Textes choisis Moyen Âge Petr Kyloušek Conseil aux lecteurs La présente anthologie est le résultat d’un choix didactique. Elle a un rôle de complément des cours de littérature, elle ne s’y substitue pas. Les renseignements concernant la dynamique historique, l’évolution des idées et des sensibilités, les biographies et les bibliographies des auteurs sont accessibles, entre autres, dans deux ouvrages récents : Jaroslav Fryčer a kol., Slovník francouzsky píšících autorů, Praha, Libri 2002; Jiří Šrámek, Panorama francouzské literatury od počátků po současnost (9.-21. stol.), Brno, Host 2013. Les étudiants sont invités les consulter. L’orthographe n’est pas uniformisée. Les textes du Moyen Âge non seulement proposent différentes solutions orthographiques, ils varient encore en fonction des transcriptions que la tradition ou l’actualité littéraire et pédagogique leur ont imposées. Les textes les plus anciens sont présentés en traduction, modernisés ou accompagnés de traductions. La modernisation concerne généralement l’orthographe ou les terminaisons des formes verbales. La présentation de plusieurs textes se limite à la transcription en alphabet moderne de manière à conserver la graphie ancienne. Quant aux textes postérieurs au 13^e siècle, qui posent moins de difficultés de compréhension, les traductions cèdent aux versions originales. Les problèmes lexicaux et grammaticaux de l’ancien français (9^e–13^e siècles) et du moyen français (14^e et 15^e siècles) peuvent être résolus à l’aide du site internet Lexilogos: (http://www.lexilogos.com/francais_langue_dictionnaires.htm). Table des matières Généralités Premiers textes Les serments de Strasbourg Hagiographies Cantilène de sainte Eulalie Vie de saint Alexis Chansons de geste La Chanson de Roland Poésie courtoise Guilhem IX de Peitieus Bernart de Ventadorn Jaufré Rudel Peirol d’Auvernh Chansons de toile Roman courtois et lais Tristan et Iseut Chrétien de Troyes Marie de France Roman de la Rose Guillaume de Lorris Jean de Meung Culture anticourtoise Rutebeuf Roman de Renard Fabliaux Gautier de Coincy Jean Bodel Poésie du 14^e et du 15^e siècles Guillaume de Machaut Eustache Deschamps Christine de Pisan Charles d’Orléans François Villon Prose du Moyen Âge Jean de Joinville Jean Froissart Philippe de Commynes Théâtre médiéval Aucassin et Nicolette Rutebeuf : Miracle de Théophile Farce de Maître Pathelin Généralités Le moyen âge couvre un laps de temps entre le 9^e siècle et la fin du 15^e siècle, une période assez longue pour être riche en événements culturels. En sept siècles, l’architecture est passée du roman au gothique; l’agriculture, mais aussi les métiers ont vu se révolutionner certaines techniques et procédés; l’Europe a connu une première poussée démographique. D’importantes villes sont nées et avec elles une nouvelle couche sociale - la bourgeoisie qui vient concurrencer la noblesse et le clergé. L’instruction se propage, des universités sont fondées, un pouvoir central s’établit et s’affirme. Tout cela ne peut ne pas avoir marqué la vie culturelle en général et celle des lettres en particulier. La culture médiévale évolue dans un contexte plurilingue. Une place privilégiée revient au latin, langue sacrée, véhiculaire du savoir et de la foi, qui crée une solidarité entre les intellectuels à l’échelle européenne, assure la cohésion des érudits et étaye leurs aspirations universalistes. Le latin reste pendant longtemps la langue de l’administration et des actes publics, position qu’il ne cèdera que progressivement à partir du 13^e siècle et dont il ne sera dépossédé définitivement que par l’Ordonnance royale de Villers-Cotterêts en 1539, par laquelle François 1^er impose l’usage du français. L’évolution de la situation linguistique est complexe. Le français ne s’impose pas d’emblée comme une langue uniforme, homogène : au contraire, l’évolution du latin vulgaire avait abouti à la constitution de trois grandes sphères linguistiques ‑ la langue d’oc au sud de la Loire, la langue d’oïl au nord et la sphère franco-provençale entre Lyon et les Alpes – qui se subdivisaient en de nombreux dialectes. La littérature qui se forme sur le territoire de la France actuelle est une littérature dialectale: La Chanson de Roland, Tristan et Iseult sont rédigés en dialecte anglo-normand, Aucassin et Nicolette en picard, les romans de Chrétien de Troyes en champenois, les poèmes de Guilhem de Poitiers en poitevin, etc. La constitution d’une langue littéraire unique est le fruit des efforts conjugués de la cour royale et des intellectuels qui, tout en étant d’origine dialectale diverse, adoptent la langue de l’Ile-de-France non moins qu’ils lui imposent la leur, celle de leur « littérarité ». Premiers textes C’est sous l’impulsion des intellectuels de l’entourage de l’empereur Charlemagne que se développe la vie littéraire et culturelle. Celle-ci prend deux aspects complémentaires qui ouvrent la voie la coexistence, au cours du moyen âge, de l’universalisme, lié au latin comme langue d’expression, et des cultures nationales. La renaissance carolingienne est l’oeuvre d’une équipe « internationale », européenne. Nous y trouvons Alcuin, un Anglo-saxon formé par l’école de York, des poètes Irlandais Dungal et Joseph (cf. l’importance de l’Irlande et des Iles Britanniques dans la sauvegarde de la culture européenne), le Frioulan (Lombard) Paul Diacre (Paulus Diaconus), auteur d’une Gesta Langobardorum, l’Espagnol (Visigoth) Théodulphe qui deviendra évêque d’Orléans, les Francs Anghilbert ou Eginhard, auteur de la Vita Karoli, qui place Charlemagne, à l’instar de De viris illustribus de Suétone, dans la lignée des hommes célèbres de l’antiquité. Le courant savant de la culture carolingienne est accompagné d’un éveil d’intérêt aux littératures en langues « vulgaires ». Les lettrés qualifient ces poèmes, qui auraient été mis par écrit sur l’ordre même de Charlemagne, de « barbara et antiquissima ». Charlemagne aurait également fait édicter des règles de grammaire pour l’usage de la langue franque et aurait imposé des vocables francs pour nommer les mois et les douze vents. Ainsi ce même empereur qui s’efforçait de réintroduire le latin classique donnait une existence officielle à la langue vulgaire. Sur la même lancée, et pour des motifs analogues, le concile de Tours décide, en 815, que désormais les prêtres adresseront leurs sermons aux croyants « in lingua romana rustica » ou bien « in lingua theotisca ». Les serments de Strasbourg (842) Ce premier texte en langues vulgaires romane et germanique est le résultat d’une stratégie de propagande politique. Les serments sont insérés dans le texte en latin des Historiae de Nithardus sous forme de citation, en tant que notation fidèle et témoignage d’un acte politique. L’auteur, Nithard, est le fils d’Anghilbert et de Berthe, la fille de Charlemagne, donc le petit-fils de l’empereur et le cousin des trois fils de Louis le Pieux qui se disputent le règne. Dans cette guerre civile, il est du côté des cadets – Louis le Germanique et Charles le Chauve – contre Lothaire. Son ouvrage – Historiae – en quatre volumes est une justification du partage de l’Empire selon une logique liguistique – à l’ouest la partie romane, la future France, à l’est, la partie germanique. Nithard/Nithardus (vers 800–844/845 ou 858/859) Historiarum liber III, 5 Les deux frères Louis et Charles prêtent serment devant les armées respectives de chacun. Le serment en langue romane est prononcé par Louis le Germanique, celui en langue germanique par Charles le Chauve. Les armées des deux souverains ont juré leur fidélité elles aussi chacune dans sa langue. Pour une meilleure compréhension les passages respectifs de la chronique sont accompagnés, ici, de la traduction. La langue romane qui est employée n’est sans doute pas la notation d’un dialecte précis, mais probablement une construction artificielle que l’on peut considérer comme une tentative de constituer un moyen de communication « supradialectal », accessible à tous les sujets parlants du territoire. Cumque Karolus hæc eadem verba romana lingua perorasset, Ludhovicus, quoniam major natu erat, prior hæc deinde se servaturum testatus est : Et lorsque Charles eut prononcé ces mêmes paroles en langue romane, Louis parce qu’il était l’aîné, jura le premier de les observer : Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d´ist di in avant, in quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit. Pour l’amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre salut commun, de ce jour en avant, autant que Dieu m’en donnera le savoir et le pouvoir, je défendrai mon frère Charles, et l’aiderai en toute circonstance, comme on doit selon l’équité défendre son frère, pourvu qu’il en fasse autant à mon égard. Et jamais je ne prendrai avec Lothaire aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse être nuisible à mon frère Charles. Quod cum Ludhovicus explesset, Karolus teudisca lingua sic hec eadem verba testatus est : Lorsque Louis eut terminé, Charles répéta les mêmes paroles en langue tudesque : In godes minna ind in thes christiânes folches ind unsêr bêdhero gehaltnissî, fon thesemo dage frammordes, sô fram sô mir got gewizci indi mahd furgibit, sô haldih thesan mînan bruodher, sôso man mit rehtu sînan bruodher scal, in thiu thaz er mig sô sama duo, indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne gegango, the mînan willon imo ce scadhen werdhên. Sacramentum autem, quod utrorumque populus, quique propria lingua, testatus est, romana lingua sic se habet : Et le serment que les deux peuples prononcèrent, chacun dans sa propre langue, est ainsi conçu en langue romane : Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurat conservat, et Karlus, meos sendra, de suo part non los tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iv er. Si Louis respecte le serment qu’il a juré à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté ne le tienne pas, si je ne l’en puis détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, je ne lui serai en aucune aide contre Louis. Hagiographies Cantilène de sainte Eulalie (fin du 9^e siècle) Plusieurs dates donnent les repères historiques de la composition de ce poème hagiographie : 878 – institution du culte de sainte Eulalie à Barcelone, 883 – début de la reconstitution de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Amand, ravagée par deux incursions normandes en 881 et 883. Le texte, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque de Valenciennes, a été copié au cours des deux dernières décénies du 9^e siècle. Sur le même feuillet (folio 141 verso) figure le Rithmus teutonicus « Ludwigslied », embryon d’une « chanson de geste », en langue germanique, qui célèbre la victoire de Louis III sur les Normands (Vikings) à Saucourt-en-Vimeu le 3 août 881. Les deux textes, roman et germanique, semblent être l’oeuvre de la même main. Eulalie, issue d’une riche famille de Merida (Espagne), fut une jeune fille de treize ans qui subit le martyre au moment des persécutions ordonnées par l’empereur Dioclétien. Le pouvoir romain est ici représenté par Marcus Aurelius Valerius Maximianus qui fut l’empereur de la partie occidentale de l’Empire, avec comme capitale Milan. La cantilène est un récit hagiographique simple, rudimentaire, sans épaisseur spatio-temporelle, ni psychologique. La composition est faite d’oppositions antithétiques et de juxtapositions, dans l’ordre chronologique. Le narrateur et le narrataire sont réunis dans un « nous », une communion devant la martyre et Dieu. On y perçoit néanmoins plusieurs éléments de la versification régulière qui est en train de s’instituer: l’assonance et le décasyllabe agencé en 4//6. Buona pulcella fut Eulalia, bel auret corps, bellezour anima. Voldrent la veintre li deo inimi, voldrent la faire dïaule servir. Elle non eskoltet les mals conselliers, qu’elle deo raneiet, chi maent sus en ciel, Ne por or ned argent ne paramenz, por manatce regiel ne preiement. Nïule cose non la pouret omque pleier, la polle sempre non amast lo deo menestier. E poro fut presentede Maximiien, chi rex eret a cels dis soure pagiens. Il li enortet, dont lei nonque chielt, qued elle fuiet lo nom christiien. Ell’ ent adunet lo suon element, melz sostendreiet les empedementz, Qu’elle perdesse sa virginitet: poros furet morte a grand honestet. Enz enl fou la getterent, com arde tost. elle colpes non auret, poro nos coist. A czo nos voldret concreidre li rex pagiens; ad une spede li roveret tolir lo chief. La domnizelle celle kose non contredist, volt lo seule lazsier, si ruovet Krist. In figure de colomb volat a ciel. tuit oram, que por nos degnet preier, Qued auuisset de nos Christus mercit post la mort et a lui nos laist venir Par souue clementia. Eulalie était une bonne jeune fille ; Son corps était beau, son âme plus belle encore. Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, Et lui faire servir le Diable. [Mais] elle n’écoutait pas les mauvais conseillers [Qui voulaient] qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel. Ni pour de l’or, ni pour de l’argent ou des parures, Ni pour des menaces, des caresses ou des prières, Nulle chose ne pouvait forcer (plier) La fille à toujours n’aimer le service de Dieu. Et pour cela, elle fut présentée à Maximien, Qui était en ces jours-là le roi des païens, Il l’exhorte, sans qu’elle y prête attention, [à ce] Qu’elle fuie le nom chrétien. Elle en rassemble ses forces. Mieux [valût ?] qu’elle soutînt les tortures, Qu’elle ne perdît sa virginité. Pour cela elle mourrait en grand honneur. Ils la jetèrent dans le feu pour qu’elle y brûle. Elle était sans pêché et pour cela ne brûla pas. À cela, le roi païen ne voulut croire, Avec une épée, il ordonna de lui trancher la tête. La demoiselle ne contredit pas cela, Et accepta de quitter ce monde, si le Christ l’ordonnait. Sous la forme d’une colombe, elle monta au ciel. Tous prions que pour nous [elle ?] daigne prier, Que le Christ nous ait en sa pitié, Après la mort, et qu’à lui il nous laisse venir. Par sa clémence. Vie de saint Alexis (1120?-milieu du 11^e siècle) Composé un siècle et demi après la Cantilène de sainte Eulalie, la Vie de saint Alexis atteste le progrès intellectuel et culturel du royaume capétien. Le poème, en dialecte franco-provençal, vise la perfection formelle: le nombre des vers et des strophes joue sur le symbolisme du chiffre 5 (125 strophes à 5 vers décasyllabes), la versification est soignée (4//6, césure épique), la langue est riche, savamment orchestrée. La narration se distingue par la profondeur et la complexité de la représentation du temps, de l’espace et de la psychologie des personnages (motivation psychologique). Elle est partagée entre le narrateur (qui semble fier de son érudition) et les personnages (discours directs, dialogues, monologues). La composition utilise non seulement l’antithèse, mais aussi le parallélisme et la digression, elle se dédouble pour suivre en parallèle les aventures d’Alexis et les recherches de la famille désespérée. Pour la première fois, dans la littérature française, le narrateur semble se poser le problème de la condition même de l’existence du récit: en effet comment parvenir à connaître l’histoire d’une vie secrète sans une lettre d’aveu qui clôt l’oeuvre en la motivant rétrospectivement! Comme la Cantilène de sainte Eulalie, Alexis travaille une thématique « exotique », non française, cette fois d’origine syriaque, que l’archevêque de Damas, Serge, avait apporté à Rome. Alexis est le fils unique d’un sénateur romain qui, par amour de Dieu, abandonne sa femme et ses parents la nuit de ses noces, quitte Rome et s’installe en ermite à proximité d’Édesse en Syrie. Au bout de dix-sept ans, des miracles se produisent. Pour échapper à l’attention des fidèles, Alexis s’enfuit encore, mais le navire qui le transporte fait naufrage et la mer le rejette sur le rivage à proximité de Rome. Il s’installe, mendiant, non reconnu, sous l’escalier de la maison paternelle, où il vit dix-sept années encore. À sa mort, en 404, on trouve sur lui le parchemin autographe racontant sa vie. Bons fut li siecles al tens ancïenor, quer feit i ert e justise et amor, si ert credance, dont or n´i at nul prot ; toz est mudez, perdude at sa color, ja mais n´iert tels com fut as ancessors. Al tens Noë et al tens Abraam et al David cui deus par amat tant bons fut li siecles, ja mais n´iert si vaillanz. Vielz est e frailes, tot s´en vait declinant, si´st empeiriez, toz biens vait remanant. Puis icel tens que deus nos vint salver, nostre ancessor ourent crestïentet, si fut uns sire de rome la citet ; riches hom fut de grant nobilitet ; por çol vos di d´un suen fil vueil parler. Eufemiiens (ensi out nom li pedre) cons fut de Rome del mielz qui donc i eret ; sour toz ses pers l´amat li emperedre, donc prist moillier vaillant et onorede des mielz gentilz de tote la contrede. Puis converserent ensemble longuement, qued enfant n´ourent, peiset lor en fortment ; deu en apelent andoi parfitement ; « E! reis celestes, par ton comandement enfant nos done qui seit a ton talent. » Tant li preierent par grant umilitet, que la moillier donat feconditet : un fil lor donet, si l´en sourent bon gref. De saint batesme l´ont fait regenerer, bel nom li metent solonc crestïentet. Batisiez fut, si out nom Alexis, qui l´out portet volentiers le nodrit. Puis li bons pedre ad escole le mist ; tant aprist letres que bien en fut guarniz. Puis vait li enfes l´emperedor servir. Quant veit li pedre que mais n´avrat enfant mais que cel sol cui il par amat tant, donc se porpenset del siecle ad en avant : or vuelt que prenget moillier a son vivant ; donc li achatet filie ad un noble franc. Fut la pulcele de molt balt parentet, filie ad un conte de Rome la citet ; n´at plus enfant, lei vuelt molt onorer. ensemble en vont li doi pedre parler ; lor dous enfanz vuelent faire assembler. Chansons de geste Les chansons de geste sont des épopées - poèmes narratifs dont le fond historique est transfiguré en légende par les traditions locales et par l’imagination de leurs auteurs. Les éléments réels sont parfois mêlés de merveilleux (cf. Obéron dans Huon de Bordeaux; roi des Tafurs dans La Chanson de Jérusalem; ou La Chanson d’Antioche). Les personnages historiques vont de Clovis (486) à Charles le Chauve (9^e siècle). Le plus souvent ils sont choisis à l’époque de Charlemagne et de Louis le Débonnaire (770-840). La période d’éclat, qui se situe entre 1050 et 1150, nous a légué plus d’une centaine de chansons d’une longueur allant de 1.000 à 20.000 vers. Le vers préféré est le décasyllabe, sauf une chanson en octosyllabes (Gormond et Isembard) et une en alexandrins (Le Pèlerinage de Charlemagne). La forme strophique est celle de la laisse ou couplet - strophe variable de 5 à 150 vers assonancés (p.ex.: La Chanson de Roland comporte 4002 vers groupés en 300 laisses). Les chansons sont psalmodiées avec l’accompagnement de la vielle ou de la rote devant un public varié - châteaux , places publiques - à l’occasion des fêtes ou des tournois. La récitation chantée est attestée par le refrain AOI de La Chanson de Roland. La Chanson de Roland (milieu du 11^e siècle) Le texte du manuscrit d’Oxford est rédigé en dialecte anglo-normand. Le fond historique de la chanson est la défaite de l’arrière-garde de l’armée franque au retour de son expédition en Espagne en 778. L’interverntion de Charlemagne contre Saragosse eut pour origine les dissensions entre l’émirat de Cordoue et le gouverneur de Saragosse Hussein. Ce dernier invita Charlemagne comme allié, mais au moment où l’armée franque se présenta, il changea d’avis. Le siège de la ville fut un échec et les Francs durent rebrousser chemin. La défaite de l’arrière-garde fut infligée par les milices basques, chrétiennes. Ce fait historique est altéré conformément à l’idéologie et l’esprit des croisades que la seconde moitié du 11^e siècle est en train d’envisager (la première sera celle de 1096) : l’ennemi, ce sont les Maures; et les combats prennent la grandeur épique de la lutte entre la chrétienté et l’islam. La Chanson de Roland maîtrise la complexité du récit en introduisant des parallélismes (le conseil des barons qui désigne Ganelon comme messager est analogue à celui qui désigne Roland au commandement de l’arrière-garde) et des oppositions (Ganelon / Roland). La grandeur épique résulte non seulement de l’hyperbolisation (Charlemagne a « deux cents ans et plus »), mais s’inscrit aussi dans les caractéristiques des personnages (épithètes) et de leurs attributs (cor, cheval, épée). Le poème n’oublie pas la psychologie : la trahison de Ganelon est motivée par l’honneur outragé et par la fine rhétorique de Marsile; la fierté de Roland se heurte à l’ironie de son ami Olivier. L’histoire s’articule en 4 parties : 1) La trahison de Ganelon : Ganelon, beau-frère de Charlemagne et beau-père de Roland, est manipulé par Marsile qui feint la soumission pour inciter Charlemagne à lever le siège. L’armée franque retourne en France. Ganelon obtient que l’arrière-garde soit confiée à Roland, alors qu’il sait que Marsile va l’attaquer (laisses 1 à 79); 2) La bataille de Roncevaux : Roland et son compagnon Olivier meurent en héros, submergés par la supériorité numérique de l’armée de Marsile (80 à 176); 3) La vengeance de Charlemagne sur les Sarrasins (177 à 266); 4) Le jugement de Ganelon: au retour, Aix-la-Chapelle, Charlemagne fait juger Ganelon et la condamnation est confirmée par le duel qui rend manifeste la volonté de Dieu. Ganelon meurt écartelé et sa famille est exterminée (laisses 267 à 291). Charlemagne, fatigué, est abordé par l’archange Gabriel qui lui ordonne d’aller secourir le roi Vivien contre les musulmans. I. Carles li reis, nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne : Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne. N’i ad castel ki devant lui remaigne ; Mur ne citet n’i est remés a fraindre, Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet ; Mahumet sert e Apollin recleimet : Nes poet guarder que mals ne l’i ateignet. aoi. Le roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tout pleins est resté dans l’Espagne : jusqu’ la mer il a conquis la terre hautaine. Plus un château qui devant lui résiste, plus une muraille forcer, plus une cité, hormis Saragosse, qui est dans une montagne. Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu. C’est Mahomet qu’il sert, Apollin qu’il prie. Il ne peut pas s’en garder : le malheur l’atteindra. II. Li reis Marsilie esteit en Sarraguce. Alez en est en un verger suz l’umbre. Sur un perrun de marbre bloi se culchet ; Envirun lui plus de vint milie humes. Il en apelet e ses dux e ses cuntes : « Oez, seignurs, quel pecchet nus encumbret : Li empereres Carles de France dulce En cest païs nos est venuz cunfundre. Jo nen ai ost qui bataille li dunne, Ne n’ai tel gent ki la sue derumpet. Cunseilez mei cume mi savie hume, Si me guarisez e de mort et de hunte ! » N’i ad paien ki un sul mot respundet, Fors Blancandrins de Castel de Valfunde. Le roi Marsile est à Saragosse. Il s’en est allé dans un verger, sous l’ombre. Sur un perron de marbre bleu il se couche ; autour de lui, ils sont plus de vingt mille. Il appelle et ses ducs et ses comtes : « Entendez, seigneurs, quel fléau nous frappe. L’empereur Charles de douce France est venu dans ce pays pour nous confondre. Je n’ai point d’armée qui lui donne la bataille ; ma gent n’est pas de force à rompre la sienne. Conseillez-moi, vous, mes hommes sages, et gardez-moi et de mort et de honte ! » Il n’est païen qui réponde un seul mot, sinon Blancandrin, du château de Val-Fonde. III. Blancadrins fut des plus saives paiens ; De vasselage fut asez chevaler, Prozdom i out pur sun seignur aider, E dist al rei : « Ore ne vus esmaiez ! Mandez Carlun, a l’orguillus e al fier, Fedeilz servises e mult granz amistez. Vos li durrez urs e leons e chens, Set cenz camelz e mil hosturs muers, D’or e d’argent. IIII.C. muls cargez, Cinquante carre qu’en ferat carier : Ben en purrat luer ses soldeiers. En ceste tere ad asez osteiet ; En France, ad Ais, s’en deit ben repairer. Vos le sivrez a la feste seint Michel, Si recevrez la lei de chrestiens, Serez ses hom par honur e par ben. S’en volt ostages, e vos l’en enveiez, U dis u vint pur lui afiancer. Enveiuns i les filz de noz muillers : Par num d’ocire i enveierai le men. Asez est melz qu’il i perdent lé chefs Que nus perduns l’onur ne la deintet, Ne nus seiuns cunduiz a mendeier ! » AOI. Entre les païens Blancandrin était sage : par sa vaillance, bon chevalier ; par sa prud’homie, bon conseiller de son seigneur. Il dit au roi : « Ne vous effrayez pas ! Mandez à Charles, l’orgueilleux, au fier, des paroles de fidèle service et de très grande amitié. Vous lui donnerez des ours et des lions et des chiens, sept cents chameaux et mille autours sortis de mue, quatre cents mulets d’or et d’argent chargés, cinquante chars dont on formera un charroi : il en pourra largement payer ses soudoyers. Mandez-lui qu’en cette terre assez longtemps il guerroya ; qu’en France, à Aix, il devrait bien s’en retourner ; que vous l’y suivrez à la fête de saint Michel ; que vous y recevrez la loi des chrétiens ; que vous deviendrez son vassal en tout honneur et tout bien. Veut-il des otages, or bien, envoyez-en, ou dix ou vingt, pour le mettre en confiance. Envoyons-y les fils de nos femmes : dût-il périr, j’y enverrai le mien. Bien mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes et que nous ne perdions pas, nous, franchise et seigneurie, et ne soyons pas conduits à mendier. » IV. Dist Blancandrins : « Par ceste meie destre E par la barbe ki al piz me ventelet, L’ost des Franceis verrez sempres desfere. Francs s’en irunt en France, la lur tere. Quant cascuns ert a sun meilllor repaire, Carles serat ad Ais, a sa capele, A seint Michel tendrat mult halte feste. Vendrat li jurz, si passerat li termes, N’orrat de nos paroles ne nuveles. Li reis est fiers e sis curages pesmes : De nos ostages ferat trecher les testes. Asez est mielz qu’il i perdent les testes Que nus perduns clere Espaigne, la bele, Ne nus aiuns les mals ne les suffraites ! » Dient paien : « Issi poet il ben estre ! » Blancandrin dit : « Par cette mienne dextre, et par la barbe qui flotte au vent sur ma poitrine, sur l’heure vous verrez l’armée des Français se défaire. Les Francs s’en iront en France : c’est leur pays. Quand ils seront rentrés chacun dans son plus cher domaine, et Charles dans Aix, sa chapelle, il tiendra, à la Saint-Michel, une très haute cour. La fête viendra, le terme passera : le roi n’entendra de nous sonner mot ni nouvelle. Il est orgueilleux et son cœur est cruel : de nos otages il fera trancher les têtes. Bien mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes, et que nous ne perdions pas, nous, claire Espagne la belle, et que nous n’endurions pas les maux et la détresse ! » Les païens disent : « Peut-être il dit vrai ! » V. Li reis Marsilie out sun cunseill finet, Sin apelat Clarin de Balaguet, Estamarin e Eudropin, sun per, E Priamun e Guarlan le barbet E Machiner e sun uncle, Maheu E Joüner e Malbien d’ultremer E Blancandrins, por la raisun cunter. Des plus feluns dis en ad apelez : « Seignurs baruns, a Carlemagnes irez. Il est al siege a Cordres la citet. Branches d’olives en voz mains porterez, Ço senefiet pais e humilitet. Par voz saveirs sem puez acorder, Jo vos durrai or e argent asez, Teres e fiez tant cum vos en vuldrez. » Dient paien : « De ço avun nus asez ! » AOI. Le roi Marsile a tenu son conseil. Il appela Clarin de Balaguer, Estamarin et son pair Eudropin, et Priamon et Guarlan le barbu, et Machiner et son oncle Maheu, et Joüner et Malbien d’outre-mer, et Blancandrin, pour leur dire sa pensée ; des plus félons, il en a pris dix à part : « Vers Charlemagne, seigneurs barons, vous irez. Il est devant la cité de Cordres, qu’il assiège. Vous porterez en vos mains des branches d’olivier, ce qui signifie paix et humilité. Si par adresse vous pouvez trouver pour moi un accord, je vous donnerai de l’or et de l’argent en masse, des terres et des fiefs tant que vous en voudrez. » Les païens disent : « C’est nous combler ! » VI. Li reis Marsilie out finet sun cunseill, Dist a ses humes : « Seignurs, vos en ireiz. Branches d’olive en voz mains portereiz, Si me direz a Carlemagne le rei Pur le soen Deu qu’il ait mercit de mei. Ja einz ne verrat passer cest premer meis Que jel sivrai od mil de mes fedeilz, Si recevrai la chrestiene lei, Serai ses hom par amur e par feid. S’il voelt ostages, il en avrat par veir. » Dist Blancandrins : « Mult bon plait en avreiz. » AOI. Le roi Marsile a tenu son conseil. Il dit à ses hommes : « Seigneurs, vous irez. Vous porterez des branches d’olivier en vos mains, et vous me direz au roi Charlemagne qu’au nom de son Dieu il me fasse merci ; qu’il ne verra point ce premier mois passer que je ne l’aie rejoint avec mille de mes fidèles ; que je recevrai la loi chrétienne et deviendrai son homme en tout amour et toute foi. Veut-il des otages, en vérité, il en aura. » Blancandrin dit : « Par là vous obtiendrez un bon accord. » VII. Dis blanches mules fist amener Marsilies, Que li tramist li reis de Suatilie. Li frein sunt d’or, les seles d’argent mises. Cil sunt muntez ki le message firent, Enz en lur mains portent branches d’olive. Vindrent a Charles, ki France ad en baillie : Nes poet guarder que alques ne l’engignent. AOI. Marsile fit amener dix mules blanches, que lui avait envoyées le roi de Suatille. Leurs freins sont d’or ; les selles serties d’argent. Les messagers montent ; en leurs mains ils portent des branches d’olivier. Ils s’en vinrent vers Charles, qui tient France en sa baillie. Charles ne peut s’en garder : ils le tromperont. ***** Le moment décisif : l’arrière-garde de l’armée franque va être attaquée par une armée supérieure en nombre. Olivier conseille à Roland de sonner du cor pour appeler Charlemagne à l’aide. Roland refuse. La narration avance par répétitions successives – une technique que caractéristique du style épique destiné à l’audition publique. (...) LXXXIII. Olivier dit : « Les païens sont en force ; et nos Français, ce me semble, sont bien peu ! Compagnon Roland, sonnez de votre cor ; Charles l’entendra et l’armée reviendra. » Roland répond : « J’agirais comme un fou ! En douce France j’en perdrais mon renom. Je vais frapper, de Durendal, de grands coups ; sanglante en sera la lame jusqu’à l’or du pommeau. Pour leur malheur les félons païens sont venus à ces ports : je vous le jure, tous sont frappés de mort ». LXXXIV. « Compagnon Roland, sonnez votre olifant : Charles l’entendra et fera retourner l’armée ; il nous secourra, avec son baronnage. » Roland répond : « Au Seigneur Dieu ne plaise que pour moi mes parents soient blâmés, ni que France la douce tombe en déshonneur ! Mais je frapperai de Durendal, ma bonne épée que j’ai ceinte au côté : vous en verrez la lame ensanglantée. Pour leur malheur les félons païens se sont ici rassemblés : je vous le jure, ils sont tous livrés à la mort ». LXXXV. « Compagnon Roland, sonnez votre olifant : Charles l’entendra, qui passe les ports. Je vous le jure, les Français reviendront. – À Dieu ne plaise, répond Roland, qu’il soit dit par homme vivant que pour des païens j’aie sonné du cor ! Jamais mes parents n’en auront le reproche. Quand je serai dans la grande bataille, et que je frapperai mille coups et sept cents, de Durendal vous verrez l’acier sanglant. Les Français sont braves et frapperont vaillamment : ceux d’Espagne ne sauraient échapper à la mort. » LXXXVI. Olivier dit : « Je ne sais où serait le blâme. J’ai vu les Sarrasins d’Espagne : couvertes en sont les vallées et les montagnes et les landes et toutes les plaines. Grandes sont les armées de cette gent étrangère et nous n’avons qu’une bien faible troupe. » Roland répond : « Mon ardeur s’en augmente. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses anges que pour moi France perde sa valeur ! Mieux vaut mourir que tomber dans la honte. C’est que nous frappons bien que l’empereur nous préfère. » LXXXVII. Roland est preux et Olivier est sage. Tous deux ont une merveilleuse vaillance : puisqu’ils sont à cheval et en armes, même pour la mort ils n’esquiveront pas la bataille. Braves sont les comtes et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchent en grande fureur. Olivier dit : « Roland, voyez leur nombre : ceux-ci sont près de nous, mais Charles est trop loin. Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner ; le roi serait ici et nous n’aurions pas de dommage. Regardez là-haut, vers les ports d’Espagne : vous pouvez voir bien triste arrière-garde. Qui fait celle-ci, jamais n’en fera d’autre. » Roland répond : « Ne dites pas un tel outrage ! Maudit soit le cœur qui, dans la poitrine, se relâche ! Nous tiendrons ferme, sur place. C’est de nous que viendront les coups et les combats. » LXXXVIII. – Quand Roland voit qu’il y aura bataille, il se fait plus fier que lion ou léopard. Il s’adresse aux Français, il appelle Olivier : « Sire compagnon, ami, n’en parlez plus ! L’empereur, qui nous laissa les Français, a mis à part ces vingt mille hommes, sachant qu’il n’y avait pas un couard. Pour son seigneur on doit souffrir de grands maux et endurer le grand froid, le grand chaud ; on doit perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance et moi de Durendal, ma bonne épée que le roi me donna. Si je meurs, il pourra dire, celui qui l’aura, qu’elle fut à un noble vassal. » LXXXIX. D’autre part est l’archevêque Turpin. Il éperonne son cheval et monte sur une terre. Il appelle les Français et leur adresse un sermon : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenir la Chrétienté ! Vous aurez bataille, vous en êtes bien sûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votre coulpe et demandez à Dieu merci ; je vous absoudrai pour sauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges dans le grand paradis. » Les Français descendent de cheval, s’agenouillent terre, et l’archevêque, au nom de Dieu, les bénit : pour pénitence il leur commande de frapper. ***** La mort d’Olivier : combat désespéré et scène d’adieu où le réalisme de la description s’allie une psychologie discrète. CXLVII Oliver sent qu’il est a mort nasfret. De lui venger ja mais ne li ert sez. En la grant presse or i fiert cume ber, Trenchet cez hanstes e cez escuz buclers E piez e poinz e seles e costez. Ki lui veïst Sarrazins desmembrer, Un mort sur altre geter, De bon vassal li poüst remebrer. L’enseigne Carle n’i volt mie oublier : « Munjoie ! » escriet e haltement e cler. Rollant apelet, sun ami e sun per : « Sire cumpaign, a mei car vus justez ! A grant dulor ermes hoi desevrez. » Olivier sent qu’il est blessé à mort. Jamais il ne saurait assez se venger. En pleine mêlée, maintenant il frappe comme un baron. Il tranche les épieux et les boucliers et les pieds et les poings et les selles et les poitrines. Qui l’aurait vu démembrer les Sarrasins, abattre un mort sur un autre, pourrait se souvenir d’un bon vassal. Il n’oublie pas le cri de guerre de Charles : « Monjoie! », crie-t-il, à voix haute et claire. Il appelle Roland, son ami, son pair : « Sire compagnon, venez donc près de moi : à grande douleur nous serons aujourd’hui séparés. » CXLVIII Rollant reguardet Oliver al visage : Teint fut e pers, desculeret e pale. Li sancs tuz clers par mi le cors li raiet , Encuntre tere en cheent les esclaces. « Deus ! » dist li quens, « or ne sai jo que face. Sire cumpainz, mar fut vostre barnage ! Jamais n’iert hume ki tun cors cuntrevaillet. E ! France dulce, cun hoi remendras guaste De bons vassals, cunfundue e desfaite ! Li emperere en avrat grant damage. » A icest mot sur sun cheval se pasmet. Roland regarde Olivier au visage : il est blême et livide, décoloré et pâle. Le sang coule tout clair par le milieu du corps : sur la terre tombent les caillots. « Dieu ! dit le comte, je ne sais plus que faire. Sire compagnon, votre vaillance fut votre malheur ! Jamais il n’y aura homme d’aussi grande valeur. Poésie courtoise La courtoisie peut se définir comme un comportement social, culturel, scriptural fortement codé. Elle se pose comme la marque distinctive d’une élite. La poésie lyrique élabore une variété extraordinaire de strophes, types de vers et de rimes dont l’observation est inséparable du répertoire de thèmes lyriques, d’interprétations symboliques et allégoriques. L’élaboration et le raffinement de la versification correspondent à la stricte observation de l’esprit courtois qui est avant tout un service rendu à la Dame. Le combat, l’héroïsme restent, mais leur but est l’Amor (substantif féminin en provençal). Le troubadour sert la Dame (el Domn, chez Guilhem de Poitiers) - c’est le vasselage d’amour (domnei). Il lui doit une soumission absolue: il doit d’abord plaire par ses qualités morales, rechercher la perfection par sa vaillance ou élégance, mériter l’amour. La Dame impose des épreuves. Ce n’est qu’après que le troubadour atteint son but ‑ la Joy d’Amor. Guilhem IX de Peitieus /Guillaume IX de Poitiers (1071-1126) Ce grand et puissant seigneur - comte de Poitiers et duc d’Aquitaine et de Gascogne – est aussi un fin poète, considéré comme le premier des troubadours occitans. Sa petite-fille, Aliénor d’Aquitaine, deviendra reine de France, puis reine d’Angleterre. Elle sera une grande protectrice des lettres, comme l’avait été Guilhem. Ce dernier aurait accueilli, à sa cour, le barde gallois Bledhri ap Davidor qui aurait introduit sur le territoire de la France la thématique de Tristan et Iseut. On conserve une dizaine de poèmes de Guilhem, dont cette « cançon » (chant) représentative du « trobar clus », hermétique, et dont les interprétations varient : exemple de la théologie négative ? jeu érotique où la cavalcade à cheval serait le synonyme de l’acte sexuel ? pur jeu poétique qui se réfère à la création verbale ? Au lecteur de décider. Farai un vers de dreit nien Farai un vers de dreit nien Non er de mi ni d’autra gen Non er d’amor ni de joven Ni de ren au Qu’enans fo trobatz en durmen Sus un chivau No sai en qual hora.m fui natz No soi alegres ni iratz No soi estranhs ni soi privatz Ni no.n puesc au Qu’enaisi fui de nueitz fadatz Sobr’un pueg au No sai cora.m fui endormitz Ni cora.m veill s’om no m’o ditz Per pauc no m’es lo cor partitz D’un dol corau E no m’o pretz una fromitz Per saint Marsau Malautz soi e cre mi morir E re no sai mas quan n’aug dir Metge querrai al mieu albir E no.m sai tau Bos metges er si.m pot guerir Mas non si amau Amigu’ai ieu non sai qui s’es C’anc no la vi si m’aiut fes Ni.m fes que.m plassa ni que.m pes Ni no m’en cau C’anc non ac Norman ni Franses Dins mon ostau Anc non la vi et am la fort Anc no n’aic dreit ni no.m fes tort Quan no la vei be m’en deport No.m prez un jau Qu’ie.n sai gensor e belazor E que mais vau No sai lo luec on s’esta Si es m pueg ho es en pla Non aus dire lo tort que m’a Albans m’en cau E peza.m be quar sai rema Per aitan vau Fait ai lo vers no sai de cui Et trametrai lo a celui Que lo.m trameta per autrui Enves Peitau Que.m tramezes del sieu estui La contraclau Ferai un vers de pur néant, Non pas de moi, ni d’autres gens, Ni de l’amour et des amants, Ni d’aucun mot, Sinon fut trouvé en dormant Cheval au trot. Sous quelle étoile suis donc né ? Ne suis ni gai, ni enragé, Ni sauvage, ni familier, Tel est mon lot ; Car fus de nuit ensorcelé Sur un mont haut. Ne sais plus quand suis endormi, Quand veille si nul ne le dit. De peu ne m’est le cœur parti D’un deuil fatal ; M’en soucie comme de fourmi, Par Saint Martial ! Malade suis et crois mourir, N’en sais pas plus qu’ai ouï dire, Cherche remède à mon délire, Mais dans quel lot ? Bon médecin qui peut guérir, Sinon maraud. Ai une amie, ne sais qui c’est, Croyez-m’en, ne la vis jamais, Ne me déplaît, ni ne me plaît, Et peu m’en chaut Car n’ai ni normand ni français En mon château. Sans l’avoir vue, l’aime très fort, N’en ai rien eu, ni droit ni tort, Si ne la vois en ai confort, Car rien ne vaut ! Connais plus noble et belle encore Et qui plus vaut ! D’où elle vient, ne le sais pas ; Est-ce d’en haut ou bien d’en bas ? N’ose dire le tort pour moi Alors m’en tais, M’attriste qu’elle reste l Lorsque m’en vais. Le vers est fait, ne sais de qui Et le transmettrai à celui Qui le transmettra pour autrui Jusqu’à Poitiers ; Me sortira de son étui La contre-clef. Bernart de Ventadorn (vers 1125–après 1195) La « vida » (biographie mi-réelle, mi fictive), rédigée par Ur de Saint-Circ, attribue à Bernart une origine modeste. Pourtant ce fils d’un homme d’armes et d’une boulangère du château de Ventadour aurait pu être, selon certains indices, l’enfant naturel du vicomte Ebles II de Ventadour ou même de Guilhem IX de Peitieus. Disciple d’Ebles II Lo Cantador, il aurait été chassé de Ventadour pour avoir chanté les beautés de la femme de son demi-frère, fils légitime du vicomte. Il rejoint la cour d’Aliénor d’Aquitaine, alors déjà épouse du roi Henri II Plantagenêt, puis il passe au service de Raymond V de Toulouse avant de terminer sa vie à l'abbaye de Dalon. Sa poésie, chantée, est un des meilleurs exemples de la grande poésie d’amour. Can vei la lauzeta mover Can vei la lauzeta mover De joi sas alas contra’l rai, Que s’oblid’e’s laissa chazer Per la doussor c’al cor li vai, Ai! Tan gran sen veya m’enve De cui qu’eu veya jauzion ! Meravilha sai, car desse Lo cor de dezirer no’m fon Ailas ! Tan cuidava saber D’amor, e tan petit en sai, Car eu d’amar no’m posc tener Celeis don ja pro non aurai. Tout m’a mon cor, e tout m’ame, E se mezeis e tot lo mon; E can se’m tolc, no’m laisset re Mas dezirer e cor volon. Anc non agui de me poder Ni no fui meus de l’or’ en sai Que’m laisset en sos olhs vezer En un miralh que mout me plai. Miralhs, pus me mirei en te, M’an mort li sospir de preon, C’aissi’m perdei com perdet se Lo bels Narcisus en la fon. De las domnas me dezesper ; Jamais en lor no’m fiarai; C’aissic om las solh chaptener, Enaissi las deschaptenrai. Pois veic’una pro no m’en te Vas leis que’m destrui e’m cofon, Totas las dopt’ e las mescre, Car besai c’atretals se son. D’aisso’s fa befemna parer Ma domna, per qu’eu’lh’ o retrai, Car no vol so c’om voler, E so c’om li deveda, fai. Chazutz sui en mala merce, Et ai be faih co’l fols en pon ; E no sai per que m’esdeve, Mas car trop puy ei contra mon. Merces es perduda, per ver, Et eu non o saubi anc mai, Car cilh qui plus en degr’aver, Non a ges, et on la querrai ? A ! Can mal sembla, qui la ve, Que daquest chaitiu deziron Que ja ses leis non aura be, Laisse morrir, que no l’aon. Pus ab midons no’m pot valer Precs ni merces ni’l dreihz qu’eu ai, Ni a leis no ven a plazer Qu’eul’am, jamais no’lh o dirai. Aissi’m part de leis e’m recre ; Mort m’a, e per mort li respon, E vau m’en, pus ilh no’m rete, Chaitius, en issilh, no sai on. Tristans, ges non auretz de me, Qu’eum’en vau, chaitius, no sai on. De chantar me gic e’m recre, E de joi e d’amor m’escon. Quand vois l’alouette mouvoir De joie ses ailes face au soleil, Qui s’oublie et se laisse choir Par la douceur qu’au cœur lui va, Las ! si grand envie me vient De tous ceux dont je vois la joie, Et c’est merveille qu’à l’instant Le cœur de désir ne me fonde. Hélas! tant en croyais savoir En amour, et si peu en sais. Car j’aime sans y rien pouvoir Celle dont jamais rien n’aurai. Elle a tout mon cœur, et m’a tout, Et moi-même, et le monde entier, Et ces vols ne m’ont rien laissé ; Que désir et cœur assoiffé. Or ne sais plus me gouverner Et ne puis plus m’appartenir Car ne me laisse en ses yeux voir En ce miroir qui tant me plaît. Miroir, pour m’être miré en toi, Suis mort à force de soupirs, Et perdu comme perdu s’est Le beau Narcisse en la fontaine. Des dames, je me désespère ; Jamais plus ne m’y fierai, Autant d’elles j’avais d’estime Autant je les mépriserai. Pas une ne vient me secourir Près de celle qui me détruit, Car bien sais que sont toutes ainsi. Avec moi elle agit en femme. En cela ma Dame se montre bien Femme, ce que je lui reproche, Car elle ne veut ce qu’on doit vouloir Et ce qu’on lui défend, elle le fait. Tombé suis en male merci Car ai fait le fou sur le pont Et je sais bien que cela m’est advenu Car j’ai voulu m’attaquer à une pente rude. Merci est perdue, pour vrai, Et je ne le savais pas jusqu’alors, Car celle qui devrait le plus en avoir N’en a point ; où donc la chercherai-je ? Ah ! Comme elle semble mal, à qui la voit, Capable de laisser mourir, sans jamais l’aider, Ce pauvre plein de désir, Qui jamais sans elle n’aura de bien. Et puisqu’auprès d’elle ne valent Prière, merci ni droit que j’ai, Puisque ne lui vient à plaisir Que je l’aime, plus je ne le lui dirai ; Aussi je pars d’elle et d’amour ; Ma mort elle veut, et je meurs, Et m’en vais car ne me retient, Dolent, en exil, ne sais où. Tristan, plus rien n’aurez de moi, Je m’en vais, dolent, ne sais où ; De chanter cesse et me retire, De joie et d’amour me dérobe. Jaufré Rudel (1113?–1170?) Seigneur de Blay, il participa, semble-t-il, à la deuxième croisade (1147-1149). Selon sa « vida », il serait tombé amoureux de la princesse de Tripoli, rien que pour avoir entendu parler d’elle, et serait mort entre ses bras. La princesse concernée pourrait être Hodierne de Tripoli qui il adresse sa poésie exprimant l’amour lointain (amor de lonh). Lanquand li jorn son lonc en mai Lanquand li jorn son lonc en mai m’es bels douz chans d’auzels de loing e quand me suis partitz de lai remembra-m d’un’amor de loing vauc de talan enbroncs e clis si que chans ni flors d’albespis no-m platz plus que l’inverns gelatz Ja mais d’amor no-m gauzirai si no-m gau d’est’amor de loing que genser ni meillor non sai vas nuilla part ni pres ni loing tant es sos pretz verais e fis que lai el ranc dels sarrazis fos eu per lieis chaitius clamatz Iratz et gauzens m’en partrai qan veirai cest amor de loing mas non sai coras la-m veirai car trop son nostras terras loing assatz i a portz e camis e per aisso non sui devis mas tot sia com a Dieu platz Be-m parra jois qan li qerai per amor Dieu l’amor de loing e s’a lieis plai albergarai pres de leis si be-m sui de loing adoncs parra-l parlamens fis qand drutz loindas er tant vezis c’ab bels digz jauzirai solatz Ben tenc lo Seignor per verai per qu’ieu veirai l’amor de loing mas per un ben que m’en eschai n’ai dos mals car tant m’es de loing ai car me fos lai peleris si que mos futz e mos tapis fos pelz sieus bel huoills remiratz Dieus que fetz tot qant ve ni vai e fermet cest’amor de loing me don poder qe-l cor eu n’ai q’en breu veia l’amor de loing veraiamen en locs aizis si qe la cambra e-l jardis mi resembles totz temps palatz Ver ditz qui m’apella lechai ni desiran d’amor de loing car nuill autre jois tant no-m plai cum jauzimens d’amour de loing mas so q’ieu vuoill m’es tant ahis q’enaissi-m fadet mos pairis q’ieu ames e non fo amatz Mas so q’ieu vuoill m’es tant ahis totz sia mauditz lo pairis qe-m fadet q’ieu non fos amatz. Lorsque les jours sont longs en mai, M’est beau doux chant d’oiseaux de loin, Et quand je suis parti de l Me souvenant d’amour de loin, Vais de désir front bas et incliné, Ainsi chants ni fleurs d’aubépine Me plaisent plus que l’hivernale gelée. Jamais d’amour me réjouirai Si ne jouis de cet amour de loin Que mieux ni meilleur ne connais. Vais nulle part ni près ni loin, Tant est son prix vrai et sûr, Que là devant les Sarrasins Pour elle être captif je réclame. Triste et joyeux m’en partirai. Quand verrai cet amour de loin. Mais ne sais quand la reverrai, Car nos terrains sont vraiment loin. Il y a tant cols et chemins. Et pour ceci ne suis devin. Mais que tout soit comme à Dieu plaît. Paraîtra joie quand lui demanderai Pour l’amour-Dieu l’amour de loin. Et s’il lui plaît j’habiterai Près d’elle- même si je suis de loin. Donc arrivera l’entretien fidèle Qu’amant lointain devenu proche À ses beaux dits jouira de plaisir. Je tiens bien le Seigneur pour vrai Par qui verrai l’amour de loin. Mais pour un bien qui m’en échoit J’ai deux maux car tant m’est de loin. Ah que je sois là-bas pélerin Que mon bâton et mon tapis Soient par ses beaux yeux regardés. Que Dieu qui fit tout, qui va et vient, Et forma cet amour de loin Donne le pouvoir au coeur que j’ai, Que bientôt je voie l’amour de loin Véritablement en lieu aisé, Tel que la chambre et le jardin Me semblent tout temps un palais. Il dit vrai qui me dit avide, Si désireux d’amour de loin, Car nulle autre joie ne me plaît Que de jouir de l’amour de loin. Mais ce que je veux m’est interdit, Car ainsi me dota mon parrain, Que j’aime et ne suis pas aimé. Mais ce que je veux m’est interdit. Que tout maudit soit le parrain Qui fit que ne suis pas aimé. Peirol d’Auvernhà /Auvergne (vers 1160?–1222/1225) Il fut au service du comte d’Auvergne, Dauphin, qui tint sa cour à Montferrand. Selon certaines sources, Peirol aurait effectué un pèlerinage en Terre Sainte. Au retour, il se serait marié et établi à Montpellier. On lui attribue 34 poèmes conservés. Sa « cançon » (chant) en quatre strophes et envoi Comme avant sa mort le cygne est représentatif de la haute poésie d’amour. Le texte original, en langue d’oc, est ici présenté en traduction. Comme avant sa mort le cygne Comme avant sa mort le cygne, Je me mets à chanter Pour mourir plus noblement Et avec moins d’horreur. Bien des fois l’amour m’a piégé Et j’ai connu de beaux délires, Mais ce que j’en souffre maintenant Me prouve que je n’ai pas su aimer. Le monde n’a pas son égale Dieu ! mais à quoi bon l’aimer. Jamais je n’oserai lui dire À quel point je la veux. Noble accueil et doux égards, Ne me font que plus trembler, J’ai peur qu’à lui crier grâce, Je ne provoque sa méfiance. Franchise et sincérité de cœur Feront toujours croître l’amour ; Haute naissance la fait dépérir, Car les puissants sont menteurs. Ilil y a tant de riches mauvais Que ce bas monde en est pire. Dame qui veuille maintenir son prix N’aimera jamais profiteur. Va t’en là-bas chansonnette, Non que lui mande rien. Mais tu peux lui dire mon ennui Sans causer ma perte. Et que mes sentiments de cœur Sont siens, de bonne foi je le jure ; Le sont et toujours le seront ; Pour le prouver saurai mourir. Bonne dame où que tu demeures, Joie sois tienne et t’accompagne. Si n’ose encore te crier grâce, Puis du moins le faire en pensée. Chansons de toile La poésie courtoise était très diversifiée. À côté des formes élevées (cançon, alba), elle cultive aussi des genres polémiques (partimen), satiriques (sirventes), parodiques (pastorella). Plusieurs formes se rapprochent de la poésie populaire qui accompagnait le travail des femmes. Telles sont les chansons de toile qui racontent les amours romancées. Quant vient en mai, que l’on dit as lons jors, Que Franc de France repairent de roi cort, Reynauz repaire devant el premier front. Si s’en passa lez lo mes Arembor, Ainz n’en degna le chief drecier a mont. E Raynaut, amis ! Bele Erembors a la fenestre au jor Sor ses genolz tient paile de color ; Voit Frans de France qui repairent de cort Et voit Raynaut devant el premier front : En haut parole, si a dit sa raison. E Raynaut, amis ! « Amis Raynaut, j’ai vëu cel jor, Se passisoiz selon mon pere tor, Dolanz fussiez, se ne parlasse a vos. » « Jal mesfaïstes, fille d’emperëor, autrui amastes, si oblïastes nos. » E Raynaut, amis ! « Sire Raynaut, je m’en escondirai : A cent puceles sor sainz vos jurerai, A trente dames que avec moi menrai, C’onques nul home fors vostre cors n’amai. Prennez l’emmende et je vos baiserai. » E Raynaut, amis ! Li cuens Raynauz en monta lo degré, Gros par espaules, greles par lo baudré ; Blont ot le poil, menu recercelé : En nule terre n’ont si biau bacheler. Voit l’Erembors, si comence a plorer. E Raynaut, amis ! Li cuens Raynauz est montez en la tor, Si s’est assis en un lit point a flors, Dejoste lui se siet bele Erembors : Lors recomencent lor premieres amors. E Raynaut, amis ! ***** Lou samedi a soir, fat la semainne, Gaiete et Oriour, serors germainnes, Main et main vont bagnier a la fontainne. Vante l’ore et li raim crollent : Ki s’antraimment soweif dorment. L’anfes Gerairs revient de la cuintainne, S’ait chosie Gaiete sor la fontainne, Antre ses bras l’ait prise, soucif l’a strainte. « Quant avras, Oriour, de l’ague prise, Reva toi an arriere, bien seis la vile : Je remanrai Gerairt ke bien me priset. » Or s’en vat Orious triste et marrie ; Des euls s’an vat plorant, de cuer sospire, Cant Gaie sa serour n’anmoinnet mie. « Laisse, fait Oriour, com mar fui nee! J’ai laxiet ma serour an la vallee. L’anfes Gerairs l’anmoinne an sa contree. » Lor droit chemin ont pris vers la citeit ; Tantost com il i vint, l’ait espouseit. Vante l’ore et li raim crollent : Ki s’antraimment soweif dorment. Roman courtois et lais Le roman courtois est une création originale de la culture courtoise. Il a peu d’antécédents dans la culture antique (Théagène et Chariclée, Récits éthiopiques, Daphnis et Chloé; Asinus aureus d’Apulée, Satyricon de Pétrone) et, par son inspiration et sa facture, il est bien différent des chansons de geste dont il est, en particulier entre 1150 et 1250, contemporain. Ce qui le distingue de ces dernières, c’est non seulement une autre conception de la chevalerie (au service d’une cause religieuse, politique ou sociale là; au service d’une Dame ici), mais surtout une autre élaboration littéraire - élitiste et raffinée: emploi de l’octosyllabe à rimes plates, langue subtile et élégante de la galanterie, motivation psychologique des personnages, construction savante de l’intrigue, mise en évidence de l’interprétation symbolique et allégorique et des acquis culturels et intellectuels, notamment dans les thèmes mystiques, mythologiques ou antiques. Les romans atteignent parfois une longueur impressionnante, dépassant parfois 30.000 vers. On peut y voir aussi la preuve qu’ils étaient destinés non plus à être récités de mémoire devant le public, mais lus. Les auteurs des romans aiment donner leurs noms, signer leurs oeuvres: l’ouvrage lui-même étant une prouesse, un exploit d’habileté et de galanterie, une occasion pour faire montre de ses connaissances et de sa culture. Pourtant, aux 12^e et 13^e siècles, le roman ne se différencie pas encore nettement, dans l’esprit du public, de la chanson de geste et des récits hagiographiques. Par le mot « roman » (romanz – de l’adverbe latin romanice) on désigne à l’époque les écrits en langue vulgaire, par opposition à ceux qui sont rédigés en latin. Et la seule différence d’avec la chanson de geste est perçue sur le plan thématique: « Ne sont que trois matières à nul homme entendant,/ De France de Bretagne et de Rome la grant » (Jean Bodel, in Chanson des Saisnes [Saxons], vers 1200). Ainsi, les chansons de geste étaient considérées comme une matière française, relatant des souvenirs historiques - la geste des Francs, alors que le roman courtois faisait appel à une matière « étrangère », exotique, liée soit à l’instruction (thèmes antiques), soit à l’imagination mythique et mystique (thèmes bretons). Tristan et Iseut C’est le roman le plus répandu à travers l’Europe médiévale, pourtant aucune version ne nous est parvenue complète. Les éditions modernes sont en fait des extrapolations à partir des versions les plus diverses - françaises, allemandes, italiennes, norvégiennes. Les textes français sont ceux de Béroul (Normand?) et de Thomas (Anglais): nous disposons aujourd’hui de 4485 vers du premier (1165-1170) et de 3144 vers du second (après 1170) qui devait en avoir 19.000 approximativement. La version de Béroul, un jongleur peut-être, rappelle la manière simple et rude des chansons de geste; celle de Thomas appartient résolument à l’inspiration courtoise. Neveu du roi Marc de Cornouailles, Tristan de Loonois (Léonois) représente le type du chevalier parfait qui allie le courage et la force physique à la courtoisie parfaite: il est expert en vénerie, mais aussi musicien, joueur de la harpe. Il sauve son pays en tuant le géant Morholt qui le blesse par son épée empoisonnée. Les blessures dégageant une puanteur insupportable, Tristan décide de mourir et se laisse emporter dans une barque vers la haute mer. Rejeté sur la côte irlandaise, il est guéri par la magie de la reine, soeur du géant, et par Iseut la Blonde, fille de la magicienne, sans être reconnu comme meurtrier de Morholt. Il retourne dans son pays, mais pas pour longtemps. Le cheveu d’or d’Iseut que les hirondelles apportent à la cour du roi Marc décident ce dernier à envoyer Tristan chercher la Belle-aux-Cheveux-d’Or qui doit devenir reine de Cornouailles. Tristan, qui arrive en Irlande sous déguisement, sauve Iseut en tuant un dragon. Toutefois, à l’ébréchure de l’épée, Iseut reconnaît en son sauveur le meurtrier de Morholt. Elle veut d’abord se venger, mais cède devant la parole charmeuse de celui qu’elle commence à aimer. À sa déception Tristan demande sa main – pour son oncle. Au départ, la magicienne donne à la servante Brangaine le philtre magique qui doit unir d’un amour éternel Iseut et le roi Marc, mais que Tristan et Iseut boivent par erreur. Désormais la femme du roi Marc et son neveu sont liés d’un amour invincible – et impossible. Ils s’aiment en secret à la cour en bravant tous les dangers y compris la mort, ils s’enfuient dans la forêt du Morois avant de se séparer pour essayer d’oublier. Tristan s’exile en Bretagne, épouse Iseut-aux-Blanches-Mains. Blessé à nouveau, Tristan ne veut pas mourir sans avoir revu Iseut la Blonde que son beau-frère Kahedrin doit amener. Trop tard. Iseut la Blonde expire en embrassant le cadavre de Tristan. Le roi Marc, qui apprend le secret de l’amour fatal, leur accorde la sépulture dans deux tombes voisines: une ronce pousse aussitôt sur la tombe de Tristan et s’enfonce dans celle d’Iseut. L’extrait présenté ci-dessous est tiré de la version de Béroul : le récit garde les marques de l’oralité, tient les auditeurs en haleine en ménageant la tension qu’il modère par un ton ironique. Tristan est condamné pour adultère, il va être exécuté. Il trouve cependant un prétexte pour tromper ses gardes et se sauver. Saut de la chapelle (Traduction en français moderne) Ecoutez, seigneurs, du Seigneur Dieu Comme il est plein de pitié Et ne veut pas la mort du pécheur : Il entendit le cri, le pleur Que faisaient les pauvres gens Pour ceux qui étaient à la torture. Près du chemin par où ils vont Une chapelle est sur un mont, Au coin d’une roche assise, Dominant la mer, face à la bise. La partie qu’on appelle chantel Etait posée sur un monticule. Au delà, plus rien : la falaise. Ce mont est tout plein de pierre. Si un écureuil eût sauté de là, Il eût péri, sans rémission. Dans l’abside était une verrière Qu’un saint y fit avec habileté. Tristan dit à ceux qui le mènent : « Seigneurs, voici une chapelle. Pour Dieu ! Laissez-moi entrer. Ma vie approche de son terme ; Je prierai Dieu qu’il ait pitié De moi, qui l’ai tant offensé. Seigneurs, il n’y a que cette entrée. Chacun de vous tient son épée : Vous savez bien que je ne peux sortir Sans repasser devant vous ; Et quand j’aurai prié Dieu, Alors, je reviendrai ici ; vers vous. » L’un d’eux dit à son compagnon : « Nous pouvons bien l’y laisser aller. » Ils ôtent ses liens ; il entre. Tristan ne va pas lentement ! Derrière l’autel, il va à la fenêtre ; La tire à lui de sa main droite Et, par l’ouverture, il saute dehors. Plutôt sauter que de voir son corps Brûlé, sous les yeux de telle assemblée ! Seigneurs, une grande pierre large Etait au milieu de ce rocher. Tristan y saute très légèrement. Le vent s’engouffre dans ses habits Et l’empêche de tomber lourdement. Les Cornouaillais appellent encore Cette pierre « Le Saut de Tristan » Tristan saute : le sable était mou. Les autres l’attendent devant l’église, Mais en vain : Tristan s’en va ! Dieu lui a fait une belle grâce. Sur le rivage, à grands sauts, il s’en fuit : Il entend bien le feu qui bruit ! Il n’a pas le cœur à retourner : Il ne peut courir plus vite qu’il ne court. Chrétien de Troyes (1135?-1190?) Sa première période créatrice est liée à la cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, qui semble avoir été l’instigatrice, sinon l’inspiratrice des compositions qui illustreraient certaines thèses de l’amour courtois: Érec et Énide (cca 1170), Yvain ou le Chevalier au Lion (1177-1181), Lancelot ou le Chevalier à la Charrette (1177-1181). Entre 1182 et 1190 Chrétien de Troyes est au service du comte de Flandre Philippe d’Alsace pour qui il compose Perceval, ouvrage resté inachevé, mais qui provoquera la création de l’immense cycle du Graal, initié par l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, autour de 1200. Le thème et le roman ont une riche postérité: Wolfram von Eschenbach, Hartmann von Aue, Richard Wagner. Cligès (vers 1176) C’est un roman breton par sa première partie, la seconde se déroulant à Byzance. Chrétien y déclare que la Grèce antique a été le premier pays à se distinguer en « chevalerie » et en « clergie » (savoir). C’est postuler l’union de l’esprit courtois et de la tradition antique. Le roman, professant la réalisation corporelle de l’amour, semblerait une polémique contre Tristan et Iseut. L’extrait est tiré de la première partie du roman. Alexandre et Soredamor, sur un navire, ne savent pas comment déclarer l’un à l’autre leur amour. C’est Genièvre qui les rapproche. La langue, finement travaillée, intellectualisée dans ses jeux de mots sur l’(a mer, amer, aimer, amour annonce la préciosité. L’amour naissant entre Alexandre et Soredamor (Traduction en français moderne) Ainsi se prend-elle à partie, tantôt elle aime, tantôt elle hait. Elle hésite tant qu’elle ne sait ce qui pour elle vaut le mieux. De l’amour, elle croit se défendre, mais toute défense est vaine. Dieu ! Que ne sait-elle ce que, de son côté, Alexandre pense à son endroit ! Amour fait entre eux un égal partage de tout ce dont il doit les pourvoir. Il les traite avec justice et sagesse puisque chacun aime et désire l’autre. Cet amour eût été juste et bon si chacun d’eux avait été juste et bon si chacun d’eux avait su le désir qui poussait l’autre, mais lui ne sait ce qu’elle souhaite, ni elle, ce dont il souffre, lui. La reine s’en est avisée, elle les voit souvent l’un et l’autre perdre leurs couleurs et pâlir et soupirer et tressaillir, mais elle ne sait pas pourquoi, sinon qu’ils sont en mer. Peut-être l’aurait-elle découvert, si la mer ne l’avait trompée, mais la mer l’abuse et la trompe, en la mer l’amour lui échappe car ils se trouvent en mer, mais tout leur vient d’aimer, et amer est le mal qui les tient : de ces trois-là, la reine ne sait que blâmer, sinon la mer. Les deux autres dénoncent le troisième, par lui se font excuser les deux qui sont entachés du méfait. Tel qui n’a faute ni tort souvent paie pour le péché d’autrui. Ainsi, la reine haut et fort accuse la mer et la blâme, mais à tort jette sur elle le blâme, car la mer n’y a commis aucun crime. Soredamor a beaucoup souffert, mais le navire enfin est entré au port. Le roi sait parfaitement que les Bretons en montrent une grande joie et qu’ils le serviront volontiers comme leur légitime seigneur. Je ne veux pas parler plus longuement du roi Arthur pour cette fois. Vous m’entendrez plutôt dire comment Amour tourmente les deux amants, avec qui est engagée la bataille. Alexandre aime et désire celle qui soupire pour son amour, mais il ne le sait pas ; et il ne le saura pas jusqu’au moment où il aura souffert maint mal et maint tourment. Marie de France (active entre 1160 et 1190) On ignore son identité. Aurait-elle été l’abbesse des monastères de Barking et de Shaftesbury? princesse de la famille des Plantagenêts? une Française de condition moyenne, attachée à la cour d’Angleterre? Sa narration captivante puise dans la thématique bretonne qu’elle présente sous forme de brefs récits (cca 500-700 vers) - les lais. Marie de France est l’auteur des fables en vers qu’elle appelle isopets: Le loup et l’agneau, Le corbeau et le renard, La veuve et le chevalier (cf. La veuve de Milète); et d’une descente aux « enfers » Le Purgatoire de saint Patrick. Le texte de Yonec est donné, ici, en version intégrale, traduite en prose. Yonec Puis que des lais ai commencié, ja n’iert pur nul travail laissié ; les aventures que j’en sai, tut par rime les conterai. En pensé ai e en talant que d’Yonec vus die avant dunt il fut nez, e de sun pere cum il vint primes a sa mere. Cil ki engendra Yonec aveit a nun Muldumarec. (Traduction en français moderne, en prose) Puisque j’ai commencé à écrire des lais, nulle peine ne me fera renoncer : je mettrai en vers toutes les aventures que je connais. J’ai bien envie de vous parler tout d’abord d’Yonec, du lieu de sa naissance et de la rencontre de ses parents. Celui qui engendra Yonec se nommait Muldumarec. Jadis vivait en Bretagne un vieillard très puissant. Il était seigneur de Caerwent et maître reconnu de tout le pays. La cité se dresse sur la Duclas et jadis les navires y passaient. Le seigneur était très âgé. Comme il devait laisser un riche héritage, il prit femme pour avoir des enfants qui hériteraient de lui. La jeune fille qu’on lui donna était de haut rang, sage et courtoise, et d’une grande beauté : il s’en éprit aussitôt, pour sa beauté. Qu’en dire de plus ? Elle n’avait sa pareille d’ici à Lincoln, ni de Lincoln jusqu’en Irlande. Ce fut un crime que de la lui donner. Comme elle était belle et gracieuse, il ne songeait qu’à la surveiller. Il l’a enfermée dans son donjon, dans une grande chambre dallée, en compagnie de sa sœur, âgée et veuve, qu’il lui a donnée comme compagne pour la garder de plus près. Il y avait aussi d’autres femmes, je crois, isolées dans une autre pièce ; mais la dame n’avait pas le droit de leur adresser la parole sans l’autorisation de la vieille. Elle demeura ainsi emprisonnée plus de sept ans sans sortir du donjon pour aller voir un parent ou un ami ; et le couple n’eut aucun enfant. Quand le seigneur allait se coucher, pas le moindre chambellan, pas le moindre portier n’aurait osé entrer dans la chambre pour tenir la chandelle devant lui. La dame vivait dans la tristesse, les larmes et les soupirs. Elle perdait sa beauté qu’elle négligeait. Elle ne souhaitait qu’une chose : mourir rapidement. C’était aux premiers jours d’avril, quand les oiseaux font entendre leur chant. Le seigneur s’était levé de bon matin pour aller à la chasse. Il ordonne à la vieille de se lever et de fermer la porte derrière lui. Elle lui obéit, puis se dirige vers une autre pièce avec son psautier, pour y lire ses versets. La dame, éveillée et en larmes, voit la lumière du soleil. S’apercevant que la vieille a quitté la chambre, elle se répand en plaintes, en soupirs, en larmes et en lamentations : « Hélas, que je suis malheureuse ! Mon destin est bien triste. Je suis prisonnière dans ce donjon et n’en sortirai que morte. Mais que craint donc ce vieillard jaloux pour m’emprisonner si cruellement ? Quelle folie, quelle sottise d’avoir toujours peur d’être trahi ! Je ne peux pas aller à l’église[ ]pour y écouter l’office divin. Si seulement je pouvais rencontrer des gens, sortir me distraire avec lui, je lui ferais meilleur visage, même en me forçant un peu ! Maudits soient mes parents et tous ceux qui m’ont donnée en mariage à ce jaloux ! Elle est solide, la corde sur laquelle je tire ! Il ne mourra donc jamais ! On a dû le plonger dans le fleuve d’Enfer au moment de son baptême ; ses nerfs sont solides, comme ses veines toutes pleines de sang vigoureux ! J’ai souvent entendu conter que jadis dans ce pays des aventures merveilleuses rendaient la joie aux malheureux ! Les chevaliers trouvaient les femmes de leurs rêves, nobles et belles, et les dames trouvaient des amants, beaux et courtois, preux et vaillants, sans encourir le moindre blâme, car elles étaient les seules à les voir. Si c’est possible et si quelqu’un a déjà connu pareille aventure, Dieu tout-puissant, exauce mon désir ! » Elle vient d’achever sa plainte quand elle aperçoit l’ombre d’un grand oiseau à une fenêtre étroite : elle ne sait ce que c’est. L’oiseau pénètre dans la chambre en volant : il a des lanières aux pattes et ressemble à un autour de cinq ou six mues. Il se pose devant la dame : après quelque temps, quand elle l’a longtemps contemplé, il devient un beau et gracieux chevalier. La dame assiste à ce prodige : son sang ne fait qu’un tour ; de peur, elle se couvre la tête de son voile. Mais le chevalier lui adresse courtoisement la parole : « Dame, n’ayez pas peur, c’est un noble oiseau que l’autour ! Même si ce mystère vous reste obscur, rassurez-vous et faites de moi votre ami ! C’est dans ce but que je suis venu. Je vous aime et vous désire depuis bien longtemps ; je n’ai jamais aimé d’autre femme et n’en aimerai jamais d’autre que vous. Mais je ne pouvais pas vous rejoindre ni sortir de mon pays si vous ne m’appeliez d’abord. Maintenant je puis être votre ami ! » Rassurée, la dame se découvre la tête et répond au chevalier qu’elle ferait volontiers de lui son amant s’il croyait en Dieu et si leur amour était ainsi possible. Car il est si beau qu’elle n’a jamais vu de sa vie et ne verra jamais si beau chevalier. « Dame, répond-il, vous avez raison. Pour rien au monde je ne voudrais qu’on m’accuse et qu’on me soupçonne. Je crois profondément en notre Créateur ; qui nous a délivrés du malheur où nous avait plongés notre père Adam en mordant dans la pomme d’amertume. Il est, sera et fut toujours vie et lumière pour les pécheurs. Si cette profession de foi est insuffisante, appelez votre chapelain ! Dites que vous vous sentez malade et que vous voulez recevoir le sacrement que Dieu a établi dans le monde pour le salut des pécheurs. Je vais prendre votre forme, recevoir le corps de Notre Seigneur et dire mon Credo. Vous n’aurez plus la moindre crainte ! » Et elle approuve ses paroles. Il se couche auprès d’elle dans le lit ; mais il ne veut pas la toucher, ni la serrer contre lui, ni l’embrasser. Voici que revient la vieille, qui trouve la dame éveillée : elle lui dit qu’il est temps de se lever et veut lui apporter ses vêtements. Mais la dame dit qu’elle est malade : il faut vite lui quérir le chapelain, car elle a grand-peur de mourir. La vieille répond : « Vous attendrez ! Mon seigneur est à la chasse et personne n’entrera ici que moi ! » La dame, éperdue, feint de s’évanouir. La vieille, effrayée, déverrouille la porte de la chambre et appelle le prêtre qui arrive en toute hâte avec l’hostie. Le chevalier la reçoit et boit le vin du calice. Puis le chapelain repart et la vieille referme la porte. La dame est étendue près de son ami : je n’ai jamais vu si beau couple ! Ils ont bien ri et joué, parlé de leur amour, puis le chevalier a pris congé : il veut regagner son pays. Elle le prie doucement de revenir souvent la voir. « Dame, dit-il, dès que vous le voudrez, je serai là en moins d’une heure. Mais veillez bien à observer la mesure afin que nous ne soyons pas surpris. Cette vieille nous trahira et nous guettera nuit et jour. Elle découvrira notre amour et dira tout à son seigneur. Si tout se passe comme je vous le prédis, si nous sommes ainsi trahis, je ne pourrai pas échapper à la mort. » Alors le chevalier s’en va, laissant son amie toute joyeuse. Le lendemain, elle se lève en bonne santé, reste gaie toute la semaine ; elle prend grand soin de sa personne et retrouve toute sa beauté. Elle dédaigne maintenant toutes les distractions et préfère rester dans sa chambre. Elle veut souvent voir son ami et prendre son plaisir avec lui : dès que son mari s’en va, de nuit, de jour, tôt ou tard, il répond à son désir. Que Dieu lui permette d’en jouir longtemps ! La grande joie que lui donnent les visites de son amant l’a complètement transformée. Mais son mari, rusé, s’aperçoit bien qu’elle a changé. Soupçonnant sa sœur, il l’interpelle un jour, lui dit qu’il s’émerveille de voir la dame faire tant de toilette et lui demande ce qui se passe. La vieille répond qu’elle n’en sait rien : nul ne peut parler à la dame, et elle n’a ni amant ni ami. Mais elle reste seule plus volontiers qu’auparavant ; c’est la seule chose que la vieille ait remarquée. Le seigneur répond alors : « Ma foi, je vous crois. Voici ce que vous allez faire. Le matin, quand je serai levé et que vous aurez refermé la porte, faites semblant de sortir et laissez-la seule dans son lit. Puis cachez-vous pour l’observer et découvrez les causes de cette grande joie ! » Ils s’arrêtent à cette décision et se quittent. Hélas ! qu’ils sont infortunés, ceux que l’on veut ainsi épier pour les trahir et leur tendre un piège ! Deux jours après, à ce qu’on m’a raconté, le seigneur fait semblant de partir en voyage. Il explique à sa femme que le roi l’a convoqué, mais qu’il reviendra bien vite. Il sort de la chambre en fermant la porte. Alors la vieille, qui s’était levée, s’est cachée derrière une tenture d’où elle pourra voir et entendre tout ce qu’elle a envie de savoir. La dame, étendue, ne dort pas et appelle son ami de tous ses vœux. Il arrive sans tarder, sans dépasser le délai ni l’heure. Ils sont tout aux joies de l’amour, dans leurs paroles et dans leurs gestes. Mais arrive l’heure où il doit se lever et partir. La vieille l’observe et voit comment il est arrivé, comment il est parti. Elle est épouvantée de le voir sous la forme d’un homme, puis sous celle d’un autour. Alors au retour du seigneur, qui n’était pas allé bien loin, elle lui découvre le secret du chevalier, qui le plonge dans le tourment. Il se hâte de faire fabriquer des pièges pour tuer le chevalier : il fait forger de grandes broches de fer aux pointes acérées : on ne pourrait trouver rasoir plus tranchant. Quand elles sont toutes prêtes, et garnies de pointes disposées comme les barbes d’un épi, il les place sur la fenêtre, bien fixées et bien serrées, là où le chevalier passe quand il rejoint la dame. Dieu, quel malheur que celui-ci ignore, quelle trahison machinent ces félons ! Le lendemain, de bon matin, le seigneur, levé avec le jour, déclare qu’il veut aller chasser. La vieille l’accompagne puis se recouche pour dormir, car il n’y avait pas encore de lumière. La dame, éveillée, attend celui qu’elle aime d’amour loyal et se dit qu’il pourrait maintenant venir et demeurer avec elle tout à loisir. Dès qu’elle en a émis le vœu, il vole sans tarder jusqu’à la fenêtre : mais les broches sont sur son passage et l’une d’elles lui transperce le corps, faisant jaillir son sang vermeil. Quand il se sent blessé à mort, il se dégage du piège, pénètre dans la chambre, se pose sur le lit devant la dame : les draps sont couverts de sang. Elle voit le sang et la plaie qui la remplissent de désespoir et d’épouvante. « Ma douce amie, lui dit-il, je perds la vie pour vous avoir aimée. Je vous avais prédit ce qui arriverait, et que votre attitude causerait notre mort. » À ces mots, elle tombe évanouie et demeure longtemps comme morte. Il la console doucement en lui disant que sa douleur est inutile. Elle porte un enfant de lui, un fils qui sera preux et vaillant : c’est lui qui la réconfortera. Elle lui donnera le nom d’Yonec et il les vengera tous les deux en tuant son ennemi. Mais il ne peut demeurer plus longtemps car sa plaie ne cesse de saigner. Péniblement il est parti. Et elle le suit en criant sa douleur. Elle s’échappe par une fenêtre : c’est un prodige qu’elle ne se tue pas, car elle saute d’une hauteur de vingt pieds. Vêtue de sa seule chemise, elle suit les traces du sang que le chevalier perd le long du chemin. Elle marche sans s’arrêter et voici qu’elle arrive à une colline dans laquelle il y avait une ouverture tout arrosée de sang. Elle ne peut rien voir au-delà de cette entrée. Persuadée que son ami est entré dans la colline, elle a vite fait d’y pénétrer. Malgré l’obscurité, elle poursuit tout droit son chemin et finit par sortir et se trouver dans une très belle prairie. Epouvantée de voir l’herbe toute mouillée de sang, elle suit les traces à travers la prairie. Bientôt elle découvre une cité, entièrement close de remparts. Maisons, salles, tours, tout semble fait d’argent. Les bâtiments sont superbes. Du côté du bourg on voit les marais, les forêts et les terres en défens ; de l’autre côté, une rivière coule autour du donjon : c’est là qu’abordent les navires, ils sont plus de trois cents. Du côté de la vallée, la porte était ouverte et la dame entre dans la ville, suivant toujours les traces de sang frais travers le bourg et jusqu’au château. Personne ne lui adresse la parole, elle ne trouve ni homme ni femme. Elle parvient au palais, dans la salle pavée qu’elle trouve ensanglantée. Elle entre dans une belle chambre où dort un chevalier ; mais elle ne le reconnaît pas et poursuit plus avant jusqu’à une autre chambre, plus grande, meublée seulement d’un lit où dort un chevalier ; elle la traverse encore. Dans la troisième chambre enfin, elle a trouvé le lit de son ami : les montants en sont d’or pur ; les draps, je ne saurais les évaluer ; les chandeliers, où des cierges brûlent nuit et jour, valent tout l’or d’une cité. Au premier regard, elle reconnaît le chevalier, s’avance vers lui toute bouleversée et tombe sur lui évanouie. Et lui, qui l’aime tant, la reçoit dans ses bras, déplorant longuement son infortune. Quand elle revient à elle, il la réconforte tendrement. « Douce amie, je vous en conjure au nom de Dieu, allez-vous-en, fuyez d’ici ! Je vais bientôt mourir, au milieu du jour. Et le deuil sera tel que si l’on vous trouvait ici, on vous ferait un mauvais parti. Les miens auront tôt fait d’apprendre que je suis mort pour l’amour de vous. Je suis très inquiet pour vous ! » « Ami, lui répond la dame, j’aime mieux mourir avec vous que continuer souffrir avec mon mari. Si je retourne à lui, il me tuera ! » Mais le chevalier la rassure et lui donne un petit anneau en lui expliquant qu’aussi longtemps qu’elle l’aura au doigt, son mari n’aura aucun souvenir de l’aventure et ne la tourmentera pas. Il lui confie et lui remet son épée en la conjurant de ne la donner à personne, mais de la garder pour son fils. Quand il aura grandi et sera devenu un chevalier preux et vaillant, elle l’amènera, avec son mari, à une fête où elle se rendra. Ils parviendront dans une abbaye et, devant une tombe qu’ils verront, [ ]on leur rappellera l’histoire de sa mort et du crime perpétré contre lui. Alors elle remettra l’épée à son fils et lui racontera l’aventure : comment il est né, qui l’a engendré. On verra bien comment il réagira. Après ces recommandations, il lui donne une robe précieuse qu’il lui ordonne de revêtir et l’oblige à le quitter. Elle s’en va avec l’anneau et l’épée qui la réconfortent. Mais à la sortie de la ville, elle n’a pas parcouru une demi-lieue quand elle entend les cloches sonner et le deuil s’élever dans le château pour la mort du seigneur. Elle comprend qu’il est mort et de douleur s’évanouit à quatre reprises. Revenant à elle, elle poursuit son chemin vers la colline. Elle y pénètre, la traverse et regagne son pays. Auprès de son mari elle vécut ensuite bien des jours sans jamais entendre le moindre reproche, la moindre accusation ni la moindre raillerie. Son fils est né, il a grandi, entouré de soins et d’affection. On l’a nommé Yonec. Dans le royaume, il n’était pas de chevalier si beau, si preux ni si vaillant, si prodigue en largesses ni si généreux. Quand il en a eu l’âge, on l’a armé chevalier et la même année, écoutez ce qui est arrivé ! À la fête de saint Aaron, qu’on célèbre à Caerleon et dans bien d’autres cités, le seigneur avait été invité avec ses amis, selon la coutume du pays : il devait amener sa femme et son fils, en riche équipage. Ils sont donc partis mais ils ne savent pas où les conduit le destin. Ils ont avec eux un serviteur qui les a guidés tout droit [ ]jusqu’à un château, le plus beau du monde. Il s’y trouvait une abbaye peuplée de très pieuses personnes. Le jeune homme qui les conduit à la fête [ ]les fait ici loger. On les sert dans la chambre de l’abbé, avec beaucoup d’honneurs. Ils vont le lendemain entendre la messe avant de partir. Mais l’abbé vient les prier de rester : il veut leur montrer son dortoir, son chapitre et son réfectoire. Par reconnaissance pour son hospitalité, le seigneur accède à son vœu. Le jour même, après le repas, ils visitent donc les bâtiments de l’abbaye. En entrant dans le chapitre, ils découvrent une grande tombe, couverte d’une soierie ornée de rosaces et coupée par une broderie d’or. À la tête, aux pieds et aux côtés du mort, vingt cierges allumés, dans des chandeliers d’or fin ; [ ]des encensoirs d’améthyste répandent toute la journée de l’encens pour mieux honorer cette tombe. Les visiteurs demandent aux gens du pays qui repose dans cette tombe. Les autres se mettent alors à pleurer et à leur expliquer que c’était le meilleur, le plus fort et le plus fier, le plus beau et le plus aimé de tous les chevaliers du monde. Il avait été le roi de ce pays et jamais on n’en avait connu de plus courtois : Mais à Caerwent il avait été pris dans un piège et tué pour l’amour d’une dame : « Depuis nous n’avons plus de seigneur, mais nous attendons depuis longtemps, selon ses ordres, le fils qu’il a eu de cette dame. » À cette révélation, la dame appelle son fils d’une voix forte : « Mon fils, dit-elle, vous avez entendu, c’est Dieu qui nous a conduits ici ! C’est votre père qui repose dans cette tombe, votre père que ce vieillard a tué injustement ! Maintenant je vous confie et je vous remets son épée, que je garde depuis bien longtemps ! » Devant tous, elle lui révèle qu’il est le fils de ce chevalier, lui explique comment son amant lui rendait visite et comment il a été tué traîtreusement par son mari : elle lui raconte toute l’aventure. Puis elle tombe évanouie sur la tombe et meurt sans prononcer d’autre parole. Quand son fils la voit morte, il coupe la tête de son beau-père : avec l’épée de son père, il a ainsi vengé et son père et sa mère. Quand les habitants de la cité apprirent ce qui était arrivé, ils vinrent solennellement prendre le corps de la dame pour la déposer dans le tombeau, près du corps de son ami : que Dieu leur soit miséricordieux ! Puis, avant de quitter les lieux, ils firent d’Yonec leur seigneur. Ceux qui entendirent raconter cette aventure, bien plus tard en tirèrent un lai, pour rappeler la peine et la douleur qu’endurèrent ces deux amants. Roman de la rose Oeuvre de deux auteurs, Guillaume de Lorrris et Jean de Meung, le roman comporte deux parties distinctes. Il est à la fois la dernière étape de la littérature courtoise (roman symbolique, allégorique) et sa transformation en littérature bourgeoise (roman didactique ou plutôt poésie didactique). Par là il résume l’évolution du 13^e siècle en ce qui concerne l’un des thèmes essentiels, celui de l’amour. La charnière de l’esprit courtois et de l’esprit bourgeois est le goût de l’allégorie - c’est le point commun des deux tendances culturelles. C’est aussi le trait commun de la pensée médiévale qui remonte à l’oeuvre de Raban Maur (Rhabanus Maurus; De rerum naturis; 9^e siècle) et qui se trouve corroboré, dès la fin du 12^e siècle, par l’influence de l’instruction, notamment de l’université. Certains sujets, réservés jusque-là à la langue savante - le latin, seront désormais traités aussi en français: d’où l’apparition d’une vaste production tendance moralisatrice et à prétention scientifique, rédigée par des clercs. En effet, la connaissance reste tout naturellement attachée à la morale: la nature, mais aussi l’ « histoire » (les événements) ne sont que la révélation tangible, matérialisée de la volonté divine, de la Providence qui châtie ou bien récompense l’homme. Ainsi, la poésie didactique est à la fois analogique et moralisatrice. Guillaume de Lorris (1200? Orléans?–1230?) Guillaume de Lorris compose à vingt-cinq ans, vers 1230, un poème de 4.000 octosyllabes qu’il laisse inachevé, le travail ayant été probablement interrompu par la mort prématurée du poète. C’est la partie courtoise du Roman de la Rose, dédiée à la Dame du poète: l’aventure d’Amant se situe dans un « ailleurs » symbolique, où les personnages sont des incarnations allégoriques. On trouve, ici, certains traits typiques: allégorie, topique (paratopie) de l’ « ailleurs », narrativisation du lyrique par la transformation des sentiments en récit (voyage, conquête, aventure: cf. la Carte de Tendre des salons précieux baroques). Plongé dans un songe, le poète effectue le voyage: c’est le printemps, le jeune homme, Amant, remonte à travers de molles prairies le cours d’une claire rivière jusqu’à l’entrée d’un verger clos, le verger d’Amour, séjour de la Rose. Mais la Rose est gardée par des êtres farouches - Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Vieillesse, Papelardise (hypocrisie), Pauvreté, représentées (en sculptures ou peintures) sur les murs du Verger. Cependant la Dame Oiseuse introduit Amant dans le verger où il trouve le Dieu d’Amour entouré de sa cour gracieuse: Beauté, Franchise, Richesse, Courtoisie, Jeunesse. Amant est séduit par un merveilleux bouton de rose qu’il voudrait cueillir. Amour lui décoche une flèche, Amant lui rend hommage. Commencent les épreuves (cf. le vasselage d’amour). Amant est secondé par des personnages favorables (Bel-Accueil), contrarié par des personnages hostiles. Danger et Jalousie, en particulier, le rendent malheureux, tandis que Raison tente vainement de lui faire renoncer à son amour. Jalousie fait creuser un fossé large et profond, puis élever des murs autour du rosier et de Bel-Accueil. Amant se désespère. Ici s’arrête Guillaume de Lorris. Ci est le Rommant de la Rose, Où l’art d’Amors est tote enclose. Maintes gens dient que en songes N’a se fables non et mençonges; Mais l’en puet tiex songes songier Qui ne sunt mie mençongier; Ains sunt après bien apparant. Si en puis bien trere à garant Ung acteur qui ot non Macrobes, Qui ne tint pas songes à lobes, Ainçois escrist la vision Qui avint au roi Cipion. Quiconques cuide ne qui die Que soit folor ou musardie De croire que songes aviengne, Qui ce voldra, pour fol m’en tiengne. Car endroit moi ai-je fiance Que songe soit senefiance Des biens as gens et des anuiz, Car li plusors songent de nuitz Maintes choses couvertement Que l’en voit puis apertement. Ou vintiesme an de mon aage Où point qu’Amors prend le paage Des jones gens, couchiez estoie Une nuit, si cum je souloie, Et me dormoie moult forment, Si vi ung songe en mon dormant, Qui moult fut biax, et moult me plot. Mès onques riens où songe n’ot Qui avenu trestout ne soit, Si cum li songes recontoit. Or veil cel songe rimaier, Por vos cuers plus fere esgaier, Qu’Amors le me prie et commande; Et se nus ne nule demande Comment ge voil que cilz Rommanz Soit apelez, que ge commanz: Ce est li Rommanz de la Rose, Où l’art d’Amors est tote enclose. La matire en est bone et noeve: Or doint Diez qu’en gré le reçoeve Cele por qui ge l’ai empris. C’est cele qui tant a de pris, Et tant est digne d’estre amée, Qu’el doit estre Rose clamée. Voici le Roman de la Rose, Où l’art d’Amour est toute enclose. Maintes gens disent que les songes Ne sont que fables et mensonges; Mais on peut tel songe songer, Qui ne soit certes mensonger Et par la suite vrai se treuve. Moult évidente en est la preuve Dans la fameuse vision Advenue au roi Scipion, Dont Macrobe écrivit l’histoire : Car aux songes il daignait croire. Bien plus, si quelqu’un pense ou dit Que soit sottise ou fol esprit De croire qu’ils se réalisent, Eh bien, que ceux-là fol me disent. Car je crois, moi, sincèrement, Qu’un songe est l’avertissement Des biens et maux qui nous attendent; Et maints avoir songé prétendent La nuit choses confusément, Qu’on voit ensuite clairement. J’avais vingt ans; c’est à cet âge Qu’Amour prend son droit de péage Sur les jeunes coeurs. Sur mon lit Étendu j’étais une nuit, Et dormais d’un sommeil paisible. Lors je vis un songe indicible, En mon sommeil, qui moult me plut. Mais nulle chose n’apparut Qui ne m’advint tout dans la suite, Comme en ce songe fut prédite. Or veux ce songe rimailler Pour vos coeurs plus faire égayer; Amour m’en prie et me commande; Et si nul ou nulle demande Sous quel nom je veux annoncer Ce Roman qui va commencer: La matière de ce Roman Est bonne et neuve assurément. Mon Dieu! que d’un bon oeil le voie Et que le reçoive avec joie Celle pour qui je l’entrepris. C’est celle qui tant a de prix Et tant est digne d’être aimée, Qu’elle doit Rose être nommée. Il est bien de cela cinq ans; C’était en mai, amoureux temps Où tout sur la terre s’égaie; Car on ne voit buisson ni haie Qui ne se veuille en mai fleurir Et de jeune feuille couvrir. Les bois secs tant que l’hiver dure En mai recouvrent leur verdure; Lors oubliant la pauvreté Où elle a tout l’hiver été, La terre s’éveille arrosée Par la bienfaisante rosée. La vaniteuse, il faut la voir, Elle veut robe neuve avoir; De mille nuances, pour plaire, Robe superbe sait se faire, Avec l’herbe verte, des fleurs Mariant les belles couleurs. C’est cette robe que la terre, À mon avis, toujours préfère. Les oiselets silencieux Par le temps sombre et pluvieux, Et tant que sévit la froidure Sont en mai, quant rit la nature, Si gais, qu’ils montrent en chantant Que leur coeur a d’ivresse tant Qu’il leur convient chanter par force, Le rossignol alors s’efforce De faire noise et de chanter, Lors de jouer, de caqueter Le perroquet et la calandre; Lors des jouvenceaux le coeur tendre S’égaie et devient amoureux Pour le temps bel et doucereux. Quand il entend sous la ramée La tendre et gazouillante armée Qui n’aime, il a le coeur trop dur! En ce temps enivrant et pur Qui l’amour fait partout éclore, Une nuit, m’en souvient encore, Je songeai qu’il était matin; De mon lit je sautai soudain, Je me chaussai, puis d’une eau pure Lavai mes mains et ma figure; Dans son étui mignon et gent Je pris une aiguille d’argent Que je garnis de fine laine, Puis je partis emmi la plaine Écouter les douces chansons Des oiselets dans les buissons Qui fêtaient la saison nouvelle. Cousant mes manches à vidèle, Seul j’allai prendre mes ébats, Témoin de leurs joyeux débats, De leur grâce et leur allégresse, Par ces vergers en grand’ liesse. Tout près un grand ruisseau coulait Dont le murmure m’appelait; J’y courus. Jamais paysage Ne vis plus beau que ce rivage. D’un tertre vert et rocailleux Descend, en bonds tumultueux, L’onde aussi froide, claire et saine Comme puits ou comme fontaine. La Seine est un fleuve plus grand, Mais moins belle au large s’épand. Je n’avais oncques cette eau vue Qui si bien court et s’évertue. Dans un charme délicieux Plongé, je promenais mes yeux Partout ce riant paysage; De l’onde claire mon visage Je rafraîchis lors et lavai, Et je vis couvert et pavé Son lit de pierres et gravelle. La prairie était grande et belle Et jusqu’au pied de l’eau battait Or comme claire et douce était Et sereine la matinée, Parmi la plaine diaprée, Sans but, je suivis le courant, Tout le rivage côtoyant. Quand je fus à quelque distance, J’aperçus un verger immense Tout clos d’un haut mur crénelé, Par dehors peint et ciselé De maintes riches écritures. Les images et les peintures Je pus à mon aise admirer; Or, je vais peindre et vous narrer De ces images la semblance Telle qu’en ai la souvenance. Jean de Meung (1240-vers 1305) La rédaction du Roman de la Rose est reprise vers 1275 par Jean Chopinel (Clopinel), alias Jean de Meung, qui compose autres 18.000 vers, sans pour autant achever le poème. Jean de Meung ajoute très peu d’épisodes, il lui importe avant tout d’exposer sa vision du monde et ses réflexions, p. ex. sur l’origine de l’État, sur l’inégalité des biens, sur la vraie nature de la noblesse, sur le rapport entre la nature et l’art, etc. Nous assistons à la transformation de l’allégorie et à son insertion dans une perspective « bourgeoise »: la vraie aventure est celle de la connaissance, d’où le didactisme accentué de l’allégorie. Il s’agit en fait d’une sorte d’encyclopédie, résumant en grande partie l’idéologie bourgeoise de l’époque, accordant une place importante à la raison, à la nature comme principe primordial déterminant les rapports humains (égalité sociale naturelle, inégalité ne se méritant que par l’action ou par l’instruction). On parle du « naturalisme médiéval ». En même temps, une interprétation scolastique (en thèse, antithèse, synthèse) de l’action et du récit se dessine: a) Amant refuse de se faire conduire par Raison; b) Amant s’adresse à Faux-Semblant pour conquérir la Rose (=la Joie); c) Amant se laisse persuader par Nature, ce n’est qu’avec son aide qu’il accède à la Joie. Notons que Jean de Meung est fortement misogyne. D’où la polémique, plus tard, de la poétesse Christine de Pisan qui dans son Dit de la Rose (1402) défendra la position de la femme. Le texte qui suit est la traduction en français moderne. C’est NATURE qui parle : « Les princes ne méritent pas Qu’un astre annonce leur trépas Plutôt que la mort d’un autre homme : Leur corps ne vaut pas une pomme De plus qu’un corps de charretier, Qu’un corps de clerc ou d’écuyer. Je les fais pareillement nus, Forts ou faibles, gros ou menus, Tous égaux sans exception Par leur humaine condition. Fortune donne le restant, Qui ne saurait durer qu’un temps, Et ses biens à son plaisir donne, Sans faire exception de personne, Et tout reprend et reprendra Sitôt que bon lui semblera. Si quelqu’un, me contredisant, Et de sa race se targuant, Vient dire que le gentilhomme (Puisqu’ainsi le peuple les nomme) Est de meilleure condition Par son sang et son extraction Que ceux qui la terre cultivent Et du labeur de leurs mains vivent, Je réponds que nul n’est racé S’il n’est aux vertus exercé, Nul vilain, sauf par ses défauts Qui le font arrogant et sot. Noblesse, c’est cœur bien placé, Car gentillesse de lignée N’est que gentillesse de rien Si un grand cœur ne s’y adjoint. Il faut donc imiter au mieux Les faits d’armes de se aïeux Qui avaient conquis leur noblesse Par leurs hauts faits et leur prouesse ; Mais, quand de ce monde ils passèrent, Toutes leurs vertus emportèrent, Laissant derrière eux leur avoir : C’est tout ce qu’il reste à leurs hoirs ; Rien d’autre, hors l’avoir, n’est leur, Ni gentillesse ni valeur, À moins qu’à noblesse ils n’accèdent Par sens ou vertu qu’ils possèdent. Au clerc il est bien plus aisé D’être courtois, noble, avisé (Je vous en dirai la raison), Qu’aux princes et aux rois qui n’ont De lettres la moindre teinture ; Car le clerc trouve, en écriture, Grâce aux sciences éprouvées, Raisonnables et démontrées, Tous maux dont il faut se défaire Et tout le bien que l’on peut faire : Choses du monde il voit écrites Comme elles sont faites et dites. Il lit dans les récits anciens Les vilenies de tous vilains Et les hauts faits des héros morts, De courtoisie un vrai trésor. Bref il peut voir, écrit en livre, Tout ce que l’on doit faire ou suivre ; Aussi tout clerc, disciple ou maître, Est noble, ou bien le devrait être ; Le sachent ceux qui ne le sont : C’est que le cœur trop mauvais ont, Car ils sont plus favorisés Que tel qui court cerfs encornés. De même l’on doit honorer Clerc qui aux arts veut s’exercer Et bien pratiquer la vertu, Comme dans son livre il l’a lu. Et l’on faisait ainsi jadis. (…) Quiconque vise à la noblesse D’orgueil se garde et de paresse S’exerce aux armes, à l’étude, Dépouille toute turpitude. Humble cœur ait, courtois et doux, En toute occasion, pour tous, Sauf envers ses seuls ennemis, Quand l’accord ne peut être mis. Dames honore et demoiselles, Mais point ne se fie trop à elles, Car il pourrait s’en repentir : Combien a-t-on vu en souffrir ! Louange, estime à pareille âme, Jamais ni critique ni blâme, Et de noblesse le renom Qu’elle mérite ; aux autres, non. Chevaliers aux armes hardis, Preux en faits et courtois en dits, Comme fut messire Gauvain, Qui n’avait rien d’un être vain, Ou le comte d’Artois Robert, Qui, dès qu’il eut quitté le bers, Pratiqua toujours dans sa vie Noblesse, honneur, chevalerie, Jamais oisif ne demeurant, Et devint homme avant le temps. Ces chevaliers preux et vaillants, Larges, courtois, fiers combattants, Qu’ils soient partout très bienvenus, Loués, aimés, et chers tenus. Maint exemple le prouverait : Tels naquirent de bas lignage Et eurent plus noble courage Que maints fils de roi ou de comte Dont je ne veux faire le compte, Et pour nobles furent tenus. Mais hélas des temps sont venus, Où les bons, qui toute leur vie Etudient la philosophie, S’en vont en pays étranger Pour sens et valeur rechercher Et souffrent grande pauvreté, Comme mendiants et endettés ; Ils sont sans souliers, sans habit, Nul ne les aime, ou les chérit ; Les rois les prisent moins que pomme, Eux qui pourtant sont gentilshommes (Dieu me garde d’avoir les fièvres !) Plus que ceux qui chassent les lièvres Ou que ceux qui sont coutumiers De hanter les palais princiers. (…) D’autre part la honte est bien pire, Pour un fils de roi d’être vain, De méfaits et vices tout plein, Que pour un fils de charretier, De porcher ou de savetier. Il serait bien plus honorable Pour Gauvain, héros admirable, De descendre d’un vil peureux Qui ne se plaît qu’au coin du feu, Que d’être issu de Rainouard, Si lui-même n’était qu’un couard. » Culture anticourtoise L’essor démographique et le développement économique (commerce, arts et métiers) qui mènent à la fondation et au développement de villes comme nouveaux centres économiques et culturels (Arras, Amiens, Troyes, Bourges, etc.), contribue en définitive à l’apparition d’un nouveau type social - le bourgeois: artisan, commerçant, boutiquier. L’émancipation et l’ascension sociale de cette nouvelle couche marque l’évolution du 13^e siècle. Les aspects saillants en sont une solide assise économique et la conquête du pouvoir au service du Roi ou en rapport avec le pouvoir royal (ou bien au service des grands seigneurs, tels les ducs d’Orléans ou de Bourgogne). À défaut de la naissance, c’est sur l’argent, le savoir et la moralité que la nouvelle classe peut s’appuyer. En effet, le 13^e siècle effectue le pas décisif dans la sécularisation et la « laïcisation » relative de l’enseignement: les universités et les écoles épiscopales - dans les villes, avec les enseignants venant pour la plupart du clergé séculier - remplacent les abbayes. Les bourgeois comprennent très vite que devant le savoir, le privilège de la naissance s’annule. Ainsi, la scolastique, l’argumentation syllogistique, la logique formelle, le goût du savoir, l’encyclopédisme, le goût de l’allégorie poussé à l’extrême seront souvent le trait caractéristique de la culture bourgeoise. Il en est de même de la moralisation qui sous-tend l’effort d’imposer, idéologiquement, une nouvelle définition ‑ non-aristocratique - du « bien-né », du « noble », etc. (voir Le Roman de la Rose de Jean de Meung). De même que la culture courtoise surgit en réaction à la nouvelle réalité sociale et politique, l’esprit bourgeois se définit par opposition à la courtoisie et, en partie, à l’Église, notamment au clergé régulier (cf. le piètre rôle tenu par les moines dans les fabliaux). La litérature bourgeoise évite les sujets « nobles », idéalisants, élevés, sublimes, et recherche la réalité « basse », crue, quotidienne (querelles de famille, duperies, vols, scènes d’ivrognes, infidélité des femmes, obscénités). Le goût bourgeois se définit comme le contraire de la courtoisie : la misogynie est parfois très prononcée - la femme n’a rien voir avec le sublime, ni avec l’amour pur (cf. l’amour courtois), d’où une érotique souvent « lourde », volontiers obscène. L’humour et l’ironie permettent d’opérer le renversement des valeurs, d’aller jusqu’à la subversion. L’envers de cette attitude est la moralisation avec l’appel implicite à une morale universelle (et à l’égalité de tous devant une telle morale). Rutebeuf (cca 1230-cca 1285) D’origine champenoise sans doute, mais comme poète lié à la vie parisienne, ce créateur puissant est considéré comme un précurseur de François Villon. Son autostylisation annonce la lignée qui aboutira aux poètes « maudits » du 19^e siècle. Si, avec les troubadours et les trouvères, apparaît un premier type de marginalité - la marginalité maximale (exclusivité de la position sociale et intellectuelle, aristocratie de l’esprit), avec Rutebeuf, c’est l’autre marginalité - minimale - qui s’introduit dans la littérature: une exclusivité par la pauvreté, par la déchéance sociale, économique et familiale, mais qui est complétée par la supériorité de l’art et de l’esprit (ironie et auto-ironie). C’est aussi sous cet angle qu’il faut envisager tout ce que Rutebeuf nous raconte sur sa pauvreté, son mariage, sa femme acariâtre, ses fréquentations. Écrivain sur commande, en quête de mécènes, il nous a légué 14.000 vers, soit 56 compositions - pamphlets, fabliaux, mimes, monologues comiques, vies des saints, pièces dramatiques. Il participe aux discussions politiques et artistiques de son temps, s’investit en faveur des croisades (sur commande?), dénonce l’égoïsme des ordres religieux, des chevaliers. Parmi ses oeuvres, il faut mentionner en premier lieu Le Miracle de Théophile - l’un des meilleurs miracles dont on dispose, ainsi que certaines poésies « personnelles »: Le Mariage Rutebeuf, La Pauvreté Rutebeuf, La Complainte Rutebeuf, etc. Le dit des Ribauds de Grève Les « ribauds » sont les vagabonds de la place de Grève, à Paris (sur l’emplacement de la place de l’Hôtel de Ville actuelle), lieu à proximité du port où il était possible de trouver un travail occasionnel. Ce sont ces marginaux que le poète apostrophe, avec ironie et tendresse. Ribauds, or êtes-vous à point : Les arbres dépouillent leurs branches, Et vous n’avez de robe point ; Si en aurez froid à vos hanches. Quels vous fussent or les pourpoints Et les surcots fourrés à manches ! Vous allez en été si joint Et en hiver allez si cranche ; Vos souliers n’ont pas métier d’oint : Vous faites de vos talons planches. Les noires mouches vous ont point, Or vous repoinderont les blanches. Ce sont amis que vent emporte Li mal ne servent seul venir : Tous ce m’estoit a avenir S’est avenu. Que sont mi ami devenu Que j’avoie si près tenu Et tant amé ? Je cuit qu’il sont trop cler semé : Il ne furent pas bien femé, Si sont failli. Itel ami m’ont mal bailli, Qu’onques tant com Diex m’assailli En maint costé, N’en vi un seul en mon osté : Je cuit li vens les m’a osté. L’amor est morte : Ce sont ami que vens emporte, Et il ventoit devant ma porte : Ses emporta. Les maux ne savent venir isolément : Il fallait que tout cela m’arrivât. Et c’est arrivé. Que sont devenus mes amis, Avec qui j’étais si intime Et que j’avais tant aimés ? Je crois qu’ils sont trop clairsemés : Ils ne furent pas bien fumés, Alors ils m’ont fait défaut. Ces amis-là m’ont mal traité, Car jamais, tant que Dieu m’affligea En mainte manière, Je n’en vis un seul en ma demeure. Je crois que le vent me les a enlevés. L’amitié est morte : Ce sont amis que vent emporte, Et il ventait devant ma porte : Aussi (le vent) les emporta. La misère au foyer Avant que viegne avril ne may Vendra quaresme ; De ce puis bien dire mon esme : De poisson autant que de cresme Aura ma fame ; Grant loisir a de sauver s’ame : Or geünt por la douce Dame, Qu’ele a loisir, Et voist de haute eure gesir, Qu’el n’aura pas tout son desir, C’est sanz doutance. Or soit plaine de grant soufrance, Que c’est la plus grant porveance Que je i voie. Par cel Seignor qui tout avoie, Quant je la pris, petit avoie, Et ele mains. Je ne sui pas ouvriers des mains ; L’en ne saura ja ou je mains Por ma poverte : Je n’i sera ma porte ouverte, Quar ma meson est trop deserte Et povre et gaste. Sovent n’i a ne pain ne paste. Ne me blasmez se ne me haste D’aler arriere, Que je n’i aurai bele chiere : L’en n’a pas ma venue chiere Se je n’aporte ; C’est ce qui plus me desconforte, Que je n’ose huchier a ma porte A vuide main. Savez comment je me demain ? L’esperance de l’endemain Ce sont mes festes. Avant que vienne avril ou mai Viendra le carême ; À ce sujet je peux bien dire mon avis : De poisson autant que de crème Aura ma femme ; Elle a tout loisir de sauver son âme : Qu’elle jeûne donc pour la douce Dame, Car elle en a loisir, Et aille se coucher de bonne heure, Car elle n’aura pas tout son saoul, C’est chose sûre. Qu’elle soit pleine de souffrance, Car c’est ce dont je puis le mieux La pourvoir. Par le Seigneur qui dirige tout, Quand je la pris, j’avais peu (de bien) Et elle moins (encore). Je ne suis pas travailleur manuel ; L’on ne saura jamais où je demeure À cause de ma pauvreté. Jamais n’y sera ma porte ouverte, Car ma maison est trop vide Et pauvre et abîmée. Souvent il n’y a ni pain ni pâte. Ne me blâmez pas si je ne suis pas pressé De retourner (chez moi), Car on ne m’y fera point bon visage : L’on ne se réjouit pas de mon retour Si je n’apporte rien ; C’est ce qui m’afflige le plus, Que je n’ose appaler à ma porte La main vide. Savez-vous comment je m’arrange ? L’espérance du lendemain. Voilà mes réjouissances. Roman de Renard (1175–cca 1250) Il s’agit de l’oeuvre la plus importante et la plus complète du point de vue de l’esprit bourgeois, avec une forte composante satirique (satire sociale), réaliste (analyse critique du comportement), parodique et moralisante. Le titre lui-même recèle tout un programme, celui d’une « geste animale », opposée à la chanson de geste et au roman courtois qu’il parodie: en effet c’est le « roman » du héros « Renard » (le nom commun « renard » sera dérivé à partir de ce nom propre pour désigner l’animal qui, à l’époque, s’appelait goupil, du latin vulpecula). Le Roman de Renard est composé de plusieurs récits indépendants, rédigés entre la fin du 12^e et la moitié du 13^e siècle, regroupés en 27 « branches » de longueur variable (de 90 à 3.500 vers octosyllabes à rimes plates). L’ensemble comporte plus de 100.000 vers. Les origines sont doubles : 1) Traditions populaires: récits oraux, contes de fées où le personnage du « goupil » et du loup, animaux totémiques par excellence, tiennent une place importante ; 2) Sources littéraires: le moyen âge a connu, en latin, des fables imitées des auteurs anciens - Ésope, Phèdre, Avien (Aisópos, Phaedrus, Avianus) qui seront imités aussi en langues vulgaires comme dans le cas des « isopets » de Marie de France). D’autre part, du 10^e au 12^e siècle, certains poèmes en latin content la lutte du loup et du goupil, dont le plus important est Ysengrinus (milieu du 12^e siècle) du flamand Nivard. On y trouve déjà l’essentiel du Romand de Renard, y compris les deux protagonistes Ysengrinus et Reinardus. Peut-être avons-nous affaire à l’élaboration littéraire d’une tradition folklorique orale. Les auteurs de certaines branches sont connus: Pierre de Saint-Cloud (branche I, II et Va), le prêtre de la Croix-en-Brie (branche IX), Richard de Lison (branche XII), Rutebeuf (Renard le Bestourné), Jacquemart Gelée (Renard le Nouvel). Les branches I et II, les plus anciennes (1174-1175), sont une adaptation de l’Ysengrinus latin. Leur auteur Pierre de Saint-Cloud a eu le génie de donner aux personnages les noms propres. Ce rapprochement du monde animal et du monde humain fonde la fortune et le succès du cycle. Branche IV, vv. 151-364 Renard et Ysengrin dans le puits Affamé, en quête de nourriture, Renard s’introduit dans un couvent. Au milieu de la cour un puits l’attire. (Traduction en prose en français moderne) Seigneurs, écoutez cette merveille ! En ce puits, il y avait deux seaux : quand l’un monte, l’autre descend. Renard, qui a fait tant de mal, s’est accoté contre le puits, désolé et marri, et tout pensif. Il se met à regarder dans le puits et à observer son image : il croit que c’est Hermeline, sa femme, qu’il aime d’un vif amour, qui se trouve enfermée là-dedans. Renard en est pensif et dolent. Il lui demande, à pleine voix : « Dis-moi, que fais-tu là-dedans ? » La voix, du puits, remonte vers lui. Renard l’entend, dresse le front. Il la rappelle une autre fois : de nouveau remonte la voix ! Renard l’entend et s’émerveille : il met ses pieds dans un seau, et, sans savoir comment, il descend. Le voilà mal en point ! Quand il fut dans l’eau, il comprit bien qu’il s’était trompé. Renard est en mauvaise posture : les diables l’ont pris en ce piège. Il s’est appuyé contre une pierre : il préfèrerait être mort et en bière. L’infortuné souffre un grand tourment. Il a la peau toute mouillée : il est à l’aise pour pêcher ! Nul ne pourrait l’en tirer. Il ne prise pas deux boutons sa sagesse. Seigneurs, il advint en ce temps, en cette nuit et en cette heure, qu’Ysengrin, sans demeure, sortit d’une grande lande pour quérir sa nourriture, car la faim le torture atrocement… (Il découvre Renard au fond du puits.) - Qui es-tu ? dit Ysengrin ; - Je suis votre bon voisin, qui fut jadis votre compère : vous m’aimiez plus que votre frère ! Maintenant, on m’appelle « feu Renard, qui tant savait de ruses et de tours. » - J’en suis ravi, dit Ysengrin ; quand donc es-tu mort ? - Avant-hier, répond l’autre. Si je suis mort, quel nul ne s’en étonne : ainsi mourront tous ceux qui sont en vie. Il faudra bien qu’ils passent par la mort, quand Dieu voudra. Maintenant il attend mon âme, Notre-Seigneur qui m’a tiré de ce martryre. Je vous prie, beau doux compère, de me pardonner les motifs de colère qu’autrefois je vous ai donnés. - Je vous l’accorde, dit Ysengrin : que tout vous soit pardonné, compère, ici et devant Dieu. Mais votre mort me laisse plein de douleur. - Moi, j’en suis heureux, dit Renard. - Heureux ? Vraiment, par ma foi, beau compère, dites-moi pourquoi. - Mon corps gît dans une bière, chez Hermeline, en ma tanière, mais mon âme est en Paradis, assise aux pieds de Jésus : compère, j’ai tout ce que je veux. J’ai abandonné tout orgueil. Si tu es au royaume terrestre, moi, je suis au Paradis céleste. Ici sont les fermes, les plaines, les prairies, ici les riches troupeaux ; ici l’on peut voir mainte génisse, et mainte ouaille et mainte chèvre ; ici tu peux voir lièvres, bœufs, vaches, et moutons, éperviers, vautours et faucons. Ysengrin jure par saint Sylvestre qu’il voudrait bien être là-dedans. - Laissez cela, dit Renard, vous ne pouvez entrer ici. Le Paradis est céleste et n’est pas ouvert tous. Tu as toujours été tricheur, félon, traître et trompeur… Tu m’as accusé faussement d’avoir mal agi envers toi… - Je vous en crois, dit Ysengrin ; je vous pardonne, en bonne foi. Mais faites-moi entrer. - Laissez cela, dit Renard ; nous n’avons cure, ici, de tapage. Vous voyez, là, cette balance ? Seigneurs, écoutez cette merveille ! De son doigt, il lui montre l’autre seau. Renard sait si bien user de son intelligence qu’il lui fait vraiment croire que c’est la balance du bien et du mal. - Par Dieu le Père, telle est la puissance de Dieu, que quand le bien est assez pesant, il descend ici tout droit, et tout le mal reste là-haut. Mais nul, s’il n’est confessé, ne saurait descendre ici, je t’assure. As-tu confessé tes péchés ? - Oui, dit l’autre, à un vieux lièvre et à dame H… la chèvre, très bien, et très saintement. Compère, sans plus attendre, faites-moi entrer là-dedans ! - Il faut maintenant prier Dieu, et très saintement lui rendre grâces pour qu’il vous accorde le vrai pardon et la rémission de vos péchés : ainsi vous pourrez entrer ici. Ysengrin ne veut plus tarder. Il tourne le derrière vers l’Orient et la tête vers l’Occident ; il se met à crier et, très fortement, à hurler. Renard qui fait mainte merveille était en bas, dans l’autre seau, au fond du puits, car la pire destinée l’avait couché là-dedans. À la fin Ysengrin s’impatiente et s’écrie : « J’ai prié Dieu. » - Et moi, dit Renard, j’ai rendu grâces à Dieu. Ysengrin, vois-tu ces merveilles, ces cierges qui brûlent devant moi ? Jésus t’accordera pardon véritable et très douce rémission. » Ysengrin l’entend : il s’efforce d’attirer le seau vers la margelle ; il joint les pieds, bondit dans le seau. Ysengrin était le plus lourd : il descend vers le fond. Ecoutez maintenant le beau vacarme ! Dans le puits, ils se rencontrent. Ysengrin l’interpelle : - Compère, pourquoi t’en vas-tu ? Et Renard lui a répondu : « Ne fais donc pas la grimace. Je devais t’expliquer les usages : quand l’un y va, l’autre revient. C’est toujours la coutume. Je vais en Paradis, là-haut ; et toi, tu vas en Enfer, en bas. J’ai échappé au démon et tu t’en vas aux diables. Tu es tombé en vilain lieu et j’en suis sorti, sache-le bien. Par Dieu le Père, là-dessous, ce sont les diables ! » Dès que Renard est sur la terre, il est tout joyeux de ce bon tour. Fabliaux (13^e siècle) Le terme est d’origine picarde ou artésienne (pour « fable », « fableau ») et désigne de courts récits en vers (50 - 1.500 vers, octosyllabes à rimes plates), de veine satirique, anticourtoise, souvent obscène, ou bien moralisante et édifiante. Les fabliaux excellent par leur verve narrative et leur humour. Les sujets: querelles de famille, infidélité des femmes, duperies, vols, scènes de famille, bastonnades. Les personnages: paysans lourds ou rusés, femmes infidèles, maris trompés, marchands bernés, moines avides ou grivois. Certains sujets fourniront la matière épique des contes et des nouvelles des époques postérieures: Boccace, Chaucer, Matteo Bandello, Marguerite de Navarre, etc. s’en inspireront. La construction des fabliaux utilise le suspens, la technique des motifs récurrents, les jeux de mots comme motifs déclencheurs, les méprises comme intrigues. L’apogée du genre se situe entre le 12^e et la fin du 13^e siècle, il s’éteint au début du 14^e siècle. À peu près 150 textes se sont conservés. Les auteurs sont en partie connus: Rutebeuf, Jean Bodel, etc. On peut répartir cette production en fabliaux burlesques: Estula, Le Vilain Mire, Le Dit des Perdrix, Du Curé qui mangea les mûres, Les Trois Aveugles de Compiègne, La Vieille qui graissa la patte au chevalier, Brunain, la vache au prêtre; et fabliaux moralisants et édifiants: Le Tombeur Notre-Dame, La Housse Partie, Le Chevalier au barizel. Estula (Traduction en prose en français moderne) Il y avait jadis deux frères, sans le soutien de père ni mère, et sans nulle autre parenté. Pauvreté était leur grande amie, car elle se tenait très souvent avec eux ; c’est la chose qui cause le plus de tourment à ceux qu’elle assiège continuellement. Pire mal ne peut arriver personne. Ensemble demeuraient les deux frères dont je vais parler. Une nuit, ils se trouvèrent bien angoissés, exténués par la faim, la soif et le froid. Ces trois maux-là reviennent souvent chez ceux que Pauvreté accable ! Ils se mirent alors à réfléchir aux moyens de se défendre contre Famine qui les tourmente : celle-ci cause tant de souffrance Un homme qu’on savait très riche vivait tout près de leur maison. S’il avait été pauvre, on l’aurait considéré comme fou. Ce riche avait des choux dans son potager et des brebis dans sa bergerie. Les deux frères se rendirent chez lui. Pauvreté fait perdre la tête à bien des hommes ! L’un emporte un sac sur son dos, et l’autre un couteau dans sa main. Par un sentier, ils entrent directement dans le jardin ; le premier s’installe, sans se soucier d’en être blâmé. Il coupe des choux dans le potager, le second s’approche de la bergerie pour ouvrir la porte et finit par y parvenir. Il lui semble que l’affaire se déroule bien, et il se met à tâter les moutons pour trouver le plus gras. Mais on était encore à table dans la maison : on entendit la porte de la bergerie grincer quand il l’ouvrit. Le fermier dit à son fils : « Va voir dans la bergerie, et appelle Estula pour qu’il rentre ! » (C’est le chien qui s’appelait « Estula »). Heureusement pour les deux frères, il n’était pas cette nuit-là dans la cour. Le garçon s’y rend, et crie : « Estula ! Estula ! » Et l’autre, du bercail, lui répond : « Oui, bien sûr que je suis ici ! » L’obscurité était très profonde, si bien que le fils ne put apercevoir celui qui lui avait répondu de là-bas. Mais il était intimement persuadé que c’était le chien qui lui avait répondu. Incapable de rester là un instant, il rentra chez lui, presque évanoui de peur. « — Qu’as-tu, mon cher fils ? lui demanda son père. — Mon père, par la foi que je dois à ma mère, Estula vient de me parler ! — Qui ? Notre chien ? — Oui, notre chien, je vous assure ! Et si vous ne voulez pas me croire, appelez-le l’instant, vous l’entendrez parler ! » Le fermier, sur-le-champ, se précipite ; il entre dans la cour intrigué par ce phénomène, et appelle Estula, son chien. Et le voleur, qui ne se doutait de rien, répond : « Bien sûr que je suis là ! » Le brave homme n’en croit pas ses oreilles. « Cher fils, par le Saint-Esprit, j’ai déjà entendu bien des histoires surprenantes, mais jamais rien de tel ! Va vite raconter ce prodige au prêtre, et ramène-le ! Dis-lui bien d’apporter avec lui son étole et de l’eau bénite ! » Le fils s’y emploie le plus vite possible et arrive donc au presbytère. Sans perdre de temps, il entre directement s’adresser au prêtre et lui dit : « Venez tout de suite entendre quelque chose d’incroyable, vous n’avez jamais rien entendu de pareil… Prenez votre étole autour du cou ! » Le prêtre lui dit : « Je te crois complètement fou de vouloir me conduire dehors à cette heure. Je suis pieds nus, je ne peux pas sortir. » Le fils lui répond sans hésiter : « Si, vous viendrez, je vous porterai ! » Le prêtre, ayant emporté son étole, sans ajouter mot, monte sur les épaules du garçon qui reprend le même chemin qu’à l’aller, car il voulait aller plus vite. Il coupe par le sentier qu’avaient emprunté les deux frères partant en quête de victuailles. Celui qui était en train de prendre les choux vit la forme blanche du prêtre et crut que c’était son acolyte qui lui rapportait quelque butin ; il lui demanda tout joyeux : « Rapportes-tu quelque chose ? » « Ce que je devais », répondit le fils, croyant que c’était son père qui lui avait parlé. « Alors vite, reprend l’autre, jette-le par terre ! Mon couteau est bien aiguisé, je l’ai fait hier affûter à la forge, il aura vite fait de lui trancher la gorge ! ». Quand le prêtre l’entendit, il fut persuadé qu’on l’avait trahi : il sauta à terre, quittant les épaules du garçon qui n’était pas moins effrayé que lui et qui s’enfuit immédiatement. Le prêtre sur le sentier s’élança ; son surplis s’accrocha à un pieu, mais il l’y laissa, car il n’osa pas perdre du temps pour l’en décrocher. Le coupeur de choux ne fut pas moins tout ébahi que ceux qui s’enfuyaient à cause de lui, car il ignorait qui ils étaient. Cependant, il alla prendre l’objet blanc qu’il voyait pendre au pieu : il se rendit compte que c’était un surplis. Au même moment, son frère sort de la bergerie avec un mouton et appelle son compère qui avait son sac rempli de choux : tous deux ont les épaules bien chargées ! Ils n’osèrent pas s’attarder mais reprirent le chemin de leur logis, qui était tout proche. Alors celui qui avait ramassé le surplis montra son butin. Ils en plaisantèrent et en rirent de bon cœur, car ils avaient retrouvé la gaieté, qui leur était naguère interdite. Qu’en peu de temps Dieu fait son œuvre ! Tel rit le matin qui pleure le soir, tel est furieux le soir qui sera joyeux le lendemain matin. Le Dit des perdrix (Traduction en prose en français moderne) Puisqu’il est dans mon habitude de vous raconter des histoires, je veux dire, au lieu d’une fable, une aventure qui est vraie. Un vilain, au pied de sa haie, un jour attrape deux perdrix. Il les prépare avec grand soin ; sa femme les met devant l’âtre (elle savait s’y employer), veille au feu et tourne la broche ; et le vilain court pour aller inviter le prêtre. Il tarde tant à revenir que les perdrix se trouvent cuites. La dame dépose la broche ; elle détache un peu de peau, car la gourmandise est son faible. Lorsque Dieu la favorisait, elle rêvait, non d’être riche, mais de contenter ses désirs. Attaquant l’une des perdrix, elle en savoure les ailes, puis va au milieu de la rue pour voir si son mari revient. Ne le voyant pas arriver, elle regagne la maison et sans tarder elle expédie ce qui restait de la perdrix, pensant que c’eût été un crime d’en laisser le moindre morceau. Elle réfléchit et se dit qu’elle devrait bien manger l’autre. Elle sait ce qu’elle dira si quelqu’un vient lui demander ce qu’elle a fait de ses perdrix : elle répondra que les chats, comme elle mettait bas la broche, les lui ont arrachées des mains, chacun d’eux emportant la sienne. Elle se plante dans la rue afin de guetter son mari, et ne le voit pas revenir, elle sent frétiller sa langue, songeant à la perdrix qui reste ; elle deviendra enragée si elle ne peut en avoir ne serait-ce qu’un petit bout. Détachant le cou doucement, elle le mange avec délice ; elle s’en pourlèche les doigts. « Hélas ! dit-elle, que ferais-je ? Que dire, si je mange tout ? Mais pourrais-je laisser le reste ? J’en ai une si grande envie ! Ma foi, advienne que pourra, il faut que je la mange toute. » L’attente dure si longtemps que la dame se rassasie. Mais voici venir le vilain ; il pousse la porte et s’écrie : « Dis, les perdrix sont-elles cuites ? — Sire, fait-elle, tout va mal, car les chats me les ont mangées. » À ces mots, le vilain bondit et court sur elle comme un fou. Il lui eut arraché les yeux, quand elle crie: « C’était pour rire. Arrière, suppôt de Satan ! Je les tiens au chaud, bien couvertes. — J’aurais chanté de belles laudes, foi que je dois à saint Lazare. Vite, mon bon hanap de bois et ma plus belle nappe blanche ! Je vais l’étendre sur ma chape sous cette treille, dans le pré. — Mais prenez donc votre couteau; il a besoin d’être affûté, faites-le couper un peu sur cette pierre, dans la cour. » L’homme jette sa cape et court, son couteau tout nu dans la main. Mais arrive le chapelain, qui pensait manger avec eux ; il va tout droit trouver la dame et l’embrasse très doucement, mais elle se borne à répondre : « Sire, au plus tôt fuyez, fuyez ! Je ne veux pas vous voir honni, ni voir votre corps mutilé. Mon mari est allé dehors pour aiguiser son grand couteau ; il prétend qu’il veut vous couper les couilles s’il peut vous tenir. — Ah ! puisses-tu songer à Dieu ! fait le prêtre, que dis-tu là ? Nous devions manger deux perdrix que ton mari a prises ce matin. — Hélas ! ici, par Saint Martin, il n’y a perdrix ni oiseau. Ce serait un bien bon repas ; votre malheur me ferait peine. Mais regardez-le donc là-bas comme il affûte son couteau ! — Je le vois, dit-il, par mon chef. Tu dis, je crois la vérité. » Et le prêtre, sans s’attarder, s’enfuit le plus vite qu’il peut. Au même instant, elle s’écrie : « Venez vite, sire Gombaut. — Qu’as-tu ? dit-il, que Dieu te garde. — Ce que j’ai ? Tu vas le savoir. Si vous ne pouvez courir vite, vous allez y perdre, je crois ; car par la foi que je vous dois, le prêtre emporte vos perdrix ! » Pris de colère, le bonhomme, gardant son couteau à la main, veut rattraper le chapelain. En l’apercevant, il lui crie : « Vous ne les emporterez pas ! Vous les emportez toutes chaudes ! Si j’arrive à vous rattraper, il vous faudra bien les laisser. Vous seriez mauvais camarade en voulant les manger sans moi. » Et regardant derrière lui, le chapelain voit le vilain qui accourt, le couteau en main. Il se croit mort, s’il est atteint ; il ne fait pas semblant de fuir, et l’autre pense qu’à la course il pourra reprendre son bien. Mais le prêtre, le devançant, vient s’enfermer dans sa maison. Le vilain s’en retourne chez lui et interroge sa femme : « Allons ! fait-il, il faut me dire comment il t’a pris les perdrix. » Elle lui répond : « Que Dieu m’aide ! Sitôt que le prêtre me vit, il me pria, si je l’aimais, de lui montrer les deux perdrix : il aurait plaisir à les voir. Et je le conduisis tout droit là où je les tenais couvertes. Il ouvrit aussitôt les mains, il les saisit et s’échappa. Je ne pouvais pas le poursuivre, mais je vous ai vite averti. » Il répond : « C’est peut-être vrai; laissons donc le prêtre où il est. » Ainsi fut dupé le curé, et Gombaut, avec ses perdrix. Ce fabliau nous a montré que femme est faite pour tromper : mensonge devient vérité et vérité devient mensonge. l’auteur du conte ne veut pas mettre au récit une rallonge et clôt l’histoire des perdrix. Gautier de Coincy (1177-1236) Moine bénédictin, prieur du couvent Saint-Médard de Soissons, Gautier de Coincy est connu surtout pour son recueil des Miracles de Nostre-Dame. Le fabliau moralisateur qui suit met aussi en scène Notre-Dame. Un saltimbanque (« tombeur ») se retire dans un couvent. Comme il est illettré, on l’assigne à des travaux subalternes, on se moque de lui. Il envie les autres moines de savoir honorer la Vierge par leurs chants et le latin. Lui aussi veut contribuer à sa gloire, en lui rendant hommage par son art – les sauts périlleux.. Le Tombeur Notre-Dame (Traduction en prose en français moderne) (…) Quand il entend sonner la messe, il se dresse tout ébahi: «Ah! fait-il, comme je suis malheureux! À cette heure, chacun fait son devoir, et moi je suis ici comme un boeuf à l’attache qui n’est bon qu’à brouter et à manger sa nourriture. Que dire? Que faire? Par la mère de Dieu, oui, je ferai quelque chose. Personne n’aura rien à dire: je ferai ce que j’ai appris, je servirai, selon mon métier, la mère de Dieu en son moutier. Les autres la servent en chantant, et je la servirai, moi, en sautant. Il ôte sa cape, se dévêt; près de l’autel il pose son habit, mais pour éviter de rester nu, il garde une petite cotte qui était très fine et délicate. Vers la statue il se retourne très humblement, et la regarde: «Dame, fait-il, à votre garde je confie mon corps et toute mon âme. Douce reine, douce Dame, ne dédaignez pas ce que je sais, car je veux m’efforcer de vous servir, de bonne foi, avec l’aide de Dieu, sans nul dommage. Je ne sais ni chanter ni lire, mais je veux choisir pour vous les plus beaux de mes tours. (...) Dame, qui n’êtes pas amère pour ceux qui vous servent justement, quoi que je fasse, que ce soit pour vous.» Alors il commence à faire des sauts, bas et petits et grands et hauts, d’abord dessus et puis dessous, puis se remet à genoux devant la statue et s’incline: «Ah! fait-il, très douce reine, par votre pitié, par votre noblesse, ne dédaignez pas mon service.» Alors, il saute et gambade et fait, avec ardeur, le tour de Metz, autour de sa tête. Il s’incline devant la statue; il la vénère; de toutes ses forces, il l’honore; après, il fait le tour français, et puis le tour champenois, puis le tour d’Espagne et les tours qu’on fait en Bretagne et puis le tour de Lorraine: il s’applique autant qu’il le peut. Ensuite, il fait le tour romain, et met devant son front sa main, et danse avec grâce, et regarde très humblement l’image de la mère de Dieu: « Dame, fait-il, voici un beau tour. Si je le fais, c’est pour vous seule, car j’ose bien dire, et je m’en vante, que je n’y prends nul plaisir. Mais je vous sers et je m’acquitte: les autres vous servent; moi aussi, je vous sers. Dame, ne dédaignez pas votre serviteur, car je vous sers pour votre joie. Dame, vous êtes la perfection qui embellit tout le monde! » Alors il met les pieds en l’air et sur ses deux mains va et vient, sans toucher terre de ses pieds. Ses pieds dansent et ses yeux pleurent. Ayant découvert les « prières » secrètes du tombeur, les moines sont scandalisés. Ils veulent le prendre sur le fait pour le chasser du couvent. Mais Notre-Dame intervient. L’abbé et le moine regardent tout l’office du convers, et les tours qu’il fait si divers, ses gambades et ses danses: ils le voient s’incliner vers la statue et sauter et bondir, jusqu’à en défaillir. Il s’efforce jusqu’à une telle lassitude qu’il tombe à terre, malgré lui; il s’est assis, si épuisé que, d’effort, il est couvert de sueur; sa sueur coule goutte à goutte sur le sol de la crypte. Mais, sans attendre, elle le secourt, la douce Dame qu’il servait si naïvement: elle sut bien venir à son aide. L’abbé regarde de tous ses yeux: il voit de la voûte, descendre une Dame si glorieuse que jamais nul n’en vit d’aussi brillante, d’aussi richement vêtue; jamais il n’en fut d’aussi belle: ses vêtements sont merveilleux, d’or et de pierres précieuses. Avec elle, voici les anges du ciel, là-haut, et les archanges qui viennent autour du jongleur; ils l’apaisent et le soutiennent. Quand ils sont rangés autour de lui, tout son coeur s’est calmé. (...) La douce et noble reine tient une étoffe blanche: elle évente son ménestrel, tout doucement, devant l’autel. La noble Dame, la très bonne, lui évente le cou, le corps et le visage, pour le rafraîchir: elle a bien soin de le réconforter. (...) Jean Bodel (1165?-1210) Ce trouvère arrageois est l’auteur du miracle Jeu de saint Nicolas et de la Chanson des Saisnes qui relate les combats de Charlemagne contre les Saxons et leur chef Guiteclin (Widukind). En 1202, il contracte la lèpre et termine ses jours dans une léproserie. Le fabliau Brunain, la vache au prêtre esquisse avec humour et finesse, en quelques vers seulement, la caractérologique et la psychologie des personnages. Brunain, la vache au prêtre D’un vilain conte et de sa fame C’un jor de feste Nostre Dame Aloient ourer a l’yglise. Li prestres, devant le servise, Vint a son proisne sermoner, Et dist qu’il faisoit bon doner Por Dieu, qui reson entendoit; Que Diex au double li rendoit Celui qui le fesoit de cuer. «Os», fet li vilains, «bele suer, Que noz prestres a en couvent: Qui por Dieu done a escient, Que Dex li fet mouteploier. Miex ne poons nous emploier No vache, se bel te doit estre, Que pour Dieu la donons le prestre: Ausi rent ele petit lait. - Sire, je vueil bien que il l’ait,» Fet la dame, «par tel reson.» Atant s’en vienent en meson, Que ne firent plus longue fable. Li vilains s’en entre en l’estable, Sa vache prent par le lïen, Presenter la vait au doien. Li prestres ert sages et cointes. «Biaus sire», fet il a mains jointes, «Por l’amor Dieu Blerain vous doing.» Le lïen li a mis el poing, Si jure que plus n’a d’avoir. «Amis, or as tu fet savoir,» Fet li provoires dans Constans, Qui a prendre bee toz tans, «Va t’en, bien as fet ton message, Quar fussent or tuit ausi sage devoir: S’averoie plenté de bestes.» Li vilains se part du provoire. Li prestres comanda en oirre C’on face, pour aprivoisier Blerain avoec Brunain lïer, Li clers en lor jardin la maine, Lor vache trueve, ce me samble. Andeux les acoupla ensamble; La vache le prestre s’abesse Por ce que voloit pasturer, Mes Blere nel vout endurer, Ainz sache le lïens si fors Du jardin la traïna fors: Tant l’a menee par ostez, Par chanevieres et par prez, Qu’elle est reperie a son estre Avoecques la vache le prestre Qui moult a mener li grevoit. Li vilains garde, si le voit; Moult en a grant joie en son cuer. «Ha!» fet li vilains, «bele suer, Voirement est Diex bon doublere, Quar li et autre revient Blere: Une grant vache amaine brune; Or en avons nous II. por une: Petis sera nostre toitiaus.» Par exemple dist cis fabliaus Que fols est qui ne s’abandone; Cil a le bien cui Diex le done, Non cil qui le muce et enfuet. Nus home mouteplier ne puet Sanz grant eür, c’est or del mains. Par grant eür ot li vilains II. vaches et li prestres nule. Tels cuide avancier qui recule. C’est d’un vilain et de sa femme que je veux vous conter l’histoire. Pour la fête de Notre-Dame, ils allaient prier à l’église. Avant de commencer l’office, le curévint faire son sermon; il dit qu’il était bon de donner pourl’amour de Dieu et que Dieu rendait au double à qui donnait de bon coeur. «Entends-tu, belle soeur, ce qu’a dit le prêtre?» fait le vilain à sa femme. «Qui pour Dieu donne de bon coeur recevra de Dieu deux fois plus. Nous ne pourrions mieux employer notre vache, si bon te semble, que de la donner au curé. Elle a d’ailleurs si peu de lait. - Oui, sire, je veux bien qu’il l’ait, dit-elle, de cette façon.» Ils regagnent donc leur maison, et sans en dire davantage. Le vilain va dans son étable; prenant la vache par la corde, il la présente à son curé. Le prêtre était fin et madré: «Beau sire, dit l’autre, mains jointes, pour Dieu je vous donne Blérain.» Il lui a mis la corde au poing, et jure qu’elle n’est plus sienne. «Ami, tu viens d’agir en sage, répond le curé dom Constant qui toujours est d’humeur à prendre; Retourne en paix, tu as bien fait ton devoir: si tous mes paroissiens étaient aussi avisés que toi, j’aurais du bétail en abondance.» Le vilain prend congédu prêtre qui commande aussitôt qu’on fasse, pour l’accoutumer, lier Blérain avec Brunain, sa propre vache. Le curé les mène en son clos, trouve sa vache, ce me semble, les laisse attachées l’une à l’autre. La vache du prêtre se baisse, car elle voulait pâturer, Mais Blérain ne veut l’endurer et tire la corde si fort qu’elle entraîne l’autre dehors et la mène tant par maison, par chènevières et par prés qu’elle revient enfin chez elle, avec la vache du curé qu’elle avait bien de la peine à mener. Le vilain regarde, la voit; il en a grande joie au coeur. «Ah! dit-il alors, chère soeur, il est vrai que Dieu donne au double. Blérain revient avec une autre: c’est une belle vache brune. Nous en avons donc deux pour une. Notre étable sera petite!» Par cet exemple, ce fabliau nous montre que fol est qui ne se résigne. Le bien est à qui Dieu le donne et non à celui qui le cache et enfouit. Nul ne doublera son avoir sans grande chance, pour le moins. C’est par chance que le vilain eut deux vaches, et le prêtre aucune. Tel croit avancer qui recule. Poésie du 14^e et du 15^e siècles La culture évolue à la fois dans le sens du raffinement et d’un plus grand impact social. La première voie - celle de l’exclusivité - est soutenue par la progression des connaissances et par l’ouverture intellectuelle qui aboutira, en Italie, à la première phase de l’humanisme et de la Renaissance. Même si ces tendances sont moins prononcées en France, elles ne sont pas absentes. L’autre voie - celle de l’élargissement du public littéraire - est liée à l’ascension de la bourgeoisie qui s’approprie, souvent sous forme d’adaptations en prose, les valeurs culturelles de la période précédente (romans de chevalerie, romans courtois). Plusieurs facteurs, cependant, freinent la société française. En premier lieu, il s’agit de la guerre de cent ans (1337-1453) : ce long conflit opposant la France à l’Angleterre cache en fait une guerre civile et dynastique qui ravage le pays, mine l’autorité royale, ruine l’aristocratie et la bourgeoisie, sème le sentiment d’insécurité. Un second facteur est sans doute la grande peste (1348-1349; avec des retours ultérieurs périodiques) qui emporte un tiers de la population, brise la dynamique démographique et l’économie, compromet le climat social optimiste des siècles précédents, ainsi que ses idéaux. La poésie tend à la perfection formelle qui, au 14^e siècle, est liée à l’évolution de la musique (ars nova; développement de la polyphonie). Les poètes définissent les caractéristiques des poèmes à forme fixe qu’ils cultivent : rondeau (généralement 3 strophes de 3, 4, 6 vers sur 2 rimes avec la reprise relativement libre du refrain), ballade (3 strophes sur 3 ou 4 rimes et envoi), chant royal (cinq strophes et envoi), lai (12 strophes sur 2 rimes avec des vers de longueur différente), virelai (2 rimes, la première strophe formant le refrain repris après la 3^e ou après la 3^e et 5^e strophe). Cette formalisation est accompagnée des « arts poétiques » - écrits théoriques et définitions de la poésie, tel l’Art de dictier et de fere chançons (1372) d’Eustache Deschamps. Guillaume de Machaut (vers 1300-1377) Sa carrière de musicien (messes polyphoniques, motets) et de poète s’appuie sur une solide culture universitaire. Comme certains clercs éminents de son époque, il gagnait sa vie au service des grands seigneurs : de 1323 à 1337 il est au service du roi de Bohême Jean de Luxembourg qu’il accompagne en Bohême, Moravie, Pologne, Lituanie, Italie; ensuite - devenu chanoine au chapitre de Reims (de 1340 à sa mort) - il jouit de la protection de Bonne de Luxembourg et de Charles de Navarre. Sa poésie, qui prolonge la tradition courtoise, excelle par le souci du rythme diversifié: La louange des Dames, Jugement du roi de Behaigne, Dit du lyon, Fontaine amoureuse. Sans cuer / Amis, dolens / Dame, par vous Ce triple poème est aussi une pièce de musique : une ballade chantée en canon à trois voix. Ligne 1 Sans cuer m’en vois, dolens et esplourez, Pleins de soupirs et diseteus de joie, D’ardant desir espris et embrasez, Douce dame, que briefment vous revoie, Si qu’einsi sans cuer durer Ne porroie ne tels mauls endurer, S’Espoirs en moy ne faisoit sa demeure En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure, Et Souvenirs qui scet tous les secrés Que Dous Pensers m’amenistre et envoie, Dont en moy est empreins et figurez Vos faitis corps et vo maniere quoie, Vo douls riant regarder Et vo douceur qui me fait aourer Vous que je voy par tout et à toute heure En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure. S’ay plus de joie et de douceur assez, Quant je les ay, que de mon cuer n’arroie; Car en tous cas sui d’Espoir confortez Et Souvenirs me monstre, où que je soie, Vo plaisant viaire cler. Et s’aucuns griés me vient par desirer, Tres Dous Pensers le destruit et deveure, En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure. Ligne 2 Amis, dolens, maz et desconfortez Partez de moy et volez que je croie Que vos cuers m’est tous entier demorez. Tres bien le croy; dont je ne vous porroie Si biau don guerredonner, Et vous peüsse à fin souhait donner Quanque desirs en ce monde saveure, En lieu dou cuer, amis, qui me demeure. Car il est vrais, fins, loiaus et secrez, Frans et gentis, ne dire ne saroie La riche honneur dont il est couronnés Ne le haut bien: si ne say tour ne voie, Comment peüsse finer Dou remerir. Mais je ne vueil pener Qu’à mon pooir vous conforte et sequeure, En lieu dou cuer, amis, qui me demeure. Si vous promet qu’en foy serés amez Par dessus tous, sans ce que je recroie, Et aveuc ce mon cuer emporterez Qui pour vous seul me guerpist et renoie; Se le veuil liés bien garder Et comme ami conjoïr et amer, Car plus chier don n’ay dont je vous honneure, En lieu dou cuer, amis, qui me demeure. Ligne 3 Dame, par vous me sens reconfortez De tous les griés que recevoir soloie, Par vous sui hor de toutes orphentez, Par vous ne puis riens sentir qui m’anoie, Par vous m’estuet esperer Quanque loyaus amis puet desirer, C’est de merci don, s’en moy ne demeure En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure. Dame je sui par vous resuscitez, En paradis mis d’enfer, où j’estoie, De mes mortelz paours asseürés, Des grans doleurs garis que je sentoie; Par vous est dous mon amer, Quant vostre amie me daingniez apeler, Et s’il vous plaist que joie en moy acqueure En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure. Si seroie faus traïtres prouvés, Douce dame, se je ne vous amoie Tres loyaument, car tous mes biens est nez De vostre bien; dont si fort me resjoie, Quant bele et bonne sans per Et des dames la flour vous oy nommer, Que tendrement de joie en riant pleure En lieu dou cuer, dame, qui vous demeure. Je puis trop bien Je puis trop bien ma dame comparer A l’image que fist Pymalion. D’ivoire fu estoit, tant belle et si sans per Que plus l’ama que Medée Jason. Li fols toudis la prioit, Mais l’image riens ne li respondoit. Einsi me fait celle qui mon cuer font, Qu’adès la pri et riens ne me respont. Pimalions qui moroit pour amer Pria ses dieus par tele affection Que la froideur de l’image tourner Vit en chalour et sa dure fasson Amolir, car vie avoit Et char humeinne et doucement parloit. Mais ma dame de ce trop m’i confont Qu’adès la pri et riens ne me respont. Or vueille Amours le dur en dous muer De celle a qui j’ay fait de mong cuer don, Et son franc cuer de m’amour aviver, Si que de li puisse avoir guerredon. Mais Amours en li conjoit En fier desdaing, et le grand desir voit Qui m’ocira; si croy que cil troiz font Qu’adès la pri et riens ne me respont. Plus dure que dyamant virelai Plus dure qu’un dyamant Ne que pierre d’aÿmant Est vo durté, Dame, qui n’avez pité De vostre amant Qu’ociés en desirant Vostre amitié. Dame, vo biauté Qui toutes passe, à mon gré, Et vo samblant Simple et plein d’umilité, De douceur fine paré, En sousriant, Par un acqueil attraiant, M’ont au cuer en regardant Si fort navré Que ja mais joie n’avré, Jusques à tant Que vo grace qu’il atent M’arez donné. Plus dure qu’un dyamant Ne que pierre d’aÿmant Est vo durté, Dame, qui n’avez pité De vostre amant Qu’ociés en desirant Vostre amitié. J’ay humblement enduré L’amoureus mal et porté, En attendant Vostre bonne volenté Que j’ay et tous cas trouvé Dure et poingnant. Et quant tous en vo commant Suis, je me merveil comment Vostre bonté M’a sa grace refusé, Quant en plourant Vous ay et en souspirant Merci rouvé Plus dure qu’un dyamant. Helas! dame, conforté Ne m’avez en ma grieté, Ne tant ne quant, Eins m’avez desconforté, Si que tout deconfort hé. Mais nom pourquant J’ameray d’or en avant Plus fort qu’onques mais, et que quant Mort en miné M’ara vostre cruauté Qui m’est trop grant, Lors sera bien apparant Ma loyauté. Plus dure qu’un dyamant Ne que pierre d’aÿmant Est vo durté, Dame, qui n’avez pité De vostre amant Qu’ociés en desirant Vostre amitié. Eustache Deschamps (1344?-1404) Élève de Guillaume de Machaut, il fut au service du roi Charles V, puis de Charles VI et de Louis d’Orléans, avec lequel il voyagea, en 1392, en Bohême et en Moravie. Son oeuvre poétique - 1.500 poèmes, 80.000 vers - est très variée, souvent imprégnée de tons personnels (« Plaintes d’amoureux »; « Chagrin d’amour »). Il est aussi l’auteur de l’Art de dictier et de fere chançons (1372), une poétique qui résume les règles de l’art des troubadours. Ballade de Paris Quand j’ai la terre et mer avironnée Et visité en chacune partie Jérusalem, Egypte et Galilée, Alixandre, Damas et la Syrie, Babylone, Le Caire et Tartarie, Et tous les ports qui-y sont, Les épices et sucres qui s’y font, Les fins draps d’or et soye du pays, Valent trop mieux ce que les Français ont : Rien ne se peut comparer à Paris. C’est la cité sur toutes couronnée, Fontaine et puits de sens et de clergie Sur le fleuve de Seine située : Vignes, bois a, terres et praerie. De tous les biens de cette mortel vie A plus qu’autres cités n’ont ; Tous étrangers l’aiment et aimeront, Car, pour déduit et pour être jolis, Jamais cité telle ne trouveront : Rien ne se peut comparer à Paris. Mais elle est bien mieux que ville fermée, Et de châteaux de grande anceserie, De gens d’honneur et de marchands peuplée, De tous ouvriers d’armes, d’orfèvrerie; De tous les arts c’est la fleur, quoi qu’on die : Tous ouvrages à droit font; Subtil engin, entendement profond Verrez avoir aux habitants toudis, Et loyauté aux œuvres qu’ils feront : Rien ne se peut comparer à Paris. Le chat et les souris (Orthographe modernisée) Je trouve qu’entre les souris Fut un merveilleux parlement Contre les chats, leurs ennemis, À voir manière comment Elles vécussent sûrement Sans demeurer en tel débat. L’une dit lors en argüant: « Qui pendra la sonnette au chat ? » Ce conseil fut conclu et pris ; Lors se partent communément. Une souris du plat pays Les rencontre et va demandant Ce qu’on a fait. Vont répondant Que leurs ennemis seront mat : Sonnette auront au cou pendant. « Qui pendra la sonnette au chat ? » « C’est le plus fort », dit un rat gris. Elle demande sagement Par qui sera ce fait fourni. Lors s’en va chacun excusant: Il n’y eut point d’exécutant, S’en va leur besogne à plat. Bien fut dit, mais au demeurant: « Qui pendra la sonnette au chat ? » Prince, on conseille bien souvent, Mais on peut dire, comme le rat, Du conseil qui sa fin ne prend : « Qui pendra la sonnette au chat ? » Christine de Pisan (1365-1431) Son père, médecin et astrologue vénitien, professeur à l’université de Bologne, l’amena en France où il entra au service du roi Charles V. Mariée à Étienne de Castel, secrétaire du roi Charles V, elle se retrouve veuve à 25 ans, avec trois enfants : pour nourrir sa famille et gagner sa vie, elle travaille de sa plume en dédiant ses poèmes et ses écrits prosaïques à divers mécènes (Philippe le Hardi, Louis d’Orléans) avant de se retirer, en 1418, au couvent de Poissy. Son oeuvre volumineuse aborde divers sujets: Débat de deux amants, Livre des trois jugements, Dit de la Rose (polémique contre la misogynie de Jean de Meung dans Le Roman de la Rose), Livre de la cité des femmes (éloge des vertus féminines, basé sur le traité de Boccace De claris mulieribus), Livre de la mutacion de fortune (23.000 vers, à caractère autobiographique). La grant doulour que je porte La grant doulour que je porte Est si aspre et si tres forte Qu’il n’est riens qui conforter Me peüst ne aporter Joye, ains vouldroie estre morte. Puis que je pers mes amours, Mon ami, mon esperance Qui s’en va, dedens briefs jours, Hors du royaume de France Demourer, lasse ! il emporte Mon cuer qui se desconforte ; Bien se doit desconforter, Car jamais joye enorter Ne me peut, dont se deporte La grant doulour que je porte. Si n’aray jamais secours Du mal qui met a oultrance Mon las cuer, qui noye en plours Pour la dure departance De cil qui euvre la porte De ma mort et que m’enorte Desespoir, qui raporter Me vient dueil et emporter Ma joye, et dueil me raporte La grant doulour que je porte. Or est venu le très gracieux moys de May Or est venu le très gracieux moys De May le gay, ou tant a de doulçours, Que ces vergiers, ces buissons et ces bois, Sont tout chargiez de verdeur et de flours, Et toute riens se resjoye. Parmi ces champs tout flourist et verdoye, Ne il n’est riens qui n’entroublie esmay, Pour la doulçour du jolis moys de May. Ces oisillons vont chantant par degois, Tout s’esjouït partout de commun cours, Fors moy, helas ! qui sueffre trop d’anois, Pour ce que loings je suis de mes amours; Ne je ne pourroye avoir joye, Et plus est gay le temps et plus m’anoye. Mais mieulx cognois adès s’oncques amay, Pour la doulçour du jolis moys de May. Dont regreter en plourant maintes fois Me fault cellui, dont je n’ai nul secours; Et les griefs maulx d’amours plus fort cognois, Les pointures, les assaulx et les tours. En ce doulz temps, que je n’avoye Oncques mais fait; car toute me desvoye Le grand desir qu’adès trop plus ferme ay, Pour la doulçour du jolis moys de May. Seulette suis, sans amis demeurée Seulette suis et seulette veux être, Seulette m’a mon doux ami laissée. Seulette suis, sans compagnon ni maître, Seulette suis, dolente et courroucée, Seulette suis, en langueur malaisée, Seulette suis, plus que nulle égarée, Seulette suis, sans ami demeurée. Seulette suis à huis ou à fenêtre, Seulette suis en un anglet muciée, Seulette suis pour moi de pleurs repaître, Seulette suis, dolente ou apaisée, Seulette suis, rien qui tant messiée, Seulette suis, en ma chambre enserrée, Seulette suis, sans ami demeurée. Seulette suis partout et en tout aître, Seulette suis, que je marche ou je siée, Seulette suis, plus qu’autre rien terrestre, Seulette suis, de chacun délaissée, Seulette suis, durement abaissée, Seulette suis, souvent toute éplorée, Seulette suis, sans ami demeurée. Princes, or est ma douleur commencée Seulette suis, de tout deuil menacée, Seulette suis, plus teinte que morée, Seulette suis, sans ami demeurée. Je ne sais comment je dure Je ne sais comment je dure, Car mon dolent cœur fond d’ire Et plaindre n’ose, ni dire Ma doleureuse aventure, Ma dolente vie obscure. Rien, hors la mort ne désire ; Je ne sais comment je dure. Et me faut, par couverture, Chanter que mon cœur soupire Et faire semblant de rire ; Mais Dieu sait ce que j’endure. Je ne sais comment je dure. Charles d’Orléans (1394-1465) Duc de sang royal, il fut mêlé à la politique. Après l’assassinat de son père Louis d’Orléans (1407), il devint chef du parti des Armagnacs. Blessé et fait prisonnier à la bataille d’Azincourt (1415), il passa 25 ans en captivité en Angleterre, avant de pouvoir retourner en France. Retiré dans ses châteaux de Blois et d’Amboise, il cultive la poésie, accueille les poètes (dont Villon). Son oeuvre représente une des dernières grandes expressions de la courtoisie tout en gardant l’empreinte des expériences personnelles. Ballades À sa Dame Jeune, gente, plaisante et debonnaire, Par un prier qui vaut commandement Chargé m’avez d’une ballade faire ; Si l’ai faite de cœur joyeusement : Or la veuillez recevoir doucement. Vous y verrez, s’il vous plaît à la lire, Le mal que j’ai, combien que vraiment J’aimasse mieux de bouche le vous dire. Votre douceur m’a su si bien attraire Que tout vôtre je suis entièrement, Très désirant de vous servir et plaire, Mais je souffre maint douloureux tourment, Quand à mon gré je ne vous vois souvent, Et me déplaît quand me faut vous écrire, Car si faire se pouvait autrement, J’aimasse mieux de bouche le vous dire. C’est par Danger, mon cruel adversaire, Qui m’a tenu en ses mains longuement ; En tous mes faits je le trouve contraire, Et plus se rit, quand plus me voit dolent ; Si vouloie raconter pleinement En cet écrit mon ennuyeux martyre, Trop long serait ; pour ce, certainement J’aimasse mieux de bouche le vous dire. En regardant vers le pays de France En regardant vers le pays de France, Un jour m’advint, à Douvres sur la mer, Qu’il me souvint de la douce plaisance Que je souloie au dit pays trouver. Si commençai de cœur à soupirer, Combien certes que grand bien me faisoit De voir France que mon cœur aimer doit. Je m’avisai que c’était nonsavance De tels soupirs dedans mon cœur garder, Vu que je vois que la voie commence De bonne Paix, qui tous biens peut donner ; Pour ce, tournai en confort mon penser ; Mais non pourtant mon cœur ne se lassoit De voir France que mon cœur aimer doit. Alors chargeai en la nef d’Espérance Tous mes souhaits, en leur priant d’aller Outre la mer sans faire demeurance, Et à France de me recommander. Or nous doint Dieu bonne Paix sans tarder : Adonc aurai loisir, mais qu’ainsi soit, De voir France que mon cœur aimer doit. Paix est trésor qu’on ne peut trop louer : Je hais guerre, point ne la dois priser : Destourbé m’a longtemps, soit tort ou droit, De voir France que mon cœur aimer doit. Encore est vive la souris Nouvelles ont couru en France, Par mains lieux, que j’estoye mort, Dont avoient peu desplaisance Aucuns qui me hayent a tort ; Autres en ont eu desconfort, qui m’aiment de loyal vouloir, Comme mes bons et vrais amis : Si fais a toutes gens savoir Qu’encore est vive la souris. Je n’ay eu ne mal ne grevance, Dieu mercy, mais suis sain et fort, Et passe temps en esperance Que Paix, qui trop longuement dort, S’esveillera, et par Accort À tous fera liësse avoir ; Pour ce de Dieu soient maudis Ceux qui sont dolens de veoir Qu’encore est vive la souris ! Jeunesse sur moy a puissance, Mais Vieillesse fait son effort De m’avoir en sa gouvernance ; À present faillira son sort : Je suis assez loing de son port. De pleurer vueil garder mon hoir ; Loué soit Dieu de paradis, Qui m’a donné force et pouvoir Qu’encore est vive la souris. Nul ne porte pour moy le noir : On vent meilleur marchié drap gris ; Or tingne chascun pour tout voir Qu’encore est vive la souris. En la forest d’Ennuyeuse Tristesse En la forest d’Ennuyeuse Tristesse Un jour m’avint qu’a part moy cheminoie; Si rencontray l’amoureuse Deesse Qui m’appella, demandant ou j’aloye. Je respondy que par Fortune estoye Mis en exil en ce bois, longtemps a, Et qu’a bon droit appeller me povoye L’omme esgaré qui ne scet ou il va. En sousriant, par sa tres grant humblesse Me respondy: « Amy, se je sçavoie Pourquoy tu es mis en ceste destresse, À mon povair voulentiers t’aideroye; Car, ja pieça, je mis ton cueur en voye De tout plaisir, ne sçay qui l’en osta; Or me desplaist qu’a present je te voye L’omme esgaré qui ne scet ou il va. » « Hélas! dis-je, souverainne Princesse, Mon fait savés, pourqouy le vous diroye? C’est par la Mort, qui fait a tous rudesse, Qui m’a tollu celle que tant amoye, En qui estoit tout l’espoir que j’avoye, Qui me guidoit, si bien m’accompaigna En son vivant que point ne me trouvoye L’omme esgaré qui ne scet ou il va. » Aveugle suy, ne sçay ou aler doye; De mon baston, affin que ne fourvoye, Je vais tastant mon chemin ça et la: C’est grant pitié qu’il convient que je soye L’omme esgaré qui ne scet ou il va. Rondeaux (Orthographe modernisée) Le Printemps Le Temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie, Et s’est vêtu de broderie, De soleil luisant, clair et beau. Il n’y a bête ni oiseau Qu’en son jargon ne chante ou crie : « Le Temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie ». Rivière, fontaine et ruisseau Portent en livrée jolie Gouttes d’argent d’orfèvrerie ; Chacun s’habille de nouveau : Le Temps a laissé son manteau. L’hôtellerie L’hôtellerie de Pensée ; Pleine de venants et allants Soucis, soient petits ou grands, À chacun est abandonnée. Elle n’est à nul refusée Mais prête pour tous les passants, L’hôtellerie de Pensée, Pleine de venants et allants. Plaisance chèrement aimée S’y loge souvent, mais nuisants Lui sont Ennuis gros et puissants ; Quand ils la tiennent empêchée L’hotellerie de Pensée. Cri de la rue Petit mercier, petit panier ! Pourtant si je n’ai marchandise Qui soit du tout à votre guise, Ne blâmez pour ce mon métier. Je gagne denier à denier, C’est loin du trésor de Venise. Petit mercier, petit panier ! Pourtant si je n’ai marchandise… Et tandis qu’il est jour ouvrier, Le temps perds quand à vous devise : Je vais parfaire mon emprise Et parmi les rues crier : Petit mercier, petit panier ! Puis ça puis là, Puis ça puis là, Et sus et jus, De plus en plus Tout vient et va. Tous on verra, Grands et menus, Puis ça puis là, Et sus et jus. Vieux temps déj S’en sont courus. Et neufs venus. Que dea, que dea, Puis ça puis là. François Villon (1431 ou 1432-après 1463) De son nom François de Montcorbier, il adopta le patronyme de son protecteur, le chanoine Guillaume de Villon. Il étudia, devint bachelier (1449) et maître ès arts (1452), mais très tôt il eut des démêlées avec la justice à cause de l’assassinat du prêtre Philippe de Chermoy (1455) et des vols. Tour à tour condamné, emprisonné, gracié, il passe sa vie entre les lettrés et les marginaux, entre Paris et la province. La peine capitale (1462) étant commuée en bannissement, il quitte Paris et sa trace se perd. La touche personnelle qui permettra de considérer Villon comme un précurseur des « poètes maudits » renoue avec la marginalité minimale, déjà introduite par Rutebeuf. La perfection formelle de la tradition courtoise rejoint la sensibilité religieuse du moyen âge finissant (thématique de la danse macabre et le sentiment de la précarité de la condition humaine). Le ton individualiste, où la dimension existentielle est saisie avec fraîcheur et (auto)ironie, sera apprécié par la postérité, y compris Clément Marot qui s’occupera de l’édition des oeuvres de Villon (1533) que l’on répartit en: 1) Le Lais (Le Petit Testament) - 40 huitains, de ton burlesque, reprenant la tradition des « congés » (cf. Jean Bodel) et de « La Belle Dame sans mercy » (Alain Chartier); 2) Le Testament (Le Grand Testament) - 172 huitains, 16 ballades, 3 rondeaux - amplification existentielle du genre testamentaire; 3) le Codicille – 16 poèmes de forme diverse, dont Ballade du concours de Blois, Épitaphe de Villon ou Ballade des pendus ; 4) 11 ballades en jobelin, argot de la confrérie des voleurs La Coquille. Le Lais (Le Petit Testament) fait l’an 1456. I L’an quatre cens cinquante six, Je, Françoy Villon, escollier, Considerant, de sens rassis, Le frain aux dens, franc au collier, Qu’on doit ses euvres conseillier, Comme Vegece le racompte, Sage Rommain, grant conseillier, Ou autrement on se mescompte... II En ce temps que j’ay dit devant, Sur Noël, morte saison, Que les loups se vivent du vent Et qu’on se tient en sa maison, pour le frimas, pres du tyson, Me vint ung vouloir de briser La tres amoureuse prison Qui faisoit mon cueur debriser. III Je le feiz en telle façon, Voyant celle devant mes yeult Consentant a ma deffaçon, Sans ce que ja luy en fust mieulx ; Dont je me dueil et plains aux cieulx, En requerant d’elle vengance À tous les dieux venerïeux, Et du grief d’amours allegence. IV Et se j’ay prins en ma faveur Ces doulx regars et beaux semblans De tres decevante saveur Me tresparsans jusques aux flans, Bien ils ont vers moy les piés blancs Et me faillent au grant besoing : Planter me fault aultres complans Et frapper en ung aultre coing. V Le regard de celle m’apris qui m’a esté fellone et dure ; Sans ce qu’en riens j’aye mesprins, Veult et ordonne que j’endure La mort, et que plus je ne dure. Si n’y vois secours que fouïr ; Rompre veult la vive soudure Sans mes pitieux regrets ouïr. VI Pour obvier a ses dangiers, Mon mieulx est, ce croy, de partir. A Dieu ! Je m’en vois a Angers, Puis qu’el ne me veult impartir Sa grace ne me departir. Par elle meurs, les membres sains ; Au fort, je suys amant martir, Du nombre des amoureux sains. VII Combien que le depart me soit Dur, si fault il que je l’eslongne ; Comme mon povre sens consoit, Aultre que moy est en quelongne, Dont oncques soret de Boulongne Ne fut plus alteré d’humeur. C’est pour moy piteuse besongne : Dieu en vueille ouïr ma clameur ! VIII Et puys que departir me fault Et du retour ne suis certain (Je ne suis homme sans deffault, Ne qu’aultre d’assier ne d’estain ; Vivre aux humains est incertain Et aprés mort n’y a relaiz), - Je m’en vois en pays lointain, Si establit ce present laiz. IX Premierement, ou nom du Pere, Du Filz et Saint Esperit, Et de sa glorïeuse Mere Par qui grace riens ne perit, Je laisse, de par Dieu, mon bruyt A maistre Guillaume Villon, Qui en l’onneur de son nom bruyt, Mes tentes et mon pavillon. X Item, a celle que j’ay dit Qui si durement m’a chassé Que je suis de joye interdit Et de tout plaisir dechassé, Je laisse mon cueur enchassé, Palle, pitieux, mort et transy. Elle m’a ce mal pourchassé, Mais Dieu luy en face mercy ! XI Item, a maistre Ythier Merchant, Auquel je me sens tres tenu, Laisse mon branc d’acier tranchant, Et a maistre Jehan le Cornu, Qui est en gaige detenu Pour ung escot sept solz montant ; Je veul, selon le contenu, Qu’on leur livre... en le rachetant ! ***** XXXV Finablement, en escripvant, Ce soir, seulet, estant en bonne, Dictant ces laiz et descripvant, J’ouys la cloche de Serbonne, Qui tous jours a neuf heures sonne Le salut que l’ange predit ; Si suspendis et mis en bonne Pour prier comme le cueur dit. XXXVI Ce faisant, je m’entroubliay, Non pas par force de vin boire, Mon esperit comme lié. Lors je sentis dame Memoire Reprendre et mectre en son aulmoire Ses especes colaterales, Oppinative faulse et voire Et autres intellectualles, XXXVII Et meismement l’estimative, Par quoy prospective nous vient, Simulative, formative, Desquelles souvent il advient Que, par leur trouble, homme devient Fol et lunatique par moys ; Je l’ay leu, se bien m’en souvient, En Aristote aucunesfois. XXXVIII Dont le sensitif s’esvailla Et esvertua Fantaisie, Qui les organes resveilla, Et tint la souveraine partie En suspens et comme mortie Par oppression d’oubliance, Qui en moy s’estoit espartie Pour monstrer de Sens la liance. XXXIX Puis que mon sens fut a repos Et l’entendement desmellé, Je cuiday finer mon propos, Mais mon ancrë trouvay gelé Et mon cierge trouvay soufflé ; De feu je n’eusse peu finer, Si m’endormis, tout enmouflé, Et ne peuz autrement finer. XL Fait au temps de ladite datte Par le bien renommé Villon, Qui ne mengue figue ne datte, Sec et noir comme escouvillon ; Il n’a tente ne pavillon Qu’il n’ait lessié a ses amis, Et n’a mais qu’un peu de billon Qui sera tantost a fin mis. Le Testament (Le Grand Testament) fait en 1461 I En l’an de mon trentiesme aage, Que toutes mes hontes j’euz beues, Ne du tout fol, ne du tout saige Non obstant maintes peines eues, Lesquelles j’ay toutes receues Soubz la main Thibault d’Aucigny S’esvesque il est, signant les rues, Qu’il soit le mien je le regny. II Mon seigneur n’est ne mon evesque, Soubz luy ne tiens, s’il n’est en friche ; Foy ne luy doy n’ommaige avecque, Je ne suis son serf ne sa biche. Peu m’a d’une petite miche Et de froide eaue tout ung esté ; Large ou estroit, moult me fut chiche : Tel luy soit Dieu qu’il m’a esté ! III Et s’aucun me vouloit reprendre Et dire que je le mauldiz, Non faiz, se bien me scet comprendre ; En riens de luy je ne mesdiz. Vecy tout le mal que j’en dis : S’il m’a esté misericors, Jhesus, le roy de paradis, Tel luy soit a l’ame et au corps. IV Et s’esté m’a dur ne cruel, Trop plus que cy je ne raconte, Je veul que le Dieu eternel Luy soit dont semblable a ce compte. Et l’Eglise nous dit et compte Que prions pour noz annemys ; Je vous diray j’ay tort et honte, Quoi qu’il m’aist fait, a Dieu remys. ***** XVI Se pour ma mort le bien publicque D’aucune chose vaulsist mieulx, A mourir comme ung homme inique Je me jugasse, ainsi m’est Dieux ! Griefz ne faiz a jeunes ne vieux, Soie sur piez ou soy en biere : Les mons ne bougent de leurs lieux Pour ung povre, n’avant n’arriere. XVII Ou temps qu’Alixandre regna, Ungs homs nommé Diomedés Devant lui on lui admena, Engrillonnné pousses et detz Comme larron, car il fut des Escumeurs que voyons courir ; Sy fut mis devant ce cadés Pour estre jugiez a mourir. XVIII L’empereur si l’araisonna : « Pourquoy es tu laron en mer ? » L’autre responce lui donna : « Pourquoy laron me faiz clamer ? Pour ce qu’on me voit escumer En une petiote fuste ? Se comme toy me peusse armer, Comme toy empereur je feusse. XIX Mais que veulx tu ! de ma fortune, Contre qui ne puis bonnement, Qui si faulcement me fortune, Me vient tout ce gouvernement. Excusez moy aucunement Et saichiez qu’en grant poverté, Ce mot se dit communement, Ne gist pas grande loyaulté. » XX Quant l’empereur ot remiré De Diomedés tout le dit: « Ta fortune je te mueray Mauvaise en bonne », ce lui dist. Si fist il ; onc puis ne mesdit A personne, mais fut vray homme ; Valere pour vray le bauldit Qui fut nommé le Grant a Romme XXI Se Dieu m’eust donné rencontrer Ung autre pitieux Alixandre Qui m’eust fait en bon eur entrer, Et lors qui m’eust veu condescendre A mal, estre ars et mis en cendre Jugié me feusse de ma voys. Necessité fait gens mesprendre Et fait saillir le loup du boys. XXII Je plains le temps de ma jeunesse, Ouquel j’ay plus qu’autre gallé Jusqu’a l’entrée de vieillesse, Qui son partement m’a cellé : Il ne s’en est a pié alé N’a cheval : helas ! comment don ? Soudainement s’en est vollé Et ne m’a laissié quelque don. XXIII Allé s’en est, et je demeure, Povre de sens et de savoir, Triste, failly, plus noir que meure, Qui n’ay ne cens, rente n’avoir; Des miens le mendre, je dy voir, De me desavouer s’avance, Oubliant naturel devoir Par faulte d’un peu de chevance. XXIV Si ne crains avoir despendu Par friander ne par lescher ; Par trop amer n’ay riens vendu Qu’amis me peussent reprouchier, Au moins qui leur couste moulte cher ; Je le dy et ne croy mesdire. De ce je me puis revanchier : Qui n’a meffait ne le doit dire. XXV Bien est verté que j’ai aymé Et aymeroye voulentiers ; Mais triste cueur, ventre affamé Qui n’est rassasié au tiers, M’oste des amoureux sentiers. Au fort, quelc’um s’en recompence Qui est ramply sur les chantiers, Car la dance vient de la pance ! XXVI Bien sçay, se j’eusse estudié Ou temps de ma jeunesse folle Et a bonnes meurs dedié, J’eusse maison et couche molle Mais quoy ! je fuyoie l’escolle Comme fait le mauvaiz enffant. En escripvant ceste parolle, A peu que le cueur ne me fent. XXVII Le dit du Saige trop lui feiz Favourable, bien en puis mais ! Qui dist : « Esjois toy, mon filz, En ton adolescence », mes Ailleurs sert bien d’ung autre mes, Car « Jeunesse et adolessance C’est son parler, ne moins ne mes Ne sont qu’abuz et ygnorance ». XXVIII Mes jours s’en sont alez errant, Comme, dit Job, d’une touaille Font les filletz, quant tixerant En son poing tient ardente paille : Lors s’il y a nul bout qui saille, Soudainement il le ravit. Sy ne crains plus que riens m’assaille, Car a la mort tout s’assouvit. XXIV Ou sont les gratieux galans Que je suivoye ou temps jadiz, Si bien chantans, si bien parlans, Sy plaisans en faiz et en diz ? Les aucunes sont morts et roidiz, D’eulx n’est il plus riens maintenant Respit aient en paradis, Et Dieu saulve le remenant ! XXX Et les autres sont devenuz, Dieu mercy, grans seigneurs et maistres ; Les autres mendient tous nuz Et pain ne voient qu’aux fenestres ; Les autres sont entrez en cloistres De Celestins et de Chartreux, Bostés, houlséz, com pescheurs d’oestres. Voyez l’estat divers d’entre’eux. XXXI Aux grans maistres Dieu doint bien fere, Vivans en paix et en requoy ; En eulx il n’y a que reffaire, Si s’en fait bon taire tout quoy. Mais aux povres qui n’ont de quoy, Comme moy, Dieu doint pastience. Aux autres ne fault qui ne quoy, Car assez ont pain et pictence. XXXII Bons vins ont, souvent embrochez, Saulces, brouestz et groz poissons, Tartes, flans, oefz fritz et pochetz, Perduz et en toutes façons. Pas ne ressemblent les maçons Que servir fault a si grant peine : Ilz ne veulent nulz eschançons, De soy verser chacun se paine. XXXIII En cest incident me suis mis, Qui de riens ne sert a mon fait. Je ne suis juge ne commis Pour pugnir n’absouldre meffait : De tous suis le plus imparfait ; Loué soit le doulx Jhesu Crist ! Que par moy leur soit satisffait : Ce que j’ay escript est escript. XXXIV Laissons le moustier ou il est, Parlons de chose plus plaisante ; Ceste matiere a tous ne plest, Ennuieuse est et desplaisante. Povreté, chagrine, doulente, Tousjours, despiteuse et rebelle, Dit quelque parolle cuisante ; S’elle n’ose, si le pense elle. XXXV Povre je suis de ma jeunesse, De povre et de peticte extrasse ; Mon pere n’eust oncq grant richesse, Ne son ayeul, nommé Orrace ; Povreté tous nous suit et trace. Sur les tumbeaux de mes ancestres, Les ames desquelz Dieu embrasse, On n’y voit couronnes ne ceptres. XXXVI De povreté me grementant, Souventeffoiz me dit le cueur : « Homme, ne te doulouse tant Et ne demaine tel douleur ! Se tu n’as tant qu’eust Jacques Cueur, Mieulx vault vivre soubz gros bureau Povre, qu’avoir esté seigneur Et pourrir soubz riche tumbeau. » XXXVII Qu’avoir esté seigneur? Que dis ? Seigneur, lasse ! ne l’est il mais ? Selon les davitiques diz, Son lieu ne congnoistra jamaiz. Quant du seurplus, je m’en desmez Il n’appartient a moy, pecheur ; Aux theologiens le remectz, Car c’est office de prescheur. XXXVIII Si ne suis, bien le considere, Filz d’ange, portant dyademe D’estoille ne d’autre sidere. Mon pere est mort, Dieu en ait l’ame; Quant est du corps, il gist soubz lame. J’entens que ma mere mourra, Et le scet bien, la povre femme Et le filz pas ne demourra. XXXIX Je congnois que povres et riches, Sages et folz, prestres et laiz, Nobles, villains, larges et chiches, Petiz et grans, et beaulx et laiz, Dames à rebrassez collez, De quelconque condicion, Protans atours et bourrelez, Mort saisit sans exception. XL Et meure Paris et Helaine, Quiconques meurt, meurt à douleur Telle qu’il pert vent et alaine; Son fiel se creve sur son cuer, Puis sue, Dieu scet quelle sueur! Et n’est qui de ses maulx l’alege: Car enfant n’a, frere ne seur, Qui lors voulsist estre son plege. XLI La mort le fait fremir, pallir, Le nez courber, les vaines tendre, Le col enfler, la chair mollir, Joinctes et nerfs croistre et estendre. Corps femenin, qui tant est tendre, Poly, souef, si precieux, Te fauldra il ces maulx attendre? Oy, ou tout vif aller es cieulx. Ballade des dames du temps jadis Dites moi où, n’en quel pays, Est Flora la belle Romaine, Archipiades, ni Thais, Qui fut sa cousine germaine, Écho parlant quand bruit on mène Dessus rivière ou sur étang, Qui beauté eut trop plus qu’humaine Mais où sont les neiges d’antan? Où est la très sage Hélois, Pour qui fut châtré et puis moine Pierre Abelard à Saint Denis? Pour son amour eut cette essoine. Semblablement, où est la reine Qui commanda que Buridan Fut jeté en un sac en Seine? Mais où sont les neiges d’antan? La reine Blanche comme lis Qui chantait à voix de sirène, Berthe au grand pied, Bietris, Alis, Haremburgis qui tint le Maine, Et Jeanne la bonne Lorraine Qu’Anglais brûlèrent à Rouen; Où sont ils, où, Vierge souvraine? Mais où sont les neiges d’antan? Prince, n’enquerez de semaine Où elles sont, ne de cest an, Qu’à ce refrain ne vous remaine: Mais où sont les neiges d’antan? ***** LXXXIX Item, donne a ma povre mere, Pour saluer nostre Maistresse, Qui pour moy ot douleur amere, Dieu le scet, et mainte tristesse Autre chastel n’ay ne forteresse Ou me retraye corps ne ame Quant sur moy court malle destresse, Ne ma mere, la povre femme. Ballade que Villon feit à la requeste de sa mere pour prier Nostre Dame Dame des cieulx, regente terrienne, Emperiere des infernaux paluz, Recevez moy, vostre humble chrestienne, Que comprinse soye entre vos esleuz, Ce non obstant qu’oncques rien ne valuz. Les biens de vous, ma dame et ma maistresse, Sont trop plus grans que ne suis pecheresse, Sans lesquelz biens ame ne peut merir N’avoir les cieulx, je n’en suis jungleresse. En ceste foi je vueil vivre et mourir. A vostre Filz dictes que je suis sienne; De luy soyent mes pechiez aboluz: Pardonne moy comme a l’Egipcienne, Ou comme il feist au clerc Théophilus, Lequel par vous fut quitte et absoluz, Combien qu’il eust au deable fait promesse. Preservez moy, que ne face jamais ce, Vierge portant, sans rompure encourir Le sacrement qu’on celebre à la messe. En ceste foy je vueil vivre et mourir. Femme je suis povrette et ancienne, Qui riens ne sçay; oncques lettre ne leuz; Au moustier voy dont suis paroissienne Paradis paint, où sont harpes et luz, Et ung enfer où dampnez sont boulluz: L’ung me fait paour, l’autre joye et liesse, La joye avoir me fay, haulte Deesse, A qui pecheurs doivent tous recourir, Comblez de foy, sans fainte ne paresse. En ceste foy je vueil vivre et mourir. ENVOI Vous portastes, digne Vierge, princesse, Iesus regnant, qui n’a ne fin ne cesse. Le Tout Puissant, prenant nostre foiblesse, Laissa les cieulx et nous vint secourir, Offrit à mort sa tres chiere jeunesse. Nostre Seigneur tel est, tel le confesse, En ceste foy je vueil vivre et mourir. ***** Ballade de la Grosse Margot Se j’ayme et sers la belle de bon het, M’en devez vous tenir ne vil ne sot ? Elle a en soy des biens affin soubzhet ; Pour son amour seins boucler et passot. Quant viennent gens, je cours et happe ung pot, Au vin m’en voys, sans demener grant bruyt ; Je leur tens eaue, froumaige, pain et fruyt. S’ilz paient bien, je leur diz : «Bene stat, Retournez cy, quant vous serez en ruyt, En ce bordeau ou tenons nostre estat. » Mais adoncques, il y a grant deshet, Quant sans argent s’en vient coucher Mergot ; Voir ne la puis, mon cueur a mort la het. Sa robe prens, demy seint et seurcot, Sy luy jure qu’il tendra pour l’escot. Par les costez se prent, c’est Antecrist, Crye et jure, par la mort Jhesucrist Que non fera. Lors empoingne ung esclat, Dessus son nez lui en faiz ung escript, En ce bordeau ou tenons nostre estat. Puis paix se fait, et me fait ung groz pet, Plus enffle qu’un velimeux escarbot. Riant, m’assiet son poing sur mon sommet, Gogo me dit, et me fiert le jambot ; Tous deux yvres dormons comme ung sabot. Et au resveil, quant le ventre lui bruyt, Monte sur moy, que ne gaste son fruyt, Soubz elle geins, plus qu’un aiz me fait plat ; De paillarder tout elle me destruyt, En ce bordeau ou tenons nostre estat. Vente, gresle, gesle, j’ay mon pain cuyt. Je suis paillart, la paillarde me suyt. Lequel vault mieulx ? Chascun bien s’entressuyt, L’un vault l’autre, c’est a mau rat mau chat. Ordure aimons, ordure nous affuyt; Nous deffuyons honneur, il nous deffuyt, En ce bordeau ou tenons nostre estat. Codicille EPITAPHE CLXXVIII CY GIST ET DORT EN CE SOLLIER, QU’AMOURS OCCIST DE SON RAILLON, UNG POVRE PETIT ESCOLLIER, QUI FUST NOMÉ FRANÇOYS VILLON. ONCQUES DE TERRE N’EUT SILLON. IL DONNA TOUT, CHASCUN LE SCET: TABLES, TRESTEAULX, PAIN, CORBEILLON. GALLANS, DICTES EN CE VERSET: VERSET ou rondeau Repos eternel, donne à cil, Sire, et clarté perpetuelle, Qui vaillant plat ni escuelle N’eut oncques, n’ung brain de percil. Il fut rez, chief, barbe et sourcil, Comme ung navet qu’on ret ou pelle. Repos eternel donne à cil. Rigueur le transmit en exil, Et luy frappa au cul la pelle, Non obstant qu’il dit: « J’en appelle! » Qui n’est pas terme trop subtil. Repos eternel donne à cil. L’épitaphe en forme de ballade (connu sous le non : La Ballade des pendus) que feit François villon pour luy et ses compagnons, s’attendant estre pendu avec eulx Frères humains, qui après nous vivez, N’ayez les cueurs contre nous endurciz, Car, si pitié de nous pouvres avez, Dieu en aura plustost de vous merciz. Vous nous voyez cy attachez cinq, six: Quant de la chair, que trop avons nourrie, Elle est pieça devorée et pourrie, Et nous, les os, devenons cendre et pouldre. De nostre mal personne ne s’en rie, Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! Se vous clamons, frères, pas n’en devez Avoir desdaing, quoique fusmes occis Par justice. Toutesfois, vous sçavez Que tous les hommes n’ont pas bon sens assis; Intercedez doncques, de cueur rassis, Envers le Filz de la Vierge Marie, Que sa grace ne soit pour nous tarie, Nous preservant de l’infernale fouldre. Nous sommes mors, ame ne nous harie; Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! La pluye nous a debuez et lavez, Et le soleil dessechez et noirciz; Pies, corbeaulx nous ont les yeux cavez, Et arrachez la barbe et les sourcilz. Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis; Puis cà, puis là, comme le vent varie, A son plaisir sans cesser nous charie, Plus becquetez d’oyseaulx que dez à couldre. Ne soyez donc de nostre confrairie, Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! ENVOI. Prince JESUS, qui sur tous seigneurie, Garde qu’Enfer n’ayt de nous la maistrie: A luy n’ayons que faire ne que souldre. Hommes, icy n’usez de mocquerie Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! Je meurs de soif auprès de la fontaine Cette ballade fut présentée au concours de Blois organisé par Charles d’Orléans dans son château en 1458. C’est la plus « courtoise » des ballades de Villon. Je meurs de soif auprès de la fontaine Chauld comme feu, et tremble dent à dent, En mon païs suis en terre loingtaine; Lez un brazier friçonne tout ardent; Nu comme ung ver, vestu en president; Je ris en pleurs, et attens sans espoir; Confort reprens en triste desespoir; Je m’esjouys et n’ay plaisir aucun; Puissant je suis sans force et sans povoir, Bien recueilly, debouté de chascun. Rien ne m’est seur que la chose incertaine, Obscur, fors ce qui est tout evident; Doubte ne fais, fors en chose certaine; Science tiens à soudain accident; Je gaigne tout, et demeure perdent; Au point du jour, diz: « Dieu vous doint bon soir! » Gisant envers, j’ay grant paour de cheoir; J’ay bien de quoy, et si n’en ay pas un; Eschoicte attens, et d’homme ne suis hoir, Bien recueilly, debouté de chascun. De riens n’ay soing, si metz toute ma paine D’acquerir biens, et n’y suis pretendant; Qui mieulx me dit, c’est cil qui plus m’attaine, Et qui plus vray, lors plus me va bourdant; Mon ami est qui me fait entendant D’ung cygne blanc que c’est ung corbeau noir; Et qui me nuyst croy qu’il m’aide à povoir. Verité, bourde, aujourd’uy m’est tout un. Je retiens tout; riens ne sçay concepvoir, Bien recueilly, debouté de chascun. L’ENVOI. Prince clement, or vous plaise savoir Que j’entens moult, et n’ay sens ne sçavoir; Parcial suis, à toutes lois commun. Que fais-je plus? Quoy? Les gaiges ravoir, Bien recueilly, debouté de chascun. Prose du Moyen Âge Son développement, en français, est ultérieur à celui de la poésie. Les premières grandes oeuvres - les chroniques reprenant le récit des événements historiques - émergent après 1200. Geoffroy de Villehardouin (1150 - 1213), en tant que vassal du comte de Champagne Thibaut III, participa comme diplomate et chef militaire à la 4^e croisade qui, au lieu d’aboutir en Terre Sainte, se conclut par la prise de Constantinople. Sa chronique Conquête de Constantinople expose dans un style clair, sensible à l’analyse de la situation et des motifs psychologiques, les événements dont Villehardouin fut le témoin privilégié. La 4^e croisade est aussi racontée à travers les expériences d’un chevalier de « troupe », Robert de Clari (1170-1216). Son récit complète le témoignage de Villehardouin. Jean de Joinville (1225 - 1317) dicte, peu après 1272, ses Mémoires pour tracer le portrait de celui qu’il considérait comme un roi chrétien exemplaire – Louis IX (saint Louis) qu’il avait accompagné à la VII^e croisade en Égypte. La chronique excelle par la fraîcheur de la narration des gestes du souverain juste et chevaleresque. L’oeuvre, terminée en 1309, fut dédiée au futur Louis X, sans doute dans une intention à la fois pédagogique, en ce qui concerne le dauphin, et polémique quant au désaccord avec la politique du roi Philippe le Bel. À part les chroniques et les mémoires, la prose médiévale profite du prestige des grands récits de la chevalerie, mais aussi de l’esprit anticourtois. On retravaille en prose les chansons de geste, les romans courtois, notamment le cycle du Graal, les fabliaux. Ainsi se développe la prose narrative avec laquelle renouera celle de la Renaissance. Les textes sont ici présentés en traduction en français moderne. Jean de Joinville (1225–1317) Il devint ami et compagnon de Louis IX lors de la VII^e croisade, en Égypte (1248-1254). La Vie de saint Louis est le portrait d’un souverain idéal de la chrétienté : justice, courage, clémence, modération, piété – telles sont les qualités qu’il attribue au roi qui sera canonisé. Roi épris de justice Maintes fois il lui arriva, en été, d’aller s’asseoir au bois de Vincennes, après avoir entendu la messe ; il s’adossait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui ; et tous ceux qui avaient un différend venaient lui parler sans qu’aucun huissier, ni personne y mît obstacle. Et alors il leur demandait de sa propre bouche : « Y a-t-il ici quelqu’un qui ait un litige ? » Ceux qui avaient un litige se levaient, et alors il disait : « Taisez-vous tous, et on vous expédiera l’un après l’autre. Il appelait alors monseigneur Perron de Fontaine et monseigneur Geoffroi de Vilette et disait à l’un d’eux : « Réglez-moi cette affaire ». Et quand il voyait quelque chose corriger dans les paroles de ceux qui parlaient pour lui, ou dans les paroles de ceux qui parlaient pour autrui, il le corrigeait lui-même de sa bouche. Je le vis quelquefois, en été, venir, pour expédier ses gens, dans le jardin de Paris, vêtu d’une cotte de camelot, d’un surcot de tiretaine sans manches, un manteau de soie noire autour du cou, très bien peigné, sans coiffe, un chapeau de paon blanc sur la tête. Il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui ; et tous les gens qui avaient affaire par devant lui l’entouraient, debout ; alors il les faisait expédier de la manière que je viens de vous dire pour le bois de Vincennes. ***** Roi au combat, débarquement à Damiette Quand le roi apprit que, l’enseigne de Saint-Denis était à terre, il traversa son vaisseau à grandes enjambées et, en dépit du légat qui était avec lui, il ne voulut jamais rester en arrière de l’enseigne, mais s’élança dans la mer, où il eut de l’eau jusqu’aux aisselles ; et, l’écu pendu au cou, le heaume en tête et la lance en main, il avança jusqu’à ses hommes qui étaient sur le rivage de la mer. Quand il arriva à terre et qu’il aperçut les Sarrasins, il demanda quelles gens c’étaient ; on lui dit que c’étaient des Sarrasins ; alors il mit sa lance sous son aisselle et son écu devant lui, et eût couru sus aux Sarrasins, si ses prud’hommes qui étaient avec lui l’eussent souffert. (...) On dit que nous étions tous perdus jusqu’au dernier dès cette journée, si le roi n’eût donné de sa personne. Car sire de Courtenay et monseigneur Jean de Saillenay me contèrent que six Turcs, saisissant son cheval par le frein, emmenaient le roi prisonnier ; mais lui, tout seul, se défit d’eux; à grands coups d’épée qu’il leur donna. Et quand ses gens virent que le roi se défendait de la sorte, ils reprirent courage, et plusieurs d’entre eux, laissant le passage du fleuve, se portèrent vers le roi pour l’aider. ***** Générosité politique La paix qu’il fit avec le roi d’Angleterre, il la fit contre le sentiment de son conseil, qui lui disait : « Sire, il nous semble que vous perdez la terre que vous donnez au roi d’Angleterre, car il n’y a pas droit : son père la perdit par jugement. » À cela le roi répondit qu’il savait bien que le roi d’Angleterre n’y avait pas droit ; mais il y avait une bonne raison de la lui donner : « Car nos femmes sont sœurs, et nos enfants cousins germains ; c’est pourquoi il convient tout fait que la paix soit entre nous. D’ailleurs il y a grand honneur pour moi dans la paix que je fais avec le roi d’Angleterre, car il est désormais mon homme lige, ce qu’il n’était pas jusqu’ici. » Jean Froissart (1337-après 1404) Chroniqueur et poète, protégé à tour de rôle par les comtes de Hainaut et la reine d’Angleterre qui lui confia des missions diplomatiques, il voyagea en Écosse, Angleterre, France et Italie. Sa culture et la connaissance intime des cours et des pays lui permirent de rédiger, entre 1370 et 1400 les Chroniques de France, d’Angleterre et des pays voisins qui sont non seulement un témoignage précieux sur la guerre de cent ans, mais qui excellent aussi par l’art du récit et la mise en scène dramatique. Par leur qualité, certains épisodes se sont inscrits dans la mémoire littéraire et culturelle: « Mort héroïque de Jean de Luxembourg à Crécy », « Les bourgeois de Calais », « La bataille de Poitiers ». Poète, Froissart fut l’élève de Guillaume Machaut: Paradis d’amour, Dit de la marguerite, Prison amoureuse. Chroniques Mort héroïque de Jean de Luxembourg Le premier livre des Chroniques rappelle les causes de la Guerre de Cent Ans et le début des opérations. La bataille de Crécy (1346) est un désastre pour l’armée française. Le roi intervient au moment où il est évident que la bataille est perdue. Sa mort héroïque est donnée en exemple de la chevalerie, à la différence de son fils Charles qui sert de repoussoir. La part du récit consacrée à l’un contraste avec le court passage dédaigneux et ironique concédé à l’autre. On sait cependant, grâce aux sources historiques, mais aussi à la Vita Caroli de Charles IV, que son avenir de roi et d’empereur était alors gravement compromis. Son départ précipité est dicté par la nécessité de maintenir l’Allemagne et la Bohême sous ses ordres. Le vaillant et noble roi de Bohême, qui s’appelait messire Jean de Luxembourg car il était fils de l’empereur Henri de Luxembourg, apprit par ses gens que la bataille était engagée; car quoiqu’il fût là en armes et en grand appareil guerrier, il n’y voyait goutte et était aveugle. (...) Alors [ayant appris que la bataille est perdue] le vaillant roi adressa à ses gens des paroles très valeureuses: « Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons. En cette présente journée, je vous prie et vous requiers très expressément que vous me meniez assez avant pour que je puisse donner un coup d’épée. » Et ceux qui étaient auprès de lui, songeant à son honneur et à leur avancement, lui obéirent. Il y avait là, tenant son cheval par le frein, Le Moine de Basèle, qui jamais ne l’eût abandonné de son plein gré; et il en était de même de plusieurs bons chevaliers du comté de Luxembourg, tous présents à ses côtés. Si bien que, pour s’acquitter [de leur mission] et ne pas le perdre dans la mêlée, ils se lièrent tous ensemble par les freins de leurs chevaux; et ils placèrent le roi leur seigneur tout en avant, pour mieux satisfaire à son désir. Et ils marchèrent ainsi à l’ennemi. Il est trop vrai que, sur une si grande armée et une telle foison de nobles chevaliers que le roi de France alignait, bien peu de grands faits d’armes furent accomplis, car la bataille commença tard, et les Français étaient très las et fourbus dès leur arrivée. Toutefois les hommes de coeur et les bons chevaliers, pour leur honneur, chevauchaient toujours en avant, et aimaient mieux mourir que de s’entendre reprocher une fuite honteuse. Il y avait là le comte d’Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte d’Harcourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d’Auxerre, le comte d’Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Sarrebruck, et un nombre infini de comtes, barons et chevaliers. Il y avait là messire Charles de Bohême, qui se faisait appeler et signait déjà « roi d’Allemagne » et en portait les armes, qui vint en très belle ordonnance jusqu’à la bataille. Mais quand il vit que l’affaire tournait mal pour eux, il s’en alla: je ne sais pas quelle route il prit. Ce ne fut pas ainsi que se conduisit le bon roi son père, car il marcha si avant sus aux ennemis qu’il donna un coup d’épée, voire trois, voire quatre, et se battit avec une extrême vaillance. Et ainsi firent tous ceux qui l’escortaient; et ils le servirent si bien et se jetèrent si avant sur les Anglais que tous y restèrent. Pas un seul n’en revint et on les trouva le lendemain, sur la place, autour du roi leur seigneur, leurs chevaux tous liés ensemble. Les six bourgeois de Calais Voici un épisode célèbre des Chroniques de Froissart. Après la victoire de Crécy, Édouard III met le siège devant Calais. Au bout d’une courageuse résistance de onze mois, les assiégés sont obligés de se rendre. Les conditions d’Édouard III sont dures: il veut bien épargner la ville si les échevins de la ville lui en apportent la clé, vêtus d’une simple chemise et la corde au cou, corde qui servira à les pendre. C’est cette scène que représentera le sculpteur Auguste Rodin. Alors messire Jean de Vianes quitta les créneaux, gagna la place du marché et fit sonner la cloche pour assembler les gens de toute condition dans la halle. Au son de la cloche ils vinrent tous, hommes et femmes, car ils désiraient vivement savoir les nouvelles, comme des gens si accablés par la famine qu’ils étaient à bout de forces. Quand ils furent tous venus et assemblés sur la place, hommes et femmes, messire Jean de Vianes leur communiqua, le moins brutalement possible, les conditions, dans les termes mêmes où elles ont été exprimées ci-dessus, et leur dit bien que c’était la seule issue et qu’ils eussent à délibérer et à donner prompte réponse à ce sujet. Quand ils entendirent ce rapport, ils se mirent tous à crier et à pleurer, si fort et si amèrement qu’il n’aurait pu se trouver coeur assez dur au monde pour les voir et les entendre se lamenter de la sorte sans les prendre en pitié; et ils furent sur le moment hors d’état de répondre et de parler. Et messire Jean de Vianes lui-même était si apitoyé qu’il en pleurait avec grande affliction. Un moment après, le plus riche bourgeois de la ville, qu’on nommait sire Eustache de Saint-Pierre, se dressa et parla ainsi devant eux tous: « Seigneurs, ce serait grande pitié et grand malheur de laisser périr une si nombreuse population, par famine ou autrement, quand on y peut trouver remède. Et au contraire ce serait grande charité, et grand mérite devant Notre-Seigneur, si on pouvait la préserver de pareille calamité. Pour ma part, j’ai si grande espérance de trouver grâce et pardon auprès de Notre-Seigneur, si je meurs pour sauver cette population, que je m’offre le premier. Et je me remettrai volontiers, vêtu seulement de ma chemise, nu-tête, nu-pieds et la corde au cou, à la merci du noble roi d’Angleterre. » Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut prononcé ces mots, chacun alla l’entourer d’une vénération attendrie, et plusieurs hommes et femmes de se jeter à ses pieds en pleurant à chaudes larmes; c’était grande pitié d’être présent, et de les entendre et regarder. (...) Quand ils furent dans cet appareil, messire Jean de Vianes, monté sur une petite haquenée, car il pouvait à grand’peine aller à pied, se mit en tête et prit la direction de la porte. En voyant alors les hommes et leurs femmes et leurs enfants pleurer, se tordre les mains et pousser de grands cris de détresse, il n’est coeur si dur au monde qui n’eût été pris de pitié. Ils avancèrent ainsi jusqu’à la porte, escortés de plaintes, de cris et de pleurs. (...) Le roi se trouvait à cette heure dans sa chambre, en grande compagnie de comtes, barons et chevaliers. Il apprit alors que ceux de Calais arrivaient dans la tenue qu’il avait expressément prescrite; il sortit donc et parut sur la place, devant son logis, avec tous ses seigneurs derrière lui; il y vint en outre une grande foule, pour voir les gens de Calais et comment les choses allaient tourner pour eux. Et la reine d’Angleterre en personne suivit le roi son seigneur. Or voici venir monseigneur Gautier de Mauni et avec lui les bourgeois qui le suivaient; il descendit de cheval sur la place, s’en vint vers le roi et lui dit: « Monseigneur, voici la délégation de la ville de Calais, selon votre volonté. » Le roi ne dit pas un mot mais jeta sur eux un regard plein de fureur, car il haïssait terriblement les habitants de Calais pour les grands dommages et les contrariétés que, par le passé, ils lui avaient causé sur mer. Nos six bourgeois se mirent sur-le-champ à genoux devant le roi et parlèrent ainsi en joignant les mains: « Noble sire et noble roi, nous voici tous les six, d’ancienne bourgeoisie de Calais et importants négociants. Nous vous apportons les clés de la ville et du château de Calais et vous les rendons pour en user à votre volonté; nous-mêmes nous nous remettons, en l’état que vous voyez, votre entière discrétion, pour sauver le reste de la population de Calais; veuillez donc avoir de nous pitié et merci dans votre haute magnanimité. » Certes il n’y eut alors sur la place seigneur, chevalier ni homme de coeur qui se pût retenir de pleurer de franche pitié, ou qui pût parler d’un long moment. Le roi fixa sur eux un regard très irrité, car il avait le coeur si dur et en proie à un si grand courroux qu’il ne pouvait parler; et quand il parla, ce fut pour ordonner qu’on leur coupât la tête sur-le-champ. Tous les barons et chevaliers présents priaient le roi en pleurant, et aussi instamment qu’ils le pouvaient, de vouloir bien avoir d’eux pitié et merci; mais il ne voulut rien entendre. Alors parla messire Gautier de Mauni, disant: « Ah! noble sire, veuillez refréner votre ressentiment. Vous avez renom et réputation de souveraine noblesse et magnanimité. Gardez-vous donc à présent de faire chose par laquelle ce renom serait tant soit peu diminué; qu’on ne puisse rien dire de vous qui ne soit à votre honneur. Si vous n’avez pas pitié de ces gens, tout le monde dira que ce fut grande cruauté de faire périr ces honorables bourgeois qui, de leur propre volonté, se sont remis à votre merci pour sauver les autres. » Sur ce, le roi se mit en colère et dit: « Messire Gautier, n’insistez pas; il n’en sera point autrement: qu’on fasse venir le coupe-tête. Les gens de Calais ont fait mourir tant de mes hommes qu’il est équitable que ceux-ci meurent aussi. » Alors la noble reine d’Angleterre intervint avec beaucoup d’humilité; et elle pleurait avec une si chaude pitié qu’on ne pouvait rester insensible. Elle se jeta à genoux devant le roi son seigneur et dit: « Ah! noble sire, depuis que j’ai fait la traversée en grand péril, vous le savez, je ne vous ai adressé aucune prière ni demandé aucune faveur. Mais à présent je vous prie humblement et vous demande comme une faveur personnelle, pour l’amour du Fils de Sainte Marie et pour l’amour de moi, de bien vouloir prendre ces hommes en pitié. » Le roi attendit un instant avant de parler et regarda la bonne dame, sa femme, qui, toujours genoux, pleurait à chaudes larmes. Son coeur en fut touché, car il eût été peiné de la chagriner. Il dit donc: « Ah! Madame, j’eusse mieux aimé que vous fussiez ailleurs qu’ici. Vous me priez si instamment que je n’ose vous opposer un refus, et, quoique cela me soit très dur, tenez, je vous les donne: faites-en ce qu’il vous plaira ». La bonne dame dit: « Monseigneur, très grand merci. » Alors la reine se leva, fit lever les six bourgeois, leur fit ôter la corde du cou et les emmena avec elle dans sa chambre; elle leur fit donner des vêtements et servir à dîner, bien à leur aise; ensuite elle donna six nobles à chacun et les fit reconduire hors du camp sains et saufs. Philippe de Commynes (1447?–1511) Issu d’une famille d’ancienne noblesse, il fut, comme Froissart, au service des grands princes et rois. Attaché d’abord à la maison des ducs de Bourgogne, il s’éloigne progressivement de Charles le Téméraire pour rejoindre son ennemi, le roi Louis XI. Il fut son conseiller et, sous Charles VIII, il fut nommé ambassadeur à Venise. Il rédige ses Mémoires en deux temps (1489-1491 et 1495-1498). Les six premiers livres sont consacrés au règne de Louis XI, les deux restants à son successeur Charles VIII. Philippe de Commynes accorde beaucoup d’importance à la psychologie. Mémoires Contre tous ceux que j’ai jamais connus, le plus avisé pour se tirer d’un mauvais pas en temps d’adversité, c’était le roi Louis XI, notre maître, et aussi le plus humble en paroles et en habits, et l’être qui se donnait le plus de peine pour gagner un homme qui pouvait le servir ou qui pouvait lui nuire. Et il ne se dépitait pas d’être rebuté tout d’abord par un homme qu’il travaillait à gagner, mais il persévérait en lui promettant largement et en lui donnant en effet argent et dignités qu’il savait de nature à lui plaire ; et ceux qu’il avait chassés et repoussés en temps de paix et de prospérité, il les rachetait fort cher quand il en avait besoin, et se servait d’eux sans leur tenir nulle rigueur du passé. Il était par nature ami des gens de condition moyenne et ennemi de tous les grands qui pouvaient se passer de lui. Personne ne prêta jamais autant l’oreille aux gens, ne s’informa d’autant de choses que lui, et ne désira connaître autant de gens. Car il connaissait tous les hommes de poids et de valeur d’Angleterre, d’Espagne, du Portugal, d’Italie, des États du duc de Bourgogne, et de Bretagne, aussi à fond que ses sujets. Et cette conduite, ces façons dont il usait, comme je viens de le dire, lui permirent de sauver sa couronne, vu les ennemis qu’il s’était faits lui-même lors de son avènement au trône. Mais ce qui le servit le mieux, ce fut sa grande largesse, car s’il se conduisait sagement dans l’adversité, en revanche, dès qu’il se croyait en sûreté, ou seulement en trêve, il se mettait mécontenter les gens par des procédés mesquins fort peu à son avantage, et il pouvait à grand’peine endurer la paix. Il parlait des gens avec légèreté, aussi bien en leur présence qu’en leur absence, sauf de ceux qu’il craignait, qui étaient nombreux, car il était assez craintif de sa nature. Et quand, pour avoir ainsi parlé, il avait subi quelque dommage ou en avait soupçon et voulait y porter remède, il usait de cette formule adressée au personnage lui-même : « Je sais bien que ma langue m’a causé grand tort, mais elle m’a aussi procuré quelquefois bien du plaisir. Toutefois il est juste que je fasse réparation. » Jamais il n’usait de ces paroles intimes sans accorder quelque faveur au personnage à qui il s’adressait, et ses faveurs n’étaient jamais minces. C’est d’ailleurs une grande grâce accordée par Dieu à un prince que l’expérience du bien et du mal, particulièrement quand le bien l’emporte, comme chez le roi notre maître nommé ci-dessus. Mais mon avis, les difficultés qu’il connut en sa jeunesse, quand, fuyant son père, il chercha refuge auprès du duc Philippe de Bourgogne, où il demeura six ans, lui furent très profitables, car il fut contraint de plaire à ceux dont il avait besoin : voilà ce que lui apprit l’adversité, et ce n’est pas mince avantage. Une fois souverain et roi couronné, il ne pensa d’abord qu’à la vengeance, mais il lui en vint sans tarder des désagréments et, du même coup, du repentir ; et il répara cette folie et cette erreur en regagnant ceux envers qui il avait des torts. Antoine de la Sale (1385–1460?) À quatorze ans, il entre comme page au service de la maison d’Anjou pour laquelle il travaillera près d’un demi-siècle. Il suivra ses maîtres, notamment le roi René d’Anjou, en Italie, il écrit pour son fils Jean de Calabre un ouvrage pédagogique La Salade. En 1448, il passe au service de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol. Il récidive comme pédagogue en rédigeant pour les fils de ce dernier La Salle. Jehan de Saintré (1456) Ce récit est une parodie des romans courtois et de la fin’amor. Jean de Saintré est un jeune page que la Dame des belles Cousines décide d’initier aux règles de la courtoisie. Sa pédagogie n’est pas, toutefois, désintéressée : elle veut faire de lui son amant. Au moment où son jeune page est parti pour un long voyage, la belle Dame se console avec un abbé (extrait). Lorsque Jehan revient, il est éconduit. Il se venge en confondant la Dame devant la Cour. Madame dit à ses femmes que pour obtenir pardon mieux et plus dignement elle voulait se confesser au seigneur Abbé, qui était prélat et lui semblait de grande dévotion. Alors dame Jehanne lui dit : « Madame, ce serait très bien, et en ce qui me concerne, je le fus hier. » Alors Madame fait monter à cheval le petit Perrin, son page, et fit dire au seigneur Abbé qu’il vienne immédiatement la trouver. Le seigneur Abbé fit diligence et obéit en hâte à Madame ; alors Madame, après avoir fait la révérence devant toutes ses femmes, lui dit publiquement : « Abbé, pour gagner plus dignement votre absolution, nous sommes disposées à nous confesser à un prêtre. — Ha ! Ma dame, dit le seigneur Abbé, vous êtes bien du côté de Dieu ; et, ma dame, qui est votre confesseur, que je puisse lui donner quelque puissance, s’il en a besoin ? » Alors Madame dit : « Il n’y en a ici aucun qui soit plus digne ni plus suffisant que vous. — Ha ! Ma dame, c’est donc à cause de la crosse, car pour le reste je suis le plus ignorant de tous. » À ces paroles Madame entra dans sa chambre privée, bien tendue et tapissée, où il y avait un très bon feu. Et le seigneur Abbé la suit très dévotement, puis la porte fut fermée, et pendant deux heures le seigneur Abbé la confessa très doucement, en jouant sans vilenie, et elle se fit contrite et repentante de ses bienfaits et de ses loyales amours, en tout bien et en tout honneur. Et au moment de leur séparation, Madame alla à son coffret à bijoux et y prit un très beau rubis balais, de belle taille, monté sur or, qu’elle lui mit au doigt, en disant : « Mon cœur, ma seule pensée et mon vrai désir, je vous retiens et vous épouse de cet anneau comme mon seul et unique ami. » Alors le seigneur Abbé la remercia aussi humblement qu’il put, puis se souvint d’un proverbe courant qui dit : « Celui qui sert, et ne va pas jusqu’au bout de son service perd son salaire » ; alors il donna l’absolution à Madame et par charité chrétienne l’embrassa très doucement et prit congé d’elle ; et en passant dans la chambre il dit sagement aux dames et aux demoiselles : « Jusqu’à ce qu’elle appelle, que personne n’entre ici. Mes sœurs et mes amies, je vous recommande à Dieu jusqu’à la prochaine fois. » Madame, pour retrouver ses couleurs qu’elle avait perdues à cause des pénitences, demeura seule quelque temps. Ses dames et ses demoiselles et toutes ses gens attendaient pour suivre la messe ; l’horloge finit par sonner onze heures, et alors Madame appela Jehanecte et se vêtit très simplement, et pour mieux couvrir son visage elle se fit mettre son grand voile ; et dans cette tenue, simple et discrète, les yeux et le visage baissés, elle sortit de sa chambre, et alla à la messe dévotement, puis dîna, et ainsi se passa ce jour. Théâtre médiéval Si la naissance de l’art dramatique médiéval est liée aux cérémonies religieuses, telles que pratiquées dans certaines abbayes, son développement se rattache à l’essor des villes qui seules peuvent fournir les trois composantes nécessaires: les acteurs, la scène publique et le public lui-même. Les origines religieuses du théâtre médiéval sont analogues à celle du théâtre antique qui surgit à l’occasion des fêtes collectives centrées sur un thème sacral qui exorcise et consacre la cité. Les abbayes ont joué, dans le développement du théâtre médiéval, un double rôle. Elles ont été les dépositaires de la tradition écrite - latine et grecque - et elles ont fourni l’espace nécessaire au développement et à la dramatisation de la cérémonie religieuse en tropes qui sont le développement des textes liturgiques (Évangiles) à l’occasion des cérémonies du rite chrétien (Pâques, Résurrection, Noël). Plusieurs de ces tropes se sont conservés: Quem quaeritis dans la Regularis Concordia de saint Ethelwold (965-975); Visitatio sepulchri; épisode d’Emmaüs; celui de Lazare; Annuntiatio, Nativitas, Ressurrectio; mais aussi scènes de l’Ancien Testament: péché originel, Daniel; ou bien scènes de la tradition hagiographique: saint Nicolas, sainte Catherine. Au moment où les représentations dramatiquent quittent les abbayes, extérieures aux villes, pour entrer dans les villes mêmes, le caractère du théâtre change: les moines sont remplacés, comme acteurs, par les clercs, puis par les laïcs, et la représentation est transférée de l’intérieur de l’église sur le parvis. Le spectacle devient une affaire publique au sens le plus large du terme: les rôles sont tenus désormais par des laïcs, constitués en confréries. La laïcisation concerne également le contenu: l’aspect religieux s’efface, la thématique se diversifie, des personnages nouveaux sont introduits (p. ex. celui du marchand d’onguents). À côté du théâtre religieux, le théâtre laïque prend de plus en plus de place: la farce, les jeux d’Arras (Jeu de Robin et de Marion, Jeu de la Feuillée, Aucassin et Nicolette). Aucassin et Nicolette (1^ère moitié du 13^e siècle) Cette chantefable est la mise en scène – en vers chantés, récit narré et dialogues des personnages – d’une histoire des amours contrariés de Nicolette et d’Aucassin, fils du comte de Beaucaire. L’humour et le ton enjoué, ironique, soulignent le traitement parodique de la chanson de geste et de la courtoisie. C’est Nicolette, considérée comme servante, qui est la plus forte des deux amants, la plus combattive et chevaleresque. C’est elle qui finit par conquérir l’homme de son coeur. Résumons la pièce : le vieux comte de Beaucaire demande à son fils d’agir en vrai chevalier pour défendre le pays ravagé par l’ennemi. Mais Aucassin ne pense qu’à sa bienaimée. Le comte Garin enferme Nicolette, pour obliger son fils à partir à la guerre. Mais Nicolette saute des remparts, s’enfuit dans la forêt où Aucassin la retrouve, grâce aux bergers. Ils quittent le pays, se retrouvent à Torelore, pays où tout est à l’envers. Survient un enlèvement qui les sépare. Aucassin finit par retrouver le chemin de Beaucaire où il succède à son père décédé, alors que Nicolette est, à Carthage, déguisée en jongleur. C’est là qu’elle découvre ses origines nobles : elle est la fille du roi de Carthage, enlevée jadis à ses parents. Elle est accueillie par sa famille. Mais la joie n’est pas de longue durée. On veut la marier à un roi païen. Elle s’échappe pour rejoindre Aucassin à Beaucaire qui la prend pour femme. Le texte, en dialecte picard, a été traduit en tchèque par Hanuš Jelínek: à lire. 1. Qui vauroit bons vers oïr Del deport du viel antif, De deus biax enfans petis, Nicholete et Aucassins, Des grans paines q’il soufri, et de proueces q’il fist, Por s’amie o le cler vis? Dox est li cans, biax (est) li dis, Et cortois et bien asis. Nus hom n’est si esbahis, Tant dolans ni entrepris, De grant mal amaladis, Si il l’oit, ne soit garis, Et de joie resbaudis, Tant par est douce. Or diënt et content et fablent 2. Que li quens Bougars de Valence faisoit guere au conte Garin de Biaucaire si grande et si mervelleuse et si mortel, qu’il no fust uns seux jors ajornés qu’il ne fust as portes et as murs et as bares de le vile a cent cevaliers et a dis mile sergens a pié et a ceval; si li argoit sa terre et gastoit son païs et ocioit ses homes. Li quens Garins de Biaucaire estoit vix et frales, si avoit son tans trespassé. Il n’avoit nul oir, ne fil ne fille, fors un seul vallet; cil estoit tex con je vos dirai. Aucasins avoit a non li damoisiax; biax estoit et gens et grans et bien tailliés de ganbes et de piés et de cors et de bras. Il avoit les caviax blons et menus recercelés, et les ex vairs et rians, et le face clére et traitice, et le nés haut et bien assis; et si estoit entecié de bones teces, qu’en lui n’en avoit nule mauvaise se bone non. Mais si estoit soupris d’amor, qui tout vaint, qu’il ne voloit estre cevalers, ne les armes prendre, n’aler au tournoi, ne fare point de quanque il deüst. Ses pére et se mére li disoient: - Fix, car pren tes armes, si monte el ceval, si deffent te terre, et aïe tes homesl S’il te voient entr’ex, si defenderont il mix lor cors et lor avoirs et te tere et la miue. -Pére, fait Aucassins, qu’en parlés vos ore? Ja Dix ne me doinst riens que je li demant, quant ére cevaliers ne monre a ceval, ne que voise a estor ne a bataille, la u je fiére cevalier ni autres mi, se vos ne me donés Nicholete, me douce amie que je tant aim ! - Fix, fait li péres, ce ne poroit estre. Nicolete laise ester! Que ce est une caitive qui fu amenée d’estrange terre, si l’acata li visquens de ceste vile as Sarasins, si l’amena en ceste vile; si l’a levée et bautisie et faite sa fillole; si li donra un de ces jors un baceler qui du pain li gaaignera par honor. De ce n’as tu que faire. Et se tu fenme vix avoir, je te donrai le file a un roi u a un conte. Il n’a si rice home en France, se tu vix sa fille avoir, que tu ne l’aies. - Avoi ! péres, fait Aucassins, ou est ore si haute honers en terre, se Nicolete ma trés douce amie l’avoit, qu’ele ne fust bien enploiie en li ! S’ele estoit enpereris de Colstentinoble u d’Alemaigne, u roïne de France u d’Engletere, si aroit il assés peu en li, tant est france et cortoise et debonaire et entecie de toutes bones teces. Or se cante. 3. Aucassins fu de Biaucaire, D’un castel de bel repaire. De Nicole le bien faite Nus hom ne l’en puet retraire, Que ses péres ne li laisse; Et sa mére le manace: - Diva ! faus, que vex tu faire ! Nicolete est cointe et gaie; Jetée fu de Cartage, Acatée fu d’un Saisne. Puis qu’a moullier te vix traire, Pren femme de haut parage ! - Mére, je n’en puis el faire, Nicolete est deboinaire; Ses gens cors et son viaire, Sa biautés le cuer m’esclaire. Bien est drois que s’amor aie, Que trop est douce. Or diënt et content et fablent. 4. Quant li quens Garins de Biaucare vit qu’il ne poroit Aucassin son fil retraire des amors Nicolete, il traist au visconte de le vile, qui ses hon estoit, si l’apela: -Sire visquens, car ostés Nicolete, vostre filole! Que la tere soit maleoite, dont ele fu amenée en cest païs ! Car par li pert jou Aucassin, qu’il ne veut estre cevaliers, ne faire point de quanque faire doie. Et saciés bien que, se je le puis avoir, que je l’arderai en un fu, et vous meïsmes porés avoir de vos tote peor. - Sire, fait li visquens, ce poise moi qu’il i va, ne qu’il i vient, ne qu’il i parole. Je l’avoie acatée de mes deniers, si l’avoie levée et bautisie et faite ma filole; si li donasse un baceler qui du pain li gaegnast par honor. De ce n’eüst Aucassins vos fix que faire. Mais puis que vostre volentés est et vos bons, je l’envoierai en tel tere et en tel païs, que jamais ne le verra de ses ex. - Ce gardés vous ! fait li quens Garins; grans maus vos en porroit venir. Il se departent. Et li visquens estoit molt rices hom, si avoit un rice palais par devers un gardin. En une canbre la fist metre Nicolete, en un haut estage, et une vielle aveuc li por conpagnie et por soïsté tenir, et si fist metre pain et car et vin et quanque mestiers lor fu. Puis si fist l’uis seeler, c’on n’i peüst de nule part entrer ne iscir, fors tant qu’il avoit une fenestre par devers le gardin, assés petite, dont il lor venoit un peu d’essor. Or se cante. 5. Nicole est en prison mise, En une canbre vautie, Ki faite est par grant devisse, Panturée a miramie. A la fenestre marbrine La s’apoia la mescine. Ele avoit blonde la crigne, Et bien faite la sorcille, La face clére et traitice. Ainc plus bele ne veïstes. Esgarda par le gaudine, Et vit la rose espanie, Et les oisax qui se criënt. Dont se clama orphenine. - Ai mi ! lasse ! moi caitive ! Por coi sui en prison misse? Aucassins, damoisiax, sire, Ja sui jou li vostre amie, Et vos ne me haés mie. Por vos sui en prison misse, En ceste canbre vautie, U je trai molt male vie. Mais, par Diu le fil Marie, Longement n’i serai mie, Se jel puis fare ! Or diënt et content et fablent. 6. Nicolete fu en prison, si que vous avés oï et entendu, en le canbre. Li cris et le noise ala par tote le terre et par tot le païs, que Nicolete estoit perdue. Li auquant diënt qu’ele est fuïe fors de la terre, et li auquant diënt que li quens Garins de Biaucaire l’a faite mordrir. Qui qu’en eüst joie, Aucassins n’en fu mie liés; ains traist au visconte de la vile si l’apela: - Sire visquens, c’avés vos fait de Nicolete, ma trés douce amie, le riens en tot le mont que je plus amoie? Avés le me vos tolue ne enblée ? Saciés bien que si je en muir, faide vous en sera demandée; et ce sera bien drois, que vos m’arés ocis a vos deus mains; car vos m’avés tolu la riens en cest mont que je plus amoie. ***** 12. Aucasins fu mis en prison, si cum vos avés oï et entendu, et Nicoletc fu d’autre part en le canbre. Ce fu el tans d’esté, el mois de Mai, que li jor sont caut, lonc et cler, et les nuis coies et series. Nicolete jut une nuit en son lit, si vit la lune luire cler par une fenestre, et si oï le lorseilnol center en garding, se li sovint d’Aucassin sen ami qu’ele tant amoit. Ele se comença a porpenser del conte Garin de Biaucaire qui de mort le haoit; si se pensa qu’ele ne remanroit plus ilec, que s’ele estait acusée et il quens Garins le savoit, il le feroit de male mort morir. Ele senti que li vielle dormoit, qui aveuc li estoit. Ele se leva, si vesti un bliäut de drap de soie, que ele avoit molt bon; si prist dras de lit et touailes, si noua l’un a l’autre, si fist une corde si longe come ele pot, si le noua au piler de le fenestre, si s’avala contreval le gardin; et prist se vesture a l’une main devant et a l’autre deriére, si s’escorça por le rousée qu’ele vit grande sor l’erbe, si s’en ala aval le gardin. Ele avoit les caviaus blons et menus recercelés, et les ex vairs et rians, et le face traitice, et le nés haut et bien assis, et les levretes vremelletes, plus que n’est cerisse ne rose el tans d’esté, et les dens blans et menus; et avoit les mameletes dures qui li souslevoient sa vesteüre, ausi con ce fuissent deus nois gauges; et estoit graille parmi les flans qu’en vos dex mains le peüsciés enclorre; et les flors des margerites qu’ele ronpoit as ortex de ses piés, qui li gissoient sor le menuisse du pié, par deseure, estuient droites noires avers ses piés et ses ganbes, tant par estoit blance la mescinete. Ele vint au postic si le deffrema, si s’en isci parmi les rues de Biaucaire par devers l’onbre, car la lune luisoit molt clére, et erra tant qu’ele vint a le tor u ses amis estoit. Li tors estoit faelée de lius en lius; et ele se quatist delés l’un des pilers, si s’estraint en son mantel, si mist sen cief parmi une creveüre de la tor qui vielle estoit et anciienne, si oï Aucassin qui la dedens plouroit et faisoit mot grant dol et regretoit se douce amie que tant amoit. Et quant ele l’ot assés escouté si comença a dire. Or se cante. 13. Nicolete o le vis cler S’apoia a un piler, S’oï Aucassin plourer, Et s’amie (a) regreter. Or parla, dist son penser: - Aucassins, gentix et ber, Frans damoisiax honorés, Que vos vaut li dementers, Li plaindres ne li plurers, Quant ja de moi ne gorés Car vostre péres me het. Et trestos vos parentés. Por vous passerai le mer, S’irai en autre regné(s). De ses caviax a caupés, La dedans les a rués. Aucassins les prist, li ber, Si les a molt honorés, Et baisiés et acolés; En sen sain les a boutés, Si recomence a plorer tout por s’a-mie. ***** Or se cante. 17. Nicolete o le vis cler Fu montée le fossé, Si se prent a dementer, Et Jhesum a reclamer: - Péres, Rois de Maïsté, Or ne sai quel part aler. Se je vois u gaut ramé, Ja me mengeront li lé, Li lion et li sengler, Dont il i a a plenté. Et se j’atent le jor cler, Que on me puist ci trover, Li fus sera alumés, Dont mes cors iert enbrasés. Mais, par Diu de Maïsté! Encor aim jou mix assés Que me mengucent li lé, Li lion et li sengler, Que je voisse en la cité ! Je n’irai m-e. Or diënt et content et fablent. 18. Nicolete se dementa molt, si com vos avés oï. Ele se conmanda a Diu, si erra tant qu’ele vint en la forest. Ele n’osa mie parfont entrer por les bestes sauvaces et por le serpentine; si se quatist en un espés buisson, et soumax li prist, si s’endormi dusqu’au demain a haute prime, que li pastorel iscirent de la vile et jetérent lor bestes entre le bos et la riviére; si se traient d’une part a une molt bele fontaine qui estoit au cief de la forest, si estendirent une cape se missent lor pain sus. Entreus qu’il mengoient, et Nicolete s’esveille au cri des oisiax et des pastoriax si s’enbati sor aus. -Bel enfant fait ele, Dame Dix vos i aït ! - Dix vos benie ! fait li uns qui plus fu enparlés des autres. - Bel enfant, fait ele, conissiés vos Aucassin le fil le conte Garin de Biaucaire? - Oïl, bien le counisçons nos. - Se Dix vos aït, bel enfant, fait ele, dites li qu’il a une beste en ceste forest, et qu’il le viegne cacier; et s’il l’i puet prendre, il n’en donroit mie un menbre por cent mars d’or, non por cinc cens ne por nul avoir. Et cil le regardent, se le virent si bele qu’il en furent tot esmari. - Je li dirai ? fait cil qui plus fu enparlés des autres. Dehait ait qui ja en parlera, ne qui ja li dira! C’est fantosmes que vos dites; qu’il n’a si ciére beste en ceste forest, ne cerf ne lion ne sengler, dont uns des menbres vaille plus de dex deniers u de trois au plus; et vos parlés de si grant avoir ! Ma dehait qui vos en croit, ne qui ja li dira ! Vos estes fée, si n’avons cure de vo conpaignie, mais tenés vostre voie ! - Ha! bel enfant, fait ele, si ferés ! Le beste a tel mecine que Aucassins ert garis de son mehaing. Et j’ai ci cinc sous en me borse; tenés, se li dites. Et dedens trois jors li covient cacier, et se il dens trois jors ne le trove, jamais n’iert garis de son mehaig. - Par foi ! fait il, les deniers prenderons nos, et s’il vient ci, nos li dirons, mais nos ne l’irons ja quere. - De par Diu ! fait ele. Lor prent congié as pastoriaus, si s’en va. Or se cante. 19. Nicolete o le cler vis Des pastoriaus se parti, Si acoilli son cemin Trés parmi le gaut foilli, Tout un viés sentier anti, Tant qu’a une voie vint, U aforkent set cemin Qui s’en vont par le païs. A porpenser or se prist Qu’esprovera son ami S’il l’aime si com il dist. Ele prist des flors de lis, Et de l’erbe du garris, Et de le foille autresi ; Une bele loge en fist; Ainques tant gente ne vi. Jure Diu qui ne menti, Se par la vient Aucasins, Et il por l’amor de li Ne s’i repose un petit, Ja (ne) ne sera ses amis, N’ele s’amie ! Or diënt et content et fablent. 20. Nicolete eut faite le loge, si con vos avés oï et entendu, molt bele et mout gente; si l’ot bien forrée dehors et dedens de flors et de foilles; si se repost delés le loge en un espés buison por savoir que Aucassins feroit. Et li cris et li noise ala par tote le tere et par tot le païs que Nicolete estoit perdue. Li auquant diënt qu’ele en estoit fuïe, et li_autre diënt que li quens Garins l’a faite mordrir. Qui qu’en eüst joie, Aucassins n’en fu mie liés. Et li quens Garins ses péres le first metre hors de prison ; si manda les cevaliers de le tere et les damoiseles, si fist faire une mot rice feste, por çou qu’il cuida Aucassin son fil conforter. Quoi que li feste estoit plus plaine, et Aucassins fu apoiiés a une puïe tos dolans et tos souples. Qui que demenast joie, Aucassins n’en ot talent, qu’il n’i veoit rien de çou qu’il amoit. Uns cevaliers le regarda, si vint a lui, si l’apela: - Aucassins, fait il, d’ausi fait mal con vos avés ai je esté malades. Je vos donrai bon consel, se vos me volé croire. - Sire, fait Aucassins, grans mercis ! Bon consel aroie je cier. - Montés sor un ceval, fait il, s’alés selonc cele forest esbanoiier; si verrés ces flors et ces herbes, s’orrés ces oisellons canter. Par aventure orrés tel parole dont mix vos iert. - Sire, fait Aucassins, grans mercis ! Si ferai jou. Il s’enble de la sale, s’avale les degrés, si vient en l’estable ou ses cevaus estoit. Il fait metre le sele et le frain; il met pié en estrier si monte, et ist del castel, et erra tant qu’il vint a le forest, et cevauça tant qu’il vint a le fontaine, et trove les pastoriax au point de none; s’avoient une cape estendue sor l’erbe, si mangoient lor pain et faisoient mout trés grant joie. ***** Or diënt et content et fablent. 24. Aucassins ala par la forest de voie en voie, et li destriers l’en porta grant aleüre. Ne quidiés mie que les ronces et les espines l’esparnaiscent! Nenil niënt; ains li desronpent ses dras qu’a painnes peüst on nouer desus el plus entier, et que li sans li isci des bras et des costés et des ganbes en quarante lius u en trente, qu’aprés le vallet peüst on suïr le trace du sanc qui caoit sor l’erbe. Mais il pensa tant a Nicolete sa douce amie qu’il ne sentoit ne mal ne dolor. Et ala tote jor parmi le forest si faitment que onques n’oï noveles de li. Et quant il vit que li vespres aproçoit, si comença a plorer por çou qu’il ne le trovoit. Tote une viés voie herbeuse cevaucoit, s’esgarda devant lui enmi le voie si vit un vallet tel con je vos dirai. Grans estoit et mervellex et lais et hidex; il avoit une grande hure plus noire q’une carbouclée, et avoit plus de planne paume entre deus ex, et avoit unes grandes joes, et un grandisme nés plat, et unes grans narines lées, et unes grosses lévres plus rouges d’une carbounée, et uns grans dens gaunes et lais ; et estoit cauciés d’uns housiax et d’uns sollers de buef fretés de tille dusque deseure le genol; et estoit afulés d’une cape a deus envers; si estoit apoiiés sor une grande maçue. Aucassins s’enbati sor lui, s’eut grant paor quant il le sorvit. - Biax frére, Dix t’i aït ! - Dix vos benie! fait cil. - Se Dix t’aït, que fais tu ilec? - A vos que monte ? fait cil. - Niént; fait Aucassins; je nel vos demant se por bien non. -Mais por quoi plourés vos, fait cil, et faites si fait duel? Certes, se j’estoie ausi rices hom que vos estes, tos li mons ne me feroit mie plorer. - Ba ! me connissiés vos ? fait Aucassins. - Oje, je sai bien que vos estes Aucassins li fix le conte; et se vos me dites por quoi vos plorés, je vos dirai que je faç ci. - Certes, fait Aucassins, je le vos dirai molt volentiers. Je vig hui matin cacier en ceste forest, s’avoie un blanc levrier, le plus bel del siecle, si l’ai perdu; por ce pleur jou. - Os ! fait cil, por le cuer que cil sires eut en sen ventre ! que vos plorastes por un cien puant! Mal dehait ait qui jamais vos prisera, quant il n’a si rice home en ceste terre, e vos péres l’en mandoit dis u quinze u vint qu’il ne les eüst trop volentiers donés, et s’en esteroit trop liés; Mairs je doi plorer et dol faire. - Et tu de quoi, frére? - Sire, je le vous dirai: j’estoie luiés a un rice vilain, si caçoie se carue; quatre bues i avoit. Or a trois jors qu’il m’avint une grande malaventure, que je perdi le mellor de mes bues, Roget, le mellor de me carue, si le vois querant. Si ne mengai ne ne buç trois jors a passés; si n’os aler a la vile, c’on me metroit en prison, que je ne l’ai de quoi saure. De tot l’avoir du monde n’ai je plus vaillant que vos veés sor le cors de mi. Une lasse mere avoie, si n’avoit plus vaillant que une keutisele, si li a on sacie de desous le dos, si gist a pur l’estrain; sen poise assés plus que de mi. Car avoirs va et vient; se j’ai or perdu, je gaaignerai une autre fois, si sorrai mon buef quant je porrai; ne ja por çou n’en plouerai. Et vos plorastes por un cien de longaigne ! Mai dehait ait qui jamais vos prisera ! - Certes tu es de bon confort, biax frere; que benois soies tu ! Et que valoit tes bues ! - Sire vint sous m’en demande on; je n’en puis mie abatre une seule maaille. - Or tien, fait Aucassins, vint que j’ai ci en me borse, si sol ten buef! - Sire , fait il, grans mercis! Et Dix vos laist trover ce que vor querés! Il se part de lui; Aucassins si cevauce. (...) - E Dix! fait Aucassins, ci fu Nicolete me douce amie, et ce first ele a ses beles mains. Por le douçour de li et por s’amor me descenderai je ore ci, et m’i reposerai anuit mais. Il mist le pié fors de l’estrier por descendre, et li cevaus fu grans et haus. Il pensa tant a Nicolete se trés douce amie, qu’il caï si durement sor une piére que l’espaulle li vola hors du liu. Il se senti molt blecié, mais il s’efforça tant au mix qu’il peut, et ataca son ceval a l’autre main a une espine; si se torna sor costé, tant qu’il vint tos souvins en le loge. Et il garda parmi un trau de le loge, si vit les estoiles el ciel, s’en i vit une plus clére des autres, si conmença a dire: Or se cante. 25. Estoile-te, je te voi, Que la lune trait a soi; Nicolete est aveuc toi, M’amiëte o le blont poil. Je quid (que) Dix, le veut avoir Por la lumiére de soir. [Que par li plus clére soit; Bele amie, ne te voi. Plëust or au sovrain roi.] Que que fust du recaoir, Que fuisse lassus o toi ! Ja te baiseroie estroit. Se j’estoie fix a roi, S’afferriés vos bien a moi, Suer, douce a-mi-e ! Or diënt et content et fablent. 26. Quant Nicolete oï Aucassin, ele vint a lui, car ele n’estoit mie lonc. Ele entra en la loge, si li jeta ses bras au col, si le baisa et acola. - Biax doux amis, bien soiiés vos trovés ! - Et vos, bele douce amie, soiés li bien trovée ! Il s’entrebaissent et acolent, si fu la joie bele. - Ha ! douce amie, fait Aucassins, j’estoie ore molt bleciés en m’espaulle, et or ne senç ne mal ne dolor puis que je vos ai! Ele le portasta et trova qu’il avait l’espaulle hors du liu. Ele le mania tant a ses blances mains et porsaca, si con Dix le vaut, que li amans ainme, qu’ele revint a liu. Et puis si prist des flors et de l’erbe fresce et des fuelles verdes, si li loia sus au pan de sa cemisse, et il fut tox garis. - Aucassins, fait ele, biaus dox amis, prendés consel que vous ferés ! Se vos péres fait demain cerquier ceste forest, et on me trouve, que que de vous aviegne, on m’ocira. - Certes, bele douce amie, j’en esteroie molt dolans ! Mais se je puis, il ne vos tenront ja. Il monta sor son ceval, et prent s’amie devanr lui, baisant et acolant; si se metent as plains cans. Or se cante. 27. Aucassins li biax, li blons, Li gentix, li a-mor-ous, Est issus del gaut parfont, Entre ses bras ses amors Devant lui sor son arçon, Les ex li baise et le front, Et le bouce et le menton. Ele l’a mis a raison: -Aucassins, biax amis dox, En quel tere en irons nous ? _ -Douce amie, que sai jou ? Moi ne caut u nous aillons, En forest u en destor, Mais que je soie aveuc vous ! Passent les vaus et les mons, Et les viles et les bors ; A la mer vinrent au jor, Si descendent u sablon, Lés le rivage. Or diënt et content et fablent. 28. Aucassins fu descendus entre lui et s’amie, si con vous avés oï et entendu. Il tint son ceval par le resne et s’amie par la main, si conmencent aler selonc le rive. Il les acena, et il vinrent a lui; si fist tant vers aus, qu’il le missent en lor nef. Et quant il furent en haute mer, une tormente leva, grande er mervelleuse, qui les mena de tere en tere, tant qu’il arivérent en une tere estragne, et entrérent el port du castel de Torelore. Puis demandérent qués terre c’estoit ; et on lor dist que c’estoit le terre le roi de Torelore. Puis demanda quex hon c’estoit, ne s’il avait gerre; et on li dist: - Oïl, grande. Il prent congié as marceans, et cil le conmandérent a Diu. Il monte sor son ceval, s’espée çainte, s’amie devant lui, et erra tant qu’il vint el castel. Il demande u li rois estoit, et on li dist qu’il gissoit d’enfent. - Et u est dont se fenme? Et on li dist qu’ele est en l’ost, et si i avoit mené tox ciax du païs. Et Aucassins l’oï, si li vint a grant mervelle. Et vint au palais et descendi entre lui et s’amie ; et ele tint son ceval, et il monta u palais, l’espée çainte, et erra tant qu’il vint en le canbre u li roi gissoit. Or se cante. 29. En le canbre entre Aucassins, Li cortois et li gentis; Il est venus dusque au lit, Alec u li rois se gist; Par devant lui s’arestit, Si parla, oés que dist: - Diva ! faus, que fais tu ci? Dist li rois: -Je gis d’un fil. Quant mes mois sera conplis, Et je sarai bien garis, Dont irai le messe oïr, Si com mes ancestres fist, Et me grant guerre esbaudir Encontre mes anemis; Nel lai-rai mie. Or diënt et content et fablent. 30. Quant Aucassins oï ensi le roi parler, il prist tox les dras qui sor lui estoient si les houla aval le canbre. Il vit deriére lui un baston; il le prist, si torne, si fiert, si le bati tant que mort le dut avoir. - Ha ! biax sire, fait li rois, que me demandés vos ? Avés vos le sens dervé, qui en me maison me batés? - Par le cuer Diu ! fait Aucassins, malvais fix a putain, je vos ocirai se vos ne m’afies que jamais hom en vo tere d’enfant ne gerra! Il li afie; et quant il li ot afié: - Sire, fait Aucassins, or me menés la u vostre fenme est en l’ost! - Sire, volentiers, fait li rois. Il monte sor un ceval, et Aucassins monte sor le sien, et Nicolete remest es canbres la roïne. Et li rois et Aucassins cevauciérent tant qu’il vinrent la u la roïne estoit, et trovérent la bataille de pom(e)s de bos waumonnés et d’ueus et de frés fromages. Et Aucassins les conmença a regarder, se s’en esmervella molt durement. Or se cante. 31. Aucassins est arestés Sor son arçon acoutés, Si coumence a regarder Ce plenier estor canpel. Il avoient aportés Des fromages frés assés, Et puns de bos waumonés, Et grans canpegneus canpés. Cil qui mix torble les gués Est li plus sire clamés. Aucassins, li prex, li ber, Les coumence a regarder, S’en prist a rire. Or diënt et content et fablent. 32. Quant Aucassins vit cele mervelle, si vint au roi si l’apele : - Sire fait Aucassins, sont ce ci vostre anemi ? - Oïl, sire, fait li rois. - Et vouriiés vos que je vos en venjasse ? - Oje, fait il, volentiers. Et Aucassins met le main a l’espée, si se lance enmi ax, si conmence a ferir a destre et a senestre, s’en ocioit molt. Et quant li rois vit qu’il les ocioitit, il le prent par le frain et dist: - Ha ! biax sire, ne les ociés mie si faitement ! - Conment, fait Aucassins, en volés vos que je vos venge ? - Sire, dist li rois, trop en avés vos fait. Il n’est mie costume que nos entrocions li uns l’autre. Cil tornent en fuies; et li rois et Aucassins s’en repairent au castel de Torelore. Et les gens del païs diënt au roi qu’il cast Aucassins fors de sa tere, et si detiegne Nicolete aveuc son fil, qu’ele sanbloit bien fenme de haut lignage. Et Nicolete l’oï, si n’en fu mie lie, si conmença a dire : Or se cante. 33. Sire rois de Torelore, Ce dist la bele Nichole, Vostre gens me tient por fole; Quant mes dox amis m’acole, Et il me sent grasse et mole, Dont sui jou a tele escole, Baus, ne tresce, ne carole, Harpe, gigle, ne viole, Ne deduis de la nimpole N’i vauroit mie. (...) Or diënt et content et fablent; 34. Aucassins fu el castel de Torelore, et Nicolete s’amie, a grant aise et a grant deduit, car il avoit aveuc lui Nicolete sa douce amie que tant amoit. En ço qu’il estoit en tel aisse et en tel deduit, et uns estores de Sarrasins vinrent par mer s’asalirent au castel si le prissent par force. Il prissent l’avoir, s’en menérent caitis et kaítives. Il prissent Nicolete et Aucassin, et si loiérent Aucassin les mains et les piés, et si le jetérent en une nef et Nicolete en une autre. Si leva une tormente par mer qui les espartist. Li nés u Aucassins estoit ala tant par mer waucrant qu’ele ariva au castel de Biaucaire; et les gens du païs cururent au lagan, si trovérent Aucassin, si le reconurent. Quant cil de Biaucaire virent lor damoisel, s’en fisent grant joie; car Aucassins avoit bien més u castel de Torelore trois ans et ses péres et se mére estoient mort. Il le menérent u castel de Biaucaire, si devinrent tot si home; si tint se tere en pais. Or se cante. 35. Aucassins s’en est alés A Biaucaire sa cité ; Le païs et le regné Tint trestout en quiteé. Jure Diu de Maïsté, Qu’il li poise plus assés De Nicholete au vis cler, Que de tot sen parenté, S’il estoit a fin alés. -Douce amie o le vis cler, Or ne vous sai u quester. Ainc Dius ne fist ce regné, Ne par terre ne par mer, Se t’i quidoie trover, Ne t’i quesisce ! Or diënt et content et fablent. 36. Or lairons d’Aucassin, si dirons de Nicolete. La nés u Nicolete estoit estoit le roi de Cartage, et cil estoit ses péres, et si avoit doze fréres, tox princes u rois. Quant il virent Nicolete si bele, se li portérent molt grant honor et fisent feste de li; et molt li demandérent qui ele estoit, car molt sanbloit bien gentix fenme et de haut lignage. Mais ele ne lor sot a dire qui ele estoit; car ele fu preée petis enfes. Il nagiérent tant qu’il arivérent desox le cité de Cartage; et quant Nicolete vit les murs del castel et le païs, ele se reconut qu’ele i avoit esté norie, et preée petis enfes; mais ele ne fu mie si petis enfes que ne seüst bien qu’ele avoit esté fille au roi de Cartage, et qu’ele avoit esté norie en le cité. Or se cante. 37. Nichole, li preus, li sage, Est arivée a rivage; Voit les murs et les astages, Et les palais et les sales; Dont si s’est clamée lasse: - Tant mar fui de haut parage, Ne fille au roi de Cartage, Ne cousine l’amuaffle! Ci me mainnent gent sauvage. Aucassins, gentix et sages, Frans damoisiax honorables, Vos douces amors me hastent, Et semonent et travaillent. Ce doinst Dix l’esperitables C’oncor vous tiengne en me brace, Et que vos baissiés me face, Et me bouce et mon visage, Damoisiax sire ! Or diënt et content et fablent. 38. Quant li rois de Cartage oï Nicolete ensi parler, il li geta ses bras au col. - Bele douce amie, fait il, dites moi qui vos estes ; ne vos esmaiiés mie de mi ! - Sire, fait ele, je sui fille au roi de Cartage, et fui preée petis enfes, bien a quinze ans. Quant il l’oïrent ensi parler, si seurent bien qu’ele disoit voir ; si fissent de li molt grant feste, si le menérent u palais a grant honeur si conme fille de roi. Baron li vourent doner un roi de paiiens, mais ele n’avoit cure de marier. La fu bien trois jors u quatre. Ele se porpensa par quel engien ele porroit Aucassin querre. Ele quist une viële, s’aprist a viëler; tant c’on le vaut marier un jor a un roi, rice paiien; et ele s’enbla la nuit, si vint au port de mer, si se herbega ciés une povre fenme sor le rivage. Si prist une herbe, si en oinst son cief et son visage, si qu’ele fu tote noire et tainte; Et ele fist faire cote et mantel et cemisse et braies, si s’atorna a guise de jogleor. Si prist se viële, si vint a un marounier, se fist tant vers lui qu’il le mist en se nef. Il dreciérent lor voile, si nagiérent tant par haute mer qu’il arivérent en le terre de Provence. Et Nicolete issi fors, si prist se viële, si ala viëlant par le païs tant qu’ele vint au castel de Biaucaire, la u Aucassins estoit. (...). Rutebeuf (cca 1230-cca 1285) Miracle de Théophile (vers 1261; texte intégral) Le théâtre religieux distingue deux genres majeurs: le mystère et le miracle. Les mystères se réfèrent à la vie du Christ, en particulier aux cycles de la Nativité et de la Passion. C’est ce dernier cycle qui a connu un développement extraordinaire donnant lieu à une fête liturgique collective, non seulement du côté des spectateurs, mais aussi des acteurs (jusqu’à 200 personnages!). Les pièces sont représentées par des confréries: ainsi la Confrérie de la Passion de Paris jouit du monopole pour Paris de 1402 à 1548 sans interruption et ne fut dissoute qu’en 1676. Oeuvres majeures: Le Mystère de la Passion d’Eustache Marcadé, official (juge ecclésiastique) de Corbie, début du 15^e siècle; Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, joué à Paris à partir de 1450, divisé en 4 journées (35.000 vers); Le Mystère de la Passion de Jean Michel, docteur en médecine, dont la pièce fut jouée pour la première fois à Angers en 1486; il s’agit de l’élargissement, divisé en 10 journées, de la pièce de Gréban. Les trois pièces sont de vastes fresques qui embrassent l’histoire de l’humanité depuis la création d’Adam et le péché originel jusqu’à la Résurrection du Christ. Les miracles se réfèrent aux vies des saints, il s’agit de dramatisations de la tradition hagiographique, dont les sujets, à partir de la fin du 13^e siècle, sont généralement puisés dans la Legenda Aurea - la Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacopo da Voragine - Vorazzo, dominicain et évêque de Gênes). Le Miracle de Théophile traite une matière exotique, orientale. L’histoire se situe au 6^e siècle, à Adana, en Cilicie (côte sud de la Turquie actuelle). Théophile est l’économe de l’évêque. Destitué de sa charge, il vend son âme au diable pour retrouver la position sociale perdue (thème faustien), mais, pénitent, il est sauvé par la Vierge Marie. Le théâtre médiéval ne respecte pas les trois unités dramatiques, il a souvent recours à la scène simultanée où les personnages passent d’un lieu à un autre (ciel, terre, enfer). À noter, dans le texte de Rutebeuf, la variété métrique qui se conforme au caractère de l’action représentée. Personnages Nostre-Dame. Li Evesques. Theophiles. Sathan, appelé aussi li diables. Salatins, sorcier. Pinceguerre, serviteur de l’Evêque. Pierre et Thomas, compagnons de Théophile. Ci commence Le Miracle de Theophile. THEOPHILES. Ahi ! ahi ! Diex, rois de gloire, Tant vous ai éu en memoire, Tout ai doné et despendu, Et tout ai aus povres tendu, Ne m’est remez vaillant un sac. Bien m’a dit li evesque: «Eschac,» Et m’a rendu maté en l’angle; Sanz avoir m’a lessié tout sangle. Or m’estuet-il morir de fain, Se je n’envoi ma robe au pain. Et ma mesnie, que fera? Ne sai se Diex les pestera. Diex? oïl? qu’en a-il à fere? En autre lieu les covient trere, Ou il me fet l’oreille sorde, Qu’il n’a cure de ma falorde; Et je li referai la moe. Honiz soit qui de lui se loe! N’est riens con por avoir ne face; Ne pris riens Dieu ne sa manace. Irai me je noier ou pendre? Je ne m’en puis pas à Dieu prendre, C’on ne puet à lui avenir. Ha! qui or le porroit tenir Et bien batre à la retornée Moult auroit fet bone journée; Mès il s’est en si haut leu mis, Por eschiver ses anemis, C’on n’i puet trere ne lancier. Se or pooie à lui tancier Et combattre et escremir, La char li feroie fremir. Or est là sus en son solaz; Laz! chetis! et je sui ès laz De Povreté et de Soufrete. Or est bien ma viele frete, Or dira l’en que je rasote: De ce sera mès la riote. Je n’oserai nului veoir, Entre gent ne devrai seoir; Que l’en m’i mousterroit au doi. Or ne sai-je que fere doi. Or m’a bien Diex servi de guile. (Ici vient Theophiles à Salatin, qui parloit au deable quant il voloit.) SALATINS. Qu’est-ce? Qu’avez-vous, Theophile? Por le grant Dé! quel mautalent Vous a fet estre si dolent? Vous soliiez si joiant estre. THEOPHILE parole. C’on m’apeloit seignor et mestre De cest païs, ce sez-tu bien; Or ne me lesse-on nule rien. S’en sui plus dolenz, Salatin, Quar en françois ne en latin Ne finai onques de proier Celui c’or me veut asproier, Et qui me fet lessier si monde Qu’il ne m’est remez riens el monde. Or n’est nule chose si fiere Ne de si diverse maniere Que volenters ne la féisse Par tel qu’à m’onor revenisse. Li perdres m’est honte et domage. Ici parole SALATINS. Biau sire, vous dites que sages; Quar qui a apris la richece Molt i a dolor et destrece Quant l’en chiet en autrui dangier Por son boivre et por son mengier: Trop i covient gros mos oïr. THEOPHILES. C’est ce qui me fet esbahir. Salatin, biaus très douz amis, Quant en autrui dangier sui mis, Por pou que li cuers ne m’en crieve. SALATINS. Je sai or bien que moult vous grieve, Et moult en estes entrepris Comme hom qui est de si grant pris; Moult en estes mas et penssis. THEOPHILES. Salatin frere, or est ensis. Se tu riens pooies savoir Par qoi je péusse ravoir M’onor, ma baillie et ma grace, Il n’est chose que je n’en face. SALATINS Voudriiez-vous Dieu renoier, Celui que tant solez proier, Toz ses sainz et toutes ses saintes? Et si devenissiez, mains jointes, Hom à celui qui ce feroit Qui vostre honor vous renderoit: Et plus honorez seriiez, S’à lui servir demoriiez, C’onques jor ne péustes estre? Creez-moi, lessiez vostre mestre: Qu’en avez-vous entalenté? THEOPHILES. J’en ai trop bone volonté: Tout ton plesir ferai briefment. SALATINS. Alez-vous-en séurement. Maugrez qu’il en puissent avoir, Vous ferai vostre honor ravoir. Revenez demain au matin. THEOPHILES. Volentiers, frere Salatin. Cil Diex que tu croiz et aeures Te gart, s’en ce propos demeure! (Or se depart Theophiles de Salatin, et si pensse que trop a grant chose en Dieu renoier, et dist:) THEOPHILES. Ha, laz! que porrai devenir? Bien me doit li cors dessenir Quant il m’estuet à ce venir. Que ferai, las! Se je reni saint Nicholas Et saint Jehan et saint Thomas Et Nostre-Dame, Que fera ma chetive d’ame? Ele sera arse en la flame D’enfer le noir. Là la covendra remanoir: Ci aura trop hideus manoir, Ce n’est pas fable. En cele flambe pardurable N’i a nule gent amiable; Ainçois son mal, qu’il sont deable: C’est lor nature; Et lor mesons r’est si obscure C’on n’i verra jà soleil luire, Ains est uns puis toz plains d’ordure. Là irai-gié. Bien me seront li dé changié, Quant por ce que j’aurai mengié, M’aura Diex issi estrangié De sa meson, Et ci aura bone reson. Si esbahiz ne fu mès hom Com je sui, voir. Or dit qu’il me fera ravoir Et ma richece et mon avoir, Jà nus n’en porra riens savoir: Je le ferai. Diex m’a grevé, je l’ greverai; Jamès jor ne le servirai, Je li ennui; Riches serai, se povres sui; Se il me het, je harrai lui: Preingne ses erres, Ou il face movoir ses guerres. Tout a en main et ciel et terres: Je li claim cuite, Se Saladins tout ce m’acuite Qu’il m’a pramis. (Ici parole Salatins au Deable et dist:) Uns crestiens s’est sor moi mis, Et je m’en sui moult entremis; Quar tu n’es pas mes anemis, Os-tu, Sathanz? Demain vendra, se tu l’atans; Je li ai promis .iiij. tans: Aten-le don; Qu’il a esté moult grant preudon: Por ce si a plus riche don. Met-li ta richece à bandon. Ne m’os-tu pas? Je te ferai plus que le pas Venir, je cuit; Et si vendras encore anuit, Quar ta demorée me nuit; G’i ai beé. (Ci conjure Salatins le deable.) Bagahi laca bachahé, Lamac cahi achabahé, Karrelyos. Lamac lamec bachalyos, Cabahagi sabalyos, Baryolas. Lagozatha cabyolas, Samahac et famyolas, Harrahya. (Or vient li deables qui est conjuré, et dist:) Tu as bien dit ce qu’il i a. Cil qui t’aprist riens n’oublia. Moult me travailles! SALATINS. Qu’il n’est pas droiz que tu me failles Ne que tu encontre moi ailles, Quant je t’apel. Je te faz bien suer ta pel. Veus-tu oïr .i. geu novel? I. clerc avons. De tel gaing com nous savons Souventes foiz nous en grevons Por nostre afere. Que loez-vous du clerc à fere Qui se voudra jà vers çà trere? LI DEABLES. Comment a non? SALATINS. Theophiles, par son droit non. Moult a esté de grant renon En ceste terre. LI DEABLES. J’ai toz jors éu à lui guerre, C’onques jor ne le poi conquerre. Puis qu’il se veut à nous offerre, Viengne en cel val, Sanz compaignie et sanz cheval; N’i aura gueres de travail: C’est près de ci. Moult aurai bien de lui merci, Sathan et li autre nerci; Mès n’apiaut mie Jhesu, le fil sainte Marie: Ne li ferions point d’aïe. De ci m’en vois. Or soiez vers moi plus cortois, Ne ne traveillier mès des mois (Va, Salatin) Ne en hebrieu ne en latin. ( Or revient Theophiles à Salatin:) Or sui-je venuz trop matin? As tu riens fet? SALATINS. Je t’ai basti si bien ton plet, Quanques tes sires t’a mesfet T’amendera, Et plus forment t’onorera Et plus grant seignor te fera C’onques ne fus. Tu n’es or pas si du refus Com tu seras encor du plus. Ne t’esmaier; Va là aval sanz delaier. Ne t’i covient pas Dieu proier Ne reclamer, Se tu veus ta besoingne amer: Tu l’as trop trové à amer, Qu’il t’a failli. Mauvesement as or sailli; Bien t’éust ore mal bailli, Se ne t’aidaisse. Va-t’en, que il t’atendent; passe Grant aléure. De Dieu reclamer n’aies cure. THEOPHILES. Je m’en vois. Diex ne m’i puet nuire Ne riens aidier, Ne je ne puis à lui plaidier. (Ici va Theophiles au deable, si a trop grant paor; et li deables li dist:) Venez avant, passez grant pas; Gardez que ne resamblez pas Vilain qui va à offerande. Que vous veut ne que vous demande Vostre sires? Il est moult fiers! THEOPHILES. Voire, sire. Il fu chanceliers, Si me cuide chacier pain querre: Or vous vieng proier et requerre Que vous m’aidiez à cest besoing. LI DEABLES. Requiers m’en-tu? THEOPHILES. Oïl. LI DEABLES. Or joing Tes mains, et si devien mes hom: Je t’aiderai outre reson. THEOPHILES. Vez ci que je vous faz hommage; Mès que je r’aie mon domage, Biaus sire, dès or en avant. LI DEABLES. Et je te refaz .i. couvant, Que te ferai si grant seignor C’on ne te vit onques greignor; Et puis que ainsinques avient, Saches de voir qu’il te covient De toi aie lettres pendanz, Bien dites et bien entendanz; Quar maintes genz m’en ont sorpris Por ce que lor lettres n’en pris: Por ce les vueil avoir bien dites. THEOPHILES. Vez-les ci, je les ai escrites. (Or baille Theophiles les lettres au deable, et li deables li commande à ouvrer ainsi:) Theophile, biaus douz amis, Puis que tu t’es en mes mains mis, Je te dirai que tu feras: Jamès povre homme n’ameras; Se povres hom sorpris te proie, Torne l’oreille, va ta voie. S’aucuns envers toi s’umelie, Respon orgueil et felonie. Se povres demande à ta porte, Si garde qu’aumosne n’en porte. Douçor, humilitez, pitiez, Et charitez et amistiez, Jeune fere, penitance Me metent grant duel en la pance. Aumosne fere et Dieu proier, Ce me repuet trop anoier. Dieu amer et chastement vivre, Lors me samble serpent et guivre Me menjue le cuer el ventre Quant l’en en la meson-Dieu entre Por regarder aucun malade, Lors ai le cuer si mort et fade Qu’il m’est avis que point n’en sente: Cil qui fet bien si me tormente. Va-t’en, tu seras seneschaus. Lai les biens et si fai les maus. Ne juger jà bien en ta vie, Que tu feroies grant folie Et si feroies contre moi. THEOPHILES. Je ferai ce que fere doi. Bien est droiz vostre plesir face, Puis que j’en doi r’avoir ma grace. (Or envoie l’evesque querre Theophile.) Or tost! lieve sus, Pince-guerre, Si me va Theophile querre; Se li renderai sa baillie. J’avoie fet moult grant folie Quant je tolue li avoie; Que c’est li mieudres que je voie, Ice puis-je bien por voir dire. (Or respont Pince-guerre:) Vous dites voir, biaus très douz sire. (Or parole Pince-guerre à Theophile:) Qui est ceenz? (Et Theophiles respont:) Et vous qui estes? PINCE-GUERRE. Je sui uns clers. THEOPHILES. Et je sui prestres. PINCE-GUERRE. Theophile, biaus sire chiers, Or ne soiez vers moi si fiers. Mes sires .i. pou vous demande: Si r’aurez jà vostre provande, Vostre baillie toute entiere. Soiez liez, fetes bele chiere, Si ferez et sens et savoir. THEOPHILES. Deable i puissent part avoir! J’eusse eue l’eveschié, Et je l’i mis, si fis pechié; Quant il i fu, s’oi à lui guerre, Si me cuida chacier pain querre. Tripot lirot por sa haïne Et por sa tençon qui ne fine! G’i irai, s’orrai qu’il dira. PINCE-GUERRE. Quant il vous verra, si rira Et dira por vous essaier Le fist. Or vous reveut paier, Et serez ami com devant. THEOPHILES. Or disoient assez souvant Li chanoine de moi granz fables: Je les rent à toz les deables. (Or se lieve l’evesque contre Theophile, et li rent sa dignité, et dist:) Sire, bien puissiez-vous venir! THEOPHILES. Si sui-je, bien me soi tenir: Je ne suis pas chéus par voie. LI EVESQUES. Biaus sire, de ce que j’avoie Vers vous mespris je l’vous ament, Et si vous rent moult bonement Vostre baillie: or la prenez; Quar preudom estes et senez, Et quanques j’ai si sera vostre. THEOPHILES. Ci a moult bone patre-nostre, Mieudre assez c’onques mès ne dis. Dès or mès vendront .x. et .x. Li vilain por moi aorer, Et je les ferai laborer. Il ne vaut rien, qui l’en ne doute. Cuident-il je n’i voie goute? Je lor serai fel et irous. LI EVESQUES. Theophile, où entendez-vous? Biaus amis, penssez de bien fere. Vez-vous ceenz vostre repere; Vez ci vostre ostel et le mien. Noz richeces et nostre bien Si seront dès or mès ensamble; Bon ami serons, ce me samble; Tout sera vostre, et tout ert mien. THEOPHILES. Par foi! sire, je le vueil bien. (Ici va Theophiles à ses compaignons tencier, premierement à .i. qui avoit non Pierres:) Pierres, veus-tu oïr novele? Or est tornée ta rouele, Or t’est-il chéu ambes as: Or te tien à ce que tu as, Qu’à ma baillie as-tu failli. L’evesque m’en a fet bailli: Si ne t’en sai ne gré ne graces. PIERRES respont. Theophile, sont-ce manaces? Dès ier priai-je mon seignor Que il vous rendist vostre honor, Et bien estoit droiz et resons. THEOPHILES. Ci avoit dures faoisons Quant vous m’aviiez forjugié. Maugré vostres, or le r’ai-gié. Oublié aviiez le duel. PIERRES. Certes, biaus chiers sire, à mon vuel, Fussiez-vous evesques e[sl]us Quant nostre evesques fu féus; Mais vous ne le vousistes estre, Tant doutiiez le Roy celestre! (Or tence Theophiles à .i. autre:) Thomas! Thomas! or te chiet mal Quant l’en me r’a fet seneschal. Or leras-tu le regiber Et le combatre et le riber. N’auras pior voisin de moi. THOMAS. Theophile, foi que vous doi! Il samble que vous soiez yvres. THEOPHILES. Or en serai demain delivres, Maugrez en ait vostre visages. THOMAS. Par Dieu! vous n’estes pas bien sages: Je vous aim tant et tant vous pris! THEOPHILES. Thomas! Thomas! ne sui pas pris: Encor porrai nuire et aidier. THOMAS. Il samble vous volez plaidier. Theophile, lessiez-me en pais. THEOPHILES. Thomas! Thomas! je que vous fais? Encor vous plaindrez bien à tens, Si com je cuit et com je pens. (Ici se repent Theophiles, et vient à une chapele de Nostre-Dame, et dist:) Hé, laz! chetis! dolenz! que porrai devenir? Terre, comment me puès porter ne soustenir Quant j’ai Dieu renoié et celui voil tenir A seignor et à mestre qui toz maus fet venir? Or ai Dieu renoié, ne puet estre téu; Si ai lessié le basme, pris me sui au séu. De moi a pris la chartre et le brief recéu Maufez, se li rendrai de m’ame le tréu. Hé, Diex! que feras-tu de cest chetif dolent De qui l’ame en ira en enfer le boillant, Et li maufez l’iront à leur piez defoulant? Ahi! terre, quar oevre, si me va engloutant. Sire Diex, que fera cist dolenz esbahis Qui de Dieu et du monde est huez et haïs, Et des maufez d’enfer engingniez et trahis? Dont sui-je de trestoz chaciez et envaïs? Hé las! com j’ai esté plains de grant non savoir Quant j’ai Dieu renoié por .i. petit d’avoir! Les richeces du monde que je voloie avoir M’ont geté en tel leu dont ne me puis r’avoir. Sathan, plus de .vij. anz ai tenu ton sentier; Maus chans m’ont fe chanter li vin de mon chantier: Moult felonesse rente m’en rendront mi rentier, Ma char charpenteront li felon charpentier. Ame doit l’en amer; m’ame n’ert pas amée. N’os demander la Dame qu’ele ne soit dampnée. Trop a male semence en semoisons semée De qui l’ame sera en enfer sorsemée. Ha, las! com fol bailli et com fole baillie! Or sui-je mal baillis et m’ame mal baillie! S’or m’osoie baillier à la douce baillie, G’i seroie bailliez et m’ame jà baillie. Ors sui, et ordoiez doit aler en ordure: Ordement ai ouvré, ce set cil qui or dure Et qui toz jors durra: s’en aurai la mort dure. Maufez, com m’avez mors de mauvese morsure! Or n’ai-je remanance ne en ciel ne en terre. Ha, las! où est li lieus qui me puisse soufferre? Enfers ne me plest pas, où je me voil offerre; Paradis n’est pas miens, que j’ai au Seignor guerre. Je n’os Dieu reclamer ne ses sainz ne ses saintes, Las! que j’ai fet hommage au deable, mains jointes; Li maufez en a lettres de mon anel empraintes. Richece, mar te vi: j’en aurai dolors maintes. Je n’os Dieu ne ses saintes ne ses sainz reclamer, Ne la très douce Dame, que chascuns doit amer. Mès por ce qu’en li n’a felonie n’amer, Se je li cri merci nus ne m’en doit blasmer. (C’est la proiere que Theophiles dist devant Nostre-Dame:) Sainte roïne bele, Glorieuse pucele, Dame de grace plaine, Par qui toz biens revele, Qu’au besoing vous apele Delivrez est de paine, Qu’à vous son cuer amaine Ou pardurable raine Aura joie novele; Arousable fontaine Et delitable et saine, A ton filz me rapele. En vostre douz servise Fu jà m’entente mise; Mès trop tost fui temptez Par celui qui atise Le mal, et le bien brise. Sui trop fort enchantez; Car me desenchantez, Que vostre volentez Est plaine de franchise, Ou de granz orfentez Sera mes cors rentez Devant la fort justice. Dame sainte Marie, Mon corage varie; Ainsi que il te serve, Ou jamès n’ert tarie Ma dolors ne garie, Ains sera m’ame serve, Ci aura dure verve S’ainz que la mors n’enerve, En vous ne se marie M’ame qui vous enterve. Souffrez li cors deserve, L’ame ne soit perie. Dame de charité, Qui par humilité Portas nostre salu, Qui toz nous a geté De duel et de vilté Et d’enferne palu; Dame, je te salu. on salu m’a valu (Je l’ sai de verité), Gar qu’avoec Tentalu En enfer le jalu Ne praingne m’erité. En enfer ert offerte Dont la porte est ouverte M’ame par mon outrage: Ci aura dure perte Et grant folie aperte Se là praing herbregage. Dame, or te faz hommage: Torne ton douz visage; Por ma dure deserte, El non ton filz, le sage, Ne souffrir que mi gage Voisent à tel poverte. Si comme en la verriere Entre et reva arriere Li solaus que n’entame, Ainsinc fus virge entiere Quant Diex, qui ès ciex iere, Fist de toi mere et dame. Ha! resplendissant jame, Tendre et piteuse fame, Car entent ma proiere, Que mon vil cors et m’ame De pardurable flame Rapelaisses arriere. Roïne debonaire, Les iex du cuer m’esclaire Et l’obscurté m’esface, Si qu’à toi puisse plaire Et ta volenté faire, Car m’en done la grace; Trop ai éu espace D’estre en obscure trace. Encor m’i cuident traire Li serf de pute estrace; Dame, jà toi ne place Qu’il facent tel contraire! En vilté, en ordure, En vie trop obscure Ai esté lonc termine; Roïne nete et pure, Quar me pren en ta cure Et si me medecine. Par ta vertu devine, Qu’adès est enterine, Fai dedenz mon cuer luire La clarté pure et fine, Et les iex m’enlumine Que ne m’en voi conduire. Li proieres qui proie M’a jà mis en sa proie: Pris serai et preez; Trop asprement m’asproie. Dame, ton chier filz proie Que soie despreez; Dame, car leur veez, Qui mes mesfez veez, Que n’avoie à leur voie. Vous qui lasus seez, M’ame leur deveez, Que nus d’aus ne la voie. (Ici parole Nostre-Dame à Theophile, et dist:) Qui es-tu, va! qui vas par ci? THEOPHILES. Ha! Dame, aiez de moi merci! C’est li chetis Theophile, li entrepris Que maufé ont loié et pris. Or vieng proier A vous, Dame, et merci crier, Que ne gart l’eure qu’asproier Me viengne cil Qui m’as mis à si grant escil. Tu me tenis jà por ton fil, Roïne bele. NOSTRE-DAME parole. Je n’ai cure de ta favele; Va-t’en, is fors de ma chapele. THEOPHILES parole. Dame, je n’ose. Flors d’aiglentier et lis et rose En qui li filz Dieu se repose, Que ferai-gié? Malement me sent engagié Envers le maufé enragié. Ne sai que fere: Jamès ne finirai de brere. Virge pucele debonere, Dame honorée, Bien sera m’ame devorée, Qu’en enfer sera demorée Avoec Cahu. NOSTRE-DAME. Theophile, je t’ai séu Là en arriere à moi éu. Saches de voir, Ta chartre te ferai r’avoir Que tu baillas par non savoir: Je la vois querre. (Ici va Nostre-Dame por la chartre Theophile:) Sathan! Sathan! es-tu en serre? S’es or venuz en ceste terre Por commencier à mon clerc guerre, Mar le penssas. Rent la chartre que du clerc as, Quar tu as fet trop vilain cas. SATHAN parole: Je la vous rande! J’aim miex assez que l’en me pende. Jà li rendi-je sa provande, Et il me fist de lui offrande Sanz demorance De cors et d’ame et de sustance. NOSTRE-DAME Et je te foulerai la pance. (Ici aporte Nostre-Dame la chartre à Theophile:) Amis, ta chartre te r’aport. Arivez fusses à mal port, Où il n’a solaz ne deport; A moi entent: Va à l’evesque et plus n’atent; De la chartre li fai present, Et qu’il la lise Devant le pueple en sainte yglise, Que bone gent n’en soit sorprise Par tel barate. Trop aime avoir qui si l’achate; L’ame en est et honteuse et mate. THEOPHILES. Volontiers, Dame: Bien fusse mors de cors et d’ame; Sa paine pert qui ainsi same, Ce voi-je bien. (Ici vient Theophiles à l’evesque, et li baille sa chartre, et dist:) Sire, oiez-moi, por Dieu merci! Quoi que j’aie fet, or sui ci. Par tens sauroiz De qoi j’ai moult esté destroiz; Povres et nus, maigres et froiz Fui par defaute. Anemis, qui les bons assaute, Ot fet à m’ame geter faute Dont mors estoie. La Dame qui les siens avoie M’a desvoié de male voie Où avoiez Estoie, et si forvoiez Qu’en enfer fusse confoiez Par le deable; Que Dieu, le pere esperitable, En toute ouvraingne charitable Lessier me fist. Ma chartre en ot de quanqu’il dist; Seelé fu quanqu’il requist: Moult me greva, Par poi li cuers ne me creva. La Virge la me raporta, Qu’à Dieu est mere, La qui bonté est pure et clere; Si vous vueil proier, com mon pere, Qu’el soit léue, Qu’autre gent n’en soit decéue Qui n’ont encore apercéue Tel tricherie. (Ici list l’evesque la chartre, et dist:) Oiez, pour Dieu le filz Marie: Bone gent, si orrez la vie De Theophile Qui anemis servi de guile. Ausi voir comme est Evangile Est ceste chose; Si vous doit bien estre desclose. Or escoutez que vous propose: «A toz cels qui verront ceste lettre commune Fet Sathan asavoir que jà torna fortune, Que Theophiles ot à l’evesque rancune, Ne li lessa l’evesque seignorie nesune. «Il fu desesperez quant l’en li fist l’outrage; A Salatin s’en vint qui ot el cors la rage, Et dist qu’il li feroit moult volentiers hommage, Se rendre li pooit s’onor et son domage. «Je le guerroiai tant com mena sainte vie, C’onques ne poi avoir desor lui seignorie. Quant il me vint requerre, j’oi de lui grant envie; Et lors me fist hommage, si r’ot sa seignorie. «De l’anel de son doit seela ceste lettre; De son sanc les escrist, autre enque n’i fist metre, Ains que je me vouisse de lui point entremetre Ne que je le féisse en dignité remetre.» Issi ouvra icil preudom. Delivré l’a tout à bandon La Dieu ancele; Marie, la virge pucele. Delivré l’a de tel querele: Chantons tuit por ceste novele. Or, levez sus; Disons: Te Deum laudamus. EXPLICIT LE MIRACLE DE THEOPHILE Farce de Maître Pathelin (vers 1460) L’importance des confréries s’affirme aussi en ce qui concerne le théâtre laïque. C’est le cas, notamment, de celle du « puy d’Arras » avec lequel est liée l’activité d’Adam de la Halle (entre 1240 et 1250 – 1288), auteur du Jeu de Robin et de Marion - qui est un développement dramatique de la pastourelle avec la mise en scène des danses, intermèdes musicaux, chansons en choeurs; et du Jeu de la Feuillée (1265-1277) - la première en date des comédies-revues, composée d’une succession de moqueries et de railleries contre les personnalités d’Arras. On peut ranger sous la même enseigne le texte, déjà mentionné, d’Aucassin et Nicolette, ou bien un texte de Rutebeuf, Le Dit de l’Herberie (vers 1260). Le genre « dit », d’abord monologique, plus tard dialogique, représente le noyau scénique autour duquel se développe le théâtre comique - la farce et la sotie. La Farce de maître Pathelin (1.500 octosyllabes) est peut-être la pièce française la plus ancienne encore jouée de nos jours, à la différence d’autres titres, tombé dans l’oubli: le Pâté et la tarte, la Farce du cuvier, la Farce du pauvre Jouan. Les farces étaient jouées généralement par des compagnies de jongleurs. Le canevas de la pièce est magistalement construit sur le thème du voleur volé : Pathelin, avocat, dupe et vole le drapier Guillaume Joceaulme qui, en même temps, accuse son berger Thibault l’Agnelet de lui avoir volé des moutons. Thibault s’adresse à Pathelin qui accepte de le défendre en lui suggérant de se faire passer pour un simple d’esprit et de ne répondre que par « bée ». Devant le juge, Guillaume ne sait plus qui accuser – avocat ou berger – il s’embrouille. Le juge, désorienté, acquitte Thibault. Lorsque l’avocat Pathelin demande son dû, le berger lui lance son « bée » final. Le Procès (français modernisé) LE DRAPIER Voici donc ce que je demande: Monseigneur, il est vérité Que pour Dieu et en charité Je l’ai nourri en son enfance; Et quand je vis qu’il eut puissance D’aller aux champs, - pour abréger -, Je le fis être mon berger, Et le mis à garder mes bêtes. Mais aussi vrai comme vous êtes Là assis, monseigneur le juge, Il en a fait un tel déluge De brebis et de mes moutons Que sans faute… LE JUGE apercevant Pathelin Puissé-je Dieu désavouer Si ce n’est pas vous, vous sans faute. Pathelin se cache le visage de la main LE JUGE Comme vous tenez la main haute! Souffrez-vous des dents, maître Pierre? PATHELIN C’est qu’elles me font telle guerre Qu’oncques ne sentis telle rage. Je n’ose lever le visage. Pour Dieu, faites-les procéder. LE JUGE au drapier Allons! Achever de plaider. Sus, concluez donc clairement. LE DRAPIER C’est lui, très véritablement, Par la croix où Dieu fut pendu. C’est à vous que j’avais vendu Six aunes de drap, maître Pierre. LE JUGE Qu’est-ce qu’il dit de drap? PATHELIN Il erre. Il croit à son propos venir, Et ne sait plus y parvenir Parce qu’il ne l’a pas appris. LE DRAPIER Qu’on me pende, s’il ne l’a pris, Mon drap, par la sanglante gorge! PATHELIN Comme le méchant homme forge De loin, pour fournir son libelle! Il veut dire – est-il bien rebelle! Que son berger avait vendu La laine – je l’ai entendu, Dont fut fait le drap de ma robe; Comme s’il disait qu’il dérobe De ses brebis. LE DRAPIER Male semaine M’envoie Dieu si ne l’avez! LE JUGE De par le diable! vous bavez! Eh! Ne savez-vous revenir Au sujet, sans entretenir La cour de telle baverie?… Sus, revenons à ces moutons! Qu’en fut-il? LE DRAPIER, s’embrouillant Il en prit six aunes Pour neuf francs. LE JUGE Sommes-nous béjaunes Ou cornard? Où croyez-vous être? PATHELIN Parlesambieu, il vous fait paître! Qu’il est brave homme par sa mine! Je suggère qu’on examine Un peu bien qu’il soit plein d’émoi. Au berger Viens çà, dis. LE BERGER Bée. LE JUGE Malheur de moi! Quel bée est-ce là? Suis-je chèvre? Parle donc. LE BERGER Bée. LE JUGE Sanglante fièvre Te donne Dieu! Te moques-tu? PATHELIN Croyez qu’il est fol ou têtu, Ou bien pense être entre ses bêtes. LE DRAPIER, à Pathelin Je renierai Dieu si vous n’êtes Celui – nul autre – qui avez Eu mon drap Au juge Ah! vous ne savez, Monseigneur, par quelle malice… LE JUGE Eh! taisez-vous. Etes-vous nice? Laissez en paix cet accessoire Et venons au principal. LE DRAPIER Voire… ……………..Or çà je disais À mon propos, comment j’avais s’embrouillant, puis se reprenant Baillé six aunes… Je veux dire Mes brebis… Je vous en prie, sire, Pardonnez-moi. Ce gentil maître, Mon berger, quand il devait être Aux champs, il me dit que j’aurais Six écus d’or quand je viendrais… Je veux dire, voilà trois ans Mon berger prit l’engagement De loyalement me garder Mes brebis, et sans leur causer Ni dommage, ni vilenie. Et puis maintenant il me nie Drap et argent entièrement. Maître Pierre, sincèrement… Ce ribaud-ci volait les laines De mes bêtes, et toutes saines Les faisait périr et crever Par les assommer et frapper D’un gros bâton sur la cervelle. Quand mon drap fut sous son aisselle, Il se mit en chemin grand erre Et me dit que j’allasse querre Six écus d’or en sa maison. LE JUGE Il n’est ni rime ni raison Dans tout ce que vous rafardez. Qu’est ceci? Vous entrelardez Puis d’un puis d’autre. Somme toute, Parlesambieu, je n’y vois goutte. Il brouille de drap, puis babille De ses brebis, au coup la quille. Chose qu’il dit ne s’entretien… (Pathelin fait le geste, conenu d’avance, d’offrir la défense au berger). PATHELIN, au berger Viens, mon ami. Si l’on pouvait Trouver… Ecoute. LE BERGER Bée. PATHELIN Quel bée? Par le sans que Dieu a versé, Es-tu fou? Dis-moi ton affaire. LE BERGER Bée. PATHELIN Quel bée? ois-tu brebis braire ? C’est pour ton profit. Attention. LE BERGER Bée. PATHELIN Eh ! dis oui ou bien dis non! À voix basse Bravo ! Tout haut Ne parleras-tu pas ? LE BERGER Bée. Pathelin demande qu Juge d’acquitter purement et simplement Agnelet. Le Drapier proteste et revient encore sur l’histoire du drap. Pathelin insinue qu’il est fou et demande au Juge de le faire taire. LE DRAPIER Je demande. PATHELIN Faites-le taire. Eh! par Dieu, c’est trop lambiné. Mettons qu’il en ait assommé Six ou sept ou une douzaine, Vous en êtes bien méhagné! Vous avez plus qu’autant gagné Au temps qu’il vous les a gardés. LE DRAPIER Regardez, sire, regardez. Je lui parle de draperie, Et il répond de bergerie. À Pathelin Six aunes de drap, où sont-elle, Que vous mîtes sous vos aisselles? Pensez-vous point à me les rendre? PATHELIN Ah! sire, le ferez-vous pendre Pour six ou sept bêtes à laine? Au moins, reprenez votre haleine, Ne soyez pas si rigoureux Au pauvre berger douloureux, Qui est aussi nu qu’est un ver. LE DRAPIER C’est très bien retourné le ver. Le diable me fit bien vendeur De drap à un tel entendeur. ça, monseigneur, je lui demande… LE JUGE Je l’absous de votre demande Et vous défends de procéder. C’est un bel honneur de plaider. A un fou! Au berger Va-t’en à tes bêtes. LE BERGER Bée. LE JUGE, au drapier Vous montrez bien qui vous êtes, Sire, par le sang Notre-Dame. LE DRAPIER Hé là! monseigneur, sur mon âme, Je lui veux… PATHELIN Quand va-t-il se taire? LE DRAPIER, à Pathelin Eh! c’est à vous que j’ai à faire. Vous m’avez trompé faussement, Et emporté furtivement Mon drap, par votre beau langage. PATHELIN Ho! j’en appelle en mon courage. LE JUGE au berger Va-t’en, mon ami. Ne retourne Jamais, pour sergent qui t’ajourne. La cour t’absout, entends-tu bien? PATHELIN Dis grand merci. LE BERGER Bée…