Nous ne nous sommes sentis « chez nous », pendant longtemps, que dans la grande maison de la famille Fontaine. Les tours crénelées de leur demeure victo-ríenne s'élevaient entre une vitríne sale, oü gisait depuis longtemps un amoncellement de calculatrices usagées, et le hublot en trompe-ľoeil ďune créperie. De grosses lettres dorées, sur velours noir, vissées au-dessus ďune porte de chene věrni, annoncaient modestement : le Palais des nains ! Leur logis était ouvert aux passants curieux. La famille Fontaine (c'était leur nom veritable, U y avait des nains canadiens-francais! bien que ľon se deman-dät parfois s'ils n'étaient pas américains, avec ce talent fabuleux qu'ils déployaient pour le spectacle), le pere nain, la mere naine et les enfants menus acceptaient comme allant de soi que ľhérédité leur avait joué un vilain tour. lis gagnaient leur vie, impassibles, avec ce défaut de structure. Iis assumaient leur programme génétique. La premiere fois que Marie Lalonde et Alain-Auguste nous ameněrent au Palais des nains, nous 77 les tetes a papineau fümes saisis d'un sentiment de viol : qu'avaient ä faire ]ä tous ces grants strangers qui, pour vingt sous, bousculaient les minuscules meubles fabriqu6s sur mesure ? Les tableaux etaient accroches ä hauteur de handle, les plafonds trop hauts ecrasaient nos guides, et le pas lourd de nos parents 6voquait celui des ogres de la forfit. « C'est interessant, non ? » disait maman qui poin-tait sa frimousse rousse dans tous les racoins. Bebee dormait dans le hamac du camion stationnd tout ä cötö. Nous nous laissämes trafner du salon lilliputien ä la salle ä manger minimale, puis la visite se poursuivit du cöte des chambres oü jouaient les enfants Fontaine qui nous regardfcrent avec Sympathie. Nous etions, sans aucun doute, plus monstrueux qu'eux. Nous n'avions pas encore appris ä nous servir avec noblesse de nos deux tetes que nous trouvions trbs lourdes ä porter, ä mesure qu'avancait la journee. Mme Fontaine nous invita ä revenir. Nous primes goüt ä ce lieu, nous aimions jouer avec des adultes qui ressemblaient ä des enfants, sans en £tre. Les Fontaine elevaient des couleuvres dans des cages en verre. C'etait notre cadeau favori. Nous leur en apportions ä la moindre occasion, des brunes et jaunes, avec une bonne tete plate et une infatigable langue fourchue. « A.A. » attrapait les plus grosses dans les jardins du fröre Marie Victorin. Quand nos parents voulaient aller au cinema, ou rester seuls pour ce que Ton sait, ils nous deposaient au Palais oü les visiteurs se pressaient pour nous voir. Cela ne pouvait nuire au commerce. Les Fontaine ne les tétes a papineau deviendraient jamais millionnaires á vendre des billets ou donner des spectacles de lutte sous des noms d'emprunt! Et puis avec Bébee, c'etait trois bouches de plus á table. Ils avaient done fabriqué une affi-chette de bois qu'ils accrochaient á la grande : « En visíte aujourďhui : les Tétes á Papineau. » Nous obtenions un certain suecés. M. Fontaine nous expliquait que dans la vie tout est question de style. Nos deux tétes nous měneraient aussi loin que nous voulions aller, disait-il. Un manchot n'est pas un bidextre. On se bat avec ce que Ton a. L'avenir des difformes était pour lui une question de fond. Mais á quatre ans nous ne saisissions pas toutes les nuances de son discours. Nous nous sentions en confiance parmi « les n6tres ». Ah! Dévaier un trottoir sur un tricycle, une téte au-dessus de chaque poignée, le front baissé, et gagner les vingt-quatre heures du Plateau! Francois imitait á merveille le bruit des pétarades, Charles celui des sirenes. Nous étions célěbres dans les ruelles, mais la plupart des meres nous tenaient a distance. Comme si nous allions contaminer leurs rejetons. 11 suffisait que Ton s'approche ďun carré de sable pour que les mémés, comme des moineaux, s'envolent. Nous étions, avec les trois nains, la terreur des amoureux dans les buissons. Nous avons continue de croitre. L'annee suivante, nous dépassions déjá les petits Fontaine de nos deux tétes. « L'enfance des monstres n'est jamais une sinecure », éerivit le Dr Bonvouloir dans la Vie double; « et ils en sont toujours profondément marqués. 78 79 ŕ les tétes a pap1neau r f r - t -v* j Meurtris. Car non seulement doivent-ils s'ajuster ä un environnement oú ils ne se retrouvent pas du tout, mais encore leurs parents et leurs amis font des efforts, qui ne leur échappent pas, pour s'adapter ä leurs malformations. Ils savent qu'ils ne sont pas de ce monde. » Et puis tout 5a était, pour ainsi dire, inevitable ! Quelques centaines de families franchises á ľorigine, on couche ensemble cousins cousines pendant les longs hivers québécois et voilä six millions de descendants quelques siécles plus tard. Descendants. « C'est qu'on s'aimait par chez nous. On se láchait pas. On se tétait les oreilles en famílie », dit Charles que toute evocation ancestrale fait frémir. « C'est tout de méme ainsi », répondit Francois, « que nous avons conserve nos traditions, notre langue, notre foi, nos chansons et nos chromosomes. Chrysostome! » C'est ainsi que le Dr Bonvouloir a dénombré dans nos families plus de deux cents maladies de dégénéres-cence. Comme chez les Juifs orthodoxes. II n'y a pas que la luetic qui colic. Les squelettes se soudent, les reins ne reignent plus, les peaux des cuisses devien-nent diaphanes. Du côté de la Riviére-du-Loup, chez les descendants des Trois-Pistoles, on hérite parfois de paupieres si lourdes qu'elles se ferment de maniere inattendue au beau milieu d'un regard, sans prévenir. Ces gens naissent avec des membranes qui n'ont pas le tonus musculaire nécessaire pour se tenir comme des paupieres. C'est ce que M. Fontaine appelait « les richesses les tétes a papine au naturelles infinies de la province québécoise ». U citait notre taute des Tröis-Pistoles, Margot Leblond dite Pasdfesses qui a mis au point, avec le plombier du village, des lunettes ä béquille. Ce sont des verres optiques retenus par quatre pointes qui pincent la membrane pour que la paupiěre ne vienne pas recou-vrir inopinément le globe de 1'ceil. Une pointe de génie! « Grace aux lunettes ä béquille tous ces descendants de marins aux yeux ensablés peuvent mainte-nant contempler ä volonte la mer infinie. » Ou la television. II n'y a pas que les luettes, les paupieres, les squelettes. Nous sommes assez riches pour occuper des milliers de congrěs médi ca ux. Et tout cela est disponible, dejä, sur ordinateur. C'est maman qui, pour le Dr Bonvouloir et l'Institut canadien de recher-ches en génétique, a con$u le projet. En épuisant les registres des paroisses, depuis 1625, routes les lignées sont inscrites, les naissances, les manages, et les causes de décěs. Sur disque magnétique. Les agences matrimoniales peuvent désormais vous offrir des rencontres plus ou moins cardiaques, cancérigěnes, ou steriles. C'est au programme. A la seule Malbaie, au pied des pentes gazonnées oü dorment 1'été venu les millionnaires, le Quebec entretient un plein höpital de mongoliens aux yeux brides! Une promesse ďélection, Thopital. Chacun des patients est affublé d'un chromosome de trop. Nous sommes riches! « C'est trop dröle », dit Charles, « un plein bateau 80 81 LES TETES A PAPtNEAU d'Stres humains rates, visa le noir, tua le blanc, des centaines de Canadiens francos qu'il faudrait recom-mencer! Presentez-nous votre mere ! Nous vous pr£-senterons ta ndtrej^» La nötre, Maman a toujours assume, aux yeux des strangers, la responsabilite de notre etat. Nous nous serions döcouragös cent fois si eile n'avait 6t6 aussi exigeante des les premiers mois. Elle nous a tout appris de la lutte pour la survie, cependant que « A.A. » chantait au volant, une main distraite pos6e sur le klaxon. Marie Lalonde n'a jamais manage" ses peines. Elle s'etait repuie au d£but d'habiter un home sur quatre roues. Mais vint Phiver. Le sei et le vent. Elle en avait jusque-lä du camping. D'ailleurs, si elle n'aspirait pas ä aspirer des tapis, eile rßvait de mettre au moins pied sur la terre ferme. Le roulis lui retournait l'estomac. C'est alors que les Fontaine convainquirent « A.A. » de troquer son camion contre quelque chose de plus stable. Avec un ami, photographe au journal, « A.A. », pour se faire du capital, concut un calen-drier en quadrichromie. Douze photographies des Tetes pour autant de mois. En juillet cornet de creme glacöe, leche par deux langues voraces. Et le reste. Notre album de famille, chef-d'oeuvre des cuisines, fut vendu aux Epiciers associes pour Tann£e mille neuf cent soixante. Et c'est ainsi qu'un jour papa coupa les gaz devant une petite maison verte aux volets roses, en bordure du Majestueux. M. Fontaine connaissait les lieux. II etait manager des spectacles sur la place du village. Tombolas, lutte et cirques. Ces 6t6s-lä nous n'avions pas de repos jusqu'ä 82 LES TETES A PAPINEAU /if'' TarrivSe du Racine Greater Show qui plantait ses tentes devant T'eglise du village, pres de la route du nord. Les maneges s'illuminaient des le.premier jour, en fin d'aprfes-midi, ä l'heure des ephemeres. La foire, au d£but, attirait garconnets et fillettes, puis les amoureux et, apres le chapelet, les parents endiman-ches. Cela nous accordait une semaine entiere pour renouer connaissance avec la femme caoutchouc dont les os geiatineux permettaient des acrobaties impres-sionnantes; elle pouvait se glisser dans les tresses d'une chaise d'osier, s'enfermer dans un bocal de confiture, se cacher sous notre chemise. Elle acceptait avec joie que Ton joue ä la balle avec tout son corps replie en boule docile. Nous philosophions le matin venu avec l'homme serpent affubie d'une maladie de peau horrible (c'etait un intellectuel dont le corps entier se recouvrait d'ecailles dfcs qu'il sentait venir l'angoisse). />" f" Nous cherchions avidement notre place parmi les monstres. Ceux du Racine Greater Show etaient gentils avec nous, M. Fontaine nous avait introduits, nous etions en quelque sorte un parent eioigne, une maniere de cousin(s), la grand-more obese nous couchait sur son sein. Elle pesait deux cent dix kilos; on la roulait, ses jambes ne pouvaient la porter. A elle seule elle devorait une poche de jjatates par jour, pour se tenir en forme. Nous l'aidions ä les eplucher. Elle chantait en travaillant. Quelle voix ! La täte a Charles, la täte ä Francois, en duo avec m£mere Tonneau! M. Racine nous permettait de contempler plus souvent qu'ä notre tour, dans Farriere-boutique de la 83 les tetes a papineau les tetes a papineau roulotte bleue, sur les genoux de l'homme tataue, les bocaux d'avortons noyes dans le formol, nom usuel de 1'aldehyde formique, mais que le temps avait rendu visqueux et colore de diverses facons. Chacun conte-nait un etre humain a l'etat embryonnaire, an-bri-yo-nere, avec des protubdrances etranges, des siamois par exemple, relies par les omoplates, morts d'une intervention chirurgicale prematuree. Petits freres! Petites sceurs! lis etaient laids! Horribles! lis nous donnaient la chair de poule! Cette mousse verdatre sur les os! Nous nous imaginions facilement dans un pot, recroquevilles sur nous-memes, ratatines, nos deux tetes aux yeux fermes pour toujours. Pour oublier nous allions ensuite jouer dans le pare avec l'enfant gorille, un petit Himalayen poilu qui savait rire et faire des acrobaties lunaires. Une famille d'albinos, originaire de la Beauce, proposa, a I'occasion de l'une des visites du Racine Greater Show, de nous adopter, la tete a Charles, la tete a Francois. Nos parents refuserent poliment. lis avaient pour nous de I'ambition. On nous voulait pour d'autres cirques. Nous ne sommes jamais partis avec le Racine Greater Show. Charles le regrette encore. — Qu'est-ce que cela aurait change ? demande Francois. — Nous serious devenus des nomades, nous aurions parcouru I'Amerique sans frontieres, i'hiver au Mexique, le printemps en Louisiane, l'ete au Qu6bec et 1'automne en Floride. On nous aurait pris pour ce que nous 6tions, des monstres sans attaches. Nous aurions habite une maison mobile a laquelle nous n'aurions jamais enleve les roues! Mais il etait ecrit que nous ferions notre chemin chez les unic6phales. « Les tetes! Les tetes! » criaient les enfants en mimant la peur. Puis ils s'habituaient a notre presence et nous acceptaient dans leurs jeux. Jamais une equipe de baseball n'avait eu de lanceur etoile aussi imprevisible. Charles se sp6cialisait dans les effets rotatifs. Francois offrait des balles plongean-tes a faire damner un franciscain. Jamais le batteur ne savait d'oil lui viendrait le lancer. Personne ne nous contrait sur les buts : nous avions « des yeux tout autour de la t6te ». Nous valions deux joueurs. « Mais vous n'avez qu'un seul cceur », nous reprochait l'au-mdnier qui arbitrait les parties. On ne peut pas tout avoir. Avoir. II n'y a jamais eu beaucoup d'intolerance a notre egard. A peine des complications. Des discussions. Les Canadiens-francais dtaient doux. Or nous posions de serieux problemes a tout le monde. A la caissiere du cinema de la paroisse par exemple. Elle tenait absolument a nous faire payer deux tickets. Charles se mettait chaque fois en colere. — Ce que vous nous vendez e'est une place assise dans votre sous-sol d'eglise, non ? — Oui, mais vous etes deux. — On ne peut pas s'asseoir sur deux chaises ! — Vous etes deux spectateurs. 2v 84 85 les tétes a papineau — Je vous promets qu'un seul regardera. L/autre fermera les yeux. — Bon, Dans ce cas. » Un peuple doux. A la Campagne nous étions ä ľabri des curieux. Maman reconstruisait notre univers, au rythme des confitures, de fraises, de framboises, de péches au sirop, d'oranges en marmeláde. II y avait toujours, au fond de la salle ä díner, une table placée en retrait, fragile sur ses partes comme une girafe naissante, sur laquelle deux mille cinq cents morceaux découpés comme autant de protozoaires attendaient qu'on les réunisse par leurs appendices. Chaque membre de la famille, ä tour de rôle, venaít trier un peu d'azur, situer quelques nuages, construire un bout de riviére. Le casse-téte prenait des formes bizarres. Aprés quelques semaines un morceau double ä ľaréte droite permettait enfin de réconcilier le ciel et la terre. Et voilä que ľimage offraít ä nos regards émerveil-lés la reproduction fidéle, magntfiée, agrandie, du paysage illustre! Certaines fois, glissant le puzzle entre deux vitres, nous ľaccrochions au mur du salon. N'était-ce pas la preuve que nous avions refait le monde? Mais aussi qu'il pouvait se défaire, ä tout instant, en deux mille cinq cents morceaux? C'est papa qui achetait lui-mSme les casse-téte, notre jeu favori. A cette époque la plupart des paysages des Jig-Saw Puzzle se divisaient en trois categories : montagnes suisses dont quelques pics enneigés se perdaient pármi les cumulus accumulés; 86 les tétes a papineau berges de rivieres anglaises herbues on paissaient gras de paisibles troupeaux ; ou encore scenes d6sertiques et rouges aux confins des prairies americaines. Ce sont ces dernieres images qu'affectionnait particulierement « A.A. ». Quand il s'agissait de paysages am£ricains papa ne s'approchait jamais de la table chambranlante sans s'Stre ceint les reins de ses revolvers nacre's. II portait aussi, 6cras6 sur I'occiput, un chapeau de cow-boy en feutre mou. Debout, les jambes 16gerement Scarries, « A. A. » deplapait les morceaux du puzzle du bout du canon de Tun de ses Colt. Pour r6ussir a repSrer la bonne piece du casse-tSte il fouillait l'horizon de ses yeux bleus, il 6coutait le vent, il entendait certaine-merit hennir au loin des chevaux sauvages. Pendant qu'il attaquait le jeu, sa mere, memee Papinette, se bergait pres de la grande fenStre en marmonnant des noms d'amis morts au champ d'hon-neur de la vieillesse. Elle se fichait eperdument des progrfes du puzzle : elle se sentait trop vieille pour jouer a recoller une image que des imbeciles quelque part avaient decouple en deux mille cinq cents morceaux. Absurde. De toute maniere elle ne desirait plus qu'une seule chose : mourir. Mais elle craignait qu'on lui ait deja vol6 sa mort. Les m£decins ne lui avaient-ils pas introduit un stimulateur cardiaque dans la poitrine, pour « regulariser » les battements de son cceur? Elle savait que l'61ectricit6 dtait une 6nergie moderne, elle Tavait vue arriver dans son village, d'un poteau a Tautre, pour ne plus jamais repartir. A tous les visiteurs qui s'informaient de sa sant6 elle 87 les tetes a papineau les tetes a papineau repondait inexorablement : « Dites-leur que je suis trop vieiüe ! Ecrivez ä votre depute" pour moi, je vous en prie! Je sais qu'ils d£pensent des milliards pour creuser des rivieres et construire des barrages. lis ne veulent pas que je manque d'61ectricite (eile pointait 1'index vers le stimulateur).,. mais ils n'ont aucun besoin de continuer ces travaux gigantesques. Pas pour une petite femme comme moi! » « A.A, » appelait affectueusement sa mere Britty. Elle 6tait n£e dans le Colorado aux USA de parents canadiens-francais qui n'avaient pu s'adapter. Reve-nus au pays quand eile avait six ans, ils s'etaient remis ä cultiver leurs arpents enneiges sans mot dire. Parfois, quand « A.A. » avait rapidement röussi ä assembler cinq ou six morceaux de puzzle particuliere-ment difficiles, il dögainait et de joie tirait un coup dans le plafond. Chaque fois grand-mere sursautait comme si, perdue dans son cauchemar hydro-61ectri-que, eile avait cru entendre des pans de rocher sauter ä la dynamite. Britty souffrait d'insomnies. Elle pre-nait les nouvelles des chantiers du Grand Nord ä cceur. Les morts et les degr6s sous zero. Le progres des travaux. Les greves sauvages, les lock-out impre"-vus, C'6tait devenu, entre l'eau et la lumifcre, quelque chose de personnel. Personnel. Britty nous aimait d'un amour tendre. Mais eile ne venait passer que quelques semaines V6t6 avec nous. Le reste de ses jours eile retournait chez une cousine au Colorado oü eile frequentait les eaux thermales. La premiere fois eile avait hesit6 ä mettre 1'orteil dans la source, de peur de s'&ectrocuter. Elle ötait si vieille r> que sa t6te n'etait pas plus grosse que 1'une des notres. Maman a fait de nous une photo trfcs drdle le dernier 6t6 oCi P electricity a garde" Britty en marche. On y voit trois pommes ratatinees par-dessus la cloture de cedre. Ratatinees entre des fleurs soleils. Elle etait si vieille! Elle avait vu, un jour a Chicago, le general Tom Thums du mus£e itinerant de M. Barnum! Debout sur une chaise, le general ressemblait, disait-elle, a une poupee. II pesait huit kilos, mesurait vingt-huit pouces. Ne en 1832, le general 6tait devenu le castf-de nanisme le plus celebre du monde. Charles et Francois passaient des heures a contem-pier cette petite femme rabougrie qui leur paraissait si errange! « A.A. » affirmait a tout venant que, du jour oh elle avait fait l'amour avec le general Tom Thums, Britty s'etait mise a rapetisser. — Mais comment aurais-je pu, « A.A. » ? Tdtais trop jeune, tu le sais bien, repondait-elle. — Nana! Tu fonctionnais deja a 1'electricity, c'est bien connu ! Britty riait aux 6clats, entre ses gencives molles. Elle oubliait ses fausses dents partout dans la maison. Maman y mettait une fleur quand elle les trouvait quelque part. B6bee parfois cachait le dentier dans la gueule vide de sa poupee en guenille. « Je suis comme votre puzzle! » lan$ait Britty, « il me manque des morceaux! » Quand elle est morte, et qu'ils eurent mis en terre toutes ses pieces, le notaire nous apprit que « A.A. » heritait d'un bout de desert au Colorado. II n'a jamais voulu y aller voir ou le vendre aux huileux qui Pont 88 89 ies tetes a papineau vingt fois sollicite\ « A.A. » est tetu et ne veut rien savoir. Mais les chevaliers d'industrie s'en fichent, semble-t-il, ils ont trouv6 une facon de pomper la m£lasse depuis les terrains avoisinants, par en des-sous. Maman croit qu'un jour le desert va imploser, * Ouand nous sommes retoumds sur les lieux de notre enfance le long des rives du fleuve, tout nous est apparu plus triste, plus delabre\ plus miserable que le souvenir que nous en avions. M6me les nains peuvent rapetisser.