Gabrielle Roy : La Route d’Altamont I J’avais six ans lorsque ma mère m’envoya passer une partie de l’été chez ma grand-mère dans son village au Manitoba. Je n’y allai pas sans regimber un peu. Cette grande vieille me faisait peur. Elle passait pour tant aimer l’ordre, la propreté et la discipline qu’il devenait impossible dans sa maison de laisser traîner la moindre petite chose. Chez elle, à ce qu’il paraissait, c’était toujours : « Ramasse ceci, serre tes affaires, il faut se former jeune », et autres histoires de ce genre. De plus, rien ne la mettait hors d’elle-même comme des pleurs d’enfant qu’elle appelait des « chignages » ou des « lires ». Autre chose encore justement que ce langage à elle, en partie inventé, et qui était loin d’être toujours facile à déchiffrer. Plus tard, dans mon vieux Littré, j’ai pourtant retrouvé plusieurs expressions de ma grand-mère, qui devaient remonter aux temps où arrivèrent au Canada les premiers colons de France. Malgré tout, elle devait souffrir d’ennui, puisque c’était d’elle que venait l’idée de m’inviter. « Tu m’enverras la petite chétive », avait-elle écrit dans une lettre que ma mère me montra pour me bien convaincre que je serais chez grand-mère la bienvenue. Cette « petite chétive » déjà ne me disposait pas si bien que cela envers grand-mère; aussi est-ce dans une attitude d’esprit plus ou moins hostile que je débarquai chez elle un jour de juillet. Je le lui dis du reste dès que je mis le pied dans sa maison. - Je vais m’ennuyer ici, c’est certain, c’est écrit dans le ciel. Je ne savais pas que je parlais ainsi le langage propre à l’amuser, à la séduire. Rien ne l’irritait autant que l’hypocrisie naturelle à tant d’enfants et qu’elle appelait : des chatteries ou des entortillages. A ma noire prédiction, je la vis donc - ce qui était déjà assez extraordinaire - sourire légèrement. - Tu vas voir, tu ne t’ennuieras pas tant que cela, dit-elle. Quand je le veux, quand je me mets en frais, j’ai cent manières de distraire un enfant. Pauvre chère vieille ! C’était elle, malgré sa superbe, qui s’ennuyait. Presque personne ne venait plus jamais la voir. Elle avait des nuées de petits-enfants, mais elle les voyait si peu souvent que sa mémoire, faiblissant malgré tout, ne les distinguait plus guère les uns des autres. Parfois une auto pleine de « jeunesses » ralentissait à la porte, stoppait peut-être un instant; une volée de jeunes filles agitaient la main en criant : - Allô, mémère ! Tu vas bien ? Grand-mère n’avait que le temps d’accourir sur le seuil, la troupe de jeunes filles dans un tourbillon de fine poussière déjà disparaissait. - Qui est-ce qui est venu ? me demandait-elle. Les filles de Cléophas ? Ou celles de Nicolas ? Si j’avais eu mes lunettes, je les aurais reconnues. Je la renseignais : - C’était Berthe, Alice, Graziella et Anne-Marie. - Ah! disait-elle, cherchant dans sa tête si ces filles-là étaient de Nicolas, de Cléophas ou d’Albéric. Puis elle se mettait à se disputer elle-même: -Mais non, à quoi est-ce que je pense ! Nicolas a surtout des garçons. Elle allait s’asseoir un moment dans sa berceuse près de la fenêtre pour tirer la chose au clair et établir un recensement complet de sa descendance. C’est ainsi que j’aimais le mieux la voir occupée, avec tout l’air d’en être à démêler des laines embrouillées. - Chez Cléophas, commençait-elle, il y a Gertrude d’abord; ensuite vient l’aîné des fils - comment s’appelle-t-il donc, ce grand brun-là ? Est-ce Rémi ? - Bien non, voyons donc, l’aidais-je, en perdant un peu patience. Rémi, il appartient à mon oncle Nicolas. - Ah ! tu m’en diras tant ! faisait-elle d’un air vexé. Peu à peu je comprenais qu’elle craignait moins de me laisser voir ses infirmités : une vue affaiblie, l’ouïe défectueuse et, ce qui l’irritait encore plus, la défaillance de sa mémoire. Le jour suivant, s’abattait dans la maison « mais pour cinq minutes seulement » un autre groupe de « jeunesses » venu cette fois en boghey. Grand-mère se dépêchait de mettre la table, pensant peut-être ainsi retenir la bande, mais je t’en fiche ! pendant qu’elle descendait à la cave chercher un pot de cornichons, les filles endimanchées criaient : « On ne peut pas attendre; on s’en va à Rathwell... Bye bye, mémère ! » Elle remontait, clignait un peu des yeux, me demandait : - Elles sont parties ? Dehors, on entendait un grand charivari de départ. - Ah, cette jeunesse d’aujourd’hui ! s’écriait grand-mère. Nous restions seules dans la petite maison à écouter se plaindre le vent de plaine, qui se tordait, sans trêve, au soleil, en nouant et renouant de petits anneaux de poussière. Grand-mère commençait alors de se parler seule, ne pensant peut-être pas que je l’écoutais. Un jour, à la fenêtre, je l’entendis soupirer. - On est puni par où on a désiré, toujours. J’ai sans doute trop souhaité mes aises, un bon ordre établi et de n’avoir plus constamment des enfants dans mes jupes avec leurs jérémiades. Oui, j’ai souhaité une minute à moi. A présent, j’ai à moi un siècle ! Elle soupira de nouveau, et finit par s’en prendre à Dieu. - Pourquoi aussi nous écoute-t-il quand on lui demande des choses qui plus tard ne feront plus notre affaire ? Il devrait avoir le bon sens de ne pas nous écouter ! Puis elle se souvenait que j’étais dans sa maison, m’appelait d’un petit geste de la main : - Toi, au moins, je connais ton nom. Puis elle me demandait : - Comment c’est-y déjà que tu t’appelles ? Je le lui disais, avec un peu d’humeur : - Christine. - Oui, c’est bien cela, je le savais : Christiane. Et elle me demandait, perdue dans ses songes : - Quel âge a-t-elle, cette petite-fille-là ? Il y avait une heure où malgré tout je m’ennuyais. C’était au moment où le soleil, sur le point de disparaître, jette sur la plaine une grande clarté rouge, lointaine et étrange, qui semble encore la prolonger, et aussi la vider comme de toute présence humaine, la rendre peut-être aux songes sauvages du temps où elle vivait dans sa solitude complète. On aurait dit alors que la plaine ne voulait pas sur elle de gens, de maisons, de villages, que, d’un coup, elle eût cherché à se défaire de tout cela, à se retrouver comme autrefois, fière et solitaire. Du reste, pas moyen chez grand-mère d’éviter ce spectacle déroutant. Le village était petit, et la maison de grand-mère se tenait tout au bout; comme la mer, de tous côtés la plaine nous cernait, sauf à l’est où l’on apercevait quelques autres petites maisons de planches qui nous tenaient lieu de compagnes dans ce qui m’apparaissait un voyage effarant. Car, dans cette immobilité de la plaine, on peut avoir l’impression d’être entraîné en une sorte de traversée d’un infini pays monotone, toujours pareil à lui-même. Tout à coup, un jour, ne comprenant rien à ma peine, ne sachant surtout pas d’où elle me venait, je me mis à pousser de grandes plaintes : - Oh, que je m’ennuie, que je m’ennuie, que je m’ennuie ! - Veux-tu te taire, fit grand-mère, énervée. On dirait un coyote qui hurle. Je tâchai de me taire, mais bientôt ma peine étrange, sans nom, sans cause que je pouvais définir, me reprit et je hurlai de plus belle : - Que je m’ennuie, que je m’ennuie ! - Ah, les pauvres innocents ! dit grand-mère. Les jeunes enfants affligés, elle les appelait ainsi, surtout lorsqu’ils étaient dans l’excès de leur incompréhensif chagrin. Faisait-elle allusion au massacre des Saints-Innocents - je ne sais -- mais chaque fois qu’elle vit pleurer profondément un enfant, chaque fois elle ne s’y trompa pas et s’écria, indignée :« Oh, les pauvres innocents ! » Ne sachant plus que tenter pour me distraire, me consoler, m’ayant vainement offert à manger tout ce qu’elle pouvait avoir de si bon à la maison, elle finit par dire : - Si tu cesses de lirer, je vais te faire une « catin ». Du coup mes pleurs cessèrent. Sceptique, je regardai ma grand-mère assise en sa haute chaise berceuse. -Une « catin », dis-je, ça se trouve dans les magasins, ça ne se fait pas. - Ah, tu penses ! dit-elle, puis elle s’en prit comme toujours aux magasins, à la dépense, à cette mode d’aujourd’hui d’acheter tout fait. Ayant épanché sa bile, il lui vint dans les yeux une petite lueur que je n’y avais jamais vue, tout à fait extraordinaire, comme une belle petite clarté s’allumant en un endroit qu’on avait pu croire désaffecté, désert et reculé. Ce qu’elle allait accomplir ce jour-là commença pourtant le plus simplement du monde. - Va, dit-elle, me chercher au grenier mon grand sac de retailles. Ne te trompe pas. Prends celui qui est lié dans le haut par une cordelette. Apporte-le-moi, et tu vas voir si je ne suis pas capable de faire ce que j’ai envie de faire. Incrédule encore, mais curieuse aussi et peut-être secrètement désireuse de prendre grand-mère en défaut, je m’en fus quérir le grand sac de retailles. Grand-mère y puisa des bouts d’étoffes multicolores, mais très propres : - toutes les guenilles de grand-mère avant d’être serrées étaient soigneusement lavées et ne sentaient pas mauvais : - des morceaux d’indienne, de gingham, de basin; je reconnaissais, comme en ses couvre-pieds, des restants d’une robe d’une de mes soeurs, d’un corsage de maman, d’une de mes robes et d’un tablier dont je ne me rappelais plus à qui il appartenait. C’était plaisant de pouvoir rattacher tant de souvenirs à ces retailles. Grand-mère finit par trouver un morceau de blanc. Elle le coupa en diverses pièces, dont elle fit des espèces de petits sacs d’allure différente, un pour le tronc, d’autres pour les bras et les jambes. - Il va me falloir maintenant de la paille, du sel ou de l’avoine pour combler tout ça. C’est selon ce que tu aimerais le mieux. Que veux-tu, me demanda-t-elle, une « catin » molle, de paille, ou ? ... - Oh, d’avoine ! ai-je dit. - Elle va être pesante, m’avertit grand-maman. - Ça ne fait rien. -Eh bien, en ce cas, va dans la grange. J’y ai conservé un sac plein d’avoine du temps où je pensais garder quelques poules. Apporte-m’en un petit plat plein. Quand je revins, tous les membres de la « catin » étaient prêts à être remplis de l’avoine que mémère avait gardée dans le cas où elle aurait des poules. Comment ces conjonctures bizarres accouraient toutes aujourd’hui pour servir mon bonheur ne m’échappait pas tout à fait. Bientôt ma grand-mère eut cousu ensemble les membres pleins d’avoine, et j’eus sous les yeux une petite forme humaine assez bien faite, avec des pieds, des mains et une tête un peu plate au sommet. Je commençai à prendre un vif intérêt à la fabrication. -Oui, mais tu vas être bien attrapée, fis-je, pour les cheveux ! - Les cheveux ! Penses-tu ! fit grand-mère qui s’animait à retrouver du moins intactes les infinies ressources ingénieuses de son imagination. Ah, c’était bien là notre don de famille, nul doute ! -Retourne au grenier, fit-elle; ouvre le tiroir à droite de la vieille commode que j’ai fait monter là-haut. Ne fouille pas. Prends un écheveau de laine ... A propos, veux-tu une « catin » blonde à la mode d’aujourd’hui ? ou une brune? ou bien une vieille à cheveux blancs comme moi ? J’hésitai cruellement. Je penchais fortement pour une vieille « catin » à lunettes et à cheveux blancs, pensant combien cela serait original. Mais j’avais bien envie aussi d’une « catin » jeune. - Peux-tu m’en faire une aux cheveux blonds frisés ? - Rien de plus facile, dit grand-mère. Apporte la laine qui te plaira et, en revenant, prends dans ma chambre mon fer à friser. Apporte du même coup la lampe à pétrole. Ou plutôt, pour ne rien casser, apporte tout cela en deux voyages. Ainsi fut fait. Grand-mère, après avoir confectionné une belle perruque de cheveux jaunes, la frisa en ondulations à son fer chauffé au-dessus de la lampe et ensuite en couvrit la tête de ma « catin ». Je ne pouvais plus cacher mon émerveillement. - Tu sais donc tout faire ? demandai-je. -Presque tout, dit-elle rêveusement. Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas le bonheur et la fierté de se tirer d’affaire avec ce qu’on peut avoir sous la main. Ils jettent tout. Elle poursuivit après un temps : - Moi, jeune, je devais me passer d’acheter dans les magasins. J’ai appris, j’ai appris, dit-elle, regardant au loin dans sa vie... Mais maintenant, à ta « catin » il faut un visage. Monte sur la table, essaie de grimper et d’attraper sur la corniche ma plume et ma bouteille d’encre. Ces choses apportées près d’elle, elle trempa sa plume et dessina sur la face encore muette de ma poupée l’arc des sourcils d’abord, ensuite les yeux puis la bouche et un petit nez droit, bien fait. Je commençai à battre des mains, à trépigner d’une joie impossible à contenir. Sans doute était-ce le talent créateur de ma grand-mère qui me ravissait tant. Partout, en effet, où j’ai vu à l’oeuvre ce don de Dieu, fût-ce chez la plus humble créature - et il se rencontre en d’étonnants endroits - toujours il m’a remplie des plus vives délices. - Oui, mais il faudrait une bouche rouge, dis-je. - C’est juste, fit grand-mère. Cette bouche bleue lui donne un air malade. Et cela, ça va être un peu plus difficile. Mais nous y arriverons... J’observai qu’elle commençait à m’associer à son oeuvre créatrice, et je fus encore plus fière de ses talents. - Va donc voir, me dit-elle sous le coup de l’inspiration, s’il ne se trouve pas sur ma commode, dans ma chambre, un bâton de ce qu’ils appellent du rouge à lèvres - une horreur, de la vraie peinture pour les sauvages, mais pour une fois ça va nous être utile. Il me semble que Gertrude - non, Anne-Marie plutôt - en a oublié un ici la dernière fois qu’elle est allée dans ma chambre se pomponner. Je trouvai effectivement, à l’endroit exact qu’elle m’avait indiqué, la peinture pour les sauvages. Oh, la belle petite bouche rouge, un peu pincée comme en un vague sourire, que dessina alors grand-mère ! Frisée, une blonde aux yeux bleus, avec son sourire un peu moqueur, ma poupée me paraissait fort belle déjà, quoique encore toute nue. -Pour l’habiller, dit grand-mère, j’ai de la belle dentelle de rideau dans la chambre d’ami, dans le tiroir du bas de la commode. Va la chercher et en même temps cherche dans le tiroir du haut. Je pense que j’ai là du ruban bleu. Une demi-heure plus tard, ma poupée portait une jolie robe blanche ornée de volants et d’un ceinturon bleu ciel. Sur le devant de la robe, grand-mère était en train de coudre toute une rangée de minuscules petits boutons dorés. - Mais elle est pieds nus, fis-je tout à coup avec consternation. Pour les chaussures, ça va être plus difficile, hein, mémère ? Je devenais humble, très humble devant elle, devant la majesté de son cerveau, l’ingéniosité de ses mains, cette espèce de solitude hautaine et indéchiffrable de qui est occupé à créer. - Les chaussures, dit-elle simplement, les veux-tu de cuir, de satin ou de peluche ? - Oh, de cuir ! - Oui, c’est plus résistant. Eh bien, va donc chercher de vieux gants de cuir jaune qui appartenaient autrefois à ton oncle Nicolas. Tu les trouveras... Cette fois encore, sur son indication, je mis sans peine la main sur les gants de cuir jaune. - C’est du cuir de magasin, fit-elle, les examinant, les retournant sous ses yeux. Les magasins vendent surtout de la camelote, mal cousue, mal finie. Pour une fois, il en est sorti quelque chose de bon et de beau. Ton oncle Nicolas avait des goûts extravagants en sa jeunesse, me confia-t-elle. Mais il est vrai que c’est pour son mariage qu’il s’est acheté ces gants. Et tu vois comme tout sert plus d’une fois, fit-elle : hier au mariage, aujourd’hui à des souliers de « catin » ! Ils disent que je garde tout, que je m’encombre, que je suis une vieille démodée. N’empêche qu’un jour arrive où on peut tirer un bon usage de ce qu’on aurait pu jeter par la fenêtre. Tout en causant, elle tailla puis confectionna les plus mignons petits souliers de poupée que j’aie jamais vus. - Pendant que j’y suis, fit-elle, autant lui faire aussi des gants. La nuit venait. Grand-mère me fit allumer la lampe et l’apporter tout près d’elle. Ni l’une ni l’autre ne songions au repas du soir. Le strict horaire de la journée auquel ma grand-mère tenait tant, pour une fois n’existait plus. Quand quelque chose de plus grand que l’horaire se présentait, elle pouvait donc l’ignorer. Elle continuait à travailler, ses lunettes aux yeux, heureuse je pense bien, la chère vieille femme, comme au temps où des tâches urgentes la réclamaient du matin au soir et ne lui laissaient pas de répit pour examiner les vastes profondeurs mystérieuses du destin. Ou plutôt, heureuse comme elle ne l’était pleinement, sans doute, que lorsque sa tâche dépassait les seules exigences du moment présent. -Lui as-tu trouvé un nom? me demanda-t-elle, en me regardant sous ses lunettes. C’étaient d’anciennes lunettes cerclées de fer. - Oui, Anastasie. - Ah, fit-elle, et je sus que le nom lui plaisait. Il y en avait une, Anastasie, dans mon village du Québec, autrefois. C’est un nom qui frappe. Ce n’est pas comme ces petits noms courts d’aujourd’hui qu’on oublie tout aussitôt: Jean, Jeanne, Robert, Roberte... Autrefois, les gens avaient des noms dont on se souvenait : Phidime, Viateur, Zoé, Sosthène, Zacharie... Tout ce temps, ma poupée avançait. Elle n’avait pour ainsi dire plus besoin de rien, mais, trop bien lancée, ma grand-mère ne pouvait sans doute plus s’arrêter. Dans du drap noir, elle tailla une pèlerine de voyage, puis - une chose appelant l’autre - avec de la colle et du carton se mit en frais de lui faire une petite valise à laquelle elle cousit une minuscule poignée que je glissai à la main d’Anastasie. Ce n’était pas encore assez. - Il lui faudrait un chapeau, proposa grand-mère. On ne part pas en voyage sans chapeau, même dans le dévergondé d’aujourd’hui. Elle m’envoya chercher, derrière la porte du tambour, un vieux chapeau de paille. Elle le détricota, puis lentement, de ses doigts raidis par le rhumatisme - avec des doigts pareils, travailler dans du petit était bien plus difficile que de travailler dans du grand, me dit-elle - elle tricota un nouveau, et cette fois très petit, très gracieux chapeau. - Comment ! criai-je à plusieurs reprises, tu sais donc aussi faire des chapeaux ! - De la paille fine des marais, non loin de chez nous, autrefois, j’en ai fait de jolis... Du reste, me conta-t-elle, j’ai bien des fois habillé quelqu’un - ta mère, ton grand-père - de la tête aux pieds... - De la tête aux pieds, mémère ! -De la tête aux pieds... et sans besoin d’aller au magasin pour quoi que ce soit, sinon peut-être pour des boutons. Et encore, des boutons, j’en ai fait dans de la corne de boeuf; avec une alène pour percer les trous, j’y arrivais. - De la tête aux pieds ! dis-je. Elle me tendit ma poupée avec son chapeau de paille pendu au cou par une bride. J’étais si heureuse que je me mis à pleurer. - Ah bien, s’il faut que ça recommence, que j’aie fait tout ça pour rien ! bougonna grand-mère. Mais moi, oubliant combien elle se plaisait peu aux épanchements et aux caresses, je grimpai sur ses genoux, je lui jetai mes bras autour du cou, je sanglotai d’un bonheur aigu, trop ample, presque incroyable. Il m’apparaissait qu’il n’y avait pas de limites à ce que savait faire et accomplir cette vieille femme au visage couvert de mille rides. Une impression de grandeur, de solitude infinie m’envahit. Je lui criai dans l’oreille : -Tu es Dieu le Père. Tu es Dieu le Père. Toi aussi, tu sais faire tout de rien. Elle me repoussa sans trop d’énervement ni d’impatience. - Non, je suis loin d’être Dieu le Père, dit-elle. Penses-tu que je saurais faire un arbre, une fleur, une montagne ? - Une fleur peut-être. Elle sourit un peu : « J’en ai assez fait pousser en tout cas... » Je voyais que malgré tout elle n’était pas offensée de ce que je l’avais comparée à Dieu le Père. - Car, dit-elle, après un moment de réflexion, avec ce qu’il m’a donné de moyens et mis de bois dans les roues, j’ai quand même pas mal aidé sa création. J’ai peut-être fait tout ce que peut faire une créature humaine. J’ai deux fois construit le foyer, me dit-elle, ayant suivi ton trotteur de grand-père d’un point à l’autre du vaste pays. J’ai recommencé, au Manitoba, tout ce que j’avais fait là-bas, dans le Québec, et que je pensais fait pour de bon : une maison. C’est de l’ouvrage, me confia-t-elle. Oui, une maison, une famille, c’est tant d’ouvrage que si on le voyait une bonne fois en un tas, on se sentirait comme devant une haute montagne, on se dirait : mais c’est infranchissable ! Elle s’aperçut que je l’écoutais, Anastasie serrée sur mon coeur, pensa peut-être que tout cela me dépassait - et en effet j’étais dépassée mais quand même retenais quelque chose - et elle continua : - C’est ça la vie, si vous voulez le savoir : - et je ne sus plus à qui elle parlait : - une montagne de « barda ». Heureusement qu’on ne la voit pas dès le début, sans quoi on ne s’y aventurerait peut-être pas; on rechignerait. Mais la montagne se dessine seulement au fur et à mesure qu’on monte. Et du reste, autant de « barda » on a fait dans sa vie, autant il en reste pour les autres, derrière soi. C’est de l’ouvrage jamais fini, la vie. Avec tout ça, quand on n’est plus bonne à aider, qu’on est reléguée dans un coin, au repos, sans savoir que faire de ses dix doigts, sais-tu ce qui arrive ? me demanda-t-elle et, sans attendre de réponse, me l’apprit : Eh bien, on s’ennuie à en mourir, on regrette peut-être le « barda », peux-tu comprendre quelque chose à ça ? - Non, dis-je. Alors elle parut immensément étonnée de me découvrir tout attentive à ses pieds. - Tu es fâchée, hein ? lui demandai-je. - Mêle-toi de tes affaires, fit-elle. Mais un instant plus tard, repartie dans ses songes, elle me dit à qui elle en voulait tant. - Ton grand-père Elisée, qui m’a fait le coup de partir le premier, sans m’attendre, le bel aventurier, me laissant seule en exil sur ces terres de l’Ouest. - C’est pas l’exil, dis-je, c’est chez nous, le Manitoba. - Puis tous ceux de sa race, continua-t-elle, toi comme les autres, des indépendants, des indifférents, des voyageurs, chacun veut aller de son côté. Et Dieu aussi ! Parce que vraiment, dit-elle, il laisse faire trop de choses étranges qui nous tracassent, quoi qu’en disent les prêtres qui, eux, comme de bon sens, lui donnent raison. Elle ronchonnait encore de la sorte que je dormais à demi, appuyée à ses genoux, ma « catin » dans les bras, et voyait ma grand-mère arriver en colère au Paradis. Dans mon rêve, Dieu le Père, à la grande barbe et à l’air courroucé, céda la place à grand-maman aux yeux fins, rusés et clairvoyants. C’était elle qui, assise dans les nuages, dès lors prenait soin du monde, édictait de sages et justes lois. Or le pauvre monde sur terre s’en trouvait bien. Longtemps il me resta dans l’idée que ce ne pouvait être un homme sûrement qui eût fait le monde. Mais, peut-être, une vieille femme aux mains extrêmement habiles. [...] III Pour moi il me sembla que ce fût dès le lendemain le bel automne. Il ne m’attristait pas en ce temps-là. Les jours étaient courts, sombres souvent, mais nous entretenions un bon feu dans la maison, nous mangions de la tarte à la citrouille, nous épluchions des noisettes, du blé d’Inde. Nous mettions aussi des tomates à mûrir au bord des fenêtres, et certains jours la maison entière s’imprégnait d’une odeur de marinades cuisant à feu doux en de larges bassines. On entendait la scie à bois chanter dans la cour; son chant à deux tons, clair, puis grave quand il mordait le bois, me semblait nous promettre joyeusement : « Je vous coupe de belles bûches, pour tout l’hiver de belles bûches. » Tout ce temps, la maison, comme un navire prêt à appareiller, comme une ville qui va être assiégée, s’emplissait de provisions : de la choucroute, du sirop d’érable du Québec, des pommes rouges de la Colombie-Britannique, des prunes de l’Ontario. Bientôt nous commencions à en recevoir aussi de nos oncles de la campagne : des oies grasses et des dindes; des douzaines de poulets; des jambons et du lard salé; des caisses d’oeufs frais et du beurre de ferme. Nous n’avions plus qu’à passer nous servir dans notre cuisine d’été transformée en magasin et où le gel conservait notre stock. Telles étaient les joies de l’automne reposant sur l’abondance et un sentiment de sécurité que peut-être déjà je reconnaissais. Pourtant maman, qui avait elle aussi grandement aimé l’automne, cette année, tout en se livrant aux occupations qu’il commande, semblait lui en vouloir. Elle amassait, eût-on dit, sans joie et même avec une sorte de tristesse, tout ce temps l’esprit auprès de sa mère : « Elle aussi, disait-elle, a dû rentrer ses concombres, ses courges. Elle aussi doit avoir conservé le plus possible. Mais à quoi bon l A quoi lui servira tout ce travail, pauvre vieille ?» Et l’idée m’effleurait que ce devait être navrant, en effet, quand on a ses armoires bien garnies, sa dépense pleine à craquer, sa cave parfumée de gros choux, sur les tablettes des confitures aux groseilles, partout de quoi manger, de ne plus avoir à s’en servir. Les jours raccourcirent encore et ce fut de plus en plus à mon goût. Comme tous les enfants du pays, j’espérais la neige, je rêvais que pendant mon sommeil elle descendait à flocons rapides me préparer ce beau monde si pur de blancheur que je croyais aimer le plus, quoique, lorsqu’il se dissolvait, le printemps venu, en mille petits ruisseaux agités, cela aussi je croyais l’aimer plus que tout. Un matin, maman qui avait aussi aimé l’hiver, comme au reste toutes les saisons, en regardant au dehors par la fenêtre un peu givrée, se prit à se plaindre : - L’hiver déjà ! Que c’est triste ! Et elle partit ce jour même pour aller, comme elle disait, donner encore une autre secousse à l’arbre. Par là, elle voulait dire qu’elle allait s’appliquer de toutes ses forces à ébranler la volonté de grand-maman. Deux jours plus tard, il fit un vrai mauvais temps, ou plutôt, devrais-je dire : un beau mauvais temps, car pour moi c’était délice de voir la neige s’enfler, se soulever, pour errer haut dans le ciel en formes sans cesse changeantes et peut-être à moitié vivantes, puisque je croyais les entendre crier du bonheur d’être enfin délivrées par la tempête. Or, comme j’étais à la fenêtre, fascinée par cette danse de la neige, je vis descendre du tram, au bout de la rue, une assez vieille personne en aidant une autre beaucoup plus vieille, toutes deux habillées de sombre, et la moins vieille portant une valise et un ancien parapluie. Jamais je ne pourrai oublier combien ma mère et la sienne, en arrivant ce soir-là, firent figure de noir contre le paysage tout blanc. A peine après avoir aidé sa mère à se débarrasser de sa « capeline » et de sa « pèlerine » - grand-mère continuant jusqu’au bout à avoir un vocabulaire différent du nôtre - maman la conduisit à une grande vieille chaise qu’elle avait capitonnée, nous interdisant de nous y asseoir même avant l’arrivée chez nous de mémère, disant : - Ça va être sa chaise : laissez-lui au moins sa chaise. Grand-mère n’en parut pourtant pas si contente. -Pensez-vous, dit-elle, que j’ai envie de passer ma vie assise maintenant ? -Mais non, dit maman. Vous irez, vous viendrez, vous ferez comme chez vous. - Chez moi ! reprit grand-mère, jetant autour d’elle un regard décontenancé. Ne t’imagine pas que je vais m’éterniser ici. Ce qui nous étonna le plus, à partir de ce jour, ce fut l’attitude de maman. Elle qui avait tenu tête jusque là à sa mère, elle se mit à dire comme elle presque toujours. - Vous resterez le temps que vous voudrez, maman. Mais elle nous dit à nous que grand-mère en faisant sa valise, avec l’air de rien, y avait glissé, au fond, son « butin ». Par son « butin », grand-mère entendait son linge le plus fin de lit et de corps auquel elle avait travaillé une partie de sa vie et qu’elle ménageait pour un temps qui « allait venir ». De quel temps pouvait-il donc s’agir ? Et pourquoi grand-mère remettait-elle à si tard de se servir enfin de son « beau butin » ? Mais, il est vrai, les vieilles de ce temps-là ne faisaient rien comme on fait aujourd’hui. Quant à moi, l’hiver me passionnait tellement alors, j’avais tant à faire : construire des forts, dresser des collines de neige, les descendre en traîneau et même presque jusqu’à la nuit, puisque j’avais pour m’éclairer une lanterne fixée à l’avant du traîneau, faite d’une vieille boîte de conserve laquelle abritait la flamme d’une bougie et en laissait passer la lueur par une fente, oh j’avais tant à faire que je ne m’aperçus guère de ce que devenait grand-mère de jour en jour. Je rentrais, les joues rougies par le froid, les yeux brillants, tout excitée par mes jeux, et je voyais, tassée dans le fond de la cuisine, une vieille personne dont les yeux suivaient toutes nos allées et venues avec une expression étrange. L’idée persistait en moi que ce n’était pas ma vraie grand-mère que maman avait ramenée ce soir de neige. Elle avait dû se tromper, ramener quelqu’un d’autre. Car ma vraie grand-mère n’aurait jamais pu rester inactive. Elle avait toujours dit que cela la tuerait de rester à ne rien faire. Mais un jour elle se fâcha et demanda de l’ouvrage. -De l’ouvrage, dit maman. N’en avez-vous pas assez fait dans votre vie ? Mais elle lui donna quand même quelques serviettes à ourler. Et la vieille, vieille femme qui était chez nous dans son coin, se prit à examiner le tissu, à en étudier la résistance en l’étirant de tous côtés, pour déclarer qu’il était loin de valoir ce qu’elle avait tissé dans son temps. A tout instant d’ailleurs elle palpait maintenant les étoffes, celle dont étaient faits nos vêtements, le tissu des rideaux et le linge de la maison. Elle s’en moquait, disait que ce n’était que de la « pénille ». A l’entendre, tout, chez nous, était de la « pénille » bon marché de magasin. Quelquefois, à certains mots, je dressais l’oreille, croyant reconnaître pour un moment la voix de grand-mère. Mais aussitôt après ce n’était plus qu’un bredouillement et j’en revenais à mon idée de substitution de personnalité. Les serviettes n’avançaient guère, et la vieille personne chez nous se mit en tête de tricoter plutôt de grands bas noirs comme presque personne pourtant n’en portait déjà plus. Parvenue au talon, tout se brouilla et elle s’en prit à la laine d’aujourd’hui qui ne filait pas bien. En cachette, maman détricota en partie le bas pour le refaire jusqu’où s’était arrêtée sa mère. Celle-ci s’en aperçut tout de même et se plaignit que des lutins avaient dû pendant la nuit lui emmêler ses laines. Je n’en revenais pas, ayant moi-même cessé depuis longtemps de croire aux lutins. Maman expliqua que c’étaient des croyances du temps de l’enfance de grand-mère et que pareilles croyances avaient tendance à renaître dans l’extrême vieillesse. Voilà sans doute ce qui achevait de m’embrouiller moi-même : qu’on en fût, à propos de grand-mère, à parler à la fois de vieillesse et de deuxième enfance. Je n’étais donc encore qu’à moitié persuadée que ce fût vraiment elle qui habitât chez nous. Pourtant je me mis à l’étudier de plus près. Alors il ne lui restait guère plus que la parole si on pouvait appeler ça une parole. Maman prétendait pourtant que nous ne faisions pas assez d’efforts pour écouter grand-mère, que plus tard nous pourrions regretter de n’avoir pas mieux recueilli les dernières confidences d’une vie, qu’il s’agissait là d’une sorte de trésor inestimable offert peu de fois au cours de l’existence. Un jour qu’elles se croyaient seules toutes deux, je les écoutai donc se communiquer cette espèce de trésor, et tout ce que j’entendis c’est ceci: Maman : Quand on arrive à votre âge, maman, comment donc apparaît la vie ? Grand-mère : Un rêve, ma fille, pas beaucoup plus qu’un rêve. Un autre jour, maman ayant laissé son travail en plan pour aller s’asseoir auprès de grand-mère et l’écouter au plus près en suivant le mouvement de ses lèvres, nous jeta un regard à la fois attristé et triomphant. - Savez-vous ce qu’elle vient de me dire ? (Car c’était à présent comme si grand-mère eût besoin d’elle à nous d’un interprète, et nul ne fut meilleur en ce rôle que maman.) Elle m’a dit: « Te souviens-tu, Eveline, de la petite rivière Assomption ? » La rivière Assomption ! Qu’était-ce que cette rivière dont j’entendais parler pour la première fois de ma vie ? - Une petite rivière dans les collines où elle est née, expliqua maman. Je ne savais pas qu’elle y avait tant pensé. Mais tâchez de comprendre à la fin : la rivière Assomption, c’est un peu la jeunesse de votre grand-mère, au loin, dans le Québec. Que comprendre? La rivière Assomption, passe encore ! Je parvins à me la représenter quelque peu, une jolie rivière capricieuse, disait-on, qui coulait vite par moments, puis, tout d’un coup, prenait son temps pour flâner dans les anses. Mais ces autres choses : le franc parler, le courage, une vue perçante, ces choses autrefois à mémère, où donc étaient-elles et comment avait-elle pu les laisser perdre, si c’était, comme on disait, le meilleur ? Je jouais avec moins d’entrain à présent. Souvent je rentrais dans la maison pour rien, seulement pour voir ce qui s’y passait et jeter un coup d’oeil sur la vieille personne qui en « perdait » tout le temps. On en était venu, je ne sais comment, à parler d’elle devant elle. Maman nous supplia de prendre garde. -Elle nous entend peut-être encore. Son regard nous suit en tout cas, et peut-être nous juge-t-elle. Un soir que maman l’aidait à se coucher, sa mère lui saisit la main, l’attira pour se plaindre à son oreille. -Plus bonne à rien... à la charge... voudrais m’en aller... - Vous en aller ! Mais oui, maman, un de ces jours prochains, on s’en ira. Tous on s’en ira. Etait-ce vraiment là ma grand-mère qu’un jour, en ma naïveté enfantine, j’avais cru être Dieu le Père, ou du moins une de ses meilleures aides, tous les jours de sa vie occupée à parer, sur terre, aux besoins humains ? De tout-puissant, je commençais à comprendre qu’il n’y avait que Lui, mais pourquoi, dès lors, avait-il besoin, comme le disait maman, de nous réduire parfois à l’impuissance totale ? Ma grand-mère travailleuse, elle gisait paralysée de la tête aux pieds, ses yeux seuls encore vivants. Du moins le prétendait maman qui affirma : - Je suis sûre qu’elle a encore sa connaissance. Pauvre âme, tâchons de la rejoindre encore. C’est elle seule qui en inventa pourtant le moyen. Elle se tenait près de ce bloc immobile sous les couvertures qu’elle continuait toujours à appeler « maman », et je ne sais quel désarroi j’éprouvais d’entendre ma mère, vieille elle-même à ce qu’il me paraissait alors, s’adresser avec ce mot d’enfant à quelqu’un qui ne pouvait même plus ni manger ni boire seul. J’en ressentais je ne sais quelle confusion à propos des âges, de l’enfance et de la vieillesse, dont il me semblait que jamais je ne m’en tirerais. C’était un peu comme si maman eût pris soin d’un bébé; mais demande-t-on à un bébé, lui dit-on : « Votre conscience est tranquille, n’est-ce pas ? Tout votre devoir vous l’avez fait. Soyez sans crainte. » Entretemps, parfois, elle prenait conscience de moi qui étais toujours dans ses jambes, comme si sa tâche sans cela n’eût été déjà assez compliquée, et elle tentait de m’éloigner, mais avec douceur: « Va dehors, va jouer. » Et je voyais ses yeux s’emplir de commisération pour moi autant que pour tous peut-être, comme si maman avait maintenant pris en pitié tout le monde, et tout le monde alors dut me paraître avoir besoin de pitié. Elle réussissait peu souvent à m’éloigner. Bien plus que par mes jeux habituels, j’étais attirée par cette autre sorte de jeu auquel ma mère semblait se livrer, assise auprès de sa mère à elle et l’interrogeant - un étrange jeu de questions auxquelles il n’était presque jamais fait de réponses : « Ne mangeriez-vous pas un peu ? Un bon bouillon de poule que j’ai fait exprès ? » Parfois les yeux se fermaient. Moi, je croyais que c’était de lassitude à toutes ces questions. Mais d’après maman cela signifiait : oui, et elle se hâtait, contente de pouvoir encore quelque chose pour quelqu’un, comme elle disait, qui en avait tant fait pour elle. Le plus souvent cependant les yeux restaient fixes. Et tellement loin de nous (Maman s’en désolait. -Pourtant il doit y avoir quelque chose qu’elle désire. Mais quoi ? - Qu’elle désire ?... me disais-je à mon tour. Quel peut être le désir de quelqu’un qui n’a plus à perdre que ses yeux ? Voir sans doute quelque chose. Mais quoi ? Un jour que je passais devant la chambre de grand-mère toute seule un instant, j’entrai timidement. Et d’abord je me tins loin du lit, regardant ailleurs, par exemple les beaux rideaux de dentelle que maman venait tout juste de sortir enfin de ses tiroirs. C’étaient des femmes économes, elle et grand-mère : elles remettaient à bien tard, me semblait-il, de se servir de leurs riches choses. Enfin, je risquai un coup d’oeil du côté du lit de grand-mère. Je rencontrai ses yeux. Ils étaient d’un brun vivant, beaux encore, et ils semblaient m’appeler à venir plus près d’elle. Je pense que c’est à ce moment que j’ai fini par comprendre que ce devait être là ma vraie grand-mère après tout. Je m’approchai. Je chuchotai, comme si je n’étais pas encore tout à fait sûre, ou parce que j’avais un peu peur peut-être, je chuchotai : mémère. Puis je songeai à demander comme le faisait maman: « Avez-vous faim ? Avez-vous soif ? » Mais il me parut bientôt que mémère ne devait plus avoir de goût pour cela et que ses désirs, si elle en avait encore, devaient être pour tout autre chose. Est-ce parce que maman, au temps où sa mère lui résistait, avait tant parlé d’aller ébranler l’arbre, mais grand-mère à cette heure me fit vraiment penser à un pauvre vieux chêne isolé des autres, seul sur une petite côte. Peut-être est-ce de ce temps que m’est restée cette autre curieuse idée que les arbres aussi en un sens sont à plaindre, enfermés en leur dure écorce, les pieds pris dans la terre, incapables, le voudraient-ils, de s’en aller. Mais aussi, qui peut s’en aller comme il le veut ! Je rêvais, à mon tour assise près de grand-mère, je rêvais aux arbres, je pense. Puis j’entrevis un spectacle singulier : je croyais voir, en bas, de jeunes arbres nés peut-être du vieil arbre sur le coteau, mais qui eux, avec toutes leurs feuilles, chantaient dans la vallée. C’est cette image, je crois, qui me suscita la plus brillante des idées. Je courus au salon chercher l’album de photographies. C’était un gros livre recouvert de velours vert, à fermoir doré. Je remontai, le livre serré sur ma poitrine. Je me rassis près du lit. Je tournai des pages. Presque à chacune je tombais sur quelqu’un qui était, comme on disait, de la descendance de mémère. J’aillais lui mettre le livre sous les yeux. Je disais : - T’en as du monde à toi, hein, mémère. Regarde ! Puis, me souvenant que deux ans plus tôt, quand j’étais chez elle, déjà elle avait peine à se retrouver parmi ses petits-enfants, je me pris à énumérer leur nom, accolant chacun, quand je le pouvais, à un visage de l’album. De cette manière, me semblait-il, grand-mère allait bien retenir tous ceux qui lui appartenaient. C’était un beau passe-temps, et je m’y livrai avec ardeur. J’espérais n’oublier personne, et surtout arriver à cent, chiffre que je respectais alors énormément. Mais y arriverais-je ? Peut-être, si je comptais les morts... Mais en avait-on le droit, dans une liste comme j’en faisais ? Il me semblait que non. Je ne savais pas ce qu’était la mort. Il ne s’agissait à mes yeux que d’une disparition, ou d’une absence. Un jour les gens étaient là... un autre jour ils n’y étaient plus... Du reste, parmi les morts de l’album, il y en avait que je n’avais même pas connus. Etait-ce donc la peine de les mentionner ? Pourtant, plus j’aurais de noms à offrir à mémère, et plus, me semblait-il, elle se sentirait entourée. Et voici qu’en tournant les pages, je la trouvai, elle, jeune encore, assise auprès de son mari et parmi ses enfants, les uns debout derrière elle, les plus jeunes par terre, à ses pieds. Cette vieille photo me fascina si complètement que j’en oubliai le reste. A travers elle enfin, je pense que je commençai à comprendre très vaguement un peu de la vie, tous ces êtres successifs qu’elle fait de nous au fur et à mesure que nous avançons en âge. Je levai les yeux de l’album et comparai avec l’original. Il n’y avait pas beaucoup de ressemblance. Je vins, le livre ouvert à cette page, montrer à grand-mère son portrait auquel elle ne ressemblait plus. Je lui dis : -Vous étiez belle dans ce temps-là. Est-ce que ses yeux n’ont pas brillé un peu ? Il me semble... Mais alors j’aperçus maman sur le seuil de la chambre. Elle était montée sans bruit et devait se tenir immobile depuis un moment à me regarder et à m’écouter. Elle me fit un petit sourire triste et très doux. Mais pourquoi avait-elle l’air si contente de moi ? Je n’avais pourtant fait que jouer, comme elle-même me l’avait enseigné, comme mémère aussi un jour avait joué avec moi... comme nous jouons tous peut-être, les uns avec les autres, à travers la vie, à tâcher de nous rencontrer...