MAURICE CONSTANTTN-WEYER (1881-1964) Void la nature > Thiver, I'Quest canadierts dits par un voyageur franca is. Conslantin-Weyer a parcoum le Canada de 1904 a 1914, iorsqu'il quitte sa ferme numitobainc pour s'enroler dans l'arme'e francaise. Bless6t il redigeia ce qu'il nppdLcra son « £pop£e canadienne »' * Je suis la proie deja dechiree d'une vaste imihiiion. Celle de peindre le plus de fra^nents possible d'une vaste firesque cimndienne », dit-il dans sa preface a Cinq Eclats de silext ajoutant: « C'est dans cck paysages [de I'Ouest] que j'ai appris a surprendre^ un a un, plusieurs des DiuHiples aspects du rythme de la Vie et de la Mort » Constantin-Weyer a sign£ dnquante-cinq oeuvres; citons Vers VOuesi (1921), roman historique dont le Mros est le pere de Louis Riel, Cavelier deLa Salle (1927) et surtout Un homme ne penche sur son passe* (1928), roman qui lui valut le prix Goncourt et premier volet d'une trilogie (avec Napoleon et line corde sur ifabtme\ dans lequel le nrti-raicur, Mange, cherche a resoudre 1 'opposition entre la nature et la culture: i iik' dedoublai, m'etudiant moi-meme, comme un etre nouveau, soudain ren-umlre\ » UN HOMME SE PENCHE SUR SON PASSE Lpm Irnebres blanches* (Aprčs quelques armées d'une existence aventureuse dans les Prairies, le nar-rtitcur decide de s'établir sur une ferme; ses voisins sont la famille O'MoHoy ft un jeune Francois, Paul Durand. Mais ľhiver le rappelle dans le Nord, oü il f tu t la traite des fourrures. Paul Durand, qui aime ľ une des dewcfilles O'Mol-toy, Mttgd, demande ä ľaccompagner, parcequ'il a besain d*argent pour fonder un foyer. Au retour, les choses se gatent..,) piessai ľalíure,.. MaJgre* te froid intense qui gelait la neige, jusqu'ä l'ef-Ht«r cn celte fine poussiere, jusqu'ä la faire fíJtrer ä travers nies raqueties Mi»me de la fleur de blč qu'on tamise, je sentais une abondante transpiration lit* hiiigncr de son huile froide. Dans celte neige impalpable, —et pourtant «I jK-Miute h mes muscles — mes tongues raquettes ä la chippewayanne en-hni^iikĽni ďun bon pied. Derričre moí, mes chiens enfoncaient encore d'un -i- im pied dims mes foulčes. Au risque de dčsunir mon effort, je me retournai itliwkurs fols, Gmrugcux, lelus, volonlaircs et grognons, mes esclaves chiens llinloni u plcin Cp|JÍert leuns grands corps osscux inclines cn avant, Le toboganu atssiiil duvnnlage, commc s'íl eul gčml dt! (Void, Tout encapuchonné, la IUI tete basse, pour offrii le moins possible de chair nue aux lames aigues troid, Paul allongeait vaillamment ses enjambees, selon lc rythme de la quettc, — ce rythme que j'avais eu tant de peine a lui enseigner, et qu': avait enfin conquis. (Je souris en me rappelant ses premieres chutes.)... Tien« drait-il?... ... Une tache sombre, — moins sombre, sans doute, d'etre si loiniainc — surgit devant moi. C'6tait, a n'en point douter, un bois, c*est-a-dire uft abri... A n'en point douter? Voire! Un bois? ou un mirage?... Un mi... mi,.,, mi... mi... rage! Lex syllabes du mot danserent devant mes yeux, a m'efl donner le vertige. Ainsi s'abolissait le charme extraordinaire de ces palpitn Hons de la lumiere sur la neige, donl les caprices, d'ordinaire, m'aidaienn par leur beaute, a ignorer toute autre chose deplaisante, telle que le froid ou la fatigue. Mais les syllabes du mot « mirage » continuaient a danser, a tour* billormcr, ballerines d'une danse diabolique... Mi... mi... mi... mi... ra... raj a.,, ge... Mi... mi... mi... Et le vertige fit flechir mes genoux, si bien que j'eul a faire un effort de plus pour vaincre le terrible sortilege du mot. Un effort dfisespere" de volonte" me remit entre mes propres mains, Jo savais qu'il s'agissait de forcer encore un peu Failure. Alors je marcheraii plus rapidement que ie mot mi... Non, il ne fallait pas se laisser aller a li prononcer de nouveau, Je d£tournai mon attention sur la syllabe « rage »1 Oui! Rage! rage! rage! Cela formait un sens complet, et que je comprenalf parfaitement! Rage! Oui! Rage done! bfete traquee par la mort! Rage! Rage! Rage!... Puis, comme si ma volonte eftt portg ses fruits, le bois, tapi derriere unc colline de neige, se leva, et, accueillant, s'en vint a moi. Ce n'etait pas u; mirage. (Je pouvais desormais prononcer le mot, sans que dansassent les syl tabes.) Ce bois etait un bois, et nous l'aurions vite atteint. J'avais dfl ralentir sans m'en rendre compte, el le chien de tele mit ]■ paltc sur ma raquette, ce qui fut cause que je roulai par terre. Je fus vltd releve, et je me mis a secouer la neige qui me mordaii le cou et les oreillci( a I'endroit ou elle avait penetre- sous mon capuchon. Une piqfire aiguS 1 I'oreille droite. — N... de...! c'e"tait mon oreille droite qui gelait. Je la ftioi tionnai si fort, de ma main gantee du moufle de cuir, que les larmes m'en vinrenl aux yeux. Et!... N... de...! Le bois, la neige, tout disparut de ma vufcl J'avais les yeux gel6s... C'etait un accident qui m'etait deja arrive, et je savais qu'il ne fallait pas s'affoler. Cette cecity des neiges, e'est la reaction naturelle contrc In danse des couleurs et des points lumineux. Jamais elle n'avait dure chez moi plus de quelques minutes. J'etendis la main cn arriere, et je sentis la toison rude et henssec de givre du chien de t£te. II se laissa toucher. II e"tait plus caressant que nc li sont d'ordinaire ses congeneres. Ce n'etait pas beaucoup. Entendez par l| qu'il n'enlevait pas trots doigts de la main qui le flattait, et qu'il condesccndali' mfime h remuer le cylindre de poils qui lui servait de queue. Je passal ll main sur ses flancs; il haletait. Je sus aussi que tout l'attelage fatigue sVi.hi couche. J'appelai Paul. II me repondit d'une voix e"trangement loiniaine. C'etait cum me si ses paroles e"taient gel^es. Je lui criai que je venais de me sentir (vcugle', mais que cela n'avait rien de grave. — Venez jusqu'a moi, lui dis-je. Vous prendrez la tete, et je marcherai itirriere voire tralneau en le tenant par la main... — Mais moi aussi, je suis aveugle, gemit-il. Des que les traineaux se I Mini arretes, j'ai regarde devant moi, et e'est comme si la lumiere m 'avait I 1 rflki les yeux. — Ne bougez pas, criai-je, e'est moi qui vais aller vous chercher. Je reussis a faire demi-tour, non sans tomber, et, au risque de provoquer I mi coup de dent de la part d'un de mes cniens, je me guidai vers le traineau I mi moyen de leurs traits. Puis je touchai le tobbogan. Enfin je mis la main I uir quelque chose de vivant. C'etait Paul, ecroule" sur 1'arriere de mon trai-I nenu. II gemit doucement. Je l'invitai a faire un effort et a se remettre sur I pled. II y reussil, mais en me faisant tomber a mon tour. Et il me fallut quitter I [ties raquetles pour arriver k me relever. II me fallut, encore, toujours dans I Mile cecity, remettre mes raquettes. Autour de mes yeux, c'£taient les tene-I hits, mais des tinebres blanches, qui tourbillonnaient. Oui, des points de | lumiere dansaient, jusqu'a faire la nuit. Et cela 6tait vertigineux. — On' ullons-nous faire? gemit Paul. Je pensai que la premiere des choses a faire C'fitait de ne pas nous laisser geler sur place, et je dis qu'il fallait nous tenir I'un a 1'autre et essayer de marcher. Cela nous passerait bientot a l'un ou a I'milre, et tout iraitbien. Et je me mis a rire. Ce rire dut sonner effroyablement fmix, car Paul s'ecria: « Oh! ne riez pas comme cela! e'est lugubre! —Allons, venez, lui dis-je. Marchons pour ne pas geler sur place. II fait au moins I'lnqiianle au-dessous de zero.» Et je le pris par Ie bras. Nous ft mes quelques |nih, ct, naturellement, nous tombamcs, l'un et l'autrc. II fallut sc relever. Je | ncrchai le cote" comique de l'aventure, et, tandis que nous nous accrochions I'tm a 1'autre, je lui criai a I'oreille que je donnerais gros pour voir la tete ijiM! nous avions. Deux ivrognes n'ont jamais donne" spectacle plus risible. II I flic repondit aigremenl qu'il n'y avait pas de quoi plaisanter. Et moi, devenu I mihiiement furieux, je lui criai qu'un homme qui n'a pas l'6nergie de rire est tut homme qui ne merite pas de vivrfc. Je crois qu'il sanglota, ce qui redoubla inn I ureur. Je Ie secouai si brutalement, que nous roulames a terre de nouveau, I I'iin et l'autre. Je me relevai, mais lui refusa de se relever. « Eh bien, creve! Imbecile! lui criai-je, si tu n'as pas le cceur a la bonne place. » Pour moi, je nil' mis k marcher, tombant, me relevant, tombant encore, me relevant encore, t'm icux, endolori, me relevant pour la trentieme fois au moins, et ayant quitte mes raquettes pour y parvenir, j'enfoncai jusqu'a la poitrine dans de la neige Minis consistance. Je compris qu'un banc de neige s'Stait forme" la, et j'eus I 11 ii 11 i i ion que j'avais sans doute mieux a faire qu'a marcher comme un fou, «1.1 tomber comme un ivrogne. Rageur, j'agrandis de mes mains le trou que rivals fait en tombant. Puis, je me tapis au fond. La j'e"tais en quelque sorte prol cgc" par la neige, m^me du froid exteneur. Ce n'dtaif pas chaud, chaud, mills cependant, mon sang sufftrait a m'empecher de geler. Je portai toutes i«ii*s intentions a mes yeux. Me dcganlanl alteniativement l'une et l'autre muln, j'appliquai la paume sur mes paupicrcs, En mfime temps, je me 192 193 demandai ce qui valait mieux: etre aveugle ou etre manchot, par suite du gdi d'une main? Je decidai qu'il valait mieux elre manchot, jusqu'au moment oil les doigls de ma main gauche commencerent a devenir insensibles, el alori j'estimai qu'a tout prendre, mieux valait dtre aveugle. Je donnai immediate-' ment des soins a ma main, et, tandis que j'6tais occupe a y ramener le sang,, par des frictions, la vue me revint. Je ne sais pourquoi, j'eclatai d'un rire si strange, que je me fis peur a moi-m&ne. Etais-je devenu fou? Je cherchal une discipline, Je la trouvai en me repliant a moi-meme le d£but de la pre*; miere eglogue. Ainsi, par un ricochet inattendu, a vingt siecles de distance, et a travers des millions de kilometres, Virgile, chantre d'un pays de soleil, sauvait ma raison au pays du froid... Un instant j'en fus loin. Puis je songeal a Paul. Hors de mon trou de neige, le froid m'assaillit de nouveau. Cette transpiration figee m'enveloppait maintenant d'un lourd vetement de plomb glace* Ce froid m'6tait lourd a porter. Lourd aux epaules, lourd aux reins, lourd au* jambes. Cependant, apres que j'eus chauss£ mes raquettes a mes mocassins, ma volonte meme m'allegea d'une partie de ce poids. Un mouvement del epaules, un mouvement des reins rejeterent le plus pesant du lourd fardeau. Seules les jambes demeurerent genres par le lourd boulet du froid. Cependant, il fallait s'evader de toute cette misere. (Et je jurai, une fois de plus, on serment que je n'avais jamais pu tenir: qu'on ne m'y reprendrait plus.) Les mains en abat-jour, je scrutai rimmenstte" de la prairie neigeuse. Je m'efforcai d'abord de la voir toute blanche. Je savais ddsormais ce qu'il en coutait de s'amuser des jeux de la lumiere sur la neige. — « C'est tant de splendeur qui m'a £bloui», me dis-je. Et volontaire, renoncant, ob£ig-sant a ce voeu de pauvrete visuelle, je de*couvris un horizon decolore* par 1« froid. Un horizon egal et miserable. Un horizon sans mirage. Sans mi... mi.,^ mi... rage! Lentement je pivotai sur moi-meme. Et le soleil baissait, baissait.,* Loin vers Pest, — beaucoup plus loin que le boul de mon ombre formidable, — il y avait une tache grise... C'etaient les chiens et les tratneaux... Ou etait Paul? Oui, ou diable etoit-il? J'allai vers cette tache. En chemin, je recoupai d'abord les courbes enchevetrees de ma trace, Puis je tombai sur notre double trace... Je la suivis... Que de fois nous 6tiont tombes! Quoi? tant que cela? Je remis sur pied un corps insensible — mais non mort — enfoui dang la neige. Secou6 rudement, il gemit. Je le chargeai sur mes epaules. (Dleul que j'enfoncais dans cette neige!)... Oui... marcher... marcher vers les Iral* neaux... Ne pas pleurer parce qu'on a mal et froid (et trop chaud en memo temps)... Arriver! oui! arriver!... Aux tratneaux, je decouvris cette bouteille de whisky que je savais ou trouver... Une goutte entre ces dents, desserre"es a grand peine... Et moil... et moi!... Que de volonte de"pensee a me le refuser a moi-meme. Merci! si mon corps, cette brute! desirail boire, au risque d'en mourir, mon esprit savail, lui, comment une simple gorgee d'alcool fauche les jambes d'un homme fatigue. Non! temperant jusqu'au bout... Et fort... et jeune... Je vainquis U brute! J'enveloppai Paul Durand dans toutes les couvertures. La tete aussi!... Puis dechargeant son tratneau, je 1'y couchai. Et allegeant aussi le mien... En route vers le bois... Vers le bois?... Ou etait-il? ah! oui, la-bas! Encore loin... Je soupirai.. Un avare naqutt en moi, tandis que je partais. Je ne pouvais m'empecher de lourner la l6te vers ce monticule de neige surmonte' des raquettes de Paul Durand ou e"tait notre fortune... Mais j'atteignis le bois, et je pus allumer un feu. Demain! oui, demain seulement, apres le repos, j'irais chercher les four-rures. * * * Le feu allume\ il me fallait manger. Ma vie, et sans doute bien plus encore celle de mon compagnon, dependaient de mon egoi'sme total. Farou-chement total« Ne t'occupe pas de ton compagnon. Mange le bon pemmican achete aux sauvages. Enfourne dans ton poele interieur ce combustible onc-lueux et gras Fais craquer sous la dent, mache ces fruits dessech.es, que la main prevoyante d'une squaw a melanges a la graisse et a la viande sechee crue et pilee, et qui te preserveront du scorbut! » Mais, rassaste, je pris la hache el j'abattis en six minutes assez de perches pour former un auvent sur t'endroit d^pouille" de neige par moi, et qu'attiedissait le feu... Les robes les couvertures dressees comme une tente... Dieu merci! je ramenais ici de qua-rante degre"s, la temperature exterieure... Garcon de hammam en mocassins brodes, en chemise sale, je frictionnai le corps maigre etdesesp^rement pouil-leux de Durand... Cette nudite" &ique et sale au milieu de tant de neige im-maculee!... Dieu merci! il revivait et je le rhabillai... Quelques gorgles de ihe" chaud le transmuerent de nouveau en un fitre vivant... M6me p§le et iiveugle encore, il eut un beau sourire, et ses premieres paroles furent pour me dire: « On reverra Magd! » J'avais pour le moment d'autres choses a (aire qu'a rever. J'aime rSver. Mais je tiens a realtser mon reVe. Aucun reve n'etait de"sormais realisable, ni pour lui, — pauvre remorque attachee a ma machine! — ni pour moi, si je ne jouais pas jusqu'au bout le jeu de Invasion! I in consequence, je changeai de linge, et je profitai de ma nudite frissonnante |wur me frictionner de whisky. Une demi-bouteille y passa. Mais cela, c'6tait I'cxterieur. Puis je r^flechis, en surveillant le calme sommeil de Paul... Moi, pcrsonnage parfaitement neuf! j'adorais et je nourrissais le dieu du Feu! II riipondait a ma devotion en assouplissant mes membres. Reposant tout atteles dans leurs traits, mes chiens, ancrcs aux traineaux, renversaient, me ren-voyaient, de leurs yeux de loups, des fragments d'etincelles. Deja le bivouac tic Grand Nord reprenait son charme,,. Je passai une partie de la nuit ainsi, sans dormir. Le the, la pipe et le pemmican altcrnaicnt pour envoyer a ma vie des aliments que mon sang, serviteur fidele, pompait sans murmurer et dirigeait avec intelligence a leur place assignee. Ici le (he\ la la graisse, cl la, cette fois, vers le cerveau, la voluplc* du (abac... Mais jc nc pourrnls pas songcr a dormir plus de deux 194 195