Le roman á énigme I preconcue, relisez le recit de Mortimer et vous serez oblige d'en arriver I a la conclusion que je compte proposer a Miller. 11 est evident, au vu de ce que nous venons d'exposer, qu'une des figures narratives essentielles du roman a enigme est la « paralipse », figure qui consiste a omettre ce qui - dans la logique narrative choisie -aurait du etre dit. Ainsi, dans ce passage de Qui a peur de Charles Dickens de John Dickson Carr, le lecteur ne sait pas, a ce moment precis du livre, qui est appele au telephone et quel est le renseignement donne: Le bruit de la pluie avait cesse. Les nuages se dissipaient. Dans le hall, il faisait une chaleur etouffante. Mark decrocha le telephone. Avant d'appeler la personne qu'il voulait interroger, Mark composa un autre numero. Il y avait un point qu'il desirail eclaircir. La reponse qu'il obtint ne le decut point. Cetait ce a quoi il s'attendait. Alors, sans attendre plus longtemps, Mark composa le numero de la personne en question. Ce principe, lie cette fois-ci a la narration homodiegaique (en «je »), est systematise par Agatha Christie dans La Nui( qui nej'init pas et sur-tout dans Le Meurtre de Roger Ackroyd. Cest le narrateur qui est le coupable, mais cela n'est dit qu'a la fin. Il s'agit bien sur, dans tous ces cas, d'une entorse aux regies du genre, mais on peut se demander quel roman pourrait l'eviter totalement et on peut constater que l'entorse generalisee du Meurtre de Roger Ackroyd a produit l'un des romans les plus surprenants et les plus interessants du genre. A c6te de cette figure de style, il faut encore mentionner toutes les anachronies, c'est-a-dire les perturbations d'un deroulement chro-nologique «normal». Ces precedes sont au fondement du roman a enigme puisqu'il s'agit de reconstituer ce qui a precede l'enquete et que cela s'effectue au moyen d'interrogatoires successifs qui presenter retrospectivement et souvent de facon brouillee (voir les alibis) ce qui s'est passe. Au travers du desordre narratif et des differents points de vue qui lui sont donnes, le lecteur reconstruit ainsi moins facilement l'histoire. Le discours final de l'enqueteur, qui reorganise et eclaire l'histoire du crime et celle de l'enquete, se constitue comme une importante «analepse explicative» qui est, de ce fait, la figure essentielle d'un genre fonde sur la retrospection. Quant aux defis et aux appels au lecteur qui l'incitent a formuler la solution avant que l'enqueteur ne le fasse, ce sont des metalepses (des le roman a enigme O glissements de niveau), des intrusions de l'auteur dans la fiction, qui rappellent la part de jeu constitutive de ces romans. 6) 2. ^organisation de la fiction 2.1 Actions, themes et scenes Dans ces romans, Taction fondatrice (le meurtre) est ellipsee. Elle est absente, située dans le passé á reconstituer. Il n'en reste que des traces. L'essentiel de Taction reside dans l'enquete (intellectuelle) qui collecte des indices et tente de leur donner sens, au travers d'observations et d'interrogatoires. Les scenarios possibles sont conséquemment en nombre restreint et on compte quelques scenes typiques: de mandement, de découverte du crime et d'indices, d'interrogatoires et de discussions, d'aveux et de revelations finales. L'essentiel du texte reside dans des dialogues, des paroles et des discours oil se situent indices, implicites, presupposes, rapports de force entre enquéteur, coupable et suspects. Parodiant un linguiste célěbre, on pourrait avancer que, dans le roman a énigme, dire c'est faire. La parole se joue constamment entre mensonge et vérité, tous mentant ou omettant au moins partiellement. Il revient done au detective de rétablir le discours vrai, le texte corrigé et sans erreurs (comme Roule-tabille affirmant: «Je suis la vérité»). II n'est pas inintéressant de constater que, comme la tragédie clas-sique, le roman á énigme renvoie la violence dans les coulisses (le crime commis auparavant, les affrontements physiques euphémisés, le chatiment expulsé dans T« apres-livre »). Seuls les discours en portent la trace. 2.2 Les personnages On a souvent critique le roman a enigme pour ses personnages «creux», ses marionnettes. De fait, il s'agit plus d'un systeme de roles, de pions au service d'une machinerie narrative et hermeneutique. Leur inter€t n'est ni social ni psychologique mais fonctionnel. Leur personnalite est construite en fonction des indices et des leurres qu'ils permettent de disposer, sans signe trop net, car aucun d'eux ne doit porter sans ambiguité. par son physique ou par son langage, les marques de sa culpabilité. Pour respecter les regies du jeu, ils sont tous presents dés le debut el leur psychologie ne peut se modifier, afin que 1'enquéte puisse recons-tituer ce qui était déjá lá au moment du crime. De surcrolt, afin de ne pas perturber les mécanismes ďintellection, violence et sexe sont euphémisés. Comme le rappelle la troisieme regie de Van Dine: «Le veritable roman policier doit étre exempt de toute intrigue amoureuse. Y introduire de 1'amour serait, en effet, déranger le mécanisme du probléme purement intellectuel. » On comprend mieux que certains textes puissent presenter, en leur debut, une liste « neutře » de personnages, comme dans le roman de Freeman, Les jeux sont jails: Les principaux personnages: Robert Mortimer, employe de banque John Gillum, un joueur Abel Webb, sous-directeur de la Cope Refrigerating Co Arthur Benson, cousin de Gillum Le Dr Peck, médecin de marine M. Penfield, un avoué Le Dr Thorndyke Le Dr Jervis, son collaborateur. 2.3 La victime La victime est une « contrainte structurelle » du roman á énigme: elle est nécessaire á 1'existence de 1'enquéte. Elle est a 1'orée du texte, déjá tuée ou trés vite tuée. Deux autres categories de victimes peuvent encore exister: celles que les plans du coupable rendent nécessaires (pour dissimuler parmi ďautres la victime principále, par exemple, ou pour sa defense: les témoins génants) et celles qui brouillent 1'enquéte, en étant lá par hasard ou en n'ayant rien á voir avec cette affaire. Si, a priori, il n'existe pas de victime type, elle doit néanmoins étre dotée de valeur dans le microcosme social considéré. Elle est, en general, au centre dun cercle de relations dont 1'enquéte devra révéler le fonctionnement et les enjeux. En fait, bien souvent dans le roman á énigme, il y a victime car il y aeu antérieurement sur-accumulation de mystéres, ďactes peu avouables, d'infractionsal'ordredumicro-univers. La victime sacrifiée metaujour le non-dit et permet de «purifier* le cercle relationnel qui pourra se Le roman á énigme reformer ou laisser enfin ses membres se séparer (voir Le Crime de I'Orient-Express d'Agatha Christie). Signalons encore que certains auteurs ont pu proposer des variations sur la victime. Cest le cas de Pat McGerr qui, dans Pariez sur la victime, présente des soldals qui s'ennuient, fin 1944, dans une base du Pacifique Nord. lis tombent sur une coupure de journal qui relate un meurtre, commis par le patron ďune société, dans laquelle travaillait l'un d'entre eux avant sa mobilisation. lis connaissent done le nom du criminel mais pas celui de la victime (car la coupure est ablmée) et ils vont parier sur son identité, aprés que le soldát, ex-employé, aura effectué la presentation des dix membres du conseil d'administration. Dans Bonnes a luer, Pat McGerr met cette fois-ci en scene un homme qui invite sa premiére femme, la deuxiéme dont il n'a pas encore divorce, sa maltresse et sa future femme, enceinte. On sait qu'il veut tuer lune d'entre elles et, par l'anticipation des deux premieres pages, que quelqu'un s'est tué en tombant de son appartement. Mais il faudra lire tout le roman pour savoir laquelle de ces trois femmes est la victime. 2.4 L'enqueteur La victime étant hors jeu et le coupable se dissimulant, l'enqueteur occupe, avec les suspects, le devant de la scene. Personnage oblige du roman á énigme, il actualise les mécanismes ďobservation et ďéluci-dation, il figure et narrativise la resolution du mystére. On peut sans doute dresser une liste de ses caraeléristiques domi-nantes. 11 s'agit souvent ďun dilettante, ďun amateur éclairé méme sil peut tirer profil de cette activité. Original et parfois oisif, il est fréquemment hors de 1'institution policiére. 11 est ou se sent supérieur en raison de ses capacités intellectuelles. Celles-ci sont bien plus déve-loppées que ses competences physiques et ďailleurs, bien souvent, il se déplace peu ou difficilement (voire utilise des aides pour ces taches). Cest littéralement un arm-chair detective. Heureusement pour lui, au contraire du hard-boiled, il court peu de risques pendant ses enquétes. Son hypertrophic intellectuelle se paie aussi ďune fréquente solitude affective. II est en outre, dans bien des cas, assez satisfait de lui. Un embléme physique aide á incarner ou á humaniser ce personnage (de la pipe aux orchidées...). 11 observe, écoute, fait parier, recueille indices et témoignages, expose savamment sa méthode et est doté d'un grand savoir, soit sur les hommes, soit sur les choses et les faits. 48 -< < CD 30 rt> C o 3 o_ (5* a) 3 ai 3 CL n o M O U) T3 ■D '■^ I 3 U romjn a enigme Le roman a irugmt 3 Son rapport a la societe esi rarement contesiataire meme s'il soup-conne tout et tous lors de ses enquetes. Au maximum, il est desabuse. II a peu de rapport avec les criminels et ne les estime qu'en fonction de leur aptitude a brouiller les pistes et de leur intelligence qui lui permet, metaphoriquement et quelquefois reellement, de jouer avec eux aux echecs. comme le fait l'auteur avec le lecteur. II est aussi interessant de noter, comme le fait Jacques Roubaud dans La Belle Hortense (Ramsay, 1985), que *\e detective est comme un criminel qui tue a repetition, il elimine les suspects les uns apres les autres». II est non moins interessant de remarquer que, dans I'economie narrative et fictionnelle, c'est le meurtrier qui fonde la necessile de lenqufteur qui est, en quelque sone, le fils de sesoeuvres et celui qui, en fin de compte, le mettra a mort. La fin est d'ailleurs - faut-il sen etonner? - souvent le lieu dune jouissance intellectuelle pour l'enqueteur, le moment oil il montrc au coupable qu'il est plus fort que lui... 2.5 Meurtres et meurtriers Dans le roman a enigme, le meurtre est generalement isole. C'est un evenement unique et scandaleux dans le monde oil il se produit. D'ailleurs, son auteurest un membre de cet univers. II ne s'agit ni d'un professionnel du crime, ni du membre d'un gang, ni dun gang, rarement d'un malade mental, encore plus rarement d'un individu venant dun autre milieu social (il ponerait alors de facto les marques de sa culpability). II precede avec methode et camoufle son delit avec rigueur. II est, en quelque sorte. Uenvers du detective », qu'il provoque intellectuel-lement. Face a l'enqueteur et au lecteur, il detruit et brouille les traces de son acte et de son intelligibility narrative et tente de leur dieter de fausses interpretations. Ses mobiles sont multiples: argent, ambition, amour, jalousie, haine, vengeance, desir de justice. Les moyens qu'il emploie sont varies: poison, arme a feu ou arme blanche, coup, strangulation, inoculation, chute, asphyxie, avec parfois des mecanismes tres sophistiques. II est assez interessant d'etudier a la suite d'Annie Combes (1989), de Jacques Dubois (1992) et de Francois Le Lionnais (« Les structures du roman-policier: Qui est le coupable? » dans Oulipo: La Literature potentielle, Gallimard. 1973) les variations possibles autour du meurtre et du meurtrier. En fait, le meurtre peut (ire absent: c'est le cas du suicide qui, parfois, est maquille par le suicide lui-meme en meurtre pour accuser un autre (J.D. Carr: Suicide d I'ecossaise; Conan Doyle: Le Problemedu pont de Thor; M. Leblanc: Les Dents du tigre). Le criminel peut aussi ne pasetre une personne. II s'agit d'une chose ou d'un animal (Poe: Double Assassinat dans la rue Morgue) II peut etre un intermediaire manipule par drogue, hypnose, etc. (voir W. Collins: La Pierre de lune). II peut tire multiple (A. Christie: Le Crime de ('Orient-Express; SA. Steeman: L'assassin habile au 21..). II peut. pour detourner les soupcons. avoir echange son crime - et done son mobile - avec un autre (P. Highsmith: Llnconnu du Nora*-Express...). D'autres variations peuvent concerner les roles el leurs representations. Ainsi, le coupable peut etre d'auiant plus surprcnam que soil il est lie a la victime par des liens de sang, soil il agit en contradiction avec son rdle social, medecin, prttre, avocat, professeur, policier. II peut mfime fire l'enqu£teur ou un de ses aides (S.A. Steeman: L7n-faillibte Silas Lord; S. Japrisot: Comparlimenl tueurs...), voire une des victimes (A. Christie: Les Dix Petits Ntgres...). Les variations sont encore plus surprenantcs lorsqu'elles sortent du cadre de la fiction. Ainsi, A. Christie avec Le Meurtre de Roger Ackroyd et La Nuit qui ne finit pas a fait du narrateur le coupable. 11 reste a un ecrivain a faire du narrataire le coupable... Comme on peut sen rendre compte, le jeu est ouvert el les regies sont faiies pour fire transgressees... 2.6 Les suspects C'est sans doute a Jacques Dubois (1992) qu'il revient d'avoir mis I'ac-cent sur les suspects dans le roman a enigme. En effet. ils occupent, avec le detective, le centre du texte. Chacun est un suspect pour I'autre et pour le lecteur. El c'est un des suspects qui est, de fait, le coupable. Le suspect, personnage essentiel du roman a enigme, arlicule loutes les figures possibles de l'etre el du paraltre. Consubsiantiel a l'enquete, n'existant que par elle, il deviendra a son terme innocent ou coupable Par son existence, il aura neanmoins demontre que nul ne vii sans secret ou faute passee... 10