8. LE CONCEPT DE « FONCTIONNALITE ET LOYAUTE » ors de notre formation a LEcole de traduction et d'interpretation de rUniversite de Heidelberg pendant les annees 60, la traductologie telle que nous la connaissons aujourd'hui n'etait pas encore nee. La formation consistait principalement en un processus d'observation des traducteurs experimented pour chercher a decouvrir, par un apprentissage base sur Inexperience, ce qui differencial une « bonne » d'une « mauvaise » traduction. Comme on peut le voir dans les premieres publications sur la methodologie de la traduction parues a cette epoque (p. ex. Reiss 1971), l'equivalence etait dc maniere implicite, supposee etre le principe directeur du processus de traduction, meme si certains formateurs, ou certaines situations, semblaient exiger des references differentes. Quoi qu'il en soit, c'etait generalement le texte source ou certaines de ses caracteristiques qui etaient tenus pour base de tout changement de strategic (on n'avait pas invente la notion de typologies des textes). C'etait egalement le texte source qui exigeait la fidelite, meme eu egard a la ponctuation dans certaines traductions litteraires ou juridiques : ce meme texte source exigeait aussi 1'adaptation de certains exemples ou de certaines notions de nature culturelle aux conventions ou aux attentes de la culture cible, dans le cas d*autres traductions, comme celles des articles de prcsse. La theorie du skopos arriva done a point nomme. Non seulement cette theorie prenait en compte les differentes strategies possibles selon les situations traductionnelles, dans lesquelles le texte source ne faisait plus figure d'unique facteur a envisager, mais elle apparaissait, en outre, au moment d'un changement de paradigme dans plusieurs disciplines, parmi lesquelles la linguistique, qui commencait a mettre davantage Taccent sur la communication en tant qu'evenement social lie a une culture donnee, ainsi que sur les acteurs impliques, sur les conditions spatio-temporelles de la communication et sur les intentions et les finalites communicationnelles. La theorie du skopos semblait offrir precisement le modele traductionnel necessaire dans de telles circonstances. Elle etait: * pragmatigue, tenant ainsi compte des conditions situationnelles de l'interaction communicationnelle et de ce fait, prenant egalemcnt en compte les besoins et les attentes des destinataires ou des recepteurs potentiels du texte cible, faisant du recepteur la reference par excellence pour les decisions traductionnelles, * orientee vers la situation culturelle, prenant en compte les formes culturelles propres au comportement verbal et non-verbal dans la traduction, * systematique, capable d'etablir un cadre theorique et methodologique coherent, pouvant servir de base a une justification intersubjective des decisions du traducteur dans toutes sortes de taches de traduction et permettant ainsi le recours a toute procedure traductionnelle susceptible de produire un texte cible fonctionnel, * professionnelle, et tenant done compte de toute forme de communication transculturelle requise par la pratique professionnelle de la traduction, * normative, cn ce quelle off rait au traducteur une indication sur la facon de choisir le meilleur moyen ou le moyen le plus sur d'atteindre une finalite traductionnelle, * generate, puisque la finalite du texte cible etait considered comme la reference principale de tout processus de traduction, une finalite possible etant la presentation d?un texte cible dont les effets communicationnels correspondent a ceux du texte source, et enfin * specialisee, dans la mesure ou elle attribuait au traducteur le prestige de l'expert dans le domaine, competent dans la prise de decisions adequates a la finalite et responsable de ses decisions par rapport aux partenaires. Bref, ce modele semblait trop beau pour etre vrai. Quels en etaient done les defauts ? Nous-meme avons ete formee par des professeurs tels que Katharina Reiss et notre opinion est done en partie la leur. Nous constatons pourtant deux limites, interdependantes, au modele du skopos tel qu'il est presente ici. L'une se refere a la notion de specificite culturelle des modeles traductiormels ; l'autre est liee a la relation entre le traducteur et l'auteur du texte source. Tout comme les partisans de Tequivalence, les tenants de la theorie du skopos pretendent offrir un modele general, ou universel, de la traduction (voir a cet egard le titre de l'ouvrage de Reiss et Vermeer de 1984). Bien que Vermeer admette la possibilite d'une relation de « coherence intertextuelle » ou de fidelite entre les textes source et cible, la contrainte de fidelite est subordonnee a la regie du skopos. Or, comme nous Tavons deja constate, Pidee fondamentalc de la theorie du skopos pourrait s'exprimer ainsi: « la finalite traductionnelle justifie les procedures de traduction». Une telle affirmation est certes acceptable quand la finalite de traduction s'aligne sur les intentions communicationnelles de Tauteur du texte source. Mais qu'en est-il d'une situation ou la consigne de traduction exige un texte traduit dont les buts communicationnels sont contraires a l'opinion ou a Fintention de Lauteur. voire incompatibles avcc elle ? Dans un tel eas, la regie du skopos pourrait a juste titre etre interpretee conune « la fin justifie lcs moyens » et il n'y aurait aucune restriction quant aux resultats possibles. Cette absence de restriction pourrait se justifier dans une theorie generale, puisqif on pourrait toujours argumenter qu'une theorie ne doit pas forcement etre directement applicable. CependanL la formation des traductcurs, comrac la traduction elle-meme, ne s'effectue pas dans un environnement general ni dans un vide culturel. Les apprentis traducteurs sont formes dans une communaute culturelle (ou peut-etre deux) ä un moment donne de Thistoire. Toute application d'une theorie generale ä la formation des traducteurs doit tenir compte de 1'environnement. Si nous observons Thistoire de la traduction et des traductions, nouri constatons que les conceptions de ce qu'est, ou de ce que devrait etre, un$ bonne traduction ont varie selon lcs cpoques et les lieux. Elles varient parfoi aussi selon le type de texte ou dependent de 1'amour-propre de la culture d reception par rapport ä la culture source (Bassnett-McGuire 1991 : 39 sqq.) Conformement aux principales idees recues au sujet de la traduction, le lecteur peut s'attendre, par exemple, ä ce que le texte cible fasse etat, de maniere precise, de ropinion de Fauteur ; dans d'autres cultures, on souhaite peut-etre que le texte cible soit une reproduction fidele des caracteristiques formelles du texte source ; d'autres encore privilegiert des traductions archaisantes ou celles qui, sans etre des reproductions fideles, sont des textes comprehensibles et lisibles, comme les « belles infideles ». Le traducteur doit tenir compte de ces attentes sans toutefois se sentir toujours oblige de faire exactement ce que le lecteur attend de lui. II a pourtant la responsabilite morale de ne pas tromper son lecteur (voir Nord 1991 : 94 sqq.). Naturellenient, il peut s'averer difficile de savoir exactement ce que le lecteur attend d'une traduction, puisqu'il s'agit d'un domaine ou les recherches empiriques approfondies font cruellement defaut. En attendant, lc traducteur doit se fier aux conjectures et aux reactions de ses clients et de ses lecteurs, aussi peu frequcntes soient-elles. Pour nous, cette responsabilite du traducteur envers ses partenaires dans Tinteraction traductionnelle est designee par la notion de loyaute. Cette loyaute engage le traducteur tant envers la situation source qu'envers la situation cible. II ne taut pas confondre la notion de loyaute avec celles de fidelite ou ^ & exactitude, notions qui se referent generalement a la relation entre les textes source et cible. La loyaute, en revanche, designe une categorie interpcrsonnelle qui renvoie ä un lien social entre des personnes. Dans le modele general, la loyaute constitue ainsi une case vide qui, dans le contexte dune tache de traduction determines est remplie par les contraintes liees aux concepts traductionnels propres aux cultures concernees. Prenons ä titre d'exemple une culture cible qui attend d'une traduction quelle Lj/\ iiu\uuy^i njiN : ujníí au i i ví i b Ulm .lili soit une reproduction littérale du texte source ; dans un tel cas, le traducteur ne peut traduire de íacon non-littérale sans expliquer á ses lecteurs ce qu'il fait et pourquoi. Cest au traducteur de jouer le röle de médiateur entre les deux cultures ; la mediation ne peut done s'effectuer en imposant ses notions culturelles propres á des membres dune autre communauté culturelle. En introduisant ce principe de loyauté dans le modele fonctionnaliste, nous espérons aussi résoudre le deuxieme probléme que semble poser le fonctionnalisme radical, soit la relation entre l'auteur du texte source et le traducteur. N'etant que rarement des experts en traduction, les auteurs tiennent nonnalement a une reproduction fidéle des structures de surface du texte source, f Iis ne consentent aux modifications ou aux adaptations nécessaires pour rendre un texte fonctionnellement adéquat dans la culture cible que sils se fient a la loyauté du traducteur. Cette confiance vient naturellement renforcer le prestige social du traducteur, en tant que partenaire responsable et liable. Dans ce contexte, la loyauté implique que la linalité du texte cible soit compatible avec les intentions de Fauteur du texte source. Cette compatibilité se manifeste aisément lorsque les intentions de Pémetteur sont facilement identifiable^ á partir de la situation communicationnelle dans laquelle to net io nne le texte source, comme pour les modes d'emploi ou les messages publicitaires. Dans ces cas, on peut parier d'intentions « conventionnelles » liées á certains types de textes. Dans ďautres cas, e'est ranalyse des facteurs extratextuels tels que Fauteur, Fépoque, le lieu, le support, qui pourra éclairer ! ce qu'ont pu etre les intentions de Fauteur (voir Nord 11988] 1991 : 47 sqq.). II peut toutefois s'avérer difficile de cerner les intentions de Fémetteur lorsqu'il n'existe pas suffisamment ďinformations au sujet de la situation ďorigine (comme pour les textes anciens) ou quand la situation du texte source est si différente de celle du texte cible qu'il n'y a aucun moyen ďétablir un lien direct entre Fauteur du premier et le lecteur du deuxieme. Parfois, une analyse approfondie des marqueurs textuels de fonction peut aider le traducteur á découvrir les intentions communicationnelles qui ont pu motiver Fauteur. Ainsi, le principe de loyauté ajoute deux qualités importantes á Fapproche fonctionnaliste. Puisquil oblige le traducteur á tenir compte de la difference entre les conceptions culturelles de la traduction propres aux deux cultures concernées, il fait alors de la théorie du skopos un modele anti-universaliste ; du fait qu'il encourage le traducteur a respecter les intentions communicationnelles individuelles de Fémetteur, dans la mesure oil celles-ci peuvent étre identifiées. il diminue aussi la nature prescriptive du fonctionnalisme radical. Notre version de Fapproche fonctionnaliste tient alors sur deux piliers : la fonctionnalité et la loyauté (voir Nord [1988] 1991 : 28 sqq. et 1993 : 17 sqq.). Cest précisément la combinaison des deux principes qui importe, méme si, dans certains cas, i Is peuvent sembler en contradiction Fun avec F autre. La fonctionnalité renvoie aux facteurs qui font fonctionner un texte cible de la iaeon voulue dans la situation cible. La loyauté renvoie á la relation interpersonnelle entre le tradueteur. Témetteur du texte source, les destinataires cibles et linitiateur. La loyauté impose une limite quant aux finalités possibles du texte cible par rapport a un texte source, tout en créant le besoin de négocier la consigne de traduction entre le tradueteur et le client. Táchons de voir comment ces principes se traduisent dans la pratique : Exemple : dans son ouvrage. En Cuba, éerit aprěs une premiere visitě a Cuba depuis la revolution de 1959, le prétre nicaraguayen, Ernesto Cardenal. donne une vision politique subjective de la société cubaine. II exprime son enthousiasme pour les changements eífectués par le gouvernement de Fidel Castro et ne pretend aucunement rester objectif, ce qui ne manquera pas ďavoir un efifet sur le lecteur, méme si celui-ci ne partage pas ropinion du pere Cardenal. La traduction allemande, publiée en 1972 (In Kuba. Bericht einer Reise) donne pourtant Limpression ďun reportage plutót objectif et modéré du voyage de L auteur. avec des rappels constants aux lecteurs que tout ce qui brille ďest pas or. Le lecteur allemand croit alors que 1* auteur a adopté une position critique á Tégard du regime de Castro, sans jamais se rendre compte du fossé qui séparé cette conclusion de 1" intention originále de L auteur. Le lecteur allemand sattend á ce qu'une traduction publiée sous le nom de 1'auteur du texte source soit en effel une representation exacte de Fopinion de cet auteur. Parallělement, Tauteur s'attend probablement á ce quune traduction reproduise son point de vue. Ainsi, L auteur et le lecteur sont tous deux trompés, bien que du point de vue de Léditeur le texte traduit ait pu étre fonctionnel, puisqu'au debut des années 70, il est bien possible qu'il n'ait pas osé mettre le lecteur allemand en face ďun auteur « pro-communiste ». Le tradueteur aurait dů exposer la situation á Linitiateur ou peut-étre refuser de traduire le texte pour des raisons déontologiques. Dans le cadre de notre approche fondée sur la fonctionnalité et la loyauté. une traduction instrumentale n'est possible que dans les cas oú 1'intention de Lémetteur ne vise pas exclusivement les récepteurs en culture source, mais peut également s'adresser aux lecteurs en langue cible. Cela aurait pu étre le cas pour Louvrage d'Ernesto Cardenal, si Linitiateur navait pas choisi de privilégier des considerations commerciales. Dans les autres cas, la traduction devrait étre documentaire et informer le lecteur de la situation du texte source, peut-étre en quelques lignes introductives, indiquant ainsi aux destinataires qu'il s'agit ďun texte traduit. La loyauté peut aussi exiger L adaptation de certaines unites de traduction méme quand rauteur souhaite qifelles restent inchangées, comme dans le cas suivant: Exemple : dans une monographic sur la philosophie de L education, r auteur espagnol qualifie le point de vue dun confrere comme étant para vomitar (littéralement, « á faire vomir »). La traductrice allemande a décidé 1 Lvrt i ivrtjuu^ i n.'iN ; UIN/\*_, 1 j villi LB.Lilts de ne pas demander la permission de Tanteur pour adapter cette expression aux conventions allemandes de ce genre d'ouvrages ; elle a toul simplement traduit cette expression par une expression en allemand qui veut dire « presque intolerable », ce qui lui semblait se rapprocher le plus de 1"eilet emotionnel original sans porter prejudice ä la credibility de Fauteur en tant que chercheur serieux. Si elle lui avait demande permission, il aurait sans doute insiste sur une traduction litterale comme il 1'avait deja fait ä d'autres reprises. Dans sa propre langue et culture, l'auteur est responsable de reffet cree ; il est possible que sa reputation lui confere une certaine latitude dans son propre pays. Mais, dans la culture cible. il incombait ä la traductrice de veiller a ce que le livre soit adequatement i ecu ; pour ce faire, il lui a fallu prendre en compte les attentes de la culture cible. Le modele de «fonctionnalite et loyaute» apporte egalement une reponse aux detracteurs qui afiirment que Tapproche fonctionnaliste laisse au traducteur le loisir de faire ce qu'il veut avec chaque texte source, ou pire encore, d'en faire ce que veut le client. Le principe de loyaute tient compte des interets legitimes des trois participants : l'initiateur (qui veut un certain type de traduction), le recepteur cible (qui est en droit d'attendre une certaine relation entre les textes source et cible), l'auteur du texte source (qui est en droit d'exiger qu"on respecte ses intentions et s'attend done ä un certain rapport entre le texte source qu'il a produit et la traduction de ce texte). S'il doit exister un conflit entre les interets des trois partenaires du traducteur, e'est ce dernier qui doit jouer le röle de mediateur et, si necessaire, chercher la cooperation de toutes les parties.