30 Le petit Docteur l'intention de recevoir des coups de couteau et de se faire enterrer derriere une haie... — Supposons qu'il soit venu retrouver cette femme... ris-qua le magistrat qui tenait a son idee. Non! Ce n'etait pas cela. Le Petit Docteur le sentait. C'etait ä la fois plus simple et plus complique. II y arriverait. II y mettrait peut-etre le temps, mais il etait sur d'y arriver. — Quel a ete l'objet de sa derniere condamnation? demanda-t-U. — Si je n'etais pas interrompu tout le temps, je l'aurais dejä dit... Un tenancier de boite de nuit a ete tue, rue Fontaine... — II y a combien de temps? — Deux ans... Crime crapuleux, qui avait le vol pour mobile... Plusieurs hommes, on n'a jamais su au juste combien, deux au moins, se sont laisse enfermer le soir dans le cabaret... Ik en voulaient ä la caisse... Quand le patron est reste seul, Us se sont jetes sur lui... Le patron s'est defendu... Des coups de feu ont ete tires... Seul, Jo-le-Boxeur a etc pris... II n'a ete condamne que comme complice, car ce ne sont pas ses empreintes digitales qui ont 6te retrouvees sur le revolver abandonne dans la salle... Au moment, on vit une chose assez inattendue. Le Petit Docteur remettait son veston. II avait l'air bien content, bien gentil. A croire qu'il n'avait jamais ete question de crime, ni d'assassin, qu'il venait simplement de rendre visite ä des clients charmants ou ä des amis. H tendait la main ä la ronde et il prononcait avec un sourire desarmant: — Eh bien, messieurs, si vous n'avez plus besoin de moi, j'irai retrouver mes malades... Mais il n'arreta pas sa petite auto trepidante devant chez lui oü cependant, de la rue, on voyait I'antichambre pleine de malades somnolents. Le flair du petit Docteur 31 III. UN COUP DE COUTEAU PARFAITEMENT INUTILE Tout alia bien jusqu'ä Rochefort. La route etait belle. Des oiseaux chantaient dans les arbres et le Petit Docteur se surprit plusieurs fois ä sillier. II 6tait content de lui. Plus que content! Ne venait-il pas de se decouvrir des talents tout particuliers? Et ces talents, par surcroit, lui ouvraient un immense domaine de jouis-sances jusque-lä insoupconnees. Un coup de telephone... Auparavant, il ne s'etait jamais occupe de la Maison-Basse et de ses hötes... D. etait passe ä cote d'eux sans y penser... II avait adresse une seule fois la parole ä Drouin, pour lui recommander sans conviction un medicament banal que celui-ci aurait pu acheter tout seul... Une fois aussi, il avait parle ä la jeune femme... Et neanmoins, en quelques heures, il avait tout decouvert. II en etait persuade. II en etait sür. Les autres, le Substitut, le commissaire, ä plus forte raison le brave homme de maire, avaient patauge, et le docteur se disait qu'il devait en etre ainsi, qu'il en etait jatalement presque toujours ainsi dans une affaire policiere. Parce qu'on s'y prenait mal! Lui, il... Au fait, comment s'y prenait-il? II n'aurait pas pu le preciser, mais il le sentait. II se mettait ä la place de... Ou plutot... Peu importe! Le principal, e'est qu'il y arrivait, que la Maison-Basse n'avait plus de secrets pour lui. II s'agissait seulement de retrouver Drouin, ce qui ne serait pas difficile. Rochefort n'est pas grand. Depuis la suppression de l'arsenal, e'est presque une ville morte, aux rues stagnantes. 28 Le petit Docteur — Elk doit étre á moitié pleine! continua-t-il. D découvrait une jouissance nouvelk. Pour rien au monde il n'cut voulu ne pas avoir recu le coup de telephone du matin. II jubilait. II regardait en coin son commissure bougon, son substitut ties homme du monde et il articulait: — Vous pouvez étre sůr que, ce qu'il y a dans cette bořte, c'est du bicarbonate de soude... Pour dire toute la vérité, il faut ajouter que, quelques instants plus tard, comme le magistrát s'emerveUlait, le commissaire risqua a mi-voix : — II ne faut pas oublier qu'il est venu ici avant nous... qu'il est reste, nous a-t-il avoué, pres ďune heure seul dans la maison... — Vous ne voulez pas insinuer?... — Evidemment!... Néanmoins... Hum!... La sonnerie du telephone retentissait. Paris était au bout du fil. II devait 6tre cinq heures de rapres-midi. Peu ä peu, chacLin avait pris ses aises, et les hommes, sauf le Substitut et son greffier, avaient retire leur veston. On oubliait tout ä fait que c'etait un cadavre qui etait etendu sur la table de la cuisine. Un policier avait louch6 vers les bouteilles d'aperitif, car il avait tres soif, mais il n'avait pas os6 et le maire d'Esnan-des avait propose: ■— Je vais faire chercher quelques bouteilles de vin blanc chez moi... C'etait le garde qui y etait alle. Les bouteilles etaient debouchees sur la table de la chambre-studio. Le greffier, en sueur, s'arretait de temps en temps d'ecrire pour boire une gorgee. Le commissaire, qui venait d'avoir une longue conversa- Le flair du petit Docteur 29 tion telephonique avec Paris et qui avait pris des notes, en rendait compte au magistrat. — L'homme a et6 identifie tout de suite, comme je le pensais. J'aurais meme jure qu'il ne m'etait pas absolument in con nu. C'est Jo-le-Boxeur... Ce nom ne disait rien aux autres. — Un mauvais sujet qui frequentait surtout les bars de la place des Ternes. Une demi-douzaine de condamna-tions... II est sorti pour la derniere fois de Poissy voila trois mois... — Trois mois! repeta le docteur comme pour bien se mettre un chiffre dans la tete. — Qu'est-ce que cela peut vous faire? semblait dire le regard severe du commissaire. Et il con 11 mi a : — J'ai demande, comme vous l'avez entendu, si on avait vu Jo a Paris ces derniers temps... Comme interdit de sejour, il n'aurait pas du y Stre... Neanmoins, il a ete apercu plu-sieurs fois, et la semaine derniere encore, dans les parages de l'Etoile... — Done, il n'etait pas cache ici! dit le Petit Docteur avec satisfaction. — Je n'ai jamais pretendu qu'il etait cache" ici! — Mais vous l'avez pense! — Peu importe ce que... ■— Messieurs! Messieurs! Ne nous disputons pas, inter-vint le substitut, car on pouvait croire que commissaire et medecin allaient en venir aux mains. — Si ce monsieur continue a me narguer... — Je jure que je ne nargue pas! — Continuez, commissaire... Done, Jo-le-Boxeur etait a Paris ces derniers temps... II est probablement venu ici par le train... Qu'est-il venu faire? Et le docteur incorrigible de laisser tomber : — Voila la question! II n'est surement pas venu dans 26 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 27 II essayait de les faire vivre, de les animer dans kur cadre et il lui semblait que, quand il y serait parvenu, il compren-drail tout. — lis n'etaient que deux... Ca, c'est sur... Tant pis pour le substitut et sa solution egrillarde de menage a trois... L'atmosphere de la maison, c'6tait l'atmosphere d'un couple, d'un couple en pleine lune de miel, qui ne pense qu'a Tamour... Quant a la jeune femme, elle n'avait pas le genre a se laisser etreindre par la brute au tatouage dont le corps, couvert d'un drap de lit, etait maintenant etendu sur la table. Dollent tressaillit. Une voix, celle d'un des policiers, disait: — Je viens de trouver ceci, monsieur le commissaire... C'est tout juste si le docteur ne lui arracha pas l'objet des mains. C'etait un morceau plie qui contenait de la pou-dre blanche. D6ja le medecin avait mouille son doigt de salive, l'avait trempe dans la poudre, en avait pose un peu sur la langue. Le commissaire, mecontent, le regardait faire, les sourcils plus fronces que jamais. — II y a autre chose qu'il faudrait decouvrir, declara alors Dollent avec autorite, corame si on lui eut confie la direction des operations. Et d'abord, ou avez-vous trouve' ce sachet? — C'est justement ce qui est curieux... II etait cache tout au fond du placard, dans le linge in time de la demoiselle... — Dans ce cas, c'est dans les objets personnels de Fhomme que vous trouverez sans doute une petite boite en carton qui porte une marque pharmaceutique... L'inspecteur regarda son chef pour savoir s'il devait obeir. Le commissaire haussa les epaules avec l'air de dire: — Que voulez-vous que j'y fasse? D commande et per-sonne ne proteste... Cherchez si vous y tenez!... ■ II y a, chez ceux qui participent a ce genre d'enquetes, un peu de la meme joie malsaine qui pousse les gens, dans les salles de ventes, a tripoter les vieux objets, a ouvrir les tiroirs des meubles. En effet, on penetre brusquement, avec tous les droits, dans la vie d'une maison. On cherche a en decouvrir les secrets. Le policier le plus balourd se met a manier du fin linge de femme et il n'y a pas jusqu'a la correspondance dans laquelle il n'ait le devoir de fourrer son nez. Ainsi on constatait que si la jeune femme (dont on ne savait rien, pas meme le nom!) etait le plus souvent peu vetue, elle n'en possedait pas moins une assez grande quan-tite de vetements et que ceux-ci, sans Stre de luxe, etaient de jolie qualite et surtout du meilleur gout. Drouin, au contraire, a moins qu'il eut emporte une valise avec lui, ce qui etait improbable puisqu'il avait du gagner La Rochelle a pied, ne possedait a peu pres rien. Son pan-talon gris devait etre le seul, car il n'y en avait pas d'autre dans le placard. Par contre on retrouva son chandail jaune, mal lav6, dans une armoire a linge sale. On avait retrouve aussi ses espadrilles, ce qui laissait supposer qu'il etait parti avec sa seule paire de chaussures. C'6tait un garcon cultive, les livres qui se trouvaient dans les rayons en faisaient foi. — Je pane... lanca soudain le Petit Docteur. Depuis dix bonnes minutes que les policiers boulever-saient tout a la recherche de la petite boite, il rdflechissait et son regard s'6tait fixe sur un pot en gres contenant a peu pres une livre de tabac. — Cherchez sous le tabac... Cela m'etonnerait si... Ce fut des ce moment qu'on le regarda, non plus seule-ment avec curiosit6, mais avec consideration. En effet, l'inspecteur qui plongea la main dans le tabac ne la retira pas vide. II tenait une boite en carton. Sans sen approcher, Dollent dit la marque. 24 Le petit Docteur Certes, lui-meme n'avait encore rien trouv£, mais il etait sür qu'il trouverait la solution du mystere. D ne lächait pas son raisonnement. II ne cessait pas de penser. — Si cet homme, ce Drouin m'a telephone une premiere fois... S'il m'a telephone une seconde fois de Rochefort... C'etait dejä amüsant d'etre au milieu des enqueteurs et de se dire: — L'homme sur qui lis voudraient tant mettre la main, moi seul sais oü il est en ce moment! Car il avait laisse entendre ä Drouin que son Signalement avait ete lance partout. Done, il ne bougerait pas. II n'etait pas assez bete pour se faire prendre ä la gare ouäun arret d'autobus. II etait probable aussi qu'il ne se presenterait pas dans un hotel et le Petit Docteur i'imaginait errant dans les rues torrides de Rochefort, se glissant dans l'ombre pro-pice et fraiche des petits bistrots en attendant la nuit. — Mon avis ä moi, pontifiait le Substitut, e'est que nous nous trouvons en presence d'un crime passionnel. Deux hommes et nne femme! L'eternelle histoire des deux coqs et de la poule! Sans doute vivaient-ils ici tous les trois, mais la victime se cachait-elle? Vous avez envoye sa photo ä Paris par belino, commissaire? — Nous serons fixes avant la fin de la journee. Heureusement qu'on n'avait pas reclame du Petit Docteur une autopsie complete, car eile n'eüt rien eu d'agreable par cette chaleur. On avait deshabille" l'homme, un homme d'une force peu commune et qui port ait sur l'avant-bras gauche un tatouage representant une femme aux seins nus. La constatation la plus interessante, e'est que la mort remontait a peu pres ä la veille au soir, entre dix heures et minuit. L'inconnu avait ete tu6 d'un coup de couteau en plein coeur, mais, avant ce coup dennitif, d'autres coups lui avaient ete portes, y compris des coups de poing. Cela laissait supposer que l'homme n'avait pas €\i atta-que par surprise. Autant qu'on en pouvait juger, U y avait Le flair du petit Docteur 25 eu une dispute. Les adversaires en étaient venus aux mains, luttant ďabord á poings nus. Puis l'un d'eux avait saisi un couteau. La scene avait eu lieu dans la cuisine, car, dans la cham-bre á coucher, elle aurait laissé des traces. D'ailleurs, on avait retrouvé entre les petits paves rouges du sol de minuscules éclats de verre. Done, Drouin, avant de partir, avait non seulement enterré le cadavre, mais encore il avait soigneusement remis les lieux en état. Puis... ce coup de telephone! C'etait tou-jours a cela qu'il fallait en venir! D n'est pas tres normal, quand on a rué un homme et qu'on l'a proprement enterré, de lui envoyer le docteur! — Knlin, monsieur le maire, vous ne savez absoluraent rien sur les habitants de cette maison? Vous ne connaissez done pas vos administrés? — Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? C'est rinstituteur qui s'occupe de la paperasserie et qui me donne les pieces a signer. L'homme s'est inscrit sous le nom de Drouin et la femme n'a pas été inscrite du tout. J'ai pense que c'etait un faux menage et je n'ai pas insisté. Ces his-toires-la, ca ne nous regarde pas... Les yeux du Petit Docteur brillaient toujours. II savait, lui, que ce n'etait pas si simple! Et, tetu comme il 1'était au bridge, il avancait petit á petit dans son raisonnement, le reprenait par le commencement děs qu'il arrivait á nouveau au point mort. II revoyait Drouin, avec son pantalon gris, son pull-over jaune, sa barbe courte de peintre surrealisté. Bon! Dans la maison, avec sa pipe, car il fumait la pipe... Et, comme il était grand, il devait se baisser pour franchir la porte basse... La jeune femme toujours á demi dévétue, la chair bron-zée par le soleil comme un fruit juteux... II se surprenait á parler á mi-voix, á grommeler: — Bon!... Bon!... 22 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 23 Un silence. Anna, de temps en temps, venait ecouter ä la porte et s'impatientait. — Dites!... — Est-ce que le secret professionnel?... — II n'y a pas de regle formelle ä ce sujet... Je puis parier ou me taire... C'est affaire entre moi et ma conscience... Si je juge que la personne en question... — Qu'est-ce que vous deciderez? — Je ne puis rien promettre... Cela dependra... Une auto, dans la cour. Des gens de La Rochelle, ceux de la police et ceux du parquet. — Si la vie de cette personne, qui est innocente... Anna avait ouvert la porte. Des messieurs s'essuyaient les pieds au paillasson. Le Petit Docteur prefera raccrocher. — Bon jour, monsieur le Substitut... — Bonjour, docteur... On me dit... Mais vous etiez occupe au telephone? — Un raseur... Entrez, je vous prie! Anna! Servez un verre d'armagnac ä ces messieurs... JJ vit bien que le maire dTisnandes lui lancait un dröle de coup d'oeil. II LE COMMISSAIRE N'AIME PAS L'lRONI — Mon avis, monsieur le substitut, si je puis me per-mettre de vous Pexposer, c'est que quand... Le commissaire se tut, le regard en suspens, comme s'il regardait voler une mouche, mais ce n'etait pas une mouche qu'il regardait dans I'air embrasé, c'etait le visage du Petit Docteur et plus particuliěrement deux yeux qui brillaient, exprimant une jubilation intense. — Continuez. Je vous écoute, monsieur le commissaire... — Excusez-moi, mais je me demande si certaines oreil-les... Le substitut avait compris. Ce n'etait pas la premiere fois, depuis qu'on était sur les lieux, que le commissaire, qui était certainement un brave homme, mais du genre solennel et ennuyeux, tiquait sur la presence du docteur. Le magistrát et le médecin se connaissaient pour s'etre rencontres á des tables de bridge. Us étaient jeunes tous les deux. Le substitut, pourtant, était un peu étonné, lui aussi, de l'attitude de Dollent. Us étaient lá une dizaine, dans la Maison-Basse et dans le jardin. Le garde d'Esnandes, pres de la grille peinte en vert, empěchait les curieux de passer et n'avait pas grand-peine, car ceux-ci n'etaient guěre plus nombreux que les enquéteurs. II faisait třes chaud. II n'y avait pas une ombre. Les gestes de chacun étaient plutót calmes. Sauf ceux du Petit Docteur qui n'avait jamais manifeste une telle petulance. — Je disais done, monsieur le substitut, que quand nous connaitrons l'identite de la victime, nous... Dollent se contint. Ce fut dur. II avait tenement envie de lácher: — Des nefles! Us s'y prenaient mal, les uns comme les autres! lis n'y comprenaient rien et ils n'y comprendraient jamais rien! C'etait la premiere fois qu'il assistait, lui, á une enquéte de ce genre. 11 n'etait pas amateur de romans policiers. 11 ne lisait pas le récit des crimes dans les journaux. Et voila que, tout d'un coup, il avait comme une revelation. Tous pataugeaient autour de lui et il avait envie de leur rire au nez, de dire, par exemple, au gros brigadier qui cherchait des empreintes sous le divan : — Soyez sérieux, brigadier! A votre áge, et pere de famille par surcroit, on ne se proměně plus á quatre pattes... 20 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 21 3° Non! Ce matin, a l'autocar de huit heures, a Esnandes, personne n'est monte repondant au signalement donne. Pas de jeune femnie non plus. Restaient Ies taxis. Drouio aurait pu en faire venir de La Rochelle, mais cela ne serait pas passe inapercu a Esnandes. Done, dans la matinee, Drouin et, sans doute, sa compa-gne avaient parcouru a pied les dix kilometres separant la Maison-Basse de La Rochelle. A midi vingt-cinq, Drouin avait telephone au docteur pour l'envoyer chez lui... Chez lui ou il y avait un cadavre... Et oil lui-meme n'avait pas dormi dans son lit... Le maire d'Esnandes attendait, tandis que le Petit Docteur arpentait sa maison de long en large et declarait soudain : — II y a une erreur! — Que voulez-vous dire? Vous n'etes pas sur que ce soil un cadavre? — J'affirme que quelqu'un a fait une erreur... C'est impossible autrement... Vous verrez... II n'avait pas fini de parler que la sonnerie du telephone retentissait. II decrocha. — Alio... — C'est vous, docteur? II ne broncha pas. II avait reconnu la voix. C'£tait celle de Drouin. On le sentait plus anxieux que le matin. D osait a peine parler. Se doutait-il que la communication £tait peut-etre interceptee? — Alio... Vous me reconnaissez, n'est-ce pas? — Oui... Coup d'oeil au maire qui ecoutait sans comprendre. — Vous y etes alle? — Oui... — Et... Comment dire?... Vous... Vous n'avez rien?... — D'ou telephonez-vous? Silence embarrasse. — Je comprends. Bon. — Vous comprenez? Done... — Oui! — Vous Favez?... — Oui! — J'aurais du m'en douter. Et vous... Enfin... Vous avez... Repondez-moi franchement... Je devine ce que vous pensez de moi... Peut-etre pourrai-je vous en parler plus tard... Est-ce que la police est... — PreVenue, oui! — Alio, docteur. Ne coupez pas... Est-ce que...? A ce moment, il y eut un bruit de friture. On entendit les demoiselles du telephone qui s'interpellaient. — Alio, Rochefort... Terminer... — Ne coupez pas! criait la voix afiolee de Drouin. A116, docteur... — Oui... — Vous etes toujours a Fappareil? Combien de temps croyez-vous que... Le Petit Docteur se tourna vers le maire d'Esnandes qui ecoutait toujours et qui comprenait de moins en moins. — Dans une heure, declara-t-il enfin, toutes les gares, tous les autobus seront surveilles... — Je vous remercie... Si je vous telephonais a nou-veau?... — Le telephone sera surveille aussi... — Alors... Attendez!... Ne quittez pas... Une question-En supposant qu'une personne biessee se presente chez vous, la nuit... Vous m'entendez? — Oui... — Qu'elle se presente toute seule... Qu'elle ait vraimcnt besoin de vos soins... 18 Le petit Docteur etait l'assassin, quel interet avait-il ä faire decouvrir le corps de sa victime? S'il ne l'etait pas, pouvait-il ignorer qu'il y avait un cadavre dans son jardin? Et que devenait lä-dedans la jeune femme dont le Petit Docteur ne connaissait pas le nom? Ou etait-elle? Avec son compagnon? S'ils avaient commis un meurtre, pour une raison quel-conque, pourquoi ne s'en allaient-ils pas tranquillement? II se serait sans doute ecoule des jours, peut-etre des semaines, sans que les gens d'Enandes s'inquietassent d'eux. A ce moment, l'herbe aurait repousse. II y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu'on ne decouvrit meme pas le corps! Done... Done, il exlstait une raison. Et le Petit Docteur s'apercevait tout ä coup qu'il ne serait pas tranquille tant qu'il ne l'aurait pas trouvee... II ne pouvait pas, decemment, deterrer le cadavre tout entier. H n'en avait pas le droit. II se contenta de couvrir la tete et la main d'un rideau arrachd ä la fenetre de la cuisine. Puis il mit son auto en marche et eile vrombit comme une grosse mouche rageuse le long des chemins. II trouva le maire ä table, dans la ferme qu'il exploitait au bout d'Esnandes, du cote de Marsilly. II attrapa une sardine grillee et la mangea sans penser ä ce que ses mains avaient louche. — II y a un cadavre ä la Maison-Basse... — Un cadavre de quoi? — D'homme... Enterre... Je crois qu'il faudrait prevenir la gendarmerie... Et meme, peut-etre, le commissariat central. Encore une sardine. Les emotions lui ouvraient l'app6-tit. — Cela ne me regarde pas, mais, si j'ai un conseil ä vous donner, e'est de m'accompagner chez moi, d'oü vous pourrez telephoner ä La Rochelle... En attendant, vous pourriez Le flair du petit Docteur 19 envoyer le garde ä la Maison-Basse pour qu'il ne laisse entrer personne... Ce pauvre garde qui 6tait sürement dejä saoul! — Vous ne voulez pas manger un morceau avec nous? — Merci... Mais, tandis que le maire s'habillait, il chipa une demi-douzaine de sardines et se servit deux pleins verres de vin blanc. — Vous croyez que c'est un crime? — Ma foi, les gens qu'on enterre au fond des jardins sans avertir les autorites, ni le eure, ni les pompes funebres... — Allons! La gendarmerie d'abord. Puis la brigade speciale. Cela prit du temps. Anna etait furieuse. Le ragoüt avait fini par bruler. — Iis nous prendront ici en passant! annonca le maire. J'ai fait prevenir le parquet. Je me doutais bien que ces etrangers m'attireraient des ennuis... Car, pour lui, le titre d'etranger revenait de droit ä tout ce qui n'etait pas ne dans le village. — Vous permettez? J'ai quelques coups de telephone ä donner ä mon tour... 10 Au bureau de poste de La Rochelle. Dix minutes plus tard, on lui repondait que l'appel qu'il avait recu ä midi vingt-cinq venait du cafe des Navigateurs, sur le port, ä trois cents metres de la gare. Or, il n'y avait pas de train en partance avant trois heures huit de l'apres-midi. — Et des autocars? — Voyez la compagnie Brivin... Ce fut le numero deux. 2° Brivin repond: depart d'un autocar pour Surgeres ä midi quarante; autocar pour Rochefort ä une heure dix... Toujours Brivin pour la question numero trois. 16 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 17 Et voila que le Petit Docteur, au lieu de remonter dans sa voiture, tournait autour de la maison, suivi par le chat qui venait de temps en temps se frotter a ses jambes en fai-sant le gros dos. Le bout de jardin, deniere la bicoque, etait aussi sec que la campagne. II se pencha sur le puits : a peine cinquante centimetres d'eau limpide au-dela de laquelle on voyait les cailloux. Le village semblait ires loin, les espaces infinis. Des vaches, dans les pres-marais, etaient couchees, abruties par un som-meil accablant. Sommeil accablant... II se souvenait... Mais quel rapport?... Quel rapport entre le somnifere que Drouin etait venu lui demander et... Une petite haie, dessechee elle aussi. II faillit passer outre. II se pencha neanmoins. De l'autre cote de la haie, sur un court espace, les mottes n'avaient pas un aspect normal. On aurait dit qu'elles avaient etc rangees la apres coup. II enjamba la haie, retira une motte qui n'adherait pas au sol. trouva de la terre meuble, humide, comme celle qui collait aux espadrilles abandonnees dans la maison. Cela ne le regardaii pas. Si quelque chose lui parais-sait louche, il n'avait qu'a le signaler a la mairie d'Esnandes qui previendrait la gendarmerie. H etait docteur et rien d'autre. Mais pourquoi diable l'avait-on fait venir? Pour decouvrir quoi? D €tait sur d'avoir reconnu au telephone la voix de Drouin. Done, si Drouin lui avait telephone a midi vingt-cinq... II consulta sa montre. Elle marquait une heure et Anna devait d6ja s'impatienter. N'empeche qu'il revenait vers la maison, qu'il ouvrait des portes au hasard, qu'il denichait enlin une remise a outils et qu'il y saisissait une beehe. C'etait au cheveu sur l'oreiller qu'il pensait, a la jeune femme qui ne sortait jamais et qui repandait autour d'elle oomme une atmosphere de passion exaltee. II retira son veston. La terre était meuble. II en fit sauter quelques pelletées, puis... II avait assez disséqué de cadavres á la Faculté de Méde-cine. Quand méme!... de voir ce doigt qui émergeait soudain de la terre... n était sidéré : c'etait un doigt d'homme. II creusa, mit a nu toute la main, une grosse parte assez peu soignee. Drouin? Non! Ce n'etait pas possible, puisqu'il avait telephone. Et si quelqu'un avait imité sa voix? De toute facon, Drouin, qui était elegant naturellement, d'une elegance qui avait frappé le Petit Docteur, ne possé-dait pas des mains pareilles... Tant pis! II repoussa d'un coup de pied le chat qui miau-lait. II rejeta encore de la terre et il finit par apercevoir un visage tout macule de terre et de sang. Quand on lui demanda par la suite quelles avaient été ses impressions dominantes, il devait répondre: — Pas d'impressions... Ou plutót un unique sentiment: l'ahurissement... Car, vraiment, il était ahuri d'etre lá, seul entre ciel et terre, seul dans un espace illimité, devant un trou dont il faisait jaillir peu á peu un homme. L'ahurissement était d'autant plus grand que l'homme lui était inconnu, retail sůrement dans la region. Dans ses bons jours, plus tard, il dirait: — II avait une sale gueule! Et c'etait vrai. Une téte épaisse, bourne, avec la bouche déformée par un bec-de-hěvre... La chaleur... Mais oui! Cétait la chaleur et non le dégoůt... H rentra dans la maison... II se servit un second, puis un troisiěme verre de pernod... — Pourquoi diable m'a-t-on telephone? Cette question 1'obsédait. II ne se serait jamais cru épris de logique á ce point. Etait-ce ce cadavre qu'on avait voulu lui faire découvrir? Mais á quoi cela rimait-il? Si Drouin 14 Le petit Docteur — Quelqu'un!... Voyons! II est impossible qu'il n'y ait personnel cria le Petit Docteur avec colere. Seul le chat, dans le jardin, l'observait a travers la vitrc. Alors, tout naturellement, Jacques Dollent s'assit au bord du divan. Premierement; si on s'6tait donne la peine de lui telephone^ de le faire venir d'urgence, c'est qu'on avail besoin qu'il j&t id. Or, il n'y avail personne a soigner. Deuxiemement: a cette heure, on n'avait pu demander la communication que de La Rochelle. C'etait a dix kilometres de la. Drouin n'avait pas d'auto, pas de v61o. Et le dernier autobus 6tait passe a huit heures du matin. Est-ce que Drouin avait fait les dix kilometres a pied? Est-ce que sa maitresse 1'accompagnait? Troisiemement: une seule personne avait dormi cette nuit-la dans le divan-lit et c'etait surement la jeune femme, car il y avait un long cheveu blond sur l'oreiller. Quatriemement: aucune trace de petit d6jeuner. II etait difficile de croire qu'elle eut bu, en se levant, du vermouth au bicarbonate de soude, ce qui eut et6 le comble de l'etran-gete. Le Petit Docteur n'avait pas conscience qu'il 6tait bel et bien en train de se livrer a une enqufite et que celle-ci res-semblait terriblement a une enquStc policiere. Pourquoi avait-on besoin de lui? Pour soigner qui? A moins... II sourcilla, car cette idee lui ouvrait de nou-veaux horizons... S'il etait necessaire que n'importe qui vienne a la Maison-Basse?... Les gens du village n'ont pas le telephone... A midi, au surplus, celui-ci ne fonctionne pas... Et que leur dire? Pourquoi se derangeraient-ils?... Tandis qu'un m6decin! Cest le seul homme qui se derange toujours, qui est moralement obligi de se de"ranger... Le flair du petit Docteur 15 Mais pourquoi? La fraicheur etait d£licieuse, la paix absolue... La premiere maison, la ferme du Renard, ou le docteur soignait un mal de Pott, etait a plus de six cents metres. 11 n'y avait que les mouches a mettre un peu de vie dans l'atmo-sphere. Soudain... D se leva... n marcha jusqu'a une ancienne commode sous laquelle il avait apercu quelque chose. II se pencha, retira une paire d'espadrilles aux semelles desquelles collait de la boue fraiche. Et cela, c'etait plus etonnant que tout. II y avait des semaines qu'il n'avait plu, et depuis belle lurette les fosses etaient a sec. Ou Drouin avait-il pu aller pour crotter ainsi ses espa-drilles? Pas a la cote, car la terre du rivage, entre les galets, etait blanchatre, excessivement calcaire, et ceci 6tait de la bonne terre brune des pres ou des champs. Dollent n'etait-il pas ridicule? Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui, ou Anna, sa cuisiniere, avait pr6pare un si odorant ragout de mouton? Le vermouth au bicarbonate de soude n'avait pas etanch6 sa soif et il choisit une autre bouteille qui contenait, celle-ci, un aperitif anise. II gouta d'abord. Pas de drogue. Pas de bicarbonate. D se servit un plein verre, puis alia se camper sur le seuil. La maison comportait en tout cinq ou six pieces, toutes de plain-pied. Cetait une ancienne bicoque de paysans et les Drouin — pouvait-on les appeler ainsi? — s7;taient contentes de quelques amenagements, de l'egayer plutot avec des tissus barioles, des meubles en bois blanc, des rayon-nages, une decoration qui rappelait les studios de Montpar-nasse. II y avait meme, pendue a un clou, une assez jolie gui-tare hawaienne et die devait servir, car pas une corde ne manquait et die etait accordee. Oh done Drouin avait-il...? 12 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 13 Combien de fois avait-il vu la femme? II Pavait entrevue á ["occasion, quand il passait devant la Maison-Basse pour allcr á la forme du Renard. EUe clcvait étre gaie, affranchie de préjugés. Pour tout dire, on avait l'impression d'un couple d'amants forcenés vivant dans l'isolement absolu leur aven-ture merveilleuse. Une fois, pourtant... Le docteur etait en panne dans le m aru is. Elle passait... — Alors, votre compagnon dort-il mieux? Le medicament fait-il son effet? lui avait-il demandé. Elle avait paru surprise. — Que voulez-vous dire? — Rien... Je voulais savoir... L'auto s'arreta au bord du fosse qu'enjambait un frele pont de bois. Contre les murs eclatants de la bicoque, les geraniums mettaient une tacbe vive, les hortensias une tache plus discrete et plus suave. Les volets etaient ouverts, mais les fenetres closes. Per-sonne ne s'avancait pour accueillir le medecin. Celui-ci heurta la porte vitree que voilait un rideau a pet its. carreaux rouges. Peut-dtre une fois encore le Petit Docteur eut-il confu-sement l'envie de faire demi-tour, mais sa main se tendit machinalement vers la poignee de fer. La porte coda. Une bouffee de fraicheur venait de l'ombre de la cuisine qui servait de salle a manger. — Quelqu'un! cria-t-il. La situation etait genante. II se faisait a lui-meme l'impression d'un indiscret. — Quelqu'un!... He! M. Drouin!... U crut qu'on avait bouge dans la piece voisine; ce n'dtait qu'un chat gris qui glissa le long de ses jambes et sortit. La seconde piece etait la chambre a coucher, meublee d'unc facon assez originale, et Drouin avait du faire certains meubles lui-meme. II y avait un grand divan qui servait de lit et ce divan etait detail, on y voyait encore, en creux, la trace d'un corps. Quant au telephone... II saisit l'appareil, touraa la manivelle deux fois, trois fois, sans resultat, ce qui prouvait bien que l'appel qu'il avait recu a midi vingt-cinq ne venait pas de la maison. Jusqu'alors le Petit Docteur, dont le vrai nom etait Jean Dollent, ne s'etait occupy que de medecine. II n'avait jamais imagine, dans ses reves les plus extravagants, qu'il pourrait s'occuper d'autre chose. II ne se croyait pas des dons exceptionnels d'observation, et encore moins de raisonne-ment. Pour le moment, il etait gen6 et, chose ridicule a avouer, il avait soil'. Si soif que... C'etait une indelicatesse. Tant pis! Des rayonnages conte-naient des livres, les derniers romans parus, mais d'autres, a portee de la main quand on se trouvait sur le divan, supportaient des bouteilles d'apentifs. II en prit une, de l'aperitif le plus doux. II chercba un verre. II avala une gorgee. Ce fut le troisieme etonnement de la journee. Quel 6tait ce gout?... C'etait ridicule... Jamais personne n'aurait l'idee de... Et pourtant il n'y avait aucun doute. II but encore, se gargarisa. Inutile d'analyser le liquide. Dans une bouteille de vermouth, on avait bel et bien fait dissoudre du bicarbonate de sonde! Qu'avait contenu le verre qui se trouvait sur la tablette, a cote du divan. II renitla. Precisement du vermouth! N'etait-ce pas loufoque? Cette idee de faire fondre du bicarbonate de soude, le medicament le plus anodin, juste bon a calmer les petites douleurs stomacales, dans un aperitif! 10 Le petit Doctcur geait vers le marais, par la route sans ombrage, bordee de fosses, que le Petit Docteur fronca les sourcils et faillit, tant 11 reflechissait, accrocher une charrette de foin. II ne se doutait pas, pourtant, qu'il vivait l'instant le plus important de sa vie, ni que, de la pensee qui lui traversal l'esprit, de graves evenements decouleraient; encore moins que, de ces evenements, il lui resterait une passion nouvelle et qu'il serait un jour celebre dans un domaine tout different de celui de la medecine. — Ce n'est pas possible... L'horloge n'etait pas arretee... II revoyait le cadran glauque, dans la salle a manger, les aiguilles largement ecartees, marquant midi vingt-cinq. 11 regarda sa montre. Elle marquait midi et demi. Or, la Maison-Basse, la-bas, au fond du marais, non loin de la cdte, etait reliee telephoniquement a Esnandes, le village que le docteur ne tarderait pas a atteindre. Et la poste d'Esnandes, on s'en plaignait assez dans le pays, etait fermee de midi a deux heures. B faillit faire demi-tour, en se disant que ce coup de telephone etait sans doute une mauvaise plaisanterie. Mais il etait deja loin. La route n'dtait pas assez large pour tourner. B haussa les epaules, traversa Esnandes, vira a gauche dans un mauvais chemin. Comment le type avait-il encore dit qu'il s'appelait? Drouin! Jean ou Jules Drouin! Et il devait y avoir mainte-nant un peu plus de sue mois qu'il avait \o\i6 la Maison-Basse. Une maison qui etait vide depuis des annees, parce qu'elle etait trop loin du village, dans le marais, et que Fhiver il fallait etablir des passerelles pour en sortir. Une longue maison basse, sans etage, blanchie a la chaux, au toit de tuiles roses comme tous les toits charentais. On avait vu les persiennes ouvertes, fin de l'hiver. Puis on avait apercu un couple assez inattendu dans le pays : d'abord un grand jeune homme un peu degingande, toujours vetu d'un pantalon de flanelle grise, d'espadrilles et d'un Le flair du petit Docteur 11 pull-over jaune ä manches courtes; puis une jeune femme tres jolie qui prenait des bains de soleil dans le jardin. — Des artistes! disaient les gens du pays. JJs ne travaillaient pas. Bs n'avaient pas de bonne. C'etait l'homme qui venait faire son marché á 1'épicerie du village. Jamais de chapeau sur ses cheveux chátains, mais par contre il laissait envahir tout le bas de son visage d'une barbe courte et drue. Un soir, il y avait déjá trois ou quatre mois, le docteur avait été surpris de le voir installs dans la salle d'attente. L'inconnu s'etait présenté. — Drouin... Je suis le nouveau locataire de la Maison-Basse... Oh! Je ne suis pas un malade třes interessant... Mon amie encore moins... Seulement je souffre d'insomnies... Je voudrais que vous m'ordonnicz un produit trěs agissant, mais pas dangereux... Le docteur avait voulu lui prescrire des cachets. — J'aimerais mieux une drogue ä diluer dans l'eau... J'ai la gorge assez sensible et j'avale difficilement les cachets... B était sympathique, au docteur tout au moins. Plutöt attirant. On avait envie d'en apprendre davantage sur son compte. B y avait surtout son sourire, un peu lointain, un peu triste, comme le sourire de certains tuberculeux qui se savent condamnčs. — Je vous remercie, docteur... Qu'est-ce que je vous dois? — Nous verrons cela ä une autre occasion... — Je crains qu'il n'y ait pas beaucoup d'occasions... Le docteur avait trente ans. II n'exercait dans le pays que depuis deux ans, et, tant ä cause de sa petite taille que de sa gentillesse, de sa simplicitě, peut-étre aussi ä cause de sa minuscule cinq chevaux qui pétaradait toute la journée le long des chemins, on l'appelait affectueusement le Petit Docteur. I. LA CONSULTATION SANS MALADE — Alio! C'est le docteur lui-meme qui est ä l'appareil?... Alio! Ne coupez pas... La voix, ä l'autre bout du fil, etait anxieuse. Le Petit Docteur, au contraire, comme tout le monde l'appelait, veaait de rentrer de tournee et reniflait la bonne odeur de ragoüt de mouton qui pari um ait sa maison. Dehors, il faisait torride. Dedans, persiennes closes, la fraicheur etait savou-reuse comme un bain. — Ecoutez-moi, docteur.. Je vous telephone de la Mai-son-Basse... U faut que vous veniez tout de suite... — La jeune femme? questionna le Petit Docteur. — Venez vite... Je compte sur vous, n'est-ce pas?... II est absolument necessaire que vous veniez tout de suite... — Est-ce que je dois... II allait demander s'il devait empörter sa trousse, ou des produits speciaux. On avait dejä raccroche. Juste ä ce moment, son regard etait fixe sur l'horloge de la Salle ä manger, mais c'dtait un de ces regards un peu vagues qu'ont la plupart des gens quand ils telephonent. Enfin!... II alluma une cigarette... II annonca, par l'entre-bäillement de la porte de la cuisine, qu'il ne rentrerait pas avant une bonne demi-heure... Dehors, sa voiture deux places etait en plein soleil, les coussins brulaient... C'est alors, ä l'instant oil il sortait du village et se diri- 44 Le petit Docteur Elle se cachait le visage. Elle ne pensait qu'a Jean. Elle rep&ait, en hachant les syllabes: — C'est un bon garcon... Si vous saviez!... Si vous le connaissiez comme moi... II a ete entrains... II n'a pas voulu se d6gonfler... Puis, une fois dans l'engrenage... J'aurais voulu que vous entendiez cette brute de Jo lui parler de la guillotine en lui disant: — Tu iras, mon petit!... Tu iras mettre ta jolie petite tete dans la lunette!... Et qui est-ce qui sera au premier rang de la foule?... L'ami Jo!... L'ami Jo qui, cette fois, rigolera un bon coup... » Ce fut la crise de nerfs et le Petit Docteur dut ouvrir la pharmacie pour y prendre des sels. — Calmez-vous... calmez-vous, je vous prie!... Je vous assure qu'il ne lui arrivera rien... Demain, a cette heure-ci, il sera deja loin en mer... Comme il s'agit d'un bateau sud-americain, l'extradition n'existe pas... — C'est ce qu'il m'a jure... Mais je me demande si c'est vrai... Au fait, qu'est-ce qu'il lui prenait, au Petit Docteur, de tenir ainsi la main moite d'un jeune femme a l'epaule nue? Et de lui parler de cette voix attendrie! Et de s'occuper avec tant de sollicitude du sort d'un homme qu'il connaissait a peine? Et qu'est-ce qu'Anna devait penser, dans sa cuisine? N'empeche qu'il prononcait le plus serieusement du monde: — Vous verrez que vous le retrouverez! Et c'est tout juste s'il ne l'endormait pas dans ses bras! La demoiselle en bleu pale 42 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 43 le cadavre, vous etiez hors du coup par le fait que je vous avais trouvee sous l'influence d'un soporifique. II alia ouvrir brutalement la porte et trouva Anna qui ecoutait derriere. II ne dit rien, se contenta de froncer les sourcils, revint et alluma machinalement une cigarette. — Vous permettez? — Si vous voulez m'en donner une... — Commc medecin... Enfin! Vous connaissez le point de depart de tout mon raisonnement. Du moment qu'il me telephonait, c'est que je devais trouver quelqu'un a la Maison-Basse. Et du moment qu'il n'y avait personne... — J'etais partie derriere lui... Je voulais le proteger, 1'aider... A Rochefort, il m'a vue... — Et il est devenu fou d'angoisse! Lui qui avait tout fait pour ne pas vous compromettre! Voila que vous n'etiez plus endormie, que vous deveniez par le fait sa complice! —i- C'est ce qu'il m'a dit... II m'a tout avoue, tout raconte... Voila deux ans, il s'etait mele a quelques mauvais garcons... On l'avait persuade de participer a un coup de main, celui de la rue Fontaine, et il ne devait pas y avoir de sang verse... C'est la v6rite que c'est lui qui a tire, sans s'en rendre compte, quand la bagarre a eclate... Et, des qu'il a ete pris, Jo a commence a le faire chanter... Jean devait payer son avocat, lui envoyer des douceurs en prison, voire entretenir la maitresse du boxeur... « II m'a rencontree... II voulait echapper au cauchemar... II se doutait qu'a sa liberation Jo deviendrait encore plus exigeant... II a reuni une petite somme et nous sommes venus nous terrer ici... » — Vous n'avez pas faim? demanda soudain le Petit Docteur qui avait l'estomac barbouille par tout ce qu'il avait bu... — Je n'y pense pas... Je pcnse a Jean qui est sur la route et qui compte les kilometres... — Vous avez naturellement propose de partir avec lui... — U n'a pas voulu... II pretend qu'un homme seul peut se cacher mais un couple passe difficilement inapercu... Alors, pour que je sois en surete, il a pense... — A vous mettre a I'abri du secret professionnel... A vous faire une blessure quelconque, pour que je sois oblige de vous accueillir et de vous cacher pendant un certain temps... — C'est exact... Tout de suite apres le coup de telephone, il s'est fait couper la barbe... — Rue de la Mesange... — Vous savez cela aussi? II ne put contenir un sourire de naif orgueil. N'avait-il pas le droit d'etre fier de lui? A cette meme heure, le substitut, le commissaire et toute la clique ne savaient rien, rien de rien sur cette affaire. Et lui, le Petit Docteur, 6tait la, en tete a tete avec la jeune femme que tous recherchaient. En comptant les kilometres et la vitesse moyenne d'un cycliste, il aurait pu dire a quel endroit exact de la route de Bordeaux se trouvait actuellement l'homme dont le signalement etait donne a toutes les gares. II aurait pu... Ce serait drole!... envoyer au solennel commissaire des poils de sa barbe! Et la montre!... II s'emcrveillait. II en oubliait sa malade qui ne savait oil mettre les cendres de sa cigarette. D. s'en avisa et se precipita avec un cendrier. — Merci... Si... je touche du bois... s'il arrive au Chili, il trouvera surement a gagner sa vie... Des qu'il aura assez pour mon voyage... meme si je dois voyager comme emi-grante... Elle avait ete trop brave jusque-la. Cela ne pouvait durer et, en effet, ses levres se souleverent, une moue se forma et elle eclata en sanglots. 40 Le petit Docteur campagne avec lui, presque pauvrement... J'ai r6pondu oui avcc enthousiasme... — II y a six mois! — Oui... — C'est-a-dire quelques semaines avant la lib6ration de Jo-le-Boxeur.. Celui-ci, de sa prison, devait deja lui ecrire pour le faire chanter... — Je ne savais rien de tout cela... Nous sommes venus nous installer a la Maison-Basse... Nous vivions tous les deux... J'etais heureuse... — Pendant trois mois... — Comment savez-vous? — Parce que c'est moi qui, sans le vouloir, ai mis fin a votre quietude... Vous vous souvenez de ce jour ou je vous ai demande si votre compagnon dormait bien?... Bon!... Maintenant, etendez-vous sur cette chaise longue... Reposez-vous... C'est cette histoire de somnifere qui m'a permis de tout comprendre... Drouin, ou plutot Jean Larcher, puisque tel est son nom, n'avait pas du tout besoin de drogue pour dorniir... Seulement, Jo a du retrouver sa trace... Sans doute lui a-t-il ecrit pour lui annoncer son arrivee?... Ou alors Larcher l'a vu roder dans le pays... II a eu peur de sa visite, peur surtout qu'au cours de cette visite vous appre-niez tout... « II est venu me trouver, m'a demande une ordonnance pour un somnifere pouvant se diluer dans un liquide... Autrement dit, pouvant etre administre a quelqu'un a son insu... » — J'ai trouv6 que le vermouth etait amer, dit-elle. II m'a repondu qu'il y mettait un fortifiant. Certains soirs, il insis-tait pour m'en faire boire une assez grande quantite et le matin je me reveillais avec peine... — Les soirs de visite de Jo!... Vous devez comprendre que pour cette canaille le secret qu'il detenait etait une aubaine et il comptait bien en vivre... Les seances devaient Le flair du petit Docteur 41 etre orageuses... II devait exiger des sommes que votre amant ne pouvait lui fournir... — C'est exact... Par la suite, j'ai tout entendu... — A cause de moi! En vous parlant du sommeil de Jean, je vous ai mis la puce a l'oreille... — Je le trouvais d6ja change! — Vous avez fouille dans ses affaires. Vous avez trouve le somnifere. Vous avez compris pourquoi le vermouth avait un drole de gout et pourquoi vous dormiez si fort apres en avoir bu... Alors, vous avez remplace le somnifere, dans la boite, par du bicarbonate de soude... Et vous avez cache le vrai somnifere dans vos chemises... — On l'a trouve? s'etonna-t-elle candidement. — Vous avez done assiste a des entrevues entre Jo et votre ami... — Deux entrevues... Sans compter la derniere... lis me croyaient endormie... Je sentais bien que cela linirait mal... Je ne voulais pas dire a Jean que je connaissais son secret... J'essayais de le decider a partir avec moi tres loin, mais il cherissait notre petite maison oil nous etions si heureux... II esperait que l'autre se lasserait... Hier!... Car c'etait hier!... II me semble maintenant qu'il y a un siecle... Jo est venu... lis se sont disputes... Jean declarait qu'il ne donnerait pas un sou, que le peu d'argent qu'il possedait avait fondu... t L'autre ricanait, lui conseillait de tout avouer a ses parents qui, selon son expression, « casqueraient»... < lis en sont venus aux mains... Jo a sorti un couteau de sa poche... Jean, qui est plus fort qu'il ne parait, est parvenu a s'en saisir et c'est lui qui a frappe... « J'ai tout entendu... Une affreuse nuit... Les allees et venues dans le jardin... II me croyait endormie... II est parti au petit jour... > — Et il m'a telephone, interrompit le Petit Docteur, pour que je vienne vous reveiller. 11 croyait avoir force la dose. II avait peur pour vous. En outre, si on decouvrait 38 Le petit Docteur Le flair du petit Docteur 39 — II faudra des points de suture? — Je ne sais pas... U n'a pas frappe fort... — Oii est-il? II n'a pas pris le train, au moins? II se retourna et fut un peu gfine de la voir le torse nu, un torse magnifique que ne deparait pas une blessure de deux centimetres de large a l'epaule... — II veut atteindre Bordeaux en velo avant le matin... — II y a un bateau en partance? — II a vu cela dans les journaux, cet apres-midi, a Rochefort. Le Veuzit, qui appareille pour le Chili... Si on ne le laisse pas monter a bord, il partira comme passager clandestin... Une fois en mer... D'ailleurs, le Veuzit n'est pas un bateau francais... — Je vous fais mal? — Pas tres... — Tenez le coton sur la plaie, que je prenne mes instruments... Mais ce n'etait pas ce qui le preoccupait. C'etait Anna qu'il rejoignit dans la cuisine, ou elle mangeait de la soupe refroidie. — Ecoutez, Anna... II n'est venu personne ce soir... Vous entendez?... Vous n'avez pas vu cette dame... Par contre, je voudrais que vous prepariez la chambre du second.. On ne sait jamais. Quand il revint, il vit a sa malade un regard effraye et il comprit, s'empressa de la rassurer: — Ne craignez rien... Je n'ai pas telephone... Si notre ami Larcher est capable d'abattre ses cent quatre-vingts kilometres en velo... — Vous connaissez son vrai nom? — Parbleu! D n'en etait pas peu fier. D preparait ses agrafes. — N'ayez pas peur... U n'y aura meme pas de cicatrice... — Comment avez-vous appris son nom? — Je pourrais aussi, dans quelques minutes, savoir toute son histoire... II me suffirait, sans m'adresser ä la pohce, de téléphoner au 67, boulevard Raspail... Je suppose que j'aurais au bout du fil un papa et une maman qui ne veulent plus connaitre leur his... — lis ne savent pas... lis croient que Jean fait un stage ä Alger... 11 est ingénieur... — Et vous? questionna-t-il soudain. Ii lui faisait mal au méme instant et pourtant elle eut un pále sourire. — Vous ne savez pas? — Absolument rien sur vous. Seulement pas votre nom... — Et vous tenez ä savoir?... D'abord mon nom... Laure... Laure Delille, si vous y tenez... J'etais mannequin rue de la Paix... 11 lui fit plus mal. II était vexé de ne pas avoir découvert ca tout seul... — Qu'est-ce que vous savez ďautre? Et lui, posant ses agrafes, le front plissé par ťattention. — Tout... Tout et rien... Que vous étiez l'amie de Jean Larcher, évidemment... — Nous nous aimons depuis un an et demi... — Cest bien cela... Or, quand vous vous étes connus, il avait déja tué un homme... — Je Fignorais... Je Fai rencontre alors qu'il sortait et buvait beaucoup, sans doute pour oublier... Au debut, il me déplaisait plutöt, parce que je le prenais plutöt pour un quelconque jeune homme qui s'amuse... Puis je me suis apercue qu'il y avait autre chose, qu'il était plus grave, plus tendre... Surtout trěs tendre... Si vous saviez!... — Restez quelques instants immobile... Cela ne vous empěche pas de parier... — Nous vivions presque complětement ensemble, ä Paris, mais il habitait néanmoins chez ses parents... Son pere est un haut fonctionnaire de ministěre, un homme severe... Un jour, Jean m'a demandé si je Faimais assez pour vivre á la 36 Le petit Docteur II y avait aussi une adresse: 67, boulevard R as rail, Paris. — Je vous remercie... C'est bien lui... II fallait dire quelque chose. II fallait surtout filer, rattra-per les deux bicyclistes qui devaient rouler en direction de Marsilly. Est-ce qu'ils roulaient vite? Pas vite? Cela avait une enorme, une terrible importance. Prendraient-ils la grand-route? Comme ils ne devaient pas connaitre la region, il y avait des chances pour qu'ils ne se risquent pas dans les chemins de marais. Ce fut une randonnee folle. Le soir tombait. L'ombre etait plus dense sous les arbres. Par malheur, les cyclistes 6taient nombreux, meme les cyclistes roulant par couples. Le Petit Docteur avait allume ses phares. II essayait de recon-naitre les silhouettes. Puis, pris de scrupules, les cyclistes depasses, il s'arretait, les attendait pour les voir de face, si bien qu'il dut passer pour un original. Vbgt, trente kilometres! Et pas de Drouin (ou de Jean Larcher), pas de jeune femme, du moins celle qu'il cher-chait. II faisait tout a fait noir quand il apercut les lumieres de La Rochelle et il fut pris de panique. II etait presque sur, maintenant, d'arriver trop tard. Drouin devait Stre presse. II ne pouvait pas agir en plein jour. Mais D n'attendrait pas non plus le milieu de la nuit. 11 faisait noir depuis une demi-heure. Done... La petite voiture bourdonnait rageusement, incapable de depasser le soixante-cinq a l'heure. Son conducteur etait comme pris de vertige et il lui arrivait de se soulever sur son siege, ce qui n'accdlerait pas l'allure de l'auto. Nieul... Marsilly... Sa maison, a gauche, avec la grille, la cour, des lumieres dans la salle a manger, mais aussi des lumieres dans le cabinet de consultation. Trop tard! S'il y avait des lumieres dans le cabinet de consultation, c'est que... II laissa la voiture en plan devant la grille, oubliant de Le flair du petit Docteur 37 couper le contact. II gravit le perron. La porte s'ouvrit. Anna, effaree, lui lanca: — Vous voila!.,. J'ai telephone partout... II y a ici une pauvre dame qui... — Je sais! Devant l'etonnement d'Anna, il se reprit. — C'est-a-dire que je me suis doute, en voyant de la lumiere... — Elle a ete renversee par une auto a cent metres de la maison, juste au tournant... J'ai toujours dit que ce tour-nant-la... H n'ecoutait pas. II savait qu'il allait avoir du travail. II retirait deja son veston, poussait la porte de son cabinet et en la refermant, sans meme voir sa malade, il grognait: — C'est malin!... Vous n'auriez pas pu attendre une demi-heure de plus? IV. LE PETIT DOCTEUR AVAIT RAISON — Une balle? questionna-t-il en s'assurant que les rideaux etaient bien tires et qu'on ne pouvait rien voir du dehors. Elle fit non de la tete. EUe etait pale, plus d'emotion, sans doute, que de douleur... Elle tenait sur son epaule un mou-choir deja couvert de sang. — Coup de couteau?... Alors, c'est une manie!... Elle repondit, avec un pauvre sourire : — II n'avait pas de revolver... S'il en avait eu, je crois qu'il n'aurait pas pu tirer... Cela lui faisait pair... — Enlevez votre corsage... Sans perdre de temps, affectant de ne pas la regarder, il allumait le rechaud a gaz pour faire bouillir de l'eau, pre-parait le coton, la gaze, les pansements. 34 Le petit Docteur avoir retrouve' la trace de Drouin chez le coiffeur, n'etait-il plus capable d'avancer? Quelque chose clochait done dans son raisonnement. Ce n'etait pas possible autrement... — Dans son second coup de tdlephone, il m'a demande si, au cas oil un blesse se presenterait chez moi, je garderais le secret professionnel... Done... 11 restait la, hesitant, son pernod a la main, le regard si fixe que la petite femme vers laquelle il etait tourne sans le savoir croyait que l'affaire etait dans le sac. — Done... II faut qu'il vienne a Marsilly... Ouf! Les v£ri-tes les plus evidentes sont celles auxquelles on ne pense pas... II y a quarante-cinq kilometres d'ici Marsilly... II ne peut prendre ni le train ni l'autobus... Un velo! Voila ce qu'il avait neglige! Cinq minutes plus tard, apres avoir oubhe de regler sa consummation, a la grande stupeur du garcon, il ctait au commissariat de police. — Je voudrais vous demander un renseignement... Est-ce que, cet apres-midi, il y a eu un vol de velo a Rochefort? Le secretaire du commissariat fut encore plus stupefait que le garcon de cafe\ — Un vol de velo? pourquoi? — Pour rien... Une id£e comme qa... — Non, monsieur... JJ n'y a pas eu de vol de velo... C'est done que Drouin etait plus timide qu'il ne le pensait, car il n'y a rien de plus simple que de voler une bicyclette, ou meme une auto. — II y a beaucoup de marchands de velos a Rochefort? — Je n'en sais rien, monsieur. Je ne m'occupe pas de sport... D y en avait huit, mais il n'eut pas a les voir tous. Au troisieme, il put se livrer a nouveau a son enthousiasme. Le bonhomme en savates, bien qu'un peu m^fiant, lui r6pon-dait: Le flair du petit Docteur 35 — Je n'ai pas vendu de velo, non, mais j'en ai loue deux... — Un velo d'homme et un de dame? — C'est cela... — Vers quatre heures? — Non! A six heures... Dire qu'a ce moment il etait deja a Rochefort et que le hasard aurait pu... — Un nomine en pantalon gris, n'est-ce pas? — C'est possible... Maintenant, il s'agissait de ne plus lacher le fil. II fallait profiter de ce qu'il etait sous pression. L'autre, en savates, le poussait dehors, mais il resistait. — Pardon... Encore une question... II a du vous laisser sa in on tic... Magnifique! Inesper6! Le coeur du Petit Docteur bondis-sait dans sa poitrine. Pourvu que cet idiot de marchand de velos... — Vous voulez me la laisser voir? Ne craignez rien. Je suis le docteur Dollent, de Marsilly... Tenez! Voici mon permis de conduire... Avec un pareil abruti, il fallait montrer patte blanche. — Je cherche un ami que je devais retrouver a Rochefort... C'est certainement pour venir chez moi qu'il a lou6 ces velos... — II aurait pu prendre l'autobus! — II n'y aura pas pense... Si vous me laissiez voir la montre, je serais sflr que... — Vous ne seriez pas plutot un ami de la petite dame et ce ne serait pas par jalousie que...? 1! montra quand meme la montre, prudemment, sans la quitter de 1'ceil. Un magnifique chronometre en or. — Vous ne voudriez pas ouvrir le boitier? Peut-etre que son nom... Et c'6tait vrai! Les dieux &aient pour lui. Dans le boitier de la montre, il y avait un nom et un prenom : Jean Larcher. 32 Le petit Docteur II commenca par le cafe de la Paix, sur la place, parce qu'il ne voulait rien negliger, mais, comme il s'y attendait, Drouin n'etait ni ä la terrasse, ni ä l'intdrieur. Cafe du Commerce... cafe Joffre... cafe de la Marine... Le soleil etait plus bas dans le ciel, mais la chaleur restait lourde et le Petit Docteur commencait ä en avoir assez de boire des bocks. A un comptoir, il prit un vin blanc. Puis, ä un autre, un vin blanc encore et il etait en proie ä une sorte de fievre, celle, approximativement, du joueur qui est sür d'avoir ete bien inspire et qui attend que la petite boule blanche s'arrete sur le numero qu'il a choisi. Pourvu qu'il ne fasse pas l'idiot!.,. lui arriva-t-il de grom-meler. Faire l'idiot, dans son esprit, c'etait, pour Drouin, essayer d'alier ailleurs, de prendre un train, un autocar, de continuer ä fuir, ce qui serait le meilleur moyen d'etre pince. Que pouvait-il faire a cette heure? Depuis le debut de 1'apres-midi il etait la, dans un espace limite, une centaine de rues peut-etre, une centaine de cafes, en comprenant les moindres petits bars. — Zut! J'allais oublier... II se frappait le front. II remontait dans sa minuscule auto. Sans respect humain, il arretait celle-ci dans une rue dont toutes les maisons aux volets clos portaient de gros numeros. JJ entra dans toutes. II s'asseyait, commandait un petit verre pour la forme, se deiendait contre les entreprises de ces dames. — Je cherche un ami barbu qui m'a dit... Vous n'avez pas vu 9a cet apres-midi? — Un barbu, non... D'aiileurs, l'apres-midi, il ne vient pas grand monde... Plutot des habitues... « Completement idiot! decida-t-il. Je suis completement idiot. Comment n'y ai-je pas pense plus tot? » Le flair du petit Docteur 33 Et aprěs les cafes, les bars, les maisons closes, ce fut le tour des coiffeurs. II fallait faire vite, car ils allaient fermer. — Dites-moi... Je cherche un ami que je devais retrou-ver á la gare... Un grand jeune homme en pantalon gris... Je sais qu'il voulait se faire couper la barbe... — Ernest!... Tu as fait une barbe, aujourd'hui? — Non, patron... Un coiffeur, deux, cinq, dix coiffeurs. Et pas de barbe! Du moins n'etait-il plus oblige de boire, ce qui était heureux, car la téte commencait á lui tourner. — Une barbe?... Attendez... Vers trois heures, oui... Par exemple, je n'ai pas remarqué la couleur de son pantalon... — Cela ne fait rien... Etait-il seul? — Oui... A moins qu'il soit venu avec une dame... Dans ce cas, celle-ci serait entrée dans le salon pour dames... Auguste!... Est-ce que, vers trois heures, tu as eu une dame qui... Non! Qu'importe! N'etait-ce déjá pas assez joli? Et gri-sant! II était arrive, tout seul, á retrouver Drouin... II était sur la piste encore chaude... — Vous ne savez pas oil il est allé en sortant d'ici? Non! On ne savait pas non plus. Et voilá qu'un quart d'heure plus tard, comme le soleil se cachait derriére les maisons de la grand-place, le Petit Docteur était á nouveau découragé. II se demandait que boire, á la terrasse du café de la Paix, par lequel il avail commence sa tournée et par lequel il la finissait. Des étudiants jouaient aux cartes. Une femme seule devant un bock lui faisait de l'oeil. — Tant pis! Un pernod... H n'avait jamais tant bu de sa vie. II n'avait jamais tant réfléchi non plus. Et maintenant le temps pressait. C'etait lancinant. Une heure de perdue et peut-etre... Voyons! Quelle faute avait-il commise? Pourquoi, aprěs