vital. Peu ä pcu la lueur de 1'oeü s'adoucit sous la paupiěre. Le regard s'eteint. II mire une derniěre fois par l'embrasure de la porte l'aspect familier des étables que le crépuscule enveloppe ďune lumiére dorée. La gueule meurtrie ä la corde est fleurie d'une bave blanche qui fait de petites bullös. Quand Fonse, ensanglanté jusqu'ä l'epaule, retire le couteau, le verrat se contracte dans un dernier spasme et s'etale inerte. Les chiens affolés vien-nent d'entrer pour lecher les caillots de sang. LES SOIRS ROUGES Pantoum La mort a eloping sous les vieux reverberes, Avec ses bras osseux charges de grands corps nus. Rageuse, elle traca des gestes lapidaires Vers l'horizon sonore ou giguaient des pendus. Avec ses bras osseux charge's de grands corps nus, Sautelant d'un pas sec par les routes lunaires, Vers l'horizon sonore ou giguaient des pendus, La mort a regagn6 ses monies cimetieres. Sautelant d'un pas sec par les routes lunaires, La mort sur son passage a sem6 mauvais sorts; La mort a regagne" ses momes cimetieres. Au loin, les trois pendus dansaient sur leurs remords. La mort, sur son passage, a sem6 mauvais sorts; Elle creusa le sol pres des rocs tumulaires. Au loin, les trois pendus dansaient sur leurs remords. Elle enterra les corps drape's de noirs suaires. Elle creusa le sol prCs des rocs tumulaires Tandis qu'au loin les trois pendus sautaient encor; Elle enterra les corps drapes de noirs suaires. Des cierges dans la nuit tordaient leurs flammes d'or.. ANNE HEBERT (1916) Fille de Maurice Hébert, critique littéraire, et cousině d'Hector de Saint-Deny Garneau, Anne Hebert se prepare a la carriere littéraire en lisant les grands pottil francais (notamment Claudel, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Eluard, Supof» vielle); e'est sous Peffet de ces influences qu'elle compose les pocmcs dot { Songes en equilibre (1942). AvecLe Torrent (1950), la personnalite" de l'ecrivain s'affirme: Anne Hebert s'engage dans l'exploration d'un univers interieur qui la conduit au Tombeau des rois (poemes, 1953), royaume de la mort a soi sous la pression d'un inconscient collect it' qui desseche les sources vives du cos ur, puis a la claustration des Chambres de bois (roman, 1958), dont elle s'echappe pour de bon avec le Myst&re de la parole (dans Poemes, I960), poesie au rythme large comme celui des saisons. La victoire interieure, acquise de haute lutte, a besoin d'etre consolidee; Anne Hebert la renouvelle de facon apparemment plus objective a travers Elisabeth d'Aulnieres, heroine de son grand roman Kamou-raska (1970) — dont Claude Jutra a tire un bon film —, et soeur Julie de la Trinite, personnage central des Enfants du sabbat (1975), roman-exorcisme des demons communautaircs (ou nationaux). ParallMement a la voie poetico-romanesque que nous venons de retracer, Anne Hebert a suivi un semblablc itineraire en quatre drames lyriques: L'Arche de midi (1946), Les Invites au procis (1952), La Merciire assassMe (1959) et Le Temps sauvage (1966). A travers (outes ces oeuvres, d'ecritures fort differentes parfois, Ton retrouve la meme exigence de perfection qui a fait d'Anne Hebert l'un des plus grands ecrivains quebecois. Son oeuvre a et^ abondamment commentee, tant en France — ou reside maintenant recrivain — qu'au Quebec. LES SONGES EN EQUILIBRE Sous la pluie Le paysage est long, A perte de vue Sous la pluie, Perdu Sous la pluie, Sous la brume. Mon Smc sous la brume, La brume froide et blanche, Dans ce paysage, Perdue sous la pluie, Sous la pluie, Perdue Sous la brume. Ou sont les jours? Et ce gout qu'on avait Des jours, au r6veil? Perdus, perdus Sous la pluie, Sous la brume. Et le bois de ccllc chumhrc, Couleur de miel, Avec cctte Viergc Imp hlcue; Cette paroi d'or, Et cette Vierge bleue Qui ruisselait A la lumiere, telle Une icdne enluminee? L'icone est maintenant 6teinte, fiteinte Sous la pluie, Sous la brume. Oil sont les images? Les belles images colorees? Le relief et la saveur Des choses? En vain dans mon coeur Je guette. II ne passe rien, Rien que la pluie, Que la brume. Qu'est devenue L'enfant, Belle inconnue Qu'on venait a peine De pressentir, blottie A cote de soi? Elle m'a fr616 la main; J'ai hesite a la suivre. Helas! je n'avais que juste le temps! Et le vide de son absence M'a reWIe* la forme De cette soeur en voyage, Perdue sous la pluie, Perdue sous la brume. Meme si elle s'y trouvait encore, Endormie Sous la pluie, Comment la reconnaitrais-je? Puisque je ne me reconnais plus, Pas bien sure de m'etre jamais connue, Aveugle, errante, Perdue sous la pluie, Perdue sous la brume. Et pourquoi essayer De la chercher, Elle, Dans la brume? Mais que suis-je done, Et quelle est cette voix Qui m'appelle doucemcnt Dans la brume, Sous la pluie?,.. LE TOMBEAU DES ROIS Eveil au seuil d'une fontaine O! spacieux loisir Fontaine intacte Devant moi deroulee A l'heure oü quittant du sommeil La penetrante nuit Dense foret Des songes inattendus Je reprends mes yeux ouverts et lucides Mes actes coutumiers et sans surprises Premiers reflets en 1'eau vierge du matin. La nuit a tout efface* mes anciennes traces. Sur 1'eau dgale S'etend La surface plane Pure ä perte de vue D'une eau inconnue. Et je sens dans mes doigts Ä la racine de mon poignet Dans tout le bras Jusqu'ä raltache de l'epaule Sourdre un geste Qui se cree El dont j'ignore encore L'enchantement profond. Sous la pluie Ah que la pluie dure! Lentc fratchcur Sur le monde replié Passif et doux. Pluie pluie Lente lente pluie Sur celle qui dort Ramenant sur soi le sommeil transparent Tel un freie abri fluide. Séjour ä demi cache Sous la pluie Cour intérieure dérobée Oü les gestes de peine Ont l'air de reflets dans l'eau Tremblante et pure Toutes les gouttes du jour Versées sur celle qui dort. Nous n'apercevons son cceur Qu'ä travers le jour qu'U fait Le jour qu'elle ramene Sur sa peine Comme un voile d'eau. La fille maigre Je suis une fille maigre Et j'ai de beaux os. J'ai pour eux des soins attentifs Et ďétranges pitiés Je les polis sans cesse Comme de vieux métaux. Les bijoux et les fleurs Sont hors de saison. Un jour je saisirai mon amanl Pour m'en faire un reliquaire d'argent. Je me pendrai Ä la place de son cceur absent. 688 Espace combl6, Quel est soudain en toi cet note sans fievre? Tu marches Tu remues; Chacun de tes gestes Pare d'effroi la mort enclose. Je re§ois ton tremblement Comme un don. Et parfois En ta poitrine, fix6ep J'entrouvre Mes prunelles liquides Et bougent Comme une eau verte Des songes bizarres et cnfantins. La chambre fermee Qui done m'a conduite ici? II y a certainement quelqu'un Qui a souffle" sur mes pas. Quand est-ce que cela s'est fait? Avec la complicity de quel ami tranquille? Le consentement profond de quelle nuit longue? Qui done a dessine" la chambre? Dans quel instant calme A-t-on imagine" le plafond bas La petite table verte et le couteau minuscule Le lit de bois noir Et toute le rose du feu En ses jupes pourpres gonflees Aulour de son coeur posse"d6 et garde" Sous les flammes oranges et bleues? Qui done a pris la juste mesure De la croix tremblante de mes bras 6tendus? Les quatre points cardinaux Origincnt au bout de mes doigts Pourvu que je tourne sur moi-m^me Quatre fois cm Tant que durera le souvenir Du jour et de la nuit. Mon cceur sur la table pose\ Qui done a mis le couverl avec soin, Affile" le petit couteau Sans aucun tounnent Ni precipitation? Ma chair s'&onne et s'epuise Sans cet hdte coutumier Entre ses cotes d6racine\ La couleur claire du sang Scelle la voute creuse Et mes mains croisdes Sur cet espace devaste" Se glacent et s'enchantent de vide. 6 doux corps qui dort Le lit de bois noir te contient Et t'enferme strictement pourvu que tu ne bouges. Surtout n'ouvre pas les yeux! Songe un peu Si tu allais voir La table servie et lc couvert qui brille! Laisse, laisse le feu teindre La chambre de reflets Et murir et ton coeur et ta chair; Tristes €poux tranche's et perdus. La chambre de bois Miel du temps Sur les murs luisants Plafond d'or Fleurs des noeuds cceurs fantasques du bois Chambre fermée Coffre clair ou s'enroule mon enfance Comme un collier désenfílé. Je dors sur des feuilles apprivoisées L'odeur des pins est une vieille servantě aveugle Le chant de l'eau frappe á ma tempe Petite veine bleue rompue Toute la riviere passe la memoire. Je me proměně Dans une armoire secrete. La neige, une poignée ä peine, Fleurit sous un globe de verre Comme une couronne de mariée. Deux peines légěres S'etirent Et rentrent leurs griffes. Je vais coudre ma robe avec ce ill perdu. J'ai des souliers bleus Et des yeux d'enfant Qui ne sont pas ä moi. II faut bien vivre ici En cet espace poli. J'ai des vivres pour la nuit Pourvu que je ne me lasse De ce chant égal de riviéře Pourvu que cette servantě tremblante Ne laisse tomber sa charge d'odeurs Tout d'un coup Sans retour. II n'y a ni serrure ni clef ici Je suis cernée de bois ancien. J'aime un petit bougeoir vert. Midi brüle aux carreaux d'argent La place du monde flambe comme une forge L'angoisse me fait de l'ombre Je suis nue et toute noire sous un arbre amer. L'envers du monde Notre fatigue nous a rong£es par le coeur Nous les filles blcues de l'6t€ Longues tiges lisses du plus beau champ d'odeur. Desertees de force Soulever des pierres dans le courant, Devorees de solcil Et de sourires a flour de peau. Hier Nous avons mang6 les plus tendres feuilles du sommeil Les songes nous ont couchees Au sommet dc l'arbre de nuit. Notre fatigue n'a pas dormi Elle invente des masques de soie Des gants d'angoisse et des chapeaux troues Pour notre reVeil et promenade a I'aube. Rayonnent apres la vie nos pas De patience et d'habitude. Dans nos mains panics de set (Les lignes de destin sont combles de givre) Nous tenons d'etranges lourdes tfites d'amants Qui ne sont plus a nous Pesent et meurent entre nos doigts innocents. La voix de l'oiseau Hors de son coeur et de ses ailes rangees ailleurs Cherche dperdument la porte de la mdmoire Pour vivre encore un petit souffle de temps. L'une de nous se decide Et doucement approche la terre de son oreille Comme une bolte scellee toute sonore d'insectes prisonniers Elle dit: « La prairie est envahie de bruit Aucun arbre de parole n'y pousse ses racines silencieuses Au coeur noir de la nuit. C'est ici I'envers du monde Qui done nous a chassees de ce cflte? » Et cherche en vain derriere elle Un parfum, le sillage de son age 16ger Et trouve ce doux ravin de gel en guise de mdmoire. Le tombeau des rois J'ai mon cceur au poing. Comme un faucon aveugle. Le taciturne oiseau pris ä mes doigts Lampe gonflée de vin et de sang, Je descends Vers les tombeaux des rois Etonnee Ä peine nee. Quel ftl d'Ariane me mene Au long des dedaks sourds? L'echo des pas s'y mange ä mesure. (En quel songe Cette enfant fut-elle liee par la cheville Pareille ä une esclave fascinde?) L'auteur du songe Presse le fil, Et viennent les pas nus Un ä un Comme les premieres gouttes de pluie Au fond du puits. Dejä l'odeur bouge en des orages gonflös Suinte sous le pas des portes Aux chambres secretes et rondes, La oü sont dresses les lits clos. L'immobile desir des gisants me tire. Je regarde avec gtonnement Ä mßme les noirs ossements Luire les pierres bleues incrustees. Quelques tragedies patiemment travaillees, Sur la poitrine des rois, couchdes, En guise de bijoux Me sont offertes Sans larmes ni regrets. Sur une seule ligne ranges: La fumec d'encens, le gäteau de riz scene Et ma chair qui tremble: Offrande rituelle et soumise. Le masque d'or sur ma face absente Des fleurs violettes en guise de prunelles, L'ombre de 1'amour me maquille ä petits traits precis; Et cet oiseau que j'ai Respire El se plaint dtrangement. I1 692 693 Un frisson long Semblable au vent qui prend, d'arbre en arbre, Agite sept grands pharaons d'6bene En leurs 6tuis solennels et par€s. Ce n'est que la profondeur de la mort qui persiste, Simulant le dernier tourment Cherchant son apaisement Et son 6ternit6 En un cliquetis 16ger de bracelets Cercles vains jeux d'ailleurs Autour de la chair sacrifice. Avides de la source fraternelle du mal en moi fls me couchent et me boivent; Sept fois, je connais l'6tau des os Et la main seche qui cherche le coeur pour le rompre. Livide et repue de songe horrible Les membres d£nou6s Et les morts hors de moi, assassines, Quel reflet d'aube s'6gare ici? D'ou vient done que cet oiseau fremit Et tourne vers le matin Ses prunelles crevees? MYSTĚRE DE LA PAROLE Poesie, solitude rompue La poesie est une experience profonde et mystérieuse qu'on tente en vain d'expliquer, de situer et de saisir dans sa source et son cheminement intérieur.i Elle a partie liée avec la vie du poete et s'accomplit á méme sa propreJ substance, comme sa chair et son sang. Elle appelle au fond du coeur pareiltoj a une vie de surcroit réclamant son droit a la parole dans la lumiere. Efl l'aventure singuliére qui commence dans les ténébres, á ce point sacré de lit vie qui presse et force le coeur, se nomme poesie. Parfois, l'appel vient des choses et des étres qui existent si fortemcnl autour du poete que toute la terre semble réclamer un rayonnement de surpluij une aventure nouvelle. Et le poete lutte avec la terre muette et il apprend In resistance de son propre coeur tranquille de muet, n'ayant de cesse qu'il n'.-ill trouvé une voix juste et belle pour chanter les noces de rhomme avec In terre. Ainsi Proust, grace au prestige de sa mémoire, délivre enfin, aprčs uno longue habitation secrete en lui, les trots clochers de Martinville qui, des leufl premiere rencontre avec 1'écrivain, s'etaient avérés non achevés, commc M attente de cette seconde vie que la poesie peut signifier ä la beauté surabon-dante du monde. La poesie colore les étres, les objets, les paysages, les sensations, d'une espece de clarté nouvelle, parliculiěre, qui est celle méme de 1'émotion du poete. Elle transplante la réalité dans une autre terre vivante qui est le coeur du poete, et cela devient une autre réalité, aussi vraie que la premiere. La vérité qui était éparse dans le monde prend un visage net et precis, celui d'une incarnation singuličre. Poéme, musiquc, peinture ou sculpture, aulant de moyens de donner nais-šance et maturité, forme et élan ä cette part du monde qui vit en nous. Et je crois qu'il n'y a que la vehemence d'un tres grand amour, lie ä la source méme du don créateur, qui puisse permettre I'oeuvre d'art, la rendre efficace et durable. Tout art, ä un certain niveau, devient poesie. La poesie ne s'explique pas, elle se vit. Elle est et eile remplit. Elle prend sa place comme une creature vivante et ne se rencontre que, face ä face, dans le silence et la pauvreté originelle. Et le lecteur de poesie doit également demeurer attentif et démuni en face du poéme, comme un tout petit enfant qui apprend sa langue mater-nelle. Celui qui aborde cette terre inconnue qui est I'oeuvre d'un poete nou-veau ne se sent-il pas dépaysé, désarmé, tel un voyageur qui, aprěs avoir marché longtemps sur des routes sěches, aveuglantes de soleil, tout ä coup, entre en forét? Le changement est si brusque, la vie fraíche sous les arbres ressemble si peu au soleil dur qu'il vient de quitter, que cet homme est saisi par 1'étrangeté du monde et qu'il s'abandonne ä l'cnchantemcnt, subjugué par une loi nouvelle, totale et envahissante, tandis qu'il experimente avec (ous ses sens altérés, la fraicheur extraordinaire de la forét. Le poéme s'accomplit I ce point ďextréme tension de tout 1'étre créa-icur, habitant soudain la plenitude de 1'instant, dans la joie d'etre et de faire. Cel instant present, lourd de 1'expérience aceumulée au cours de toute une vie antérieure, est černé, saisi, projeté hors du temps. Par cet effort mystérieux le poete tend, de toutes ses forces, vers Pabsolu, sans rien en lui qui se refuse, se menage ou se reserve, au risque méme de périr. Mais toute oeuvre, si grande soit-elle, ne garde-t-elle pas en son coeur, un manque secret, une poignante imperfection qui est le signe méme de la condition humaine dont l'art demeure une des plus hautes manifestations? Kien de plus émouvant pour moi que ce signe de la terre qui blesse la beauté cn plein visage et lui confere sa veritable, sensible grandeur. L'artiste n'est pas le rival de Dieu. II ne tente pas de refaire la creation. II demeure attentif ä l'appel du don en lui. Et toute sa vie n'est qu'une longue iimnureusc attention ä la grace. II lutte avec l'ange dans la nuit. II sait le prix du jour et de la lumiére. II apprend, ä l'exemple de René Char, que « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Pas plus que 1'araigr.ee qui file sa toile et que la plante qui fait ses ÍBUities ct ses fleurs, l'artiste « n'invente ». II remplit son role, et accomplit CC pour quoi il est au monde. II doit se garder d'intervenir, de crainte de líiiisscr sa vérité intérieure. Et ce n'est pas une mince affaire que de demeurer liilele ä sa plus profonde vérité, si rcdoulable soit-elle, de lui livrer passage 6M cm