Marie-Claire BLAIS: Une saison dans la vie d’Emmanuel CHAPITRE PREMIER Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever : c’étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux champs, (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir...) des pieds nobles et pieux, (n’allaient-ils pas à l’église chaque matin en l’hiver ?) des pieds vivants qui gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois - l’image sombre de l’autorité et de la patience. Né sans bruit par un matin d’hiver, Emmanuel écoutait la voix de sa grand-mère. Immense, souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil. (Ne crie pas, de quoi te plains-tu donc ? Ta mère est retournée à la ferme. Tais-toi jusqu’à ce qu’elle revienne. Ah ! déjà tu es égoïste et méchant, déjà tu me mets en colère !) Il appela sa mère. (C’est un bien mauvais temps pour naître, nous n’avons jamais été aussi pauvres, une saison dure pour tout le monde, la guerre, la faim, et puis tu es le seizième ...) Elle se plaignait à voix basse, elle égrenait un chapelet gris accroché à sa taille. Moi aussi j’ai mes rhumatismes, mais personne n’en parle. Moi aussi, je souffre. Et puis, je déteste les nouveaux-nés; des insectes dans la poussière ! Tu feras comme les autres, tu seras ignorant, cruel et amer ... (Tu n’as pas pensé à tous ces ennuis que tu m’apportes, il faut que je pense à tout, ton nom, le baptême ...) Il faisait froid dans la maison. Des visages l’entouraient, des silhouettes apparaissaient. Il les regardait mais ne les reconnaissait pas encore. Grand-Mère Antoinette était si immense qu’il ne la voyait pas en entier. Il avait peur. Il diminuait, il se refermait comme un coquillage. (Assez, dit la vieille femme, regarde autour de toi, ouvre les yeux, je suis là, c’est moi qui commande ici ! Regarde-moi bien, je suis la seule personne digne de la maison. C’est moi qui habite la chambre parfumée, j’ai rangé les savons sous le lit ...). Nous aurons beaucoup de temps, dit Grand-Mère, rien ne presse pour aujourd’hui ... Sa grand-mère avait une vaste poitrine, il ne voyait pas ses jambes sous les jupes lourdes mais il les imaginait, bâtons secs, genoux cruels, de quels vêtements étranges avait-elle enveloppé son corps frissonnant de froid ? Il voulait suspendre ses poings fragiles à ses genoux, se blottir dans l’antre de sa taille, (car il découvrait qu’elle était si maigre sous ces montagnes de linge, ces jupons rugueux, que pour la première fois il ne la craignait pas. Ces vêtements de laine le séparaient encore de ce sein glacé qu’elle écrasait de la main d’un geste d’inquiétude ou de défense, car lorsqu’on approchait son corps étouffé sous la robe sévère, on croyait approcher en elle quelque fraîcheur endormie, ce désir ancien et fier que nul n’avait assouvi - an voulait dormir en elle, comme dans un fleuve chaud, reposer sur son coeur. Mais elle écartait Emmanuel de ce geste de la main qui,’ jadis, avait refusé l’amour, puni le désir de l’homme. - Mon Dieu, un autre garçon, qu’est-ce que nous allons devenir ? Mais elle se rassurait -aussitôt : „je suis force, mon enfant. Tu peux m’abandonner ta vie. Aie confiance en moi.“ Il l’écoutait. Sa voix le berçait d’un chant monotone, accablé. Elle l’enveloppait de son châle, elle ne le caressait pas, elle le plongeait plutôt dans ce bain de linges et d’odeurs. Il retenait sa respiration. Parfois, sans le vouloir, elle le griffait légèrement de ses doigts repliés, elle le secouait dans le vide, et à nouveau il appelait sa mère. (Mauvais caractère, disait-elle avec impatience). Il rêvait du sein de sa mère -qui apaiserait sa soif et sa révolte. - Ta mère travaille comme d’habitude, disait Grand-Mère Antoinette. C’est une journée comme les autres. Tu ne penses qu’à toi. Moi aussi j’ai du travail. Les nouveaux-nés sont sales. Ils me dégoûtent. Mais tu vois, je suis bonne pour toi, je te lave, je te soigne, et tu seras le premier à te réjouir de ma mort... Mais Grand-Mère Antoinette se croyait immortelle. Toute sa personne triomphante était immortelle aussi pour Emmanuel qui la regardait avec étonnement. „Oh ! Mon enfant, personne ne t’écoute, tu pleures vainement, tu apprendras vite que tu es seul au monde !“ -Toi aussi, tu auras peur ... Les rayons de soleil entraient par la fenêtre. Au loin, le paysage était confus, inabordable. Emmanuel entendait des voix, des pas, autour de lui. (Il tremblait de froid tandis que sa grand-mère le lavait, le noyait plutôt à plusieurs reprises dans l’eau glacée ...) Voilà, disait-elle, c’est fini. Il n’y a rien à craindre. Je suis là, on s’habitue à tout, tu verras. Elle souriait. Il désirait respecter son silence; il n’osait plus se plaindre car il lui semblait soudain avoir une longue habitude du froid, de la faim, et peut-être même du désespoir. Dans les draps froids, dans la chambre froide, il a été rempli d’une étrange patience, soudain. Il a su que cette misère n’aurait pas de fin, mais il a consenti à vivre. Debout à la fenêtre, Grand-Mère s’est écriée presque joyeusement : „Les voilà. Je sens qu’ils montent l’escalier, écoute leurs voix. Les voilà tous, les petits-enfants, les enfants, les cousins, les nièces, et les neveux, on les croit ensevelis sous la neige en allant à l’école, ou bien morts depuis des années, mais ils sont toujours là, sous les tables, sous les lits, ils me guettent de leurs yeux brillants dans l’ombre. Ils attendent que je leur distribue des morceaux de sucre. Il y en a toujours un ou deux autour de mon fauteuil, de ma chaise, lorsque je me berce le soir... „Ils ricanent, ils jouent avec les lacets de mes souliers. Ils me poursuivent toujours de ce ricanement stupide, de ce regard suppliant et hypocrite, je les chasse comme des mouches, mais ils reviennent, ils collent à moi comme une nuée de vermines, ils me dévorent. . .“ Mais Grand-Mère Antoinette domptait admirablement toute cette marée d’enfants qui grondaient à ses pieds. (D’où venaient-ils ? Surgissaient-ils de l’ombre, de la nuit ? Ils avaient son odeur, le son de sa voix, ils rampaient autour du lit, ils avaient l’odeur familière de la pauvreté ..’.) „Ah ! Assez, dit Grand-Mère Antoinette, je ne veux plus vous entendre, sortez tous, retournez sous les lits ... Disparaissez, je ne veux plus vous voir, ah ! quelle odeur, Mon Dieu !“ Mais elle leur distribuait avec quelques coups de canne les morceaux de sucre qu’ils attendaient la bouche ouverte, haletant d’impatience et de faim, les miettes de chocolat, tous ces trésors poisseux qu’elle avait accumulés et qui jaillissaient de ses jupes, de son corsage hautain. „Eloignez-vous, Eloignez-vous“, disait-elle. Elle les chassait d’une main souveraine (plus tard, il la verrait marchant ainsi au milieu des poules, des lapins et des vaches, semant des malédictions sur son passage ou recueillant quelque bébé plaintif tombé dans la boue) elle répudiait vers l’escalier leur jetant toujours ces morceaux de sucre qu’ils attrappaient au hasard - tout ce déluge d’enfants, d’animaux, qui, plus tard, à nouveau, sortiraient de leur mystérieuse retraite et viendraient encore gratter à la porte pour mendier à leur grand-mère. .. Voici sa mère. Il la reconnaît. Elle ne vient pas vers lui encore. Il pourrait croire qu’elle l’a abandonné. Il reconnaît son visage triste, ses épaules courbées. Elle ne semble pas se souvenir de lui avoir donné naissance, ce matin. Elle a froid. Il voit ses mains qui se crispent autour du sceau de lait. (Il est là, dit Grand-Mère Antoinette, il a faim, il a pleuré tout le jour.) Sa mère est silencieuse. Elle sera toujours silencieuse. Quelques-uns de ses frères rentrent de l’école et secouent leurs bottes contre la porte. (Approchez, dit Grand-Mère, mais elle les frappe légèrement du bout de sa canne lorsqu’ils passent sous la lampe). Au loin le soleil est encore rouge sur la colline. Et le Septième, qu’avez-vous fait du Septième ? Tant que je vivrai vous irez à l’école... La taille de sa mère se gonfle doucement : elle se penche pour déposer le second seau de lait. - Quand je pense qu’ils ont encore perdu le Septième dans la neige, dit Grand-Mère Antoinette. Le seau déborde. De petites gouttes de lait coulent sur le plancher dans les rayons de la lampe. Grand-Mère Antoinette gronde, fait des reproches, elle gifle parfois une joue rugueuse qui s’offre à elle en passant. -Vous devriez me remercier, ah ! si je n’étais pas là, vous n’iriez jamais à l’école, hein ? - Grand-Mère, dit une voix d’homme au fond de la cuisine, l’école n’est pas nécessaire. La voix d’homme n’est qu’un murmure. Elle se perd, disparaît. Debout contre le mur, la tête un peu renversée sur l’épaule, sa mère écoute en silence. Elle dort peut-être. Sa robe est ouverte sur un sein pâle qui fléchit. Ses fils la regardent silencieusement, et eux aussi attendent que la nuit vienne sur la colline. - Un hiver dur, dit l’homme en se frottant les mains, au-dessus du poêle, mais un bon printemps peut-être ... Il enlève ses vêtements trempés de neige. Il les fait sécher sur une chaise, près du feu. Il enlève ses souliers épais, ses chaussettes. L’odeur des vêtements mouillés se répand dans la maison. (Il a tout pris du coeur de sa mère, il a bu tout le lait de sa bouche avide et maintenant il feint de dormir...) - Il y a aussi les orphelinats, dit la voix de l’homme. -Je préfère le Noviciat, dit Grand-Mère Antoinette, ça ne coûte rien, et ils sont bien domptés. - Mais je ne comprends pas pourquoi ils ont besoin d’étudier, dit le père, dans sa barbe. Ah ! Les hommes ne comprennent rien à ces choses-là, dit Grand-Mère Antoinette en soupirant. Grand-Mère, poursuit la voix de l’homme, au fond de la cuisine, tandis que la flamme s’élève lentement du poêle (et qu’une petite fille à la fenêtre regarde avec ennui le soleil couchant, les mains jointes derrière le dos) Grand-Mère, je connais la vie plus que toi, je sais à quoi se destinent mes enfants ! - A Dieu, dit Grand-Mère Antoinette. Sa mère le prend dans ses bras. Elle le protège maintenant de son corps fragile, elle soutient sa tête afin qu’il mange et boive en paix, mais la longue silhouette de Grand-Mère veille encore, tout près, poussée par quelque devoir étrange à découvrir ce qui se passe dans le secret de son être, interrompant parfois le fade repas qu’il prend en songe. (Il épuise sa mère, il prend tout en elle !) Sa mère, elle, ne dit rien, ne répond plus, calme, profonde, déserte, peut-être. Il est là, mais elle l’oublie. Il ne fait en elle aucun écho de joie ni de désir. Il glisse en elle, il repose sans espoir. Cet enfant voit tout, dit Grand-Mère Antoinette, rien ne lui est caché (Comment l’appellerons-nous ? David, Joseph ?) Trop de Joseph dans les générations passées. Des hommes faibles ! Les Emmanuel ont été braves, ils ont toujours cultivé la terre avec soin. Appelons-le Emmanuel. Sa mère écoutait gravement. Elle levait parfois la tête avec surprise, sa lèvre tremblait, elle semblait vouloir dire quelque chose, mais elle ne disait rien. On l’entendait soupirer, puis dormir. -Décidons le jour du Baptême, dit Grand-Mère. Le père parla d’attendre au printemps. Le printemps est une bonne saison pour les baptêmes, dit-il. Dimanche, dit Grand-Mère Antoinette. Et j’irai le faire baptiser moi-même. La mère inclina la tête : -Ma femme pense aussi que dimanche fera l’affaire, dit l’homme. Elle était assise dans son fauteuil, majestueuse et satisfaite, et l’ombre s’étendait peu à peu sur la colline, voilait la forêt blanche, les champs silencieux. (Vous devriez me remercier de prendre les décisions à votre place, disait Grand-Mère Antoinette, dans son fauteuil.) L’homme s’habillait au coin du feu. Grand-Mère Antoinette lui jetait des regards fugitifs à la dérobée. Non, je ne ferai pas un geste pour servir cet homme, pensait-elle. Il croit que j’imiterai ma fille, mais je ne lui apporterai pas le bassin d’eau chaude, les vêtements propres. Non. Non, je ne bougerai pas de mon fauteuil. Il attend qu’une femme vienne le servir. Mais je ne me lèverai pas. (Mais remuait encore sous la pointe de sa bottine, une chose informe qu’elle tentait de repousser. Mon Dieu, une souris, un écureuil, il y a quelqu’un sous ma robe ... ) (Retournez à l’école et ramenez-le moi, je veux le Septième, je vais lui apprendre à s’attarder sur les routes. Chaussez vos bottes, allez, toi, ne sors pas, Jean-Le Maigre, tu tousses trop ! Où étais-tu encore ? Tu lisais sous la table ?) -Je vais brûler son livre, dit la voix du père. Je te le dis, Grand-Mère, nous n’avons pas besoin de livres dans cette maison. -Jean-Le Maigre a du talent, Monsieur le Curé l’a dit, dit Grand-Mère Antoinette. - Il est tuberculeux, dit l’homme, à quoi cela peut-il bien lui servir d’étudier ? Je me demande bien de quoi se mêle le curé - on ne peut rien faire de bon avec Jean-Le Maigre. Il a un poumon pourri ! Sa mère écoute. Demain, à la même heure, on prononcera encore les mêmes paroles, et elle aura encore ce léger mouvement de la tête, ce signe de protestation silencieuse pour défendre Jean-Le Maigre, mais comme aujourd’hui elle écoutera, ne dira rien, elle s’étonnera peut-être que la vie se répète avec une telle précision, et elle pensera encore : „Comme la nuit sera longue.“ (Un bandeau de cheveux tombe sur son front, elle a fermé les yeux, elle penche vers son enfant un visage morose qui sommeille encore.) Debout sur une seule jambe, son livre à la main, Jean-Le Maigre cherche le nouveau-né d’un regard humide. Et lui qui est-il ? demande-t-il sans intérêt. (Il n’attend pas la réponse, il tousse, éternue, disparaît à nouveau derrière son livre). - Je te vois Jean-Le Maigre, dit Grand-Mère, tu te crois à l’abri mais je te vois. - Tu ne peux pas me voir puisque personne ne me voit quand je lis, dit Jean-Le Maigre. - Méfie-toi, je vais bientôt te faire boire ton sirop, dit Grand-Mère. - Je ne suis pas là, dit Jean-Le Maigre. Je suis mort. - Peut-être, dit Grand-Mère Antoinette, mais moi je suis vivante, et tant que je vivrai tu boiras ton sirop. -Mais à quoi cela peut-il bien servir ? dit la voix de l’homme. La vieille femme, songe à prononcer une de ces malédictions que l’homme attend paisiblement au coin du feu : il hausse les épaules, il jouit déjà de l’injure qui le frappe, mais calme, souriant dans son fauteuil, Grand-Mère Antoinette choisit de se taire - non, pas cette fois, elle ne dira pas cette parole, elle sera d’une fierté inabordable :“Eh bien, dit l’homme, en se tournant vers le poêle d’où la flamme s’éteint - tu as raison, Grand-Mère, il vaut mieux qu’ils s’habituent à aller à l’école en hiver . . .“ Grand-Mère Antointte dit qu’elle a connu des hivers plus durs que ceux-là, elle parle d’un ton méprisant et sec, et l’homme qui s’habille gauchement dans l’ombre, éprouve soudain cette honte familière, quotidienne, que seule lui inspire la présence de cette femme. - Des saisons noires comme 1a mort, dit Grand-Mère Antoinette avec dédain pour le corps de cet homme, qu’elle observe d’un coin de l’oeil. Ah ! J’en ai vu bien d’autres ... - Oui, c’est une triste fin de journée, dit l’homme, avec lassitude. De, ses ongles noircis de boue, Jean-Le Maigre tourne gracieusement les pages de son livre. Ravi comme un prince dans ses vêtements en lambeaux, il se hâte de lire. - Mon Dieu que c’est amusant, dit-il en riant aux éclats. -Tu as tort de rire, dit le père, je peux te l’arracher des mains, ce livre. -Il est trop tard, j’ai lu toutes les pages. On ne peut pas brûler les pages que j’aie lues. Elles sont écrites là ! Jean-Le Maigre secoue la tête, il montre sous les cheveux : son front blanc. Pour la première fois, l’homme lève un regard obscur, vers la mère et l’enfant : puis il les oublie aussitôt. Il regarde le bassin d’eau souillée sur le poêle. Il se sent de plus en plus à l’étroit dans sa veste. - On étouffe ici, dit-il. Un bouton éclate au col de sa chemise. Ce n’est pas moi qui vais recoudre ce bouton, dit Grand-Mère Antoinette. Tu sais bien que ce sera toi, dit l’homme, c’est toujours toi, Grand-Mère! -Jean-Le Maigre, dit Grand-Mère Antoinette, en levant une tête triomphante vers son petit-fils, écoute - le Noviciat.. . Il y a des infirmeries, des dortoirs chauds ... Tu y serais si bien ... - Grand-Mère, dit Jean-Le Maigre, derrière son livre, oh ! Laisse-moi lire en paix, laisse-moi tousser en paix puisque cela me fait plaisir. Jean-Le Maigre tousse encore. Mon Dieu, cela fait tant de bien ! Il éternue, il rit, il essuie son nez sur sa chemise sale. Grand-Mère, dit-il, je 1e sais par coeur, ce livre. - Je vais le battre, ton Jean-Le Maigre, dit la voix du père. - Viens près de moi, dit Grand-Mère Antoinette à Jean-Le Maigre, on ne peut pas te faire de mal quand tu es près de moi. Jean-Le Maigre se gratte le nez, les oreilles. Qu’y a-t-il encore ? demande Grand-Mère Antoinette. Rien, dit Jean-Le Maigre. Elle attire contre elle le garçon déguenillé, écarte de la main, la frange de cheveux épars qui recouvrent son front, et fait cette découverte qui ne stupéfie personne : - Mon Dieu, il a encore la tête pleine de poux ! Chapitre quatrième [.....] Dès ma naissance, j’ai eu le front couronné de poux ! Un poète, s’écria mon père, dans un élan de joie – Grand-Mère, un poète ! Ils s’approchèrent de mon berceau et me contemplèrent en silence. Mon regard brillait déjà d’un feu sombre et tourmenté. Mes yeux jetaient partout dans la chambre, des flammes de génie. Qu’il est beau, dit ma mère, qu’il est gras, et qu’il sent bon ! Quelle jolie bouche ! Quel beau front ! Je bâillais de vanité, comme j’en avais le droit. Un front couronné de poux et baignant dans les ordures ! Triste terre ! Rentrées des champs par la porte de la cuisine, les Muses aux grosses joues me voilaient le ciel de leur dos noirci par le soleil. Aie, comme je pleurais, en touchant ma tête chauve.. . Je ne peux pas penser à ma vie sans que l’encre coule abondamment de ma plume impatiente. (Tuberculos Tuberculorum, quel destin misérable pour un garçon doué comme toi, oh ! le maigre Jean, toi que les rats ont grignoté par les pieds ... ) Pivoine est mort Pivoine est mort A table tout le monde Mais heureusement, Pivoine était mort la veille et me cédait la place, très gentiment. Mon pauvre frère avait été emporté par l’épi ... l’,api ... l’apocalypse ... l’épilepsie quoi, quelques heures avant ma naissance, ce qui permit à tout le inonde d’avoir un bon repas avec Monsieur le Curé après les funérailles. Pivoine retourna à la terre sans se plaindre et moi j’en sortis en criant. Mais non seulement je criais, mais ma mère criait elle aussi de douleur, et pour recouvrir nos cris, mon père égorgeait joyeusement un cochon dans l’étable ! Quelle journée ! Le sang coulait en abondance, et dans sa petite boîte noire sous la terre, Pivoine (Joseph-Aimé) dormait paisiblement et ne se souvenait plus de nous. - Un ange de plus dans le ciel, dit Monsieur le Curé. Dieu vous aime pour vous punir comme ça ! Ma mère hocha la tête : - Mais Monsieur le Curé, c’est le deuxième en une année. - Ah ! Comme Dieu vous récompense, dit Monsieur le Curé. Monsieur le Curé m’a admiré dès ce jour-là. La récompense, c’était moi. Combien on m’avait attendu ! Combien on m’avait désiré ! Comme on avait besoin de moi ! J’arrivais juste à temps pour plaire à mes parents. Une bénédiction du ciel, dit Monsieur le Curé. IL EST VERT IL EST VERT MAMAN ! DIEU VA NOUS LE PRENDRE LUI AUSSI - Héloïse, dit Monsieur le Curé, mangez en paix, mon enfant. La petite Héloïse avait beaucoup pleuré sur la tombe de Pivoine et ses yeux étaient rouges, encore. - Elle est trop sensible, dit Monsieur le Curé, en lui caressant la tête. Il faut qu’elle aille au couvent. - Mais comme il est vert, dit Héloïse, se tortillant sur sa chaise pour mieux me regarder - Vert comme un céleri, dit Héloïse. Monsieur le Curé avait vu le signe du miracle à mon front. - Qui sait, une future vacation ? Les oreilles sont longues, il sera intelligent. Très intelligent. - L’essentiel, c’est de pouvoir traire les vaches et couper le bois, dit mon père, sèchement. - Joseph-Aimé est mort Joseph-Aimé est mort, dit ma mère - et elle se moucha à grand bruit.. - Consolez-vous en pensant au futur, dit Monsieur le Curé. Ne regardez pas en arrière. Cet enfant-là va rougir avant de faire son premier péché mortel, je vous le dis. Et pour les péchés, je m’y connais, celui-ci, Dieu lui pardonne, il en commettra beaucoup. Non seulement je faillis mourir de ma verdeur, mais le Septième en hérita en naissant. Préparez sa tombe, dit ma grand-mère qui sentait déjà courir la méningite sous ce front disgracieux, tour à tour jaune, gris et vert, dont le sommet était parsemé de poils rouges, agressifs comme des épines. „Si ce n’est pas la méningite, c’est la scarlatine, mais celui-là n’en sortira pas vivant.“ -Dieu bénit les nombreuses familles, dit Monsieur le Curé qui se hâtait de baptiser le Septième avant que la maladie ne l’emporte comme le malheureux Joseph-Aimé, mort sans baptême, il y a des épreuves qui sont des bénédictions, Fortuné, Mathias, que sorte de toi l’esprit impur ... Et il sortit à l’instant même. Car à la grande déception de ma grand-mère qui avait préparé les funérailles, choisi la robe de deuil pour l’enfant, le Septième ressuscita. Ranimé par l’eau du baptême, ses cheveux rouges droits sur la tête, le Septième lança des cris perçants qui firent accourir mon père de la grange. -Mon Dieu, dit mon père en apercevant ce monstre aux cheveux hérissés - cet idiot m’a fait perdre ma vache ... Ma mère essuya ses larmes. Ce sera pour une autre fois, dit ma grand-mère, des morts, il y en aura toujours. Ah ! comme je grandissais pieusement sous la jupe de ma grand-mère en ce temps-là . . . J’étais vertueux et fermais toujours les yeux pendant la prière pour imiter Héloïse dont ma grand-mère louait l’ardente piété à Monsieur le Curé, le dimanche. Je jouais à la messe en été, aux sépultures en hiver, et Héloïse m’enterrait jusqu’au cou dans la neige. C’est ainsi que j’ai commencé à tousser et à dépérir. Les rhumes, les pneumonies tombaient sur moi comme des malédictions. Je me mouchais partout, dans les jupons de ma grand-mère comme sur le tablier d’Héloïse. J’éternuais comme un canard. Mais tout le monde toussait dans la maison : on entendait siffler la toux comme une brise sèche par les fentes des lits et des portes. „Cela passe avec l’hiver“ disait mon père, et il avait raison. Car au printemps, chacun de nous bourgeonnait, fleurissait sous la vermine et la rougeole. C’était à l’époque où le Septième faisait ses premiers pas sur la galerie, le ventre nu sous son gilet à carreaux, souriant et bavant à tout le monde, la tête enflée par l’orgueil. Ah i Si j’avais su quelles fessées m’attendraient à cause de lui ! Pourtant ma grand-mère m’avait prévenu: Méfie-toi de ce monstre aux cheveux rouges, disait-elle, dès le premier jour, il a trompé tout le monde avec sa méningite - mort, il devait être mort, et regarde-moi ça maintenant, une chenille, il bouge comme une chenille ! -Une mauvaise influence, une mauvaise fréquentation, disait Monsieur le Curé en me touchant le front de sa main.