Petr Kyloušek Le drame religieux dans le théâtre de Michel Tremblay Figure dominante du théâtre québécois de la seconde moitié du siècle dernier, Michel Tremblay doit son succès à la nouvelle esthétique dramatique qu’il a su imposer. La nouveauté, toutefois, ne se réduit pas à l’usage du joual et à la thématique de la marginalité sociale. Car ces innovations caractérisent, bien avant le triomphe des Belles-Soeurs (1968) de Michel Tremblay, les débuts de Marcel Dubé (De l’autre côté du mur, 1950 ; Zone, 1956 ; Un simple soldat, 1958). En quoi consiste donc l’approche novatrice? Sans prétendre à une réponse exhaustive, contentons-nous de relever, modestement, quelques points de l’esthétique tremblayenne: émergence du tragique par le recours à la tradition du drame religieux, intégration de la tradition dans une esthétique qui dépasse la mimésis (autrement dit l’effet de réel barthésien) en l’insérant dans un discours autotélique, autoréférentiel où la représentation de la réalité est en même temps un débat sur la finalité de la représentation, sur la finalité de l’art. Pour mieux cerner la problématique, nous évoquerons, dans un premier temps, l’importance du théâtre religieux au Québec. Nous aborderons, ensuite, la présence des éléments « religieux » tant au niveau thématique que celui des principes axiologiques régissant l’univers dramatique. Nous relierons, dans un troisième temps, le tragique tremblayen à sa poétique « implicite » [1] que l’on peut lire, en filigrane à travers l’ensemble de son oeuvre. Il est intéressant de constater une contradiction qui frappe la mémoire du théâtre religieux au Canada français. Sa présence et son importance semblent occultées, l’histoire littéraire se contente de quelques mentions. La cause probable, en plus des sources éditoriales défectueuses, est sans doute le détachement ou la méfiance des élites intellectuelles, y compris, partiellement, les élites de l’Église catholique, vis-à-vis d’un théâtre populaire au sens large du terme. Rappelons le triomphe de La Passion (1902) de Germain Beaulieu et de Julien Daoust au Monument national : trente-cinq mille spectateurs en trois semaines avant que n’intervient par ses deux lettres, adressées à Julien Daoust, l’archevêque de Montréal Mgr. Paul Bruchési pour interdire le spectacle.[2] La pièce sera néanmoins reprise régulièrement pendant plus de vingt-cinq ans. Le co-auteur, Julien Daoust, récidive en cultivant la thématique religieuse avec Conscience d’un prêtre, Pour le Christ, Triomphe de la Croix (créé en 1903, publié en 1928). La popularité des « jeux choraux évangéliques », « jeux mariaux », « fantaisies religieuses » ou « mystères », inspirés pour la plupart par la tradition des pageants d’origine britannique et états-unienne, mais attisés par le catholicisme québécois, va se poursuivre jusqu’au seuil des années 1960, comme l’attestent par exemple Le Gémissement vers la Colombe (1937), Notre-Dame-des-Neiges (1942) ou Notre-Dame de la Couronne (1947) de Gustave Lamarche ; Féerie indienne (1939) et Notre-Dame-du-Pain (1947) de Rita Lasnier ; Le jeu de Celle qui, d’un océan à l’autre, étend son manteau (1954) de Soeur Paul-Émile ou Le Pageant marial (1958) de Frank Shields, etc.[3] Il faut signaler, également, les mérites pédagogiques et l’influence de l’abbé Émile Legault, fondateur de la troupe des Compagnons de Saint-Laurent (1937-1952) d’où sont issus de nombreux acteurs professionnels du Théâtre du Rideau Vert et du Théâtre du Nouveau Monde. Adaptant la conception du théâtre populaire de Jacques Copeau, Legault rêve d’une scène nationale qui abolirait la frontière entre le grand théâtre élitiste et le théâtre populaire, avec comme modèle imaginaire, la synthèse de Molière et de Claudel.[4] Comme la référence claudelienne l’indique, la dimension religieuse est une autre des constantes de son projet culturel. L’influence du religieux est perceptible également dans la pièce fondatrice du canon dramatique québécois - Tit-Coq de Gratien Gélinas (1948). Qu’en est-il de Michel Tremblay ? On sait que son univers est renfermé dans le mille carré du Plateau-Mont-Royal, à l’est du boulevard Saint-Laurent, la Main, qui jouxte le « square mile » de Mordecai Richler. Les deux « petites patries » se ressemblent étrangement, ghetto pour ghetto. Les personnages des pièces et des proses de Tremblay se mélangent, migrent d’un texte à l’autre, les actions se complètent. Ce terreau dense, mi-(auto)biographique, mi-fictionnel, donne à l’ensemble de l’oeuvre une cohérence qui permet de traiter les pièces de théâtre comme un réseau de textes complémentaires à maints égards. La présence des éléments religieux peut se lire à plusieurs niveaux.[5] Le plus évident est celui qui correspond à la fonction mimétique, réaliste. Le chapelet de sept heures du soir à la radio dans les Belles-Soeurs (BS 30), la vieille belle-mère « qui fait tellement pitié » (BS 33) et que sa bru Thérèse Dubuc, « une sainte femme » (BS 35) soigne, car « [q]ue voulez-vous, y faut ben gagner son ciel ! » (BS 34). À travers la langue, la psychologie des personnages laisse transparaître la vision de la situation existentielle des ménagères prolétariennes : c’est le monde de la souffrance, « la maudite vie plate » qui revient en refrain (BS sqq.), souffrance à laquelle on voudrait bien échapper. Les timbres de Germaine Lauzon sont une chance, un espoir que tout le monde teste régulièrement et avec passion au jeu de bingo (voir « Ode au bingo », BS 86 sqq.) et à d’autres jeux, pour la plupart décevants. La déception est commentée par un autre refrain : « J’ai-tu l’air de quequ’un qui a déjà gagné queuqu’chose ? » (BS 44 sqq.). La roue de la fortune tourne au malheur : « J’ai jamais de chance, jamais ! » (BS 90), constate Lise Paquette, tombée enceinte, dans une trappe existentielle sans issue. Les Belles-Soeurs mettent en place les éléments et les valeurs que les autres textes complètent : enfer, souffrance, humiliation, désir de libération, espoir, désespoir, résignation. Les valeurs sont incarnées dans une communauté, une sorte d’ecclesia – en fait une ecclesia pervertie - qui symbolise la nécessité sociale, fatalité qui anéantit toute tentative de libération. Une figure christique, en germe, apparaît – Pierrette Guérin, la révoltée qui échoue dans sa tentative de sauver Lise. Elle restera la sacrifiée, l’incomprise, la rejetée. Les thèmes récurrents construisent des trames axiologiques analogues dans d’autres pièces de Michel Tremblay : faute, culpabilité, pardon, compréhension, rachat alternent dans Bonjour là, bonjour, dans En pièces détachées, dans Albertine en cinq temps où le personnage d’Albertine à 60 ans déclare : « Je sers à payer pour ceux qu’y’ont pas de coeur. J’me sus faite accroire, un temps, que tout allait ben... j’ai pris mon bord en pensant que le reste du monde me suivrait pas... mais y m’a suivi ! (A 96) Car on n’échappe pas aux autres, à la responsabilité pour les autres, on ne peut pas se sauver seul. L’aspect religieux peut être lié aux noms des personnages, tel le surnom de Claude Lemieux – Hosanna (H) – « sauve-nous maintenant » en hébreu, mais qui est aussi la transformation de l’exhortation moqueuse de la foule « Ose, Anna, ose » (H 73) au moment où Claude se présente travesti en Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre. Le sublime et le bas se touchent. Le domaine sacré – et désacralisant à la fois - peut être évoqué par les titres comme Sainte Carmen de la Main ou Damnée Manon, Sacrée Sandra. Dans cette pièce, la mystique du péché et de la rédemption lie « les deux solitudes », en apparence opposées, celle de Sandra la travestie et celle de sa voisine Manon, une dévote folle. Le projet de Sandra de peindre le corps de son amant avec un rouge à lèvres vert (DM 45 sqq.) aboutit à une transfiguration au moyen des signes, de l’écriture, une nouvelle écriture sainte : « J’vas écrire un livre pornographique sur son corps. Ma Bible à moé. La Genèse selon Sandra la Martienne ! Le Pentateuque, le Cantique des cantiques, l’Ancien Testament pis le Nouveau Testament selon Sandra-la-verte ! Pis surtout, l’Apocalypse selon moé. » (DM 46). Le corps de l’amant transfiguré en écriture devrait ensuite être enveloppé dans les draps qui formeront la « véritable image » - « vera icon », l’empreinte du corps vénéré, mais aussi l’empreinte, dans le suaire-écriture, de la vraie image de la réalité (DM 46-48). Manon et Sandra sont réunis dans un même élan mystique, blasphématoire dans les deux cas, et cela d’autant mieux que le personnage de Manon déclare, à la fin, avoir « été... inventé [...] ... par... Michel » (DM 65). Autrement dit par Michel-Sandra, entendons Michel Tremblay, qui envoie sa Manon au ciel comme son précurseur : « Amène-moé avec toé parce que moé j’existe pas ! Moé aussi j’ai été inventée ! R’garde, Manon ! R’garde ! Sa Lumière s’en vient ! (DM 65). Une des originalités de Michel Tremblay, on le voit, est d’avoir inséré la thématique religieuse dans la problématique esthétique et de lier la question du salut (possible) à l’écriture, de rattacher, par la mise en scène de l’écriture et par l’autoréférentialité du texte, la mission existentielle, ontologique (et théologique) à la mission de l’art. Humiliation, rachat, élévation, délivrance, transfiguration concernent aussi la littérature, tant sous son aspect individuel que social. L’exemple le plus accompli est sans doute Sainte Carmen de la Main. La communauté des marginaux de la Main, représentés par le choeur des putains et par le choeur des travestis sous la guide des coryphées respectifs Rose Beef et Sandra, constitue l’ecclesia – le corps social humilié que la chanteuse Carmen vient racheter et sauver. Elle apporte sa voix, la bonne nouvelle, une vérité révélatrice qui permet à chacun de se retrouver, d’accéder à la dignité, de se délivrer de sa condition de déclassé. Le chant de Carmen produit un miracle, les auditeurs du bar Rodéo entrevoient la lueur d’un espoir de rachat, d’une dignité. Les valeurs changent : Bec-de-Lièvre cesse de considérer sa relation lesbienne comme un opprobre pour y entrevoir l’amour, les putains et les travestis retrouvent la fierté et le respect de soi des être humains. Toutefois c’est un danger pour l’ordre établi – le pouvoir imposé par le boss maffieux Maurice et son aide Tooth Pick. Carmen la Sainte est assassinée et son assassin transforme le récit de sa mort en une sale histoire de jalousie lesbienne. Cependant la réplique de Bec-de-Lièvre reste un témoignage de vérité – un martyrion justement. L’histoire de la martyre Carmen est orchestrée selon le modèle légendaire. C’est une enfant rejetée dès sa naissance par sa mère Marie-Louise qui n’accepte pas que les enfants viennent au monde par « le cul de [l]a mère» (SC 24-25). Plus tard, la considérant laide, hors d’ « état de grâce » et promise à l’enfer, sa mère veut l’empêcher de faire sa première communion. Mais Carmen passe outre, décide de communier « tu-seule, à’messe de six heures, avant tout le monde ! » (SC 52). Pourtant elle est belle, « blanche comme une colombe » (SC 26). Elle est aussi capable de voir le bien là où d’autres se heurtent au mal. Ainsi le jour de la mort de ses parents dans un accident de voiture elle dit à sa soeur : « C’est un signe, Manon, c’est un signe que le ciel nous envoye ! Manon, aujourd’hui est notre jour de délivrance ! » (SC 82). Le mot délivrance revient quatre fois dans ce passage qui précède le récit du martyre de la sainte. Cette orchestration habile, jusque dans les détails, comme on le voit, fait partie d’une action dramatique minutieusement élaborée. La menace de la mort pèse sur Carmen dès le début. On lui rappelle l’assassinat de la duchesse de Langeais (SC 28, 34), un homosexuel travesti, et d’autres morts et disparitions suspectes (SC 32-33). Carmen craint Tooth Pick, pour l’avoir une fois humilié. Elle résiste aux menaces de Maurice (SC 62 sqq.) tout en sachant que si le boss lui retire sa protection, c’est Tooth Pick qui agira. Le drame de la bonne nouvelle est encadré par les choeurs qui scandent les temps et le tempo de l’action dramatique en y impliquant les éléments naturels – l’univers : soleil, ciel, orage, éclair, pluie. Le choeur liminaire salue le lever du soleil qui ne se couchera plus sur la Main (SC 13-21); l’afflux des auditeurs au Rodéo commenté par les choeurs est perçu par Carmen et Bec-de-Lièvre comme un orage menaçant, mais libérateur: « Le nuage a éclaté ! Mon nom pleut ! » (SC 48, c’est Carmen qui parle). La mort de Carmen est annoncée par les choeurs inquiets de voir le temps se couvrir et le soleil disparaître (SC 83). Toutefois, le thème dominant est encore l’art et à travers lui, l’écriture. La bonne nouvelle de Carmen tient à la parole. Chanteuse western, Carmen a appris le grand art à la source, à Nashville, aux États-Unis, mais elle a compris qu’il faut mettre cet art à la portée de la Main, de son public marginalisé. Elle travaille les textes, traduit, adapte, invente (SC 23) afin qu’ils parlent de la réalité qui touche directement son public de la Main. Car elle sait que ce n’est qu’ainsi qu’elle peut sauver sa communauté marginalisée qu’elle aime : « Tu méprises [= Maurice] la Main parce qu’a l’achève pis c’est toé qui va finir par y donner son coup de grâce ! Mais moé... moé j’ai découvert qu’y reste une chance de la sauver... Maurice, avec ma voix j’ai décidé d’essayer d’aider la Main à sortir de son trou. » (SC 71). Le long face-à-face entre Carmen et Maurice porte sur l’éthique de l’art. L’art est un mensonge, mais un mensonge qui peut devenir plus vrai que la vérité, car il peut transformer, transfigurer la réalité. Le mauvais art est celui de la régression et de la conservation du statut quo. Maurice avait envoyé Carmen à Nashville juste pour lui donner l’occasion d’améliorer ses yodles. Il ne lui demande rien que d’en rester à son ancien répertoire. Mais l’art, s’il ne touche pas la réalité, s’il ne transforme pas la réalité, s’il n’incite pas à l’acte, est un mal que Carmen refuse : « J’peux pus leur parler de mes fausses peines d’amour après leur avoir chanté leurs vrais malheurs ! J’ai pas le droit ! » (SC 73). Le vrai art finit par se libérer de l’artificiel, de l’emprunté, de l’étranger : « Pis viendra peut-être un jour j’s’rai pus obligée de me déguiser en cow-girl pis de faire des yodles ! [...] Un style à moé ! J’ai commencé avec des paroles des autres pis des musiques des autres mais peut-être que j’pourrai finir avec des paroles de moé ! Aie ! Monter sur le stage sans sentir le besoin... de me déguiser ! Aie ! » (SC 74). Par Carmen interposée, Michel Tremblay aborde la réflexion sur la littérature et sur sa propre place dans la littérature. D’abord au niveau tout personnel, car la littérature est devenue pour lui le moyen détourné d’exprimer, en la déguisant, son homosexualité. Les figures des travestis dans son oeuvre sont autant de métaphores de l’expression détournée, indirecte, de la différence. La littérature est une autre façon d’aborder la réalité, de dire la vérité, de se dire.[6] À un niveau plus général, les paroles de Carmen renvoient au discours culturel que l’on peut déchiffrer dans les textes tremblayens et qui constituent une sorte de poétique implicite. Il ne s’agit de rien de moins que de la littérature québécoise. Une analyse détaillée des Chroniques du Plateau-Mont-Royal[7] nous ferait découvrir, sous les dehors d’une chronique et saga familiale, l’histoire de la naissance du futur écrivain (le garçon de la « grosse femme »), inspiré par l’exemple de son entourage : Josaphat-le-Violon, oncle Édouard, cousin Marcel, les quatre fées-muses. L’histoire est insérée dans un débat culturel large, opposant la culture populaire à celle des élites d’Outremont, à la culture française et états-unienne. La question de l’emprunt culturel se lit à travers de nombreux renvois aux auteurs, cinéastes, acteurs, chanteurs étrangers. La réponse de Tremblay est celle de l’appropriation, mais une appropriation qui ne peut avoir lieu qu’à condition d’élever la culture populaire à l’universel. Tremblay envisage la constitution de la culture québécoise « par en bas », par le peuple. La grande culture doit puiser dans le peuple, s’appuyer sur le peuple.[8] Pour cela, il importe de montrer à cette culture et société jusque-là humiliée et asservie, la voie de l’ascension. La mission culturelle de l’intellectuel et la mission christique de certains personnages de Tremblay présentent des analogies.[9] La question du joual apparaît du coup posée de façon radicalement diverse que chez Dubé. Au lieu d’être un instrument de caractérisation mimétique des personnages et du milieu, instrument relevant d’une esthétique réaliste où le populaire est importé dans une culture élitiste, il est l’enjeu même de la transfiguration esthétique. L’adoption des principes du spectacle populaire, religieux permet non seulement de renouer avec la tradition autochtone, mais en même temps de sublimer le bas en haut, de retravailler le joual en langue poétique, d’élever la banalité quotidienne des prolétaires et des marginaux méprisés à la beauté, de formuler un message universel. L’esthétique réaliste, urbaine, est dépassée, débordée par une démarche que l’on pourrait appeler, à défaut, de transfiguration.[10] Il serait sans doute facile d’établir la liste des procédés rhétoriques que Michel Tremblay met en oeuvre pour sublimer le joual en expression littéraire de haute volée. Il s’agit notamment des figures répétitives – anaphores, reprises – et d’images. Les figures répétitives sont liées à la composante musicale, lyrique, qui caractérise soit les choeurs, soit les répliques prononcées en duo ou trio, soit des arrangements musicaux des pièces entières (Albertine en cinq temps, Bonjour là, bonjour et surtout Messe solennelle pour une pleine lune d’été). Jaznusz Przychodzen a remarqué que le théâtre québécois manque de conflictualité « intérieure » qu’il remplace par un « para-conflit », une « conflictualité typiquement non conflictuelle ».[11] Le cas de Tremblay, à commencer par les Belles-Soeurs, en est l’illustration. La composante musicale des voix collectives ou individuelles se rapproche donc plus de la litanie que du choeur de la tragédie grecque, sauf, peut-être, dans Sainte Carmen de la Main où les deux choeurs avec leurs coryphées interviennent dans l’action et où l’assassinat de Carmen, perpétré hors scène, est présenté, par un tiers, à la manière des récits de messagers ou serviteurs des tragédies antiques et classiques. Le tragique, toutefois, est présent sous une double forme. D’une part, on peut distinguer chez plusieurs personnages tremblayens les différents stades situationnels de la tragédie antique : hamartia (faute), hybris (fierté et entêtement), pathos, anagnosis (prise de conscience), catharsis.[12] D’autre part, Michel Tremblay introduit dans ses pièces la nécessité, voire la fatalité,[13] auxquelles s’oppose l’exigence de liberté, de libération, de délivrance. Le tragique surgit du conflit entre ces deux ordres. Là encore, le tragique et le religieux se touchent et se complètent. Conclusion La Révolution tranquille a affiché sa laïcité sans se rendre toujours pleinement compte de l’importance de l’héritage culturel transmis par la catholicité. Il est cependant indéniable. Nous le retrouvons, sous différentes formes, très souvent caché, voire dénié, et pourtant irrépressible, dans le Refus global de Paul-Émile Borduas, dans les oeuvres de Gabrielle Roy et d’Anne Hébert, on le découvre dans les Blocs erratiques d’Hubert Aquin, il est valorisé dans les réflexions et les oeuvres de Jacques Ferron. Récemment, un ouvrage critique a mis en relief les rapports entre le catholicisme français de gauche, personnaliste, de la revue Esprit et les revues modernistes canadiennes françaises et québécoises – La Relève, Cité libre, Parti pris, Possibles.[14] L’oeuvre de Michel Tremblay s’insère dans ce contexte culturel en renouant avec la tradition du drame religieux. Ses éléments lui permettent de constituer un univers dramatique où la nécessité et la fatalité se heurtent au désir de délivrance et de libération, tant individuelle que communautaire. Cette poétique du dépassement et de la transfiguration comprend également un discours sur la finalité de l’écriture et de l’art, confère à l’art une mission humaniste, à la fois esthétique et sociale. L’esthétique est soutenue par l’éthique, le pathos par l’éthos, le bas – y compris la langue des marginaux, le joual - est sublimé. Bibliographie des pièces de Michel Tremblay (L’année de la publication originale et les abréviations utilisées sont entre parenthèses.) Belles-Soeurs (1968, BS), Ottawa, Leméac 1972 En pièces détachés (1969, PD), Ottawa, Leméac 1994 À toi pour toujours ta Marie-Lou (1971, ML), Ottawa, Leméac 1971 Hosanna, La duchesse de Langeais (1973, H), Ottawa, Leméac 1984 Bonjour là, bonjour (1974, BB), Ottawa, Leméac 1987 Sainte Carmen de la Main (1976, SC), Ottawa, Leméac 1989 Damnée Manon, sacrée Sandra (1976, DM), Ottawa, Leméac 1977 L’Impromptu d’Outremont (1980, IO), Ottawa, Leméac 1980 Albertine en cinq temps (1984, A), Ottawa, Leméac 1984 Le Vrai Monde ? (1987, VM), Ottawa, Leméac 1989 Messe solennelle pour une pleine lune d’été, Ottawa, Leméac 1996 ________________________________ [1] La notion de poétique implicite a été appliquée par Krzysztof Jarosz à l’analyse des romans de Jean Giono dans Jean Giono – alchimie du discours romanesque, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego 1999. Krzysztof Jarosz a emprunté le terme à Umberto Eco (L’Oeuvre ouverte, Paris, Seuil 1965, pp. 10-11) tout en en élargissant la portée. [2] Jean-Cléo Godin, « Julien Daoust dramaturge 1966-1943 », Theatre History in Canada / Histoire du théâtre au Canada (Theatre Research in Canada I Recherches théâtrales du Canada), vol. 4, n^o 2 (Fall 1983). [3] Rémi Tourangeau, Marcel Fortin, « Le phénomène des pageants au Québec », Theatre History in Canada / Histoire du théâtre au Canada (Theatre Research in Canada I Recherches théâtrales du Canada), vol. 7, n^o 2 (Fall 1986). [4] Cf. Madeleine Greffard, Jean-Guy Sabourin, Le Théâtre québécois, Montréal, Boréal 1997, s. 42: « Je rêve d’un Molière canadien qui aurait la densité de Claudel […]. » Les auteurs reprennent les citations de Legault, publiées dans sa revue Cahiers des Compagnons. [5] Signalons un ouvrage récent qui analyse la présence de la thématique apocalyptique dans l’oeuvre de Michel Tremblay: Marc Arino, L’Apocalypse selon Michel Tremblay, Talence, Université Bordeaux III. [6] Voir Veronika Nová, L’écrivain fictif dans l’oeuvre de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007, mémoire de master. Le texte est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/53218/ff_m. [7] Michel Tremblay, Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2000. [8] Gérard Bouchard (Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal 2000) insiste sur la faille entre la culture des élites francophones (et anglophones) du Canada, attachées à la métropole européenne, et la culture populaire, largement américanisée. Durant les années 1960, seulement, les élites canadiennes reformulent leur relation à la culture populaire. Tremblay est de ceux qui jettent les passerelles. [9] La problématique culturelle est abordée, quoique de façon marginale, dans L’Impromptu d’Outremont, une pièce non-joualisante, où le mal de vivre et la stérilité sont imputés à l’incapacité de l’élite culturelle de s’ouvrir à l’authenticité de la culture populaire et cette incapacité est encore vue, ironiquement sous les couleurs de la faute et du repentir : « Tu as abandonné tes cours de danse [...]. Et Pourquoi? Pour expier les « fautes » de ta classe? Fais-moi pas rire! Un peu plus et tu nous apprendrais que tu saignes le Vendredi saint! Tu te contentes de geindre au fond de ton trou et tu viens nous parler d’utilité! Et de vengeance! Tu as le front de nous faire un sermon sur l’art utilitaire? L’Art est devenu un papier hygiénique et tu prétendrais nous en vanter les mérites? L’Art est utile pour ceux qui le méritent, Lucile, et toi, tout ce que tu mérites, c’est le trou que tu t’es creusé toi-même et dans lequel tu vas crever! » (IO 105). [10] Au niveau stylistique, la sublimation du joual a été analysée par Markéta Jelínková dans La dynamique scripturale dans le «cycle des Belles-soeurs » de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007. Le texte de ce mémoire de master est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/64296/ff_m/. [11] Janusz Prychodzen, Vie et mort du théâtre au Québec, Paris, L’Harmattan 2001, p. 355. [12] Cf. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod 1996, p. 388. [13] Cf. Markéta Jelínková, ibidem. L’auteure analyse pertinemment la temporalité de certaines pièces: l’action commence parfois au moment où tout est été déjà décidé, l’événement inéluctable s’est produit; les personnages reviennent en arrière, revivent les moments fatals, en prennent conscience (ML, PD, H, BB, A). [14] Angers, Stéphanie - Fabre, Gérard: Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000). Les réseaux de la revue Esprit avec la Relève, Cité libre, Parti pris et Possibles, Québec, Presses de l'Université Laval 2005.