissance est sans nom, l'homme peut imiter le verbe créateur de manière créative. S'il suit le chemin proposé par le serpent, il commet une faute : faire du langage un système de signes ou de jugements purement imitatif. (Par la traduction, le langage humain fait passer le langage des choses, anonyme et muet, en noms et paroles) Quelle est la tâche du traducteur? Pour éveiller dans une autre langue l'écho de l'original, il doit découvrir l'intention cachée dans le texte. Il ne s'agit pas de l'intention naïve et intuitive de l'écrivain, mais de celle qui est inscrite sous forme ultime, dérivée, idéelle, dans l'oeuvre singulière. Elle ne se situe pas dans la langue de l'original, dans les phrases et jugements pris un par un, mais dehors, dans le langage vrai. Toute pensée s'efforce de révéler l'ultime secret de ce langage, qui lui-même est silencieux. Tout doit tendre à la restitution du sens. Pour y accéder, la fidélité et la liberté sont tous deux nécessaires. Apparemment, elles sont contradictoires. Une traduction littérale peut trahir le sens, et une liberté débridée peut être incompatible avec sa restitution. Ce qui compte est la visée : rendre reconnaissable le texte comme fragment d'un langage plus grand, exprimer le désir d'une complémentarité des langues, laisser passer l'incommunicable qui est en toute oeuvre et en toute langue. S'il n'y a pas que du langagier ou du communicable dans l'oeuvre, il faut exercer sa liberté pour transposer le pur langage qui y est captif, et le libérer dans sa propre langue, dont les barrières sont brisées. (Dans les traductions se cache le langage vrai, qui n'est pas l'original mais le lieu où toutes les langues tombent d'accord, même si les phrases ne parviennent pas à s'entendre) Les mauvaises traductions ont deux caractéristiques : elles cherchent à transmettre un message, et elles prétendent servir le lecteur. Mais si l'oeuvre est traductible, ce n'est pas pour être communiquée. C'est du fait de son essence, de son exigence intérieure, qui ne dépendent pas du lecteur. La traductibilité tient à la vie et à la survie de l'oeuvre. Elle n'est pas la conséquence de sa popularité, ni de la plus ou moins grande facilité de la traduction. Elle tient à la traductibilité de principe des oeuvres, qui est leur loi, même si en pratique elles ne sont jamais traduites. Si l'on peut traduire, c'est parce qu'il y a entre toutes les langues une parenté. Cette parenté ne tient pas à une ressemblance, mais à des intentions complémentaires, une visée commune aux différentes langues. C'est cette visée commune que Benjamin appelle le pur langage (ou le vrai langage), cette pensée de Dieu qui garantit la correspondance entre les langues. Quand deux langues désignent la même chose, elles ne le font pas exactement de la même façon, elles se complètent. Si l'on pouvait savoir à quelle distance se trouve chaque langue de ce langage pur, si l'on pouvait trouver un lieu où les langues se réconcilient et s'accomplissent, on atteindrait le terme messianique de l'histoire linguistique, celui qui permettrait la survie éternelle des oeuvres et la renaissance indéfinie des langues. Dans l'immédiat, une telle solution est refusée aux hommes. Il reste toujours, dans une oeuvre, un intouchable non transmissible. (Une oeuvre littéraire est traductible par essence, car elle vise le langage pur, jusqu'alors dissimulé dans les langues) Pour connaître une oeuvre, la connaissance du spectateur ne sert à rien. Il ne faut tenir compte ni d'un public déterminé, ni d'un récepteur "idéal", ni des conditions de la réception, mais seulement de l'essence de l'oeuvre, et accessoirement de l'essence de l'homme en général. Seules les mauvaises traductions cherchent à servir le lecteur. Les "bonnes" traductions ne visent que le contenu de l'oeuvre. (Aucune oeuvre ou forme d'art ne s'adresse à quelque lecteur, spectateur ou auditeur que ce soit, car une oeuvre n'est ni un message, ni une communication) Traduire, ce n'est ni recevoir, ni communiquer, ni représenter, ni reproduire. C'est un engagement, une responsabilité. Il faut s'acquitter d'une dette. Laquelle? Le traducteur est un héritier. On lui a fait don d'une semence, et il doit la rendre. Pour cela, il ne peut en rester à la restitution d'un sens [car cette restitution est impossible], son obligation va plus loin : il doit contribuer à la maturation de l'oeuvre, la faire vivre plus et mieux. (La traduction n'est ni une réception, ni une communication, ni une reproduction d'un texte dans une autre langue : c'est une opération destinée à assurer sa survie comme oeuvre) L'oeuvre [si c'est une oeuvre] exige de survivre. Il ne s'agit pas de se reproduire à l'identique, mais de laisser grandir et développer son héritage. Pour s'étendre vers d'autres langues [mais aussi pour se renouveler dans sa langue d'origine], il lui faut un traducteur à la fois fidèle et inventif, un traducteur dont la fonction ne serait pas [seulement] de rendre le sens de l'orignal, mais de le faire fructifier, d'agrandir et d'altérer les deux langues, d'accomplir partir de l'oeuvre un nouvel ensemble. On peut comparer cette tâche au contrat de mariage. Il promet la naissance d'un enfant, irréductible à une simple reproduction de ses parents, qui sera source lui-même d'invention et d'histoire. Source : Jacques Derrida - "Psyché, Inventions de l'autre (tome 1)", Ed : Galilée, 1987, p224 - Les tours de Babel, http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1006211837.html, le 1er septembre 2011 José Ortega y Gasset (1883-1955) philosophe, sociologue, essayiste, homme de presse et homme politique espagnol. Il a consacré à la traduction l´essai Miseria y Esplendor de la traducción (1937), pendant son exil en Argentine. Ce texte a été publié dans un premier temps par « épisodes » dans le quotidien La Nación de Buenos Aires, et ensuite, en version intégrale, dans les oeuvres complètes de l´auteur (J. Ortega y Gasset, « Miseria y esplendor de la traducción », Obras completas, Madrid, Revista de Occidente, 1961, Tome V, pp. 433-452.) «Traduire n´est-il pas un désir irrémédiablement utopique ? Je m´approche chaque jours de plus de l´idée que tout ce que l´homme fait est une utopie. Dans le champs intellectuel, il n´y a pas de tâche plus humble (que celle du traducteur) et malgré cela, plus immense. Que fera le traducteur avec le texte rebelle ? Il renfermera l´écrivain traduit dans la prison du langage normal, donc il le trahira. Traduttore, traditore.» (NERGAARD, Siri, 1993, p. 181-183)