Les Aveugles * Introduction it Aveugles, ces merveilleux Aveugles, ont encore fortifié mon tasme pour ce jeune poete qui est véritablement le poete de ce temps », Octave Mirbeau (26 septembre 1890). De fait, dans cette , Maeterlinck a mis au point sa technique dramatique. D'en-de jeu, la clef du probléme est donnée. Le spectateur sait que nie des aveugles est vaine, car, děs le lever du rideau, son atten-.1 rte dirígée sur la silhouette du prétre, mortellement immo-Ce faisant, toute possibilité de progression est écartée. Nous :es confrontés ä un etat de fait, d'oü il n'est aucune issue. Le mouvement du drame consiste en ce que les aveugles réalisent hut s'est passé á leur insu: la disparities de leur guide qui signi-mplicitement la certitude de leur mort. piece est originale en ce qu'elle a été construite sur le prin-de la reduction. Le dramaturge n'a garde que le point cul-nt de 1'événement oú, dans sa nudité, «des destinies innocentes mihi üvrees ä une mort indifferente et inexorable, aveugle» («Pré-» au Theatre de 1901). Dans cette perspective, la préhistoire du ~e n'est évoquée, au cours de la piece, que par allusions. Cest ment au lil du dialogue ä batons rompus que nous appren- et Aveugles furent i ires Ic 10 decembre 1891. a Paris, grace a Paul Fort et a M*oe. La piece fut accueillie favorablement. Comme L'Intruse, Les Aveugles j traduits. outre en anglais, tcheque, russe et italien. en danois et en polonais. etc symboliste russe Annenski traduisit La Aveugles en 1908. On note comme L'Intruse un regain d'interet depuis 1980 pour Les Aveugtes qui furent 1'objet usieurs representations en France, par la Deuxieme Compagnie des Montagnes et, dans une mise en scene d'Andre Riquier. indications ont etc foumies par Claude De Greve, Robert Frickx et Raymond -nt in: Isttirs franfaises de Belgtque, Dictionnain des CEuvns, Tome iii, Le Theatre, i direction de Marcel De Greve, p. 131-154. 734 Maurice Maeterlinck Introduction 735 drons que la personne attendue est un vieux prétre, qu'il d'un groupe d'aveugles guides par celui-ci, lui-měme mal vo que ces aveugles habitent un hospice; qu'ils se trouvent smile ; qu'ils ont peur d'etre abandonnés et que l'angoisse ne de croitre en eux... La trouvaille ici, c'est encore le motif de la cécité. Comme i son ceuvre de jeunesse, Le Massacre des Innocents1, Maeterll renoue avec la tradition picturale fiamande en transposant La I bole des Aveugles, peinte par Breughel. II s'agit lá, á coup sur, d'un geste identitaire, du moins d'un signe culturel, á travers lequ Maeterlinck marque son appartenance á la sensibilitě fiamande. outre, le motif de la cécité se prétait admirablement á la ré tion d'un «drame statique». Quel état pouvait mieux que la cé prise ici á l'inverse de L'Intruse dans son acception strictemenťj siologique, figurer la dépersonnalisation de la creature hu C'est le sens qu'il faut donner á la métaphore: "Nous av táter les murs et les fenétres, nous ne savons pas oil nous vivons. » I La cécité offrait par ailleurs á Maeterlinck 1'opportunité d'ii duire la notion de cloture, dont la lecture du mystique Ruysbr lui avait laissé pressentir les virtualités, á la fois d'ordre poétiqv philosophique. En établissant un rapport ďanalogie entre la i et l'isolement des aveugles sur l'ile, soit entre l'enfermement sique, géographique et psychologique, le dramaturge a fait double. II n'est pas exagéré de dire qu'il a realise la quintes du «drame statique». Le dehors et le dedans, le cloisonnement^ rial et la cloture intérieure, se répondent mutuellement, s'ii changent dans une equation parfaite. Cloture, representee d'ailfl sous deux aspects contradictoires et complémentaires á la fois; loureuse et tragique, mais aussi sécurisante. C'est ce cóté de fermement rassurant que le deuxiěme aveugle évoque á prop 1'hospice dans cette image: -On y est á I'abri des murailles», -On ne pent pas sortir. II n'y a nen á craindre quand la porte esti ' Paru dans La PUiadt, mai 1886, n° S. sous la signature de Mooris Maen L'auteur insiste sur son origine flamande. * D'apres les travaux de Joseph Hanse et les informations apportees par 1 O.J. Van Nuffel, Ruysbroeck a *te lu par Maeterlinck des la fin de I'annee 18 reporter a l'arucle de J. Hanse, - De Ruysbroeck aux Serres chaudes*, in: ' nam at Maurice Maeterlinck (1862-1962), Palais des Academies, Bruxelles, 1964. Le corollaire de la mise en ceuvre d'un «theatre statique», c'est bouleversement radical de l'ecriture. A la demarche dialectique ilu discours traditionnel, a la parole-acte, Maeterlinck substitue un Jogue fortement interiorise et metaphorique. Peter Szondi a bien la veritable motivation de ce type de «dialogue du second egre». «La repartition en plusieurs repliques», remarque-t-il, «ne Drrespond pas a une conversation dans un veritable drame, elle iflete seulement le chatoiement nerveux de l'incertitude. »' L'idee Maeterlinck, c'est en effet d'avoir transpose et applique a la dra-iturgie le constat relatif a 1'experience de l'ecriture chez le mys-que, celui de I'inadequation de langage et des mots a exprimer vie profonde de l'etre. Le 'dialogue inutile* prend ses racines ns une postulation qui va a rebours des criteres de clarte et de Dmprehension. II est la courroie de transmission du theatre sta-que. II n'est plus elabore pour faire progresser Taction, mais pour gerer l'indefinissable. A l'epoque ou triomphait le vaudeville, la reflexion de Charles .in Lerberghe a propos de la piece qui lui fut dediee par Mae-brlinck, son ami d'enfance, ne saurait surprendre: « C'est la piece Maeterlinck qui eut et aura toujours le moins de succes au lii'.m <•. C'est une piece ecrite pour moi et pour quelques-uns, tres ires, qui pensaient comme moi.» (Lettre a Emile Lecomte, 23 iiillet 1904). En avance de plusieurs decennies sur l'horizon d'at-Inte du spectateur des annees 90, la triologie du drame statique 1 pouvait esperer trouver audience au-dela d'un petit cercle d'ini-Mtt. Sa reception en fut d'autant plus determinante au plan de "'histoire de la dramaturgic europeenne. II n'est pas peu significa-V que la piece Le Marin (1913) de Fernando Pessoa soit sortie I'une competition: le dramaturge portugais estimait pouvoir faire iiiriiv que Maeterlinck dans Les Aveugles. A sa propre piece, il '»nna la designation de "drama estatico»*. P. G. [• Peter Szondi, Throne du drame modern* (1956), traduction francaise L'Age omme, p. 51. * Cf. a ce sujet Fernando Pessoa, Poema aoteriaues, Message, Le Marin, presentes r Yvette Centeno, P. Quillier et Teresa Rita Lopes, Christian Bourgois Edit., Paris, Les Aveugles 739 Personnages Le Pretre Trois Aveugles-nes Le plus vieil Aveugle Le cinquieme Aveugle Le sixieme Aveugle Trois vieilles Aveugles en priere La plus vieille Aveugle Une jeune Aveugle Une Aveugle folle Une tris ancienne font septentrional*, d'aspect eternel sous un del profondement I Hoile. - Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un tris vieux pretre enve-krppe d'un large manteau noir. Ije buste et la tete, Ughement renverses et mortelle-nent immobiles, s'appuient contre le tronc d'un ckene enorme et caverneux. La face I tit d'une immuable lividite de cm oil s'entrouvent les levres violettes. Les yeux muets I n fixes ne regardent plus du cote visible de I'etemite et semblent ensanglantes sous Un grand nombre de douleurs immemoriales et de tarmes. Les cheveux, d'une blan-theur tris grave, retombent en meches roides et rares, sur le visage plus eclaire et plus las que tout ce qui I'entoure dans le silence attentif de la morne font. Les mains amaigries sont rigidement jointes sur les cuisses. - A droite, six vieillards aveugles sont assis sur des pierres, des souches et des feuilles mortes. - A gauche, IH separees d'eux par un arbn deracine et des quartiers de roc, six femmes, egale-ment aveugles, sont assises en face des vieillards. Trois d'entn elles prient et se lamen-trnt d'une mix sourde et sans interruption. Une autre est tris vieille. La cinquieme, I m une attitude de muette demence, parte, sur les genoux, un petit enfant endormi. In sixieme est d'une jeunesse eclatante et sa chevelun inonde tout son etre. Elles ttnt, ainsi que les vieillards, d'amples vetements, sombres et uniformes. La plupart tttendent, les coudes sur les genoux et le visage entre les mains; et tous semblent tvoir perdu I'habitude du geste inutile et ne detoument plus la tete aux rumeurs I tUmffees et inquietes de Vile. De grands arbres funerains, des ifs, des sautes pleu-I mm, des cypres, les couvrent de leurs ombres fideles. Une touffe de longs asphodeUs maladifs fleurit, mm loin du pretre, dans la nuit. 11 fait extraordinairement sombre, malgre le clair de lune qui, (d et Id, s'efforte d'ecarter un moment les tenebns des milages. Premier aveugle-ne II ne revient pas encore? Deuxieme aveugle-ne Vous m'avez eveille! Troisieme aveugle-ne Je dormais aussi. Premier aveugle-ne II ne revient pas encore? Les Aveugles La jeune aveugle |l dort; ne l'eveillez pas! Premier aveucle-n£ h I comme vous etes loin de nous I Je vous croyais en face de Troisieme aveugle-ne Nous savons, ä peu pres, tout ce qu'il faut savoir; causons un iu, en attendant le retour du pretre. 744 Maurice Maeterlinck L£s aveugles 745 plus, et nous sommes trop nombreux. II n'y a que les gieuses et lui qui voient dans la maison; et ils sont tous plus i que nous! - Je suis sür qu'il nous a egares et qu'il cherche I min. Oü est-il alle? - II n'a pas le droit de nous laisser ici...J Le plus vieil aveugle II est alle tres loin; je crois qu'il a parle serieusemen femmes. Premier aveugle-n£ II ne parle plus qu'aux femmes? - Estle parlons pas de nos yeux I Deuxieme aveugle-ne || n'y a pas longtemps que vous etes ici? Le plus vieil aveugle [ J'ai entendu un soir, pendant la priere, du cöte des femmes, une I que je ne connaissais pas; et j'entendais ä votre voix que vous tres jeune... J'aurais voulu vous voir, ä vous entendre... 760 Maurice Maeterlinck Les Aveugles 761 Premier aveugle-n£ Je ne m'en suis pas apercu. Deuxieme aveugle-ne II ne nous avertit jamais! Le sixieme aveugle On dit que vous etes belle comme une femme qui vient loin! La jeune aveugle Je ne me suis jamais vue. Le plus vieil aveugle Nous ne nous sommes jamais vus les uns les autres. Nou interrogeons et nous nous repondons; nous vivons ensemble sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce qu sommes!... Nous avons beau nous toucher des deux mains; I en savent plus que les mains... Le sixieme aveugle Je vois parfois vos ombres quand vous etes au soleil. Le plus vieil aveugle Nous n'avons jamais vu la maison ou nous vivons; nous iBfl beau titer les murs et les fenetres; nous ne savons pas oü JBB vivons!... La plus vieille aveugle On dit que c'est un vieux chateau tres sombre et tres i on n'y voit jamais de lumiere, si ce n'est dans la tour oü se l la chambre du pretre. Premier aveugle-nS II ne faut pas de lumiere a ceux qui ne voient pas. Le sixieme aveugle Hhtand je garde le troupeau, aux environs de l'hospice, les bre-Hrentrent d'elles-memes, en apercevant, le soir, cette lumiere de Hour... - Elles ne m'ont jamais egare. Le plus vieil aveugle Bbllä des annees et des annees que nous sommes ensemble, el Bill ne nous sommes jamais apercus! On dirait que nous sommes Bjjours seuls!... II faut voir pour aimer... La plus vieille aveugle Bjt reve parfois que je vois... Le plus vieil aveugle Hloi, je ne vois que quand je reve... Premier aveugle-n£ He ne reve, d'ordinaire, qu'ä minuit. line rafale ebranle la forel et les feuilles tombent en masses sombrts. Le cinquieme aveugle ■Qui est-ce qui m'a touche les mains? Premier aveugle-ne I Quelque chose tombe autour de nous! Le plus vieil aveugle ■ Cela vient d'en haut; je ne sais ce que c'est... Le cinquieme aveugle ■ Qui est-ce qui m'a touche les mains? - Je m'etais endormi; lais-■ei-moi dormir! 770 Maurice Maeterlinck Le plus vieil aveugle II precede peut-etre quelqu'un ?... Premier aveugle-ne Non, non, il est seul. - Je n'entends rien venir. II ne nous l pas d'autre guide; il n'y en a pas de meilleur. II nous conduira ] tout oü nous voulons aller; il nous ob6ira... I La plus vieille aveugle le n'ose pas le suivre. La jeune aveugle Moi non plus. Premier aveugle-ne Pourquoi pas ? II y voit mieux que nous. Deuxieme aveugle-ne N'ecoutons pas les femmes! troisieme AVEUGLE-n£ Quelque chose est change dans le ciel; je respire librement; I est pur maintenant... La plus vieille aveugle C'est le vent de la mer qui passe autour de nous. Le sixieme aveugle II me semble qu'il va faire clair; je crois que le soleil se 1< La plus vieille aveugle Je crois qu'il va faire froid... Les Aveugles Premier aveugle-ne 771 IKlous allons retrouver notre route. II m'entraine!... II m'entraine. Bit ivre de joie! -Je ne peux plus le retenir!... Suivez-moi! sui-l-inoi! Nous retournons a la maison!... II se live, enlraine par le chien qui le mine vers le pretre immobile, el s'arrete. Les autres aveugles |Ou etes-vous? Ou etes-vous? - Ou allez-vous? - Prenez garde! Premier aveugle-n£ [ Attendez! attendez! Ne me suivez pas encore; je reviendrai... II s'ar-c. - Qu'y a-t-il ? - Ah! ah! J'ai louche quelque chose de tres froid! Deuxieme aveugle-ne' Que dites-vous? On n'entend presque plus votre voix. Premier aveugle-ne | J'ai touche L.Je crois queje touche un visage! Troisieme aveugle-n£ Que dites-vous? - On ne vous comprend presque plus. Qu'avez-t>us? - Ou etes-vous? - Etes-vous deja si loin de nous? Premier aveucle-n£ Oh! oh! oh! - Je ne sais pas encore ce que c'est... - II y a un iidii au milieu de nous! Les autres aveugles Un mort au milieu de nous? - Ou etes-vous? ou etes-vous? Premier aveugle-ne* II y a un mort parmi nous, vous disje! Oh! oh! j'ai touche le I visage d'un mort! - Vous etes assis a cote d'un mort! II faut que 772 Maurice Maeterlinck l'un de nous soit mort subitement! Mais parlez done, enfin, q sache ceux qui vivent! Oú étes-vous? - Répondez! répondez ensemble! I^es aveugles répondent successivement, á ťexceplio* fm 1'aveugle folie et de 1'aveugle sourd; les Inns vteiUes oni ^| leurs prihts. Premier aveugle-né Je ne distingue plus vos voix I... Vous parlez tous de méme l,( Elles tremblent toutes! Troisieme aveugle-né II y en a deux qui n'ont pas répondu... Oú sont-ils? // touche de son balon le cinquiěme aveugle. Le cinquiěme aveugle Oh ! oh! J'etais endormi; laissez-moi dormir! Le sixiěme aveugle Ce n'est pas lui. - Est