INTRODUCTION Ä Ľ EDITION DE 1947 En 1873, au moment de la partition de son roman Les Demons, F. M. Dostoievski ecrivait au tsarevitch Alexandre: Troubles et epouvantes par la distance qui nous separe de I'Europe darts notre developpement Intel-lectuel et scientifique, nous avons oublie que dans le trefonds des aspirations de I'esprit russe, nous detenions en nous, en tant que Russes, et d la condition~qiie notre civilisation restdt originale, le pouvoir d'apporter peut-etre au monde une lumiere nouvelle. Nous avons oublie, dans I'ivresse de notre humiliation, une loi immuable: c'est que, sans V argued de notre propre signification mondiale, nous ne pourrions jamais etre une grande nation ni laisser apres nous le moindre apport original. Nous avons oublie que, si les grandes nations ont pu developper leurs immenses forces, c'est qu'elles etaient fieres d'elles-memes; si elles ont servi le monde et lui ont apporte chacune ne fut-ce qu'un rayon de lumiere, c'est qu'elles restaientfierement, inebranlablement, et toujours avec orgueil, elles-memes. Avoir actuellement de telles pensees et les exprimer, c'est se condamner a un role de paria...n Au moment ou Dostoievski ecrivait ces lignes, les ecrivains, les artistes, l'universite, la societe russes etaient fascines par l'Europe. lis n'attendaient rien que de Timitation des etrangers, allemands, francais ou 18. Lettre publiée dans \s.N.R.F., numero 228, ler septembre 1932. 33 italiens. La querelle des Occidentalistes et des Slavophiles s'est terminee, on le sait, par le triomphe de ces derniers. Ecrivains canadiens-francais, nous devons nous efforcer de decouvrir notre signification americaine. Nos historiens, quelques-uns de nos hommes d'Etat ont com-pris que nous devons accepter la condition providen-tielle de notre vie en Amerique. Mais plus que par ses historiens et ses hommes politiques, c'est par ses ecrivains et ses artistes qu'un peuple prend conscience de sa difference, de ses aspirations, de sa signification propre. Le premier pas d'une litterature vers l'autonomie consiste a repudier toute conception coloniale de la culture. Que nos ecrivains ambitionnent d'abord d'etre eux-memes, sans tenir leurs yeux sur ce qu'on pensera a Paris, ou plutot, qu'ils regardent ce qui se fait ailleurs, qu'ils choisissent dans les techniques francaises, an-glaises, russes et americaines ce qui convient a leur temperament et qu'ensuite, ils n'aient qu'un but: creer des ceuvres qui soient fondees sur leur personnalite canadienne. C'est en etant lui-meme, en s'acceptant avec sa terre, son histoire, sa vie et son temps qu'un ecrivain produit des oeuvres humaines d'une portee universelle. Balzac devait beaucoup a Walter Scott, Stendhal aux chroniques italiennes et Dosto'i'evski a Balzac et a George Sand. Mais tous ces ecrivains etaient d'abord de leur pays et de leur temps. Ils etaient francos, anglais ou russes. Si les Francais n'avaient subi d'influences que franchises, leur litterature se serait rapidement appau-vrie. Au Canada, nous avons accepte, comme un dogme, la superiorite de la technique francaise sur toutes les autres. Pour avancer, il faut maintenant, sans cesser d'etudier les Francais, etendre nos recherches a d'autres techniques et a d'autres oeuvres. De cette facon, il nous 34 sera plus facile de rester nous-memes. Une seule influence degenere en imitation; plusieurs se competent et sont, a la longue, plus fecondes. Dans les pages qui suivent, j'ai tente modestement de cristalliser le sentiment de toute une partie de la litterature canadienne. La controverse n'a ete pour nous que 1'occasion de definir certains buts et de preciser notre position a l'egard de 1'Europe. Les articles qui suivent sont places dans l'ordre de leur parution dans La Nouvelle Releve et dans les journaux. Je leur ai conserve leur forme d'article. En les publiant, je n'ai d'autre but que de renseigner le lecteur canadien et etranger afin de lui permettre de juger. R.C. 35 La Nouvelle Releve, fevrier 1946 Le rayonnement de la France Nous croyons que, dans les annees qui vont suivre la paix, Paris va reprendre son autorite sur la vie intellec-tuelle de 1'Europe et du monde. Depuis le moyen age, Paris a exerce un attrait sur tout ce qui dans le monde occidental pense, ecrit, cree. Et rien de ce qui etait creation de l'esprit n'etait etranger a Paris. Pourtant, a 1'Est, Dostoi'evski a tot echappe a 1'influence francaise. Les Francais l'ont si peu reconnu qu'il lui a fallu attendre ces dernieres annees pour prendre a leurs yeux toute son importance. Je cite ce nom comme type; il y en a d'autres, notamment Gogol, Pouchkine, etc. L'attention de Paris, tournee vers l'Allemagne et l'Angleterre, n'a pas vu se developper aux Etats-Unis et en Amerique du Sud une litterature neuve, vigoureuse, feconde, qui ne devait presque rien a ses techniques et a ses maitrises. Au Canada meme, qui pourtant fait partie de la famille culturelle francaise, faute de curiosite, Paris a ignore la vie d'une litterature jeune qui compte un Saint-Denys Garneau, un Alain Grandbois, un Yves Theriault, un Roger Lemelin, un Leo-Paul Desrosiers, une Gabrielle Roy et autres. II est vrai que depuis que la France a repris ses contacts avec le monde, des critiques s'efforcent de retablir les echanges. Mais le role de la France dans le monde, c'est un role civilisateur; a ce titre, elle doit etre partout pour s'enrichir en enrichissant. Pour garder son influence, elle ne doit rien igno-rer; elle peut miser sur les Scandinaves ou sur les Allemands contre les Americains, mais elle n'a pas le droit de perdre. Dostoi'evski n'a pas eu besoin de la France pour etre grand; Caldwell, O'Neill, Hemingway non plus. Ce serait un jour terrible pour nous, un jour de deuil, le jour oil la France, par sa faute, par repli sur soi, (ce qu'elle n'a jamais fait et c'est ä sa gloire) perdrait au profit de New York ou de Moscou, son autorite direc-trice, son autorite de force rayonnante sur le monde. La Nouvelle Releve, mars 1946 Les livres francais II est tot pour porter un jugement sur la production litteraire de France. Nous recevons la plupart des jour-naux, quelques revues et des livres. Ajoutons que les plus importants ouvrages continuent d'etre reedites par des maisons canadiennes. Le public a ete decu par les livres qui nous arrivent de France. La presentation n'est pas en cause: papier, typographic, couvertures, prix ne sont pour rien dans ce desenchantement qui a suivi l'arrivee des courriers. Avant la guerre, chaque courrier nous apportait un ou deux livres marquants. Bernanos, Claudel, Mauriac,' Valery, Duhamel, Maritain, Berdiaeff, Lacretelle, Giraudoux, les prix Goncourt, Femina, etc., pour n'en nommer que quelques-uns, portaient ä chaque nouveau livre leur gloire un peu plus haut. II existait une litterature francaise qui etait ä l'avant-garde de la creation, une litterature qui etait eminemment universelle. Et voici qu'apres cinq ans de separation, on nous annonce des livres de France. Que nous apporte la 36 37 France? Elle nous apporte les signes d'un peuple divise, replie sur lui-meme, d'une litterature qui ne continue pas, qui n'innove pas, mais qui se recommence. Je me hate de dire que plusieurs ecrivains echappent a ce reproche. Mais ils ne peuvent compenser la mediocrite de l'ensemble. Ces romans, ces essais, ces recits ne sont pas ce que le public attendait d'un peuple qui, pendant cinq ans, a donne un exemple de resistance acharnee, que les epreuves n'ont jamais reussi a atteindre dans son esprit, son sens des valeurs universelles, sa puissance de renou-vellement. Cet etat de choses indique que la crise que traverse la France n'est pas seulement une crise politique, econo-mique ou physique, mais une crise spirituelle. Cette crise aura ses repercussions dans le monde et ses repercussions reviendront frapper la France, l'autorite spirituelle de la France, la culture franchise tout entiere. Que d'autres litteratures s'appauvrissent, on s'en apercevra a peine. Que la France, qui a ete baillonnee pendant cinq ans, n'ait rien a nous dire, qu'elle se replie sur elle-meme, cela nous emeut profondement. Nous ne voulons pas juger la production francaise par ce qui a ete publie. II existe une crise du papier. Certes! Mais si on trouve du papier pour une quaran-taine d'ecrivains de dixieme ordre et meme pour des traductions, comment se fait-il qu'on n'en trouve pas pour un grand livre une fois par quinze jours ? Devons-nous croire que 1'editeur qui a le choix entre un ouvrage de premier plan et l'elucubration d'un inconnu choisisse a tout prix cette derniere ? C'est trop invraisemblable! Ou alors la litterature n'a rien a voir la-dedans. La Nouvelle Relěve, avril 1946 POURQUOI CES QUERELLES? La France s'est maintenant relevée de sa défaite de 1940; si eile est en proie ä la division intérieure et traverse une crise de nervositě, aux yeux de l'etranger, elle semble en bonne voie de guérison. Devant la mala-die d'un parent trěs eher, on ne peut se défendre ďéprouver une vive Sympathie, on hait la maladie qui menace sa vie, on souffre avec lui. Doit-on par Sympathie suivre les mémes traitements que lui, penser ä son mal avec la méme intensitě, s'enfermer dans sa chambre et refuser de voir ses autres amis parce que celui-ci ne peut plus tolérer leur presence? La France a eu et elle garde toute notre Sympathie, mais nous devions et nous devons toujours refuser de suivre une partie des Francais dans 1'intolerance, la division, la haine. Notre mal ne guérirait pas le leur. On nous reproche d'accorder plus d'importance aux ecrivains de valeur qu'ä certains documents de la Resistance. Au Canada, un brevet de resistance n'a pas la méme importance qu'en France parce que, pour nous, un Resistant c'est un homme qui a fait son devoir ä la guerre. Entendons-nous bien. Tant que la France fut sous le joug allemand, la litterature de la resistance de l'interieur comme de l'exterieur pour nous avait un sens. C'etait la resistance ä l'ennemi. Elle n'etait pas l'expres-sion d'un clan politique qui, quel que soit son mérite, n'a pas une doctrine d'exportation. Ceux qui ont admire avant la guerre un Maurras, un Bainville, un Massis, etc., ne l'ont pas Fait parce qu'ils révaient d'une restau-ration monarchique dans un pays qui n'est pas le notre, mais parce qu'il se trouvait que ces ecrivains étaient 38 39 d'eminents representants de la pensee francaise. Qu'on le nie aujourd'hui ne change rien. Le fait que Maurras et les autres ont collabore ne change rien a des oeuvres publiees avant 1940. Je suis d'autant plus a l'aise de parler de ces ecrivains que, personnellement, a l'excep-tion de Daudet, je n'en admire aucun et que, politique -ment, je me trouvai sur les questions de la guerre d'Espagne, du communisme, etc., dans le camp oppose. Le principal symptome de ce mal qui taraude la France, c'est l'agressivite avec laquelle elle traite ses amis. Au temps ou la France n'avait pas souffert, dans son ensemble elle ignorait a peu pres tout du Canada. On se souciait peu de ce que le Canada francais pouvait penser, dire ou ecrire. A ce moment, les Francois ne songeaient pas a nous meler a leurs querelles meme si certains d'entre eux se croyaient le devoir de se meler des notres. Vint 1940 et le refus du general de Gaulle de s'incliner devant la defaite. Au Canada, on ne voulut pas non plus admettre que la France fut finie. Quelques-uns mirent leur espoir dans le Marechal. lis le firent par amour pour la France et s'ils se sont trompes, c'est de bonne foi et cela n'eut aucun effet sur la politique francaise. D'autres, dont nous sommes fiers d'etre, prirent resolument parti pour le general de Gaulle. C'etait toujours, dans un cas comme dans l'autre, au-dessus des personnes du General et du Marechal, pour la France. C'est a titre d'editeur que nous avons servi la France en Amerique durant la guerre, avec l'aide de Francais comme MM. Maritain, Henri Laugier, Auguste Viatte et autres. Notre role termine, on nous a reproche ce que nous avions fait, on n'a pas dit un mot dans les journaux francais des livres que nous avions publies, on nous reproche aujourd'hui dans Les Lettres franqaises de publier un livre qui deplalt ä des fanatiques. II est regrettable que les premiers ä mentionner le nom des Editions de l'Arbre ä Paris le fassent pour nous reprocher un ouvrage indifferent alors qu'ils n'ont pas trouve un petit espace pour parler des livres tels que ceux de Jacques Maritain, de Georges Bernanos, du comte Sforza, de Cohen, de la collection France Forever, etc. Si Les Lettres fran^aises ont le sens de la justice, il y a une maniere de le prouver. Qu'elles jugent L'Arbre sur les cent soixante titres parus depuis 1940. Cette liste peut se comparer aux plus belles de la Resistance. La Nouvelle Releve, mai 1946 Etat de la literature canadienne La litterature canadienne de langue franchise, sauf quelques remarquables exceptions, a ete, jusque vers 1920, une litterature de terroir, cherchant sa justification dans ses fins politiques, sociales ou historiques plutot que dans la perfection qui est la fin de tout art. Et cela s'explique facilement. Les conditions requises pour l'eclosion de grandes ceuvres sont une certaine independance politique, que le Canada ne possede que depuis le Statut de Westminster, des conditions intellectuelles et materielles favorables, une technique autonome. Avant 1919, politiquement, le Canada ne jouait aucun role dans la sphere internationale. Notre participation ä la premiere grande guerre nous a valu une autonomic plus grande et, en 1939, notre pays fut appele ä jouer un role de premier plan aux cotes de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Ce n'est 40 41 done que dans les toutes derniěres dix années que notre littérature a commence ďexister aux yeux de Fétranger. L'ecrivain canadien, ayant alors trouvé une audience plus vaste, a consenti un effort ä la mesure de l'attention qu'on lui portait. Les grandes époques des littératures grecque, romaine, francaise, anglaise, espagnole, etc., coincident avec la Suprematie militaire ou politique de ces pays. II faut non seulement aimer son pays mais étre fier de lui devant 1'étranger pour créer des oeuvres. Et depuis vingt ans, la littérature canadienne de langue francaise a été toujours en s'affirmant. La deuxiěme condition, le milieu intellectuel favorable, n'existe que depuis quelques années. On remar-quera que de la pléiade ďécrivains qui honorent aujourd'hui nos lettres, aucun n'a fréquenté les universi-tés francaises. Ces écrivains, formes par d'autres Cana-diens, dont quelques-uns avaient étudié en France, ont créé spontanément et selon leur génie propre. II n'y a aucun doute que 1'intérét plus grand porte ä la littérature d'imagination et la fondation ä Montreal et ä Quebec de nouvelles maisons ďédition n'aient accentué le mouvement. Les écrivains canadiens ont également bénéficié, ä cause de la guerre, de marches plus étendus du fait qu'il se publiait peu de livres en Europe. Mais děs qu'on eut commence ä les lire, ils se sont imposes par leur propre mérite et plusieurs ouvrages Canadiens, dont les deux grands romans de Roger Leme-lin et de Gabrielle Roy, ont été traduits en anglais et publiés par des maisons américaines. Les jeunes écrivains canadiens ne se sont pas affranchis de toute influence francaise. La langue étant la méme, on ne peut dire que ce serait souhaitable. Mais s'ils ont des maítres étrangers, ceux-ci ne sont plus uniquement des mattres francais. Les ecrivains americains, entre autres, ont contribue ä l'elaboration de leurs techniques et ont enrichi leur vision du monde. Ayant un public qui debordait les cadres de la province de Quebec, la jeune litterature, tout en s'ap-puyant solidement sur le milieu canadien, tend ä devenir universelle. Le romancier ne fonde plus tout son art sur le detail pittoresque mais s'efforce de degager sous ce detail ce qui est humain. L'historien, au-dessus des polemiques provinciales, devient plus objectif. La forme la plus riche presentement, c'est le roman; vient en second lieu la poesie, qui jusqu'ä la guerre avait ete la forme la plus evoluee et celle qui rassemblait les plus grands talents. Et cela est signifi-catif. Le roman est avec le theatre le genre le plus difficile. Dans ce dernier domaine, les efforts n'ont pas encore donne de resultats interessants, bien que Montreal possede au moins deux troupes canadiennes-fran-gaises d'avant-garde: les Compagnons de Saint-Laurent et l'Equipe et une troupe professionnelle permanente. Aujourd'hui, les romanciers Ringuet, Leo-Paul Desrosiers, Gabrielle Roy, Roger Lemelin, Yves The-riault, Germaine Guevremont, Berthelot Brunet, Claude-Henri Grignon, Rex Desmarchais, pour ne nommer que les principaux qui ont dejä donne des oeuvres originales, personnelles et profondement humaines, les poetes Alain Grandbois, Anne Hebert, Roger Brien, Robert Choquette, les essayistes, critiques et historiens Guy Fregault, Jean Bruchesi, Marcel Raymond, Roger Duhamel, Guy Sylvestre, le Pere Hilaire, Jean-Pierre Houle, le Pere Romain Legare, Jean-Louis Gagnon, foment un noyau solide. Ä propos on peut des maintenant parier d'une litterature autonome. 42 43 Ces ecrivains, s'ils se rattachent encore a des ecoles francaises ou americaines, visent a se degager de tous liens et on peut prevoir qu'il sortira de cette generation des oeuvres integralement canadiennes d'une portee universelle. La Nouvelle Releve, juin 1946 Culture canadienne-francaise En 1763, dit l'edition scolaire de 1'Histoire du Canada, la France cedait le Canada a I'Angleterre pour toujours. Ces mots ont fait rever bien des generations de petits Canadiens. Apres un heroique effort de plus de deux siecles, ia France fut forcee de se retirer des «arpents de neige». Mais si la France renoncait au Canada pour toujours comme le dit naivement la petite histoire, les 60 000 Canadiens, eux, ne renoncaient pas a la France. Ces 60 000 sont devenus pres de 4 000 000. lis sont restes Francais, par l'esprit, par la culture, par la volonte d'etre eux-memes, mais Francais du Canada. Depuis 1763, le Canada, pays d'Amerique, pays bilingue. pays d'allegeance britannique n'est plus lie a la politique, a l'economie, ni a 1'evolution morale et philo-sophique de son ancienne mere-patrie. Si les sources culturelles sont les memes jusqu'a la fin du XVIIIe siecle, la filiation ne s'etend plus au-dela que sous forme d'emprunts. Ainsi, au XIXe siecle, voyons-nous quelques-uns de nos ecrivains imiter Hugo ou Lamartine. lis ne sont pas eux-memes. lis se cherchent du cote de la France, et ne se trouvent pas. lis ne sont plus Francais et refusent de l'admettre. A la fin du XIXe et au debut du XXe, des Canadiens songent a retourner en France. lis vont etudier, se perfectionner, retrouver la source. Elle est tarie pour eux parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils sont differents. Parfois admirablement doues, ils se decouragent a vouloir imiter et ne donnent aucune ceuvre d'envergure. Ni Francais ni Canadiens, ils ve-getent entre les deux nationalites, entre les deux mentali-tes. On le leur fait bien sentir des deux cotes. Alors qu'il existe des litteratures Suisse, beige, suedoise, norvegienne, etc., jusqu'a 1920, il n'existe pas a proprement parler de litterature canadienne. L'Ordre fonde par Olivar Asselin, puis La Releve, en 1934, vont grouper des ecrivains, les encourager, les pousser a creer une oeuvre veritablement canadienne. Pour cela, il faut cesser de penser en provinciaux. Le groupe de La Releve s'efforce de se liberer patiemment. II lui faudra dix ans pour reussir. Mais il sortira de cet effort une litterature humaine. Si nous insistons sur ces deux mou-vements, c'est qu'ils constituent des centres de discussion, de travail, d'entraide et qu'ils demeurent. A cote de ces mouvements, de ces ecoles si Ton y tient, d'autres groupes se forment. L'emulation agit; la pensee rayonne. Vers 1940, les lettres bourdonnent d'une acti-vite febrile. Plusieurs ecrivains, et des meilleurs, ont cependant travaille seuls. Ils n'en ont que plus de merite, tels sont les ecrivains de la generation de Ringuet et de Desrosiers. Ces deux derniers ont ete edites a Paris avant la guerre. En 1940 commencent a apparattre les premieres maisons d'edition canadiennes. Des la premiere annee, les manuscrits affluent. Ces manuscrits sont 1'ceuvre de jeunes qui n'ont pas ete a l'etranger. Ils se sont trouves eux-memes. Leur technique est le fruit de longues meditations sur les oeuvres de leurs devanciers franfais, 44 45 russes, americains. Le meme phenomene s'est produit chez les Canadiens anglais ou il a fallu attendre des ecrivains liberes de 1'influence uniquement anglaise pour avoir des osuvres qui se tiennent et meritent une place dans la litterature universelle. Ainsi se prepare entre la France et le Canada, entre l'Angleterre et les Canadiens anglais une collaboration feconde, sur un pied d'egalite, une entente culturelle ä base d'echange et d'emulation, une litterature depassant les territoires politiques et se rejoignant sur les sommets humains, universels. Cette collaboration, des ecrivains francais com-mencent ä en parier: M. Etienne Gilson, M. Georges Duhamel, d'autres aussi. «Le monde canadien, ecrivait M. Duhamel au retour de son voyage au Canada, est une branche de l'arbre francais, une branche robuste et qui semble maintenant separee du tronc original par une epaisse muraille: une branche quand meme et qui fait honneur ä l'arbre, ä la vitalite de l'arbre.» M. Gilson, qui cite cette phrase, veut aller plus loin. C'est qu'il nous connatt mieux. M. Duhamel n'a eu avec nous qu'un contact superficiel: il a lu Au pied de la pente douce et il en a fait un bei eloge; entre deux rendez-vous, il a cause avec quelques jeunes ecrivains, il a assiste ä un dejeuner de l'Academie canadienne-francaise... M. Gilson, lui, a vecu au Canada, il a une autre conception de la vie canadienne. «Le Canada, ecrit-il, (dans Le Monde, 6 Janvier 1946) se souvient de bien des choses, car non seulement il a une memoire, il en est une. II se souvient d'abord d'avoir ete une branche de l'arbre francais, mais aussi d'en avoir ete coupe, puis, laisse sur le sol, d'y avoir tout seul pris racine, d'avoir vecu sans nous, grandi sans nous, conquis par son seul courage, par sa seule perspicacite et par une continuity de vues qui ne nous doit rien le droit ä sa propre Iangue, ä ses propres methodes d'education et ä sa propre culture. Si nous sommes l'arbre, jamais arbre ne s'est moins soucie de sa branche. Qu'il s'en soucie aujour-d'hui, rien de mieux, mais ce qu'il retrouve, apres l'avoir si longtemps neglige, ce n'est plus une branche, c' est un arbre: un arbre de meme espece que lui, mais un autre arbre qui est un arbre comme lui.» «(...) La culture canadienne-francaise ne doit qu'aux Canadiens de survivre et de fructifier. Ni em-pruntee, ni parasite, et autrement que la nötre, mais exactement au meme titre que la nötre, eile est francaise de plein droit.» Ces paroles de M. Gilson sont de celles qui nous font esperer qu'une collaboration est possible avec la France et s'il ne depend que de nous, on peut dire qu'elle existe dejä. M. Jean Cassou Dans le numero du 21 juin 1946 des Lettres frangaises, M. Jean Cassou, sous le titre de Maurrassisme impenitent, repondait a mon article intitule «Pourquoi ces querelles » M. Robert Charbonneau, dans la revue canadienne La Nouvelle Relěve, s'etonne de l'indignation ex-primée ici-meme par des ecrivains francais contre la publication, au Canada, de livres d'auteurs condamnés tels que Maurras. Cette publication, ď aprěs M. Charbonneau, déplaít a des «fana-tiques». Entre parentheses, ce reproche de fanatisme adressé á des adversaires de Maurras est assez inattendu. M. Charbonneau, au reste, nous assure, et dans les termes les plus émouvants, de sa 46 47 ferveur et de celle des Canadiern pour la culture de la France. Nous savons la part que nos fréres canadiens ont prise ä nos deuils et ä nos espé-rances; nous savons que notre littérature, c'est-ä-dire notre expression et notre destin spiri-tuels ne sont pas seulement chose notre, mais leur. Néanmoins, celte Sympathie ne les entraine pas ä s'introduire dans ce qu'ils regardent comme nos querelies intérieures, et c'est toule la littérature frangaise, y compris Maurras, qu'ils prétendent demeurer libres ď aimer. J'avoue que je ne vois pas ce que peut avoir d'inattendu «ce reproche de fanatisme adressé ä des adversaires de Maurras», le fanatisme étant une tendance de l'esprit qui n'a den ä voir avec 1'objet qui 1'inspire. Mais M. Cassou se charge quelques lignes plus loin de donner une nouvelle preuve de ce que j'appelle son fanatisme. La voici: Mon Dieu! on peut bien reconnoitre du talent á un adversaire politique ou philosophique... Non. Maurras n'est pas un adversaire politique, ni philosophique. Ce n 'est pas un adversaire de mes idées. Cest un ennemi de mon pays. Et je ne lui ai jamais reconnu de talent. On ne peut reconnaitre de talent ä ce qui, par essence, est une aberration. Sur le plan judiciaire, aucune discussion n'est possible. Si M. Cassou juge que Maurras est un ennemi de son pays, c'est une question pour les tribunaux; mais quel que soit le verdict, il ne saurait engager le talent. Mais comment M. Cassou ne comprend-il pas que les raisons qu'il allěgue pour brúler les ouvrages de Maurras ou ďautres sont celles dont se réclamait avant lui Hitler: «Ennemis de mon pays», «rejetes de notré communauté nationale»? Maurras a été jugé par des tribunaux mais son ceuvre, comme celle des autres «col-laborateurs», n'est pas justiciable des mémes tribunaux. Ä des idées, ce n'est pas par le fer et par le feu qu'il faut répondre, mais par des idées. Hier, tout le monde s'accordait pour condamner 1'Inquisition et les autodafés, ce n'est pas pour qu'on recommence en 1946. La Nouvelle Reléve, octobre-novembre 1946 Crise de la littérature canadienne ? Réponse á M. René Garneau M. René Garneau est un écrivain de race, un critique intelligent et éclairé, doué au surplus du don de Sympathie. Aussi est-ce avec le plus vif intérét que nous avons lu, puis relu l'article qu'il vient de consacrer ä la crise de la littérature canadienne dans le supplement littéraire du Canada. Laissons M. Garneau poser lui-méme le probléme. 11 constate tout ďabord qu'il y a une crise de la littérature canadienne et, ajoute-t-il, «c'est une crise ďorien-tation ». Un groupe interessant de jeunes écrivains de lan-gue frangaise, continue-t-il, veut qu'une littérature autonome naisse avec lui. Cest sur le pian littéraire la transposition de la rivalité sur le pian politique entre grandes, petites et moyennes puissances. M. Garneau tente ensuite ďexpliquer, par «cer-taines désillusions qui ont suivi la reprise des contacts » avec la France, ce désir ďautonomie. Ayant ici méme parle de littérature autonome et examine en deux ou trois articles les conditions de sa realisation, je me permettrai quelques remarques en marge de l'article de M. Garneau. 48 49 Tout d'abord précisons que, quelle qu'ait été á notre égard l'attitude des Aragon, des Duhamel et des Sartre, elle n'est pour rien dans notre désir de promou-voir une littérature qui cherche ses techniques, son inspiration et ses critěres á Montreal plutót qu'a Paris et qui se reserve, dans la mesure oú toutes les techniques vivent ďéchange, de choisir aussi bien «dans le vigno-ble californien de M. Steinbeck» que «dans le vignoble racinien», qui ne dédaigne pas á 1'occasion de s'allier au vignoble californien. 11 s'agit de quelque chose de plus important que ďune querelle entre les écrivains francais et leurs confreres canadiens, c'est sur le plan de la culture francaise que le probléme se pose. Toute la querelle est entre ceux qui ne veulent voir dans le Canada francais, selon la formule de Gilson*, qu'une branche de l'arbre francais et ceux qui. avec M. Gilson, croient que ce sont deux arbres distincts, ďune méme famille mais ayant chacun sa vie propre et des fins différentes. Ainsi les États-Unis vis-á-vis de l'Angleterre. Pour bien marquer leur scission avec la France, dit M. Garneau, Us invoquent leur parenté spirituelle avec les écrivains américains. Or on croyait que c'etait V autonomie qu'ils voulaient. L'auteur se fait la partie facile. Veut-il laisser entendre que M. Sartre est moins francais parce qu'il se met a l'ecole de John Dos Passos; que (pour donner quelques exemples tires de plus loin) Dostoi'evski était moins russe parce qu'il avait pratique George Sand, Balzac, Victor Hugo, romancier et Eugene Sue; que * II faut Ure ici «selon la formule de Duhamel» comme 1'indique Gilson plus loin (La France et nous, p. 78). (Note de la préfa-ciére). Racine et Corneille étaient moins francais parce qu'ils empruntaient aux Grecs ou aux Espagnols non seule-ment la technique mais jusqu'a la tramě de leurs pieces ? Si on faisait l'arbre généalogique de chacun des écrivains, on trouverait á tous des parentés spirituelles étrangěres. Le défaut des Canadiens a peut-étre été jusqu'ici qu'ils n'ont voulu avoir qu'un seul parent ou qu'ils les ont choisis (puisque dans ce domaine on choisit) du méme sang, jusqu'a l'epuisement presque complet de ce sang. Pourquoi, nous qui possédons deux langues, attendrions-nous, pour nous enrichir de la substance des écrivains américains ou anglais, qu'ils aient été traduits et assimilés par les Francais ? Ne pouvons-nous manger que de la bouillie sous pretexte de ne pas nous quereller avec les Francais? Résigné á ce que notre littérature reste une littérature de provinciaux, osons le mot, de coloniaux, M. Garneau reprend: On a beau retourner les elements de la question, on ne sort pas de la zone d'influence ďune grande puissance littéraire. Si ce n'est pas la France ce sera I'Amerique. Mais oui, Monsieur Garneau, on en sort. La preuve, c'est que la Russie en est sortie, c'est que Ies États-Unis en sont sortis, c'est que I'Amerique du Sud en est sortie. Et si les Russes sont sortis de la zone d'influence allemande et francaise, les États-Unis de la zone anglaise, les pays ďAmérique du Sud de la zone espagnole, c'etait pour acquérir une autonomie que per-sonne aujourd'hui ne songe á mettre en doute. Les arguments de M. Garneau sont ceux que toute 1'elite russe a sortis contre Dostoi'evski. M. Garneau me dira que les pays que j'ai mentionnés ont une population supérieure á la nótre. Cela est vrai, mais le talent d'un 50 51 écrivain, son indépendance spirituelle ne dependent pas, que je sache, du nombre de ses compatriotes. Et c'est ici que les traductions interviennent. Si nous créons vrai-ment des oeuvres originales et profondément cana-diennes, elles pourront étre traduites, leur rayonnement en sera centuplé. M. Garneau peut se moquer des best-sellers. Mais il n'est pas beaucoup ďécrivains francais ou anglais qui ne sentient préts á donner leur bras droit, quelques-uns méme leur ceil, pour connaítre aux États-Unis, dans une traduction, le succěs de Arch of Triumph ou de Brides-head Revisited. Interrogez les éditeurs américains et vous apprendrez que, si certains grands écrivains n'ont pas été traduits, ce n'est pas faute ďefforts de leur part. M. René Garneau se demande quel profit nos écrivains trouveraient á 1'audience des Américains. Ceux-ci n'aimentpas la littérature, continue-t-il, et ils ne I'entendent pas dans le méme sens que lui donnent méme les plus passionnés de nos autono-mistes de 1'écritoire. Laissons parler les faits. Si les Américains n'aiment pas la littérature, comment expliquer les succěs obtenus par des écrivains comme Hemingway, Steinbeck, Faulkner, Caldwell, John Dos Passos, Thomas Wolfe, Eugene O'Neill, etc., dont les ouvrages, qui transportent aujourďhui ďémoi les Francais, ont rapporté dans presque tous les cas des fortunes á leurs auteurs? Mais ce n'est pas tout. Comment expliquer encore que les succěs de librairie connus par les écrivains anglais Evelyn Waugh, Somerset Maugham, Graham Greene, etc., aient dépassé aux États-Unis les plus forts tirages obtenus dans leur pays ou ailleurs? On pourrait encore citer les cas de Thomas Mann, de Franz Werfel, ďErich Maria Remarque, de Sholem Ash qui, si je suis bien informe, sont traduits sur le manuscrit et sont publies originairement aux Etats-Unis. Aujourd'hui, un ecrivain europeen se juge consacre quand il est publie ä New York. Pourquoi les Canadiens, ä la condition qu'ils en aient la chance, refuseraient-ils la gloire mondiale que peut seule leur donner l'edition americaine? Pourquoi n'ambitionneraient-ils pas d'etre edites dans ces conditions ? Le marche naturel des ouvrages canadiens, c'est le Canada. La publication en Europe, ä Paris, ou les Pari-siens ne s'interessent qu'ä ce qui est francais ou a ete traduit, ä Londres, ä Amsterdam ou ä Moscou, n'est qu'un accident susceptible d'arriver ä la veille d'une guerre ou dans les premiers mois qui succedent ä une victoire des Allies. Ne nous faisons pas d'illusion. Le Francais, sauf quelques grandes et genereuses exceptions, est l'homme qui ne connait pas les etrangers. II consent ä les decouvrir une centaine d'annees apres leur mort quand il peut en enrichir «les vignobles raciniens». Au contraire, le peuple «qui n'aime pas la litterature» accueille avec interet tout ce qui lui paralt meriter son attention ä l'etranger. " ■'■ Si la litterature a une tendance ä devenir universelle, il semble que ce soit actuellement par le truche-ment de la Iangue anglaise et par l'edition americaine qu'elle le deviendra. L'Europe est trop vieille, trop satisfaite d'elle-meme, trop habituee ä ce qu'on vienne ä eile, qu'on s'agenouille devant ses ruines et ses monuments; elle a peut-etre trop souffert pouretre encore accueillante. Les Canadiens ont done k choisir entre quelques brimborions que la France, inspiree par le Foreign Office, consentira ä leur decerner ä la veille d'une guerre et les Etats-Unis qui, n'ayant besoin de personne, 52 53 «n'aiment pas la litterature» mais accueillent tous les talents, les recherchent meme et parfois les couvrent de gloire. M. Garneau est trap intelligent pour douter qu'il puisse exister une litterature canadienne d'expression francaise qui ne doive pas plus ä la France que M. Sartre, M. Romains ou d'autres ne doivent aux Etats-Unis ou ä V Angleterre. Et il a raison de dire que cette litterature, si eile est universelle, sera ä la gloire de la culture francaise, cette culture que nous ne devons pas aux ecrivains francais vivants, mais ä ces ecrivains universels qui sont notre patrimoine commun avec la France, comme DTckens, Dostoi'evski, Balzac appartiennent au patrimoine commun de l'humanite. 26 novembre 1946 Lettre aux ecrivains Depuis 1939, parallelement au developpement de l'edi-tion, la litterature a pris un essor considerable au Canada. Ce n'est pas une coincidence. L'edition remplit dans la vie des lettres une fonction essentielle qui est de decouvrir, d'encourager et de lancer les ecrivains puis de faire rayonner leurs ceuvres dans le monde entier. Cette täche requiert une collaboration etroite entre l'edi-teur et l'ecrivain. La tentation peut etre grande aujourd'hui pour un ecrivain canadien de confier ses manuscrits ä un editeur etranger. En le faisant, l'ecrivain canadien &end son public. Mais le resultat de son geste est d'affaiblir l'edition canadienne et, comme consequence lointaine, de saper une industrie qui est ä son service et qui le restera quand l'engouement de 1'etranger sera passe. En effet, si l'ecrivain canadien doit étre publié ä 1'étranger, c'est au Canada qu'il doit faire ses preuves. Nombre de Canadiens, avant la guerre, adressaient des manuscrits ä des maisons parisiennes et ces manuscrits n'etaient souvent pas lus. Cela se comprend. Dans un pays ou il se publie des centaines d'ouvrages par mois, le manuscrit d'un auteur canadien inconnu aura peu de chances d'attirer l'attention d'un editeur. Et, s'il réussit ä passer le comité de lecture et ä étre publié, il entrera en concurrence avec des centaines ďécrivains mieux conn us. La situation n'est pas la méme en ce moment. Paris s'interesse aux écrivains étrangers parce que la production francaise est un peu monocorde et aussi ä cause de l'engouement d'un public séparé pendant cinq ans du reste du monde. Mais cette situation ne saurait durer. Et ďautre part, les éditeurs parisiens s'interessent surtout aux écrivains canadiens qui se sont déja fait une reputation dans leur pays. Si les écrivains continuent de publier ďabord leurs ouvrages au Canada, rien n'empechera que ces ouvrages soient vendus, ce qui est preferable, ou méme réédités en France. Dans ce cas, 1'industrie canadienne, qui doit compter sur les écrivains de ce pays, et qui est d'abord ä leur service, continuerait de se développer. La Nouvelle Relěve, janvier 1947 Preponderance du roman Au moment oü paraissent aux Etats-Unis les romans d'Arthur Koestler, ä Montreal les romans de Victor Serge {Les Derniers temps et bientot L'Affaire Tou- 54 55 laef) pour ne mentionner que deux des plus puissants createurs de notre epoque, au moment oil Paris reedite John Dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck et meme James Cain, Henry Miller et Dashiell Hammett, le plus intelligent des critiques litteraires francais, Claude-Edmonde Magny1, commentant un article de Hoog paru dans Carrefour ecrit: On pourrait aller un peu plus loin encore que ne le fait Hoog dans cet article intitule Ou meurt le roman, et dire «Nous avons des poetes, des essayistes, des philosophes, des critiques. Nous n'avons plus de romanciers. Mais nous avons des auteurs de nouvelles.» II semble en effet se produire, dans l'Europe desorganisee et desemparee de I'apres-guerre, un pheno-mene de regression des arts. Et 1' Amerique se trouve par rapport aux vieux pays dans la situation inverse de celle ou elle se trouvait il y a cent ans. Alors, 1'Amerique luttait pour sa vie, depensait ses energies a s'adapter et a s'organiser, creant a la fois sa philosophic nouvelle et les traditions qui lui manquaient. L'Europe, riche de traditions culturelles cente-naires, appuyee sur les civilisations grecques et latines, gardait avaricieusement l'hegemonie de la creation. Plus que les guerres et leur cortege de malheurs, le declin de la culture europeenne est venu de la conscience des Europeens de leur impuissance a creer. Cette conscience est apparue avant la premiere grande guerre; elle a pris les formes corrosives du surrealisme et du decaden-tisme, drogues dangereuses pour des peuples vieux alors qu'elles n'etaient qu'une maladie de croissance et d'imi-tation en Amerique. 1. Poesie 46, n° 34, aoflt-septembre. Ce jeu a mene l'Europe a l'absurdisme. Et alors que 1'Amerique accede a l'age de la creation, l'Europe retourne en arriere. La creation litteraire est le signe de la vitalite d'un peuple. La crise que traverse l'Europe paratt malheureu-sement une crise d'epuisement. Quant a juger impossible de creer des mondes imaginaires parce que les structures sociales manquent de stabilite, ce n'est pas tres fort. N'est-il pas aussi absurde de fonder des philosophies dans un monde qui se meurt que d'ecrire des romans ? D'ailleurs, parmi les essayistes et les penseurs des temps nouveaux, on compte beaucoup de pseudo-Valery et d'Alain mais peu de Montaigne, de Descartes ou de Pascal. L'engouement des Francais pour le roman ameri-cain a un moment ou la France ne produit plus de romanciers indique a la fois que le peuple n'a pas perdu le sens des valeurs et qu'il est pret a les demander a l'etranger s'il ne peut les trouver chez lui. II implique en outre que les Francais ont fait fausse route depuis cin-quante ans. Pour nous, qui avons cesse de croire que l'Europe est le centre d'ou partent toutes les impulsions artis-tiques, la crise du roman en France ne presage pas un affaiblissement de 1'esprit de creation dans le monde. D'ailleurs, un peuple comme le peuple francais possede de grandes, d'inepuisables ressources. L'his-toire, la critique, l'essai et meme les ebauches de philosophies (independamment de leur valeur scientifique ou de pensee), quand ils prennent la premiere place dans une litterature, c'est que celle-ci marque le pas, recupere ses energies en vue de la creation qui est la forme la plus complete de Tart. 56 57 Aragon La réponse de M. Aragon á mon article intitule «Crise de la littérature canadienne» parut le 17 Janvier 1947 dans Les Lettres frangaises sous le titre de «Crise de l'esprit critique au Canada». M. Aragon écrivait: Dans le numero d'octohre-novembre de La Nou-velle Relěve, revue de Montreal, i' éditorialiste M. Robert Charbormeau parle de la Crise de la littérature canadienne. Cest avec intérét que d'ici nous suivons les débats qui peuvent se pour-suivre entre les écrivains canadiens sur la littérature. S'ils doivent ou non s'orienter «sur Paris ou sur Montreal», comme on en debat, est leur affaire et non la nótre, quel que soit le désir legitime que nous avons ici de voir se perpétuer des liens tout spirituels qui unissent traditionnellement Canadiens et Francois. Si done je relěve ici une phrase de Robert Charbon-neau dans son article, c 'est plus pour ce qui touche les personnes que pour ce qui est de Vesthétique. Robert Charbonneau éerit: Tout d'abord précisons que, quelle qu'ait été á notre égard 1'attitude des Aragon, des Duhamel et des Sartre, elle n'est pour rien dans notre désir de promouvoir une littérature qui cherche ses techniques, son inspiration et ses eritěres a Montreal plutót qu'a Paris et qui se reserve, dans la mesure ou toutes les techniques vivent ďéchange, de choi-sir aussi bien « dans le vignoble californien de M. Steinbeck » que « dans le vignoble racinien » qui ne dédaigne pas á l'occasion de s'allier au vignoble californien. Répondant á cette citation, M. Aragon continue: Mais enfin, on trouvera bon aussi que je parle un peu de ce qu 'ont ou n 'out pas a me reprocher les écrivains canadiens. Je me suis borné, ici-méme, á rappeler toutes les raisons hisloriques que nous avians de tenir á Vamitié canadienne, et e'est en raison de cette amitié tněme, du sang périodiquement 58 verse par les Canadiens pour l'independance de notre sol, que j'ai dit mon indignation, ma tristesse a voir au Canada, dans les journaux, les revues, les editions, la place donnee awe ecrivains qui ont de 1940 ä 1944 trahi la France, et se sont faits les thuriferaires de 1'occupant, de la collaboration. Maurras, Massis, par exemple. Je vaisplus loin: je regrette que Vobstination ä tenir pour certains ecrivains, contre le devenir historique de ces ecrivains, entraine des hommes qui parlent la meme langue que nous ä ne plus comprendre — non pas les ecrivains francais, mais la France, la France telle qu 'elle est. M. Aragon s'en prend ä Berthelot Brunet et reprend la querelle oü I'avait laissee M. Cassou. 1/ est clair qua Montreal les mots courage et franchise n 'ont plus leur sens traditionnel pour tout le monde: pendant quelques annees, le courage et la franchise en France consistaient ä appeler les Allemands des Boches, et ä agir en consequence. L'eloge fait sous l'Occupation en France et aujour-d'hui au Canada de Drieu La Rochelle semble relever d'autres vertus... Mais e'est ici que M. Aragon laisse percer son mepris pour les Canadiens francais. Je suis sür que nos amis canadiens me compren-dront si je dis qu'en face de ce denigrement systematique de la litterature frangaise qui va de pair avec les eloges prodigues ä de tels partis pris, nous entendons ici conserver nos partis pris francais, les mimes qui valaient pendant l'Occupation comme en 1946, et qui ne peuvent etre mode que pour ceux-lä qui ne savent pas plus ce que signifie courage ou franchise que mode; et que nous sommes persuades que ces partis pris-lä valent ä lafois pour Montreal et pour Paris. Car en dehors d'eux il ne saurait y avoir d'amitie franco-canadienne ce que je me refuse ä envisager. 59 I Le Canada, 23 Janvier 1947 M. Aragon et l'amitie franco-canadienne Dans un article intitule «La crise de l'esprit critique au Canada» paru dans le dernier numero des Lettres fran-gaises, M. Louis Aragon prend pretexte d'un de mes articles recents pour insulter les Canadiens francais. M. Aragon fut naguere un insulteur professionnel et ses crachats n'epargnerent ni la religion, ni sa patrie, la France. La guerre a passe lä-dessus; M. Aragon a accepte un joug plus dur que celui que lui imposait, avant la guerre, sa qualite de Francais. [I va sans dire que M. Aragon, comme M. Jean Cassou d'ailleurs, qui me fit, il y a quelque temps dans le meme hebdomadaire, l'honneur de ne pas me comprendre, repond ä cote de la question et profite de l'occasion pour declamer, avec accompagnement de mu-sique attristee, des professions de foi politiques plutot que litteraires. Sur ce ton, si nous voulions nous vanter, nous pourrions nous aussi dire ce que nous avons fait pour la France — non pas en reparation d'injures, car nous ne l'avions jamais reniee et bafouee — et prendre des grands airs pour discuter des questions litteraires. Ne confondons pas la politique et la litterature. La pensee engagee se ressent trop souvent de certains mots d'ordre. Certes, nous n'avons pas les memes allegeances que M. Aragon, ce qui ne signifie aucunement «qu'ä Montreal les mots courage et franchise n'ont plus leur sens traditionnel pour tout le monde». Cela signifie peut-etre que ces mots n'ont pas le meme sens quand on les voit ä travers les verres colorants de l'esprit du Parti, comme le fait M. Aragon. 60 Cet écrivain. qui est peut-étre le moins qualifié, en raison de son passé, pour parier au nom de la France, peut «conserver (ses) partis pris francais, les mémes qui valaient pendant l'Occupation», c'est son droit. Mais si «en dehors d'eux, il ne saurait y avoir ďamitié franco-canadienne », cette condition me parait personnellement inacceptable et je doute que les autres Fran?ais et les Canadiens y souscrivent. M. Aragon a la liberté de porter des oeillěres, mais vivant dans un pays libre, nous pouvons et nous devons refuser de l'imiter. Cette volonte d'imposer ses passions et ses partis pris ä des étrangers en échange de son amitié — dont il n'est pas certain que nous voulions — caractérise bien 1'écrivain engage qui a abdiqué tout sens critique. Quebec, 27 Janvier 1947 Discours prononcé au congrěs de la société des éditeurs canadiens Au cours des vingt derniéres années, les écrivains canadiens se sont affirmés dans toutes les disciplines, et particuliěrement dans le roman qui, avec le theatre, est peut-étre le seul genre qui puisse connaítre une diffusion universelle, qui, fonde sur l'homme et inscrit dans une époque, ne connait dans l'espace aucune frontiere et transcende le temps par ce que toute ceuvre d'art a ďéternel. Notre littérature a franchi la derniěre étape, celle qui precede son entrée dans la littérature universelle et les éditeurs peuvent ďautant plus se réjouir de ce fait que, modestement, ils peuvent se féliciter ďy avoir contribué. Certes, le roman et le theatre ne constituent pas toute la littérature de creation. 11 y a la poesie, limitée 61 I dans l'espace parce qu'elle se refuse ä la traduction, mais qui n'en est pas moins grande; il y a l'histoire, les essais, la critique, les ouvrages ä base scientifique ou politique qui sont souvent des ceuvres d'art quand ils s'elevent au-dessus de ce que l'actualite et les sciences peuvent avoir d'ephemere. Mais si j'insiste sur les ouvrages de creation, c'est que, degages du temporel et de Taction, ils sont plus aptes aux echanges entre pays, qu'ils sont au premier chef des ceuvres d'art. Alors qu'avant 1935 les ecrivains d'imagination etaient rares, aujourd'hui. il faut plutöt conseiller aux jeunes de remettre leur ouvrage sur le metier, de se perfectionner. Parmi ces jeunes, plusieurs seront demain de grands ecrivains. L'editeur eclaire qui les sait doues doit plutot moderer leur ardeur que la stimuler. Plusieurs facteurs ont influence cette renaissance litteraire: une plus grande independance politique et economique; des conditions materielles et spirituelles plus favorables; enfin le goüt de jour en jour plus grand des Canadietis pour les choses de l'esprit. Mais, parmi ces facteurs, il en est un qui nous interesse particuliere-ment et qui, ä mon avis, est un des plus importants, c'est le developpement de l'edition canadienne. Le peuple canadien est-il conscient de ce fait ? Si le chiffre des tirages peut etre admis comme preuve, nous pouvons repondre affirmativement. Mais, au Canada francais, nous avons souffert et nous souffrons encore d'un sentiment d'inferiorite devant l'ceuvre d'art, devant les ouvrages signes par des Canadiens. Combien de gens ont encore honte d'avouer qu'ils lisent des ouvrages d'imagination? II fut un temps ou notre peuple creait ce pays, devait se montrer tous les jours sur la breche pour repousser les attaques de l'enne- mi. Nous eumes ensuite a conquerir nos libertes. Ces epoques sont peu favorables a la culture intellectuelle. Elles sont des periodes d'action. Mais ensuite? Ensuite, nous avons ete retenus de lire des ouvrages d'imagina-tion par un reste de jansenisme. II ne faut pas oublier que longtemps, nos ancetres, appuyes sur Bossuet, condamnaient avec lui la peinture des passions. Combien de ceux qui rougissent de lire des ro-mans ou de la poesie, sous pretexte que ce n'est pas la une occupation serieuse, reflechissent qu'en disant cela, ils portent un jugement defavorable sur leur culture, que les ouvrages d'imagination ne sont pas uniquement un divertissement et que la substance d'un livre, les idees qu'il eveille ne sont pas en proportion des faits relates? II semble que, de plus en plus, ces prejuges tendent a disparaitre et nous serons vraiment civilises le jour ou notre «elite» n'aura pas honte de lire des ouvrages qui l'eclairent sur l'homme et sur la vie au meme titre que ceux qui la renseignent sur la politique ou l'economie. Les editeurs dans ce domaine ont eu conscience de leurs responsabilites, et. en mettant a la disposition des jeunes les chefs-d'oeuvre de la litterature enfantine, ils aident a former des hommes qui gouteront les choses de l'esprit. Mais ce complexe d'inferiorite devant les ceuvres d'art n'est pas le seul obstacle a l'epanouissement d'une litterature plus vivante. II y a aussi notre sentiment d'inferiorite devant les ouvrages signes par des Canadiens. La phrase: «Je ne lis pas d'ecrivains canadiens», qui correspond a cette autre: «Au Canada, on ne peut rien faire de bon», ou «Comment rivaliserions-nous avec les etrangers?», n'eveille plus le meme echo qu'il y a une vingtaine d'annees. Et a ce propos, nos ecrivains du passe portent une certaine part de la responsabilite. II a manque a nombre 62 63 d'entre eux, surtout avant la guerre, le courage de reconnaitre qu'ils etaient Canadiens et de s'accepter tels. Certains, se considerant comme des exiles de luxe dans leur propre pays, meprisaient leurs compatriotes et n'aspi-raient qu'ä aller vivre ä Paris. Quelques-uns y sont alles. Qu'ont-ils produit lä-bas? Tous les peuples ont eu de ces ecrivains meconnus, qui dissimulaient sous un sou-rire meprisant leur impuissance ä creer. Si nos ecrivains veulent qu'on les lise et qu'on les suive, s'ils veulent s'imposer partout, ils doivent d'abord etre Canadiens. II est ridicule de penser que le talent a ete exclusivement departi ä un peuple plutot qu'ä un autre ou qu'on peut s'elever au-dessus de ses compatriotes en traversant 1'Atlantique. Vingt, trente dementis, en ces dernieres annees, repondent ä cet argument. Quant ä l'objection de la langue, elle n'est pas moins ridicule et les faits le prouvent. Les Americains sont aujourd'hui le peuple qui compte le plus grand nombre de grands ecrivains vivants; on les imite, on les traduit ä Paris. Et pourtant, les Americains n'ont pas invente 1'anglais. Le jour ou ils ont rompu avec 1'Angle-terre, ils ont considere la langue anglaise comme s'ils etaient les seuls ä la parier et ils ont cree. 11 en est de meme dans 1' Amerique du Sud, oü la litterature est plus vivante et plus feconde qu'en Espagne. Quelles objections trouvera-t-on encore pour nous decourager? Nos ecrivains sont traduits aux Etats-Unis et reedites en France. Et ces ecrivains sont les plus authentiquement canadiens. Ce sont ceux qui se sont acceptes et qui ont compris que tous nos regrets, tous nos efforts de denigrement ne nous ferons pas autres que nous sommes. Quant au milieu, est-il plus difficile pour nous de suivre de Montreal que de Paris, Joyce, un Irlandais; Kafka, un Tcheque; Dos Passos et Faulkner, des Americains, et Jean-Paul Sartre? Et ces ecrivains, ce n'est pas moi qui les ai choisis. Je les cite de la revue parisienne Les Lettres ou je les trouve sous la plume de Gaetan Picon qui ecrit textuellement: «Ceux qui donnent le ton au roman actuel (Joyce, Kafka, Dos Passos, Faulkner, Sartre)». Ces ecrivains qui donnent le ton au roman francais nous sont aussi accessibles qu'aux autres dans leur technique, la seule qu'un ecrivain peut emprunter a un autre. Nos ecrivains n'ont qu'a continuer comme ils ont commence. Ils n'ont qu'a etre canadiens et a chercher leur technique non dans un seul pays, ni a travers un seul pays, mais partout. A cette condition, ils garderont leur place dans la litterature universelle. C'est a nous, editeurs, qu'il appartient, comme aux ecrivains, de rendre le public conscient de cette force que represente, pour un peuple, une litterature autonome. Carrefour, 18 fevrier 1947 QUOI qu'EN DISENT ARAGON ET CaSSOU LES CANADIENS FRANCAIS NE SONT PAS DES TRAITRES M. Louis Aragon a publie, dans Les Lettres frangaises, sous le titre «La crise de l'esprit critique au Canada», un article maladroit et insultant pour les Canadiens francais. Le Canada, pays de douze millions d'habitants, dont un tiers sont d'origine francaise, est un pays bi-lingue et d'allegeance britannique qui, depuis 1763, n'est plus lie a la politique, a l'economie, ni a 1'evolution 64 ! 65 morale et philosophique de la France. Si les sources culturelles sont les memes jusqu'a la fin du XVIIF siecle, la filiation ne s'etend plus au-dela que sous forme d'emprunt. Des Francais qui nous connaissent ont constate ce fait, notamment M. Etienne Gilson qui ecri-vait dans Le Monde (6 Janvier 1946): La culture canadienne-frangaise ne doit qu'aux Canadiens francais de survivre et de fructifier. Ni empruntee ni parasite, et autrement que la noire, mais exactement au meme titre que la notre, elle est francaise de plein droit. Cela, tous les Canadiens le savent et, s'ils sont heureux de l'entendre repeter par un penseur comme M. Gilson, c'est qu'ils esperent que sa voix portera plus loin que leurs ceuvres dans cette France qu'ils aiment profondement, mais qui, on vient de le voir dans les articles de MM. Aragon et Cassou, ne nous comprend pas. Certains Francais qui vivent a Montreal ou a Quebec, nous entendant parler la meme langue, admirer leurs ecrivains, nous voyant lire leurs journaux et leurs revues, se croient dans une province francaise et sont surpris que nous ayons sur eux, sur leur politique, sur leur litterature, des jugements d'etrangers. Nous ne sommes pas des Francais; notre vie en Amerique, nos relations cordiales avec nos compatriotes de langue anglaise et les Americains, notre indepen-dance politique, nous ont faits differents. Nous sommes fiers d'etre canadiens. Dans ces conditions, tout en reconnaissant ce que nous devons a la culture francaise, nous ne pouvons partager toutes les passions des Frangais. Cependant, des le lendemain de la declaration de guerre, La Nou-velle Releve a publie un article oil tout notre groupe d'ecrivains disait sa foi dans la France. Apres le desastre, La Nouvelle Releve s'est rangee avec MM. Maritain, Bernanos et Laugier du cöte du general de Gaulle. Je ne mentionnerais pas ces faits, si MM. Cassou et Aragon ne laissaient entendre que nous avons defendu des trattres. Pendant toute la duree de la guerre, nous n'avons pas publie un seul ouvrage qui put le faire penser. Cependant, en avril 1946, j'ai cru devoir m'elever contre l'ostracisme dont M. Cassou et ses amis voulaient frap-per, meme au Canada, la discussion Iitteraire des ou-vrages d'ecrivains comme Henri Massis, Henry de Montherlant, Drieu La Rochelle et Leon Daudet. «La France, ai-je ecrit dans un article intitule "Pourquoi ces querelles" (avril 1946), a eu et garde toute notre Sympathie, mais nous devons refuser de suivre une partie des Frangais dans l'intolerance. la division, la haine... Tant que la France fut sous le joug allemand, la litterature de la resistance de 1'Interieur comme de l'exterieur, pour nous, avait un sens. C'etait la resistance ä l'ennemi. Elle n'etait pas l'expression d'un clan politique qui, quel que soit son merite, n'a pas une doctrine d'exportation. Ceux qui ont admire, avant la guerre, un Maurras, un Bainville, un Massis, etc., ne l'ont pas fait parce qu'ils revaient d'une restauration monar-chique dans un pays qui n'est pas le notre, mais parce qu'il se trouvait que ces ecrivains etaient d'eminents represen-tants de la pensee francaise. Qu'on le nie aujourd'hui ne change rien. Le fait que Maurras et les autres ont collabore ne change rien ä des oeuvres publiees avant 1940. Je suis d'autant plus ä l'aise pour parler de ces ecrivains que, personnellement, ä 1'exception de Daudet, je n'en admire aucun et que, politiquement, je me trouvai sur les questions de la guerre d'Espagne, du communisme, etc., dans le camp oppose.» 66 67 Je ne puis que repeter ce que j'ai ecrit au sujet des Allemands mais qui s'applique a tous ceux qui suivent leur exemple: «Bruler des livres ne sera jamais que l'aveu d'une impuissance, la reaction de barbares devant les choses de l'esprit.» L'amitie franco-canadienne ne peut etre au prix de 1'abdication de notre liberte de lire et de commenter les ouvrages francais, americains ou meme allemands. Tout en admirant les vertus civiques des ecrivains de la Resistance, nous refusons de reconnaitre du talent a ceux qui n'en ont pas. M. Aragon est partisan de l'autorite. Qu'il sache qu'il n'en a aucune sur nous. Si l'amitie franco-canadienne dependait de conditions comme celles qu'il veut nous imposer et auxquelles je doute que les Canadiens et les autres Francais souscrivent, nous de-vrions, a notre grand regret, y renoncer. Jusqu'ici, si penible que cela soit a ecrire, nous n'avons jamais compte pour la France qu'en temps de guerre. Nous voudrions qu'il en soit autrement, mais si nous offrons notre amitie sans condition, nous entendons bien n'en accepter aucune de MM. Aragon et Cassou. Le Canada, 17 mars 1947 Le courage de M. Aragon Dans la livraison du 7 fevrier de Lettres Frangaises, Louis Aragon donne un exemple eclatant de ce qu'il entend par l'honnetete intellectuelle, en «resumant» a 1'usage de ses lecteurs les articles que Berthelot Brunet et moi-meme avons publies le 23 et le 25 Janvier dans le journal Le Canada. II se defend avec passion d'etre un 68 écrivain engage, mais il se garde bien, pour continuer de tenir le beau role, de «résumer» l'essentiel de nos articles et de répondre á nos arguments. II n'a méme pas le courage — c'est une qualité dont il parle pourtant beaucoup — de regarder la question en homme. Au lieu ďarguments, au lieu de faits, il évoque, dans le ton des couplets pompiers de ses der-niers poěmes, les soldats canadiens morts pour la France. C'est bien typique d'Aragon, l'insulteur, de se cacher derriere des morts glorieux pour défendre sa position que tout le monde a depuis longtemps jugée. Ce sont des ecrivains comme Aragon, qui par le sentimentalisme inepte qu'ils rnélent á la discussion des choses littéraires, qui par leur empressement á monnayer en prestige et en autoritě leur role dans la Resistance, font se détourner d'une partie de la littérature francaise contemporaine les étrangers qui ont garde le sens des valeurs et pour qui la petite troupe des profiteurs de l'hero'isme ne sera jamais la France. Action Universitaire, mars 1947 Littérature autonome C'est le sort des polémiques prolongées de se grossir des passions qu'elles suscitent, au point de faire parfois oublier les idées qui en furent la cause. Tel est le cas de la polémique qui a éclaté, en février, entre La Nouvelle Reléve et Les Lettres Frangaises; qu'Aragon a reprise aprěs Jean Cassou et qui, aujourd'hui, dans les articles qui continuent de paraitre, n'a plus aucun rapport avec 1'autonomie de notre littérature ou la Uberte que revendi-quait La Nouvelle Reléve, pour nos éditeurs et nos critiques, de ne pas tenir compte des préjugés politiques 69