Gabrielle ROY : « Les deux nègres » (in Rue Deschambault) I Lorsqu’il fit construire la nôtre, mon père prit comme modèle la seule autre maison qui se trouvait alors dans cette petite rue Deschambault sans trottoir encore, fraîche comme un sentier entre des buissons d’aubépine, et, en avril, toute remplie du chant des grenouilles. Maman était contente de la rue, de la tranquillité, du bon air qu’il y avait là pour les enfants, mais elle protesta contre l’imitation servile de la maison - un peu éloignée de la nôtre heureusement - de notre voisin, un M. Guilbert, collègue de mon père au ministère de la Colonisation, par ailleurs son ennemi en politique, car papa était demeuré passionnément fidèle à la mémoire de Laurier, au lieu que M. Guilbert, à l’avènement du parti conservateur, avait « retourné son capot ». Les deux hommes avaient de grosses chicanes à ce sujet. Mon père s’en revenait en mâchonnant sa petite pipe de plâtre. Il annonçait à ma mère: - C’est fini, je n’y remets plus les pieds. Ce vieux fou, avec son Gouvernement de Borden ! Ma mère l’approuvait: - Eh oui, reste donc chez toi plutôt que d’aller chercher chicane à tout bout de champ. Seulement, pas plus que mon père avec M. Guilbert, ma mère ne pouvait se passer d’escarmouches avec Mme Guilbert. Celle-ci était de Saint-Hyacinthe, dans le Québec, et elle en faisait grand cas. Mais surtout elle avait une façon de vanter ses propres enfants, qui, en les exaltant, paraissait rabaisser ceux de maman. « Mon Lucien est presque trop appliqué, disait-elle; les Pères me disent qu’ils n’ont jamais vu un enfant tant travailler. » Ma mère rétorquait: « Les Pères me disaient encore hier que mon Gervais est tellement intelligent que tout lui vient sans travail; il paraît que ça non plus ce n’est pas très bien. » Contre ce que ma mère appelait les « pointes » de Mme Guilbert, elle se défendait bien. Malgré tout cela - ou peut-être à cause de cela - nos deux familles pouvaient à peine se passer l’une de l’autre. Souvent, le soir, maman sortait sur la galerie ouverte de notre grande maison, et elle disait à ma soeur Odette: -Mon souper est prêt. Va donc avertir ton père qui est encore chez les Guilbert. Ramène-le avant que ne prenne la chicane. Odette partait à travers champs. En arrivant chez les Guilbert elle y trouvait mon père, pipe au bec, appuyé à la barrière de nos voisins, qui discourait placidement avec M. Guilbert de rosiers, de pommiers et d’asperges. Tant que les deux hommes en étaient sur ce sujet, il n’y avait rien à craindre et M. Guilbert prenait assez volontiers l’avis de mon père qu’il reconnaissait plus expérimenté que lui-même en horticulture. Mais Odette apercevait le visage de Gisèle à une fenêtre de la maison. Gisèle criait: - Attends-moi, Odette, je descends. Je voudrais te montrer mon tatting. En ce temps-là, elles se livraient toutes les deux furieusement, quand ce n’était pas au piano, à une sorte de dentelle qui se faisait avec une navette et qui, il me semble bien, s’appelait du tatting. Ma mère envoyait alors mon frère Gervais voir ce qui pouvait retenir là-bas mon père et Odette. Gervais rencontrait au bout des champs son condisciple au collège, Lucien Guilbert, et celui-ci entraînait mon frère derrière une vieille grange pour fumer une cigarette; bien entendu, Mme Guilbert prétendit toujours que c’était Gervais qui avait incité Lucien à fumer. Ma mère, exaspérée, m’envoyait les chercher tous. Mais il m’arrivait de rencontrer le chien des Guilbert, et l’on se mettait à jouer parmi la folle avoine; de tout ce clan, parfois en brouille, parfois si bien lié, je pense qu’il n’y avait que moi et le chien Guilbert à ne jamais changer d’humeur. Finalement, ma mère arrachait son tablier et, par le sentier, s’en venait nous réprimander: - Mon souper qui est prêt depuis une heure ! Alors Mme Guilbert sortait sur sa galerie, et elle disait aimablement: -Mon doux ! restez donc à souper, puisque vous voilà tous là. Car Mme Guilbert, quand on lui concédait tous ses droits de supériorité et de distinction, était une très agréable personne. Cependant, il était difficile pendant toute une soirée de ne pas mettre Sir Wilfrid Laurier sur le tapis; ou encore de ne pas trancher une fois pour toutes quel garçon avait entraîné l’autre à fumer; en somme, nous revenions assez souvent de ces bonnes soirées amicales fâchés contre les Guilbert. Nous en étions là, ma foi assez heureux tous ensemble, lorsque l’inconnu entrant dans nos vies d’une manière toute fantasque y introduisit des relations plus difficiles, mais combien plus intéressantes ! II Ni les uns ni les autres n’étions alors fortunés: la nécessité nous faisait parfois assez durement sentir sa griffe, et ma mère avait pris l’habitude de dire: « Il faudrait se résoudre à louer une chambre. La maison est si grande qu’on s’en apercevrait à peine. » Mais ma mère se mettait à craindre le personnage louche ou le pauvre manoeuvre que l’on verrait chaque soir entrer chez nous noir et crotté. En disant cela, elle avait si bien l’air de sentir peser sur elle la désapprobation de Mme Guilbert que nous riions tous un peu de maman, car, en d’autre temps, elle savait relever la tête et déclarer « qu’elle avait pour elle sa bonne conscience... », que « du qu’en dira-t-on, elle faisait fi royalement... » Son locataire devenait de plus en plus idéal. Cet homme-là devrait se coucher de bonne heure, ne rien boire de fort, être tranquille, ni trop jeune, ni trop vieux... et si possible distingué. A force de l’entendre tomber des lèvres de Mme Guilbert, ma mère l’exécrait ce mot, mais elle tâchait d’en tourner le sens en faveur de ce qui pour elle était la distinction. . Cependant, où trouver cet homme précieux qui nous donnerait de l’argent et ne nous embêterait aucunement ! Qui serait en somme, comme le voulait maman, à la fois invisible et distingué ! Sur ces entrefaites, mon frère aîné, Robert, nous arriva tout feu, tout flamme. Il travaillait, ainsi que l’aîné des fils Guilbert, Horace, au service de Sa Majesté, dans le fourgon des malles dont le trajet était Winnipeg Edmonton. C’était un vrai diable, très exubérant. Mme Guilbert opposait toujours à notre Robert son Horace, tellement prévoyant, qui mettait de côté, qui ne prenait jamais une goutte de scotch... - J’ai trouvé le locataire qu’il vous faut, dit Robert à maman; une perfection ! - Vraiment ? - Eh oui. - Qui ne boit pas ? -Pas une goutte. - Qui ne fume pas ? - Qu’un cigare à Noël. - Mon doux ! dit maman, qui pâlissait de se voir ainsi prise au mot par la chance. -Et ce qu’il y a de mieux, fit Robert, c’est que ce type n’occuperait sa chambre chez nous qu’un ou deux jours par semaine, mais il la paierait en entier... -Et le reste du temps... où sera-t-il cet homme ? demanda maman. - Par-ci par-là, dit Robert en riant pour voir l’air de maman; de temps en temps à Vancouver... ou à Edmonton... Mais rassure-toi; il est un très honorable employé du Canadien Pacifique. -Ah! bon... et tu le trouves bien de sa personne ? - Un air de président... pieux, dit Robert. -Un président et pieux ! Et il s’appelle ? - Jackson. -Un Anglais ? -Par la langue, si tu veux, dit Robert... mais en réalité, et c’est même la seule petite ombre au tableau, si je peux dire, Jackson est Nègre. - Un Nègre ! Ah non ! par exemple. Jamais de la vie ! Ma mère avait jeté un regard vers la maison voisine. Et c’était tellement comme si elle avait dit: « Qu’est-ce que Mme Guilbert en penserait! » que nous avons tous pris le temps de regarder de ce côté-là, gravement. Néanmoins, ma mère se fit à cette idée; au fond, je le pense, sa curiosité fut plus forte que tout autre sentiment; Dieu merci ! elle était presque aussi curieuse que Mme Guilbert. Peu après, je me souviens, c’était une éclatante journée de juin, et nous étions tous postés aux fenêtres - moi en haut, dans le grenier - pour voir arriver notre Nègre. Un peu avant, maman avait murmuré: « Quand même, j’aurais presque mieux aimé le voir arriver la nuit ! » De jour, dans notre petite rue si peu passante et par un soleil rayonnant, le fait est qu’il fut extrêmement visible ce grand et beau Noir, tout de noir habillé, et muni de sa petite valise de porter. Il eut l’air heureux en arrivant devant notre maison; d’un coup d’oeil il embrassa les trois petits pommiers en fleurs, la galerie spacieuse avec sa rangée de chaises berceuses, la couleur fraîche de la peinture et jusqu’à ma frimousse qui le guettait. A mon intention, il roula tout le blanc extraordinaire de sa prunelle. Je descendis les marches quatre à quatre, pour voir comment maman accueillerait le Nègre. Et maman, dans l’embarras peut-être de recevoir un Nègre comme il faut, lui tendit la main, la retira à demi, tout en esquissant une espèce de révérence, et elle lui dit: - Welcome, Mister Jackson from C.P.R., n’est-ce pas ? Ensuite elle le conduisit à sa chambre. Peu après elle descendit; enfin c’était fait: notre Nègre était chez nous. On pouvait penser, passer à d’autres affaires, comme disait ma mère. Mais, de toute la journée, le Nègre là-haut ne parut bouger. Ce silence du Nègre nous obligea à faire constamment attention à lui. « Peut-être qu’il dort... » disait l’un. Ou bien: « Il lit sa Bible... » Agnès dit en soupirant: « Il s’ennuie... peut-être... » Et ma mère fronça les sourcils. « On ne peut tout de même pas l’encourager à descendre déjà dans la cuisine... » De temps en temps ma mère allait regarder un peu ce qui se passait du côté des Guilbert, par une fenêtre qui donnait sur leur maison. Là aussi, silence. - Qu’elle vienne donc ! fit maman. Je suis sûre qu’elle a vu arriver notre Nègre, et qu’elle est à sa fenêtre, se demandant qui il peut être. Et en effet, vers quatre heures, Mme Guilbert, posément - elle mettait un chapeau aussi bien pour traverser nos champs que pour aller à l’église - Mme Guilbert s’en vint aux nouvelles. Assise chez nous, elle prit son chemin habituel pour assouvir sa curiosité tout en se gardant par distinction de poser des questions directes. Elle dit: - Puis ? Maman savait la faire languir. -Eh oui, dit-elle, quelle chaleur déjà ! Et on n’est qu’au dix-huit juin !... -C’est chaud, en effet, dit Mme Guilbert. Mais à propos, est-ce que votre visite d’été ne commence pas à arriver ? Il m’a semblé voir quelqu’un entrer chez vous avec une petite valise... comme je posais mes rideaux. -Oui, c’est une manière de visite, dit ma mère. Je me suis décidée à prendre un locataire. -Ah ! c’est donc ça ! Figurez-vous, dit Mme Guilbert, que je devais avoir le soleil dans les yeux... quand cette personne... enfin votre locataire a paru au bout de la rue... Un instant, je me suis imaginé voir un Nègre. -Vous aviez peut-être le soleil dans les yeux, dit ma mère gentiment; mais vous avez bien vu quand même: c’est un Nègre en effet. Et alors, maman prit les devants, elle s’installa à l’aise dans un rôle tout neuf. - J’aurais pu louer ma chambre cent fois, deux cents fois à quelqu’un de blanc, dit ma mère. Ce ne sont pas les blancs qui manquent par chez nous... Mais, justement, j’ai compris qu’il était plus humain, plus chrétien, si vous voulez, de prendre ce pauvre Nègre que certains, comprenez-vous cela, refuseraient de traiter comme un de leurs semblables. Car enfin, oui ou non, demanda maman, un Nègre a-t-il une âme ? Eberluée d’abord, Mme Guilbert finit par recouvrer son talent de tac au tac. - Ta... ta... ta... fit-elle. Allez-vous essayer de me faire croire que c’est par philanthropie que vous avez installé dans notre milieu une personne noire!... -Non... peut-être pas... dit ma mère en souriant et toute gracieuse. Mais, je vais vous l’avouer, madame Guilbert: à présent que j’ai mon Nègre, je voudrais bien l’avoir accepté dès le début par pure philanthropie, comme vous dites, tant je reconnais avoir bien agi... A cet instant, Mme Guilbert eut tout l’air d’observer maman avec bienveillance. Et remettant son chapeau, elle laissa tomber du bout des lèvres, comme sans arrière-pensée aucune: -Au fait... ça doit être payant d’avoir un locataire un ou deux jours par semaine... mais qui va vous donner le prix de toute la semaine, j’imagine ! Maman qui, dans le fond, n’avait pris le Nègre que pour nous procurer un peu d’aisance, continua à sourire, toute contente d’elle-même. Et elle nous fit remarquer: - Qu’une bonne action rapporte, est-ce donc si étonnant ! C’est dans l’ordre. III Cher Nègre ! Il avait l’âme la plus généreuse du monde, et c’est bien grâce à lui que nous avons passé, sans trop en souffrir, à travers de graves ennuis pécuniaires, cet été-là qui fut chaud, paresseux, insouciant en véritable été. A son deuxième séjour chez nous, le Nègre descendit le soir de sa chambre. Il arriva au bas de l’escalier et, le nez collé à la moustiquaire de la porte, il nous demanda - nous étions tous assis sur la galerie à prendre le frais - il nous demanda d’une voix profonde s’il pouvait s’asseoir avec nous. Il dit que sur son train de Vancouver il avait fait une chaleur atroce. Il ne voulait d’ailleurs s’asseoir que sur une marche du perron. Ma mère lui accorda une chaise. Alors, de sa poche, le Nègre sortit le premier des nombreux cadeaux qu’il devait nous offrir. C’était une paire de gants blancs; il la présenta à Agnès, la plus timide, la plus douce de mes soeurs. Nous fûmes tous un peu gênés; par ailleurs, ne pas accepter au moins ce premier cadeau de notre Nègre lui aurait fait trop de peine. Du reste, Agnès entendait garder les gants. Cela continua. A chacun de ses séjours chez nous, notre Nègre ne manquait plus de venir s’asseoir sur la galerie. Ma mère avait des giroflées tout autour qu^’exhalaient leur pleine odeur à la nuit. A travers l’eau de Cologne, le talc dont il empestait, le Nègre devait recueillir quelques bouffées de ce parfum plus délicat des fleurs vivantes. Ces soirs-là, roulant ses gros yeux les pouces plongeant dans les poches de son gilet heureux, il disait: - Smell so goo-ood ! Il disait aussi: - It’s fine not to be rollin’ across Canada. Et il sortit de sa poche un foulard de soie blanche pour mon père; ensuite des bas de soie blancs pour Agnès encore.. presque toujours du blanc. Quant à moi, j’étais devenue son professeur de français. Il me pointait quelque chose, un arbre, une maison, une chaise. Je disais: arbre, maison, chaise... Alors le Nègre mettait la main dans sa poche; il en sortait un dix-cents qu’il poussait dans la fente de ma tirelire. J’étais payée tous les trois mots. J’entrevoyais que je ferais fortune comme professeur de français. Cependant, les Guilbert avaient de sérieuses difficultés d’argent. M. Guilbert avait dû prendre sa retraite; la grande maison, si semblable à la nôtre, était hypothéquée; les enfants aux études coûtaient cher. Lorsqu’elle sut sa voisine tracassée, ma mère eut pour elle de grandes délicatesses. Un jour, elle lui envoya porter du lièvre dont elle disait avoir beaucoup trop, et, une autre fois, comme nous avions reçu une douzaine de poulets d’un de mes oncles de la campagne, maman obligea Mme Guilbert à en prendre la moitié, l’assurant que notre famille ne pourrait les manger assez vite, qu’ils se gâteraient... Mon père ne traitait plus M. Guilbert de vendu au Gouvernement Borden ni de vieux fou; seulement de pauvre fou. Et ma mère un jour proposa à sa voisine: - Pourquoi ne prendriez-vous pas aussi un locataire, madame Guilbert ? Il n’y a pas de déshonneur à cela... - Oui, j’y ai songé, soupira Mme Guilbert... mais introduire dans nos maisons, parmi nos grands garçons, nos jeunes filles, un étranger, un personnage étranger, c’est grave, vous comprenez... - Oui, c’est grave, consentit maman, mais les étrangers sont rarement aussi étrangers qu’on le croit... - J’ai mis une annonce dans le journal, avoua Mme Guilbert. Personne ne s’est présenté... Vous savez, les temps sont durs.., les locataires rares... Notre petite rue n’est pas très connue... Et elle demanda: - Votre Nègre, en somme, vous en êtes contente ?... - Contente, on ne peut l’être plus ! Pensez, madame Guilbert: il fait son lit lui-même! - Ça se comprend, commenta Mme Guilbert, un peu pincée. Un porter ! Un homme qui fait le lit des autres ! Il ne manquerait plus, ne trouvez-vous pas, qu’il ne fasse pas le sien ! - Oui, mais j’ai beau chercher quelque chose à ranger dans sa chambre, dit ma mère, et je ne trouve rien; pas même une cravate, pas même une paire de chaussettes... Je vous le dis, madame Guilbert: les Nègres me paraissent être les hommes les plus soigneux, les plus propres au monde... - Pour le corps aussi ? fit Mme Guilbert en pinçant un peu les narines. Ma mère rit. - C’est même là son seul défaut. Avec lui, ce sont des bains à n’en plus finir. Il nous prend toute l’eau chaude... - Mais est-il à sa place ? - A sa place ? Que voulez-vous dire ? dit ma mère. Bien sûr qu’il est à sa place... comme on l’est tous, madame Guilbert, à sa place dans la vie, n’est-ce pas ? ... pas aussi riches que les uns... pas aussi pauvres que les autres... Nous vivions comme à la campagne, en ce temps-là, rue Deschambault. Mais, dans la rue Desmeurons, où notre petite rue aboutissait et qui n’était pas non plus tellement habitée, passait toutes les quinze minutes un tramway jaune. Il en descendait peu de monde pour la rue Deschambault: vers six heures habituellement, mon père revenant de son bureau, ou encore Horace et mon frère Robert, lesquels arrivaient ensemble de voyage le jeudi; et, bien entendu, notre Nègre qui, lui, arrivait toujours le vendredi. Or, ce vendredi-là, ce ne fut pas un seul Nègre qui descendit du tramway, mais deux habillés pareillement de noir, chacun avec sa petite valise. L’un des Nègres, le nôtre, s’arrêta à notre barrière; l’autre, après avoir adressé un petit signe de la main à son compagnon et lui avoir lancé: « So long, Buddy !... » continua jusque chez les Guilbert en sifflotant. Ce fut le tour de ma mère d’être sur des charbons ardents; et, Mme Guilbert ne se montrant pas, elle se vit contrainte d’aller aux nouvelles. -Eh oui, lui dit Mme Guilbert; mon Horace connaît depuis longtemps ce Nègre qui voyage à bord du même train. C’est un Nègre rangé, doux, tout à fait bien élevé... - Comme le mien, exactement, dit maman. - Après tout, employé du C.P.R., tout comme nos fils, continua Mme Guilbert. Mais ma mère voulait triompher trop tôt, et Mme Guilbert le lui rappela: -Du moment qu’il y avait déjà un Nègre dans la rue... ce n’est pas si grave d’en avoir un deuxième. Une fois l’exemple donné!... Ma mère revint un peu agacée. « En tout cas, nous assura-t-elle, notre Nègre était infiniment mieux que celui de Mme Guilbert, lequel était moins élancé, moins droit... » Et, comme pour bien établir la mauvaise foi de sa voisine, maman prophétisa: - Vous allez voir que madame Guilbert va maintenant prétendre avoir un meilleur Nègre que le nôtre. Vous allez voir ! Et c’est bien en effet ce qui se produisit. Pourtant, sans aucun doute possible, le Nègre des Guilbert était le moins noir des deux. Mais de cela justement - était-ce convenable ? - Mme Guilbert tira fierté, observant: - Au fond, je crois qu’il n’est que mulâtre ! IV Cependant notre Nègre nous enseignait la bonté. Le soir, il gardait pendant des heures sur ses grosses mains écartées l’une de l’autre un écheveau de laine blanche dont maman faisait une pelote. Agnès portait ses gants blancs même assise sur la galerie. Ma mère croquait des bonbons de Vancouver. Ma tirelire avait été remplie, vidée, et elle était en train de se remplir. Il paraît que je suivais notre Nègre pas à pas, ma tirelire à la main - mais on a exagéré, je pense. D’abord, si le Nègre me donnait le gros prix de dix cents pour chaque leçon, c’est que ma banque était faite dans le genre des boîtes à monnaie des receveurs de tramway, avec une fente qui ne laissait passer rien d’autre que des pièces de dix-cents. Toutefois, on ne pouvait l’ouvrir tant qu’elle n’était pas remplie. En tout cas, maman eut grand tort de me faire des reproches, car, lorsque ma tirelire de nouveau fut pleine, maman m’emprunta encore une fois tout le contenu: cinq dollars. Moi, j’étais la fourmi de la fable, sauf que d’une fois à l’autre je venais au secours de la cigale. Malgré ces emprunts successifs, je travaillais toujours à remplir ma banque en vue d’un achat personnel. C’est alors que ma soeur Odette se mit à me faire une sérieuse concurrence... Si sérieuse, qu’elle arriva à distraire complètement le Nègre de ses leçons de français. Elle devait plus tard se faire religieuse; elle détestait les hommes et elle avait, avant de renoncer au monde et à elle-même, l’âme révolutionnaire. L’idée de l’injustice dans le monde lui faisait retrousser les lèvres; rien que pour avoir lu dans un journal qu’un pauvre vagabond avait été trouvé grelottant de froid dans un parc, Odette en voulut longtemps à toute la ville. Ses narines très fines frémissaient d’indignation à tout propos. Certainement, elle n’était pas faite pour le monde, elle était belle et, ayant enfin abandonné son tatting, elle jouait tout le temps un prélude de Rachmaninoff. Il y avait une partie de ce morceau en violents accords qu’elle disait être l’expression de la révolte des malheureux en Sibérie. J’aimais follement cette révolte en musique. Où que je fusse, sous les pommiers, ou, plus loin, à jouer avec mes petits amis Gauthier, dès que j’entendais gronder la marche vers la Sibérie, je quittais tout, je lâchais tout, j’arrivais au salon à la course, je m’accroupissais sur le tapis près du piano. Je guettais, les narines gonflées, la lèvre retroussée d’Odette. Je lui demandais: « C’est la révolte ? » Sans s’arrêter, sans même me regarder, Odette m’accordait un coup de tête en signe d’affirmation; et, d’un mouvement des hanches, elle reculait un peu le banc du piano afin d’avoir plus long de bras pour les terribles moments qui venaient. Notre Nègre dut subir lui aussi l’attrait de cette musique. Il descendait l’escalier doucement, tout doucement. Il s’arrêtait vers la huitième marche, dans le tournant; il s’y asseyait; entre les barreaux, il pouvait voir un peu Odette qui avait en ce temps-là une masse de cheveux blonds, très fins, que ses mouvements au piano, son agitation éparpillaient en mèches dorées sur son front, dans son cou. Odette, un soir, leva la tête; elle aperçut le Nègre, le visage entre les barreaux de l’escalier. Jugeant peut-être avec vérité et avec remords qu’elle l’avait tenu hors de sa musique comme les exilés de son prélude l’étaient du royaume des Tsars, ma soeur, le plus gracieusement du monde, en lui indiquant un fauteuil, invita le Nègre au salon. Et, pour lui, elle reprit, dès le début, le prélude de Rachmaninoff. Il était si clairement établi parmi nous qu’Odette n’avait pas d’inclination pour les jeunes gens, qu’elle n’était pas pour eux, que personne ne songea à s’étonner de la voir avec le Nègre. Du reste, il la traitait avec un respect qui faisait paraître bien peu de chose la galanterie ou les hommages des garçons à marier. Et Odette, toute décidée qu’elle fût au renoncement, avait l’air de beaucoup aimer être l’objet de grands égards. Le soir, après la musique, elle et le Nègre marchaient ensemble devant la maison. Ils se parlaient de l’Afrique. Sans doute pour faire plaisir à ma soeur, notre Nègre tâchait de se rappeler de vieux souvenirs, à demi conservés dans sa famille Jackson, d’esclaves aux enchères, de rafles, par des hommes cupides, de pauvres Noirs surpris dans leur village de paillottes... - Yes... Miss... all that must have happened once upon a time... disait le Nègre en écourtant ses pas pour les accorder à ceux d’Odette. V Par ces mêmes soirs si doux, si embaumés - car alors, rue Deschambault, poussaient à leur aise des trèfles et du foin sauvage qu’un homme envoyé par la ville venait faucher à la faucille à la fin de l’été seulement - par ces soirs qui étaient l’été même, ma mère allait souvent « prendre » Mme Guilbert pour une petite marche. Les deux femmes se promenaient sur un parcours peu étendu devant la maison de Mme Guilbert. Et tout allait assez bien entre elles, sauf lorsqu’elles en venaient à parler de leurs Nègres; elles étaient acharnées à établir qui d’elles avait le meilleur. - Le mien, disait maman, a de la finesse, je vous assure, et du tact. - En tout cas, le mien en a assez, répliquait Mme Guilbert, pour connaître sa place et y rester. - Voulez-vous dire par là, madame Guilbert, demandait maman, que vous avez le coeur de condamner votre pauvre Nègre à rester dans sa chambre par cette chaleur ?... Des gens qui souffrent tellement de la chaleur! Et qui de plus ont le coeur sensible!... Une fois qu’elles devisaient ainsi en marchant, elles firent face, mais d’une assez grande distance, à un couple qui se promenait devant notre maison. - Mais, dit Mme Guilbert, levant les yeux, les abritant de sa main contre le soleil couchant, quel est donc cet homme qui se promène avec Odette ? - Un homme avec Odette, ça m’étonnerait beaucoup ! dit maman. Mais en même temps, du coude, maman poussait un peu Mme Guilbert, cherchait à lui faire rebrousser chemin; et, comme cette tactique ne réussissait pas, elle tâcha d’attirer son attention sur la hauteur du foin sauvage, sur un oiseau qui volait bas. Mais Mme Guilbert marchait en droite ligne vers notre maison. Elle voyait mieux maintenant notre bout de rue; et, tout horrifiée, elle s’exclama: -Savez-vous bien qui est avec Odette, ma pauvre amie ! Votre Nègre ! Je vous l’assure; il ne fait pas encore assez noir pour que je ne distingue pas ce visage noir... -En ce cas, ne vous plaignez jamais de vos yeux, dit maman; ils sont encore meilleurs que les miens. Puis, calmement, comme si la chose, réflexion faite, tournait à son avantage: -C’est possible après tout qu’Odette se promène avec le Nègre: cette enfant a tant de coeur ! -Comment! dit Mme Guilbert. Je vous dis que votre fille se promène avec un Nègre au su et au vu de tous, et vous faites tout simplement: Ah!... - Mais justement, dit ma mère, c’est au vu et au su de tous... Puis elle reprit: - Au su et au vu de peu de monde, veuillez-le voir, madame Guilbert; au su et au vu de nous deux exactement. Néanmoins, maman était irritée. Ecourtant sa marche, elle revint tancer un peu Odette. « Sur la galerie, au salon, que tu parles au Nègre, passe encore ! Mais as-tu besoin que ce soit aux yeux du voisinage ! » - Le voisinage ! fit ma soeur en retroussant la lèvre. Quel voisinage ? Or le Nègre de Mme Guilbert était un petit homme tranquille, autrefois de l’Alabama, que la musique aussi attirait. Gisèle en ce temps-là jouait des pièces à quatre mains avec Odette; quand elle fut abandonnée de ma soeur, qui fréquentait le Nègre, elle se mit à rabâcher à coeur de soirée un morceau de Schumann, qui s’appelait il me semble: A la Bien-Aimée. Pendant que sa mère et la mienne faisaient de petits pas devant la maison des Guilbert, Gisèle jouait pour leur Nègre qui, lui aussi, de marche en marche, en était rendu au salon. Mme Guilbert s’en doutait peut-être, mais probablement aimait-elle mieux les savoir dans la maison que sur la galerie, au su et au vu de tous. Quoi qu’il en soit, lorsque Mme Guilbert cessa de bouder maman et vint un soir la « prendre » pour une petite marche, elle ne voulut jamais aller de son côté, préférant le nôtre que tout à coup elle dit plus aéré, moins sauvage. C’était donc devant chez nous qu’elles marchaient; à l’autre bout de la rue se promenaient également un homme et une femme qui paraissaient bien assortis quant à la taille, à la démarche; la brunante venait; maman ne distinguait pas le visage de ce couple qui avait l’air heureux. Du côté des Guilbert, l’ombre s’amassait plus vite que par chez nous, à cause des taillis plus épais autour de leur maison. -Votre Gisèle a donc un cavalier ? demanda maman avec un peu d’envie. Car, si elle paraissait approuver Odette de tenir les garçons à l’écart, à la vérité maman en souffrait, surtout lorsqu’elle voyait passer dans notre rue les cavaliers de Gisèle, un petit bouquet de fleurs à la main. - Elle ne manque pas de cavaliers, fit Mme Guilbert fièrement. Je vous le dis, ma bonne amie, ça n’a pas de sens: quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre... Il est bon qu’une jeune fille soit populaire, mais, comme je le répète à Gisèle: « Ma fille, si tu en encourages trop, tu vas mettre la jalousie dans le camp... , -Et Dieu sait ce qui pourrait alors se produire... continua ma mère, revenue à la bonne humeur. - Par ailleurs, fit Mme Guilbert, je trouve ça plus naturel que la conduite de votre Odette. Elle n’est pas mal, vous savez; je pense qu’elle aurait du succès si elle ne se croyait pas obligée de faire fuir tous les hommes... hormis votre Nègre... - Mais un Nègre, dit ma mère mystérieusement, ça ne vous écarte pas de la vocation... Au contraire... Tout de même, il me semble n’avoir jamais vu encore ce cavalier de Gisèle... Serait-ce un nouveau ?... - Je ne savais pas qu’elle attendait quelqu’un ce soir, convint Mme Guilbert. Voyons, qui ça pourrait-il être ? ... Il y a le docteur Tremblay qui est fou d’elle... Aussi le notaire... - Mais ce soir, dit maman, je pense que c’est le Nègre... - Mon Nègre ! Avec Gisèle ! Au su et au vu!... - Je n’ai pas mes lunettes, dit maman, mais d’ici, ça m’a tout l’air d’un visage noir, enfin brun, puisque votre Nègre est plutôt mulâtre... Elle n’eut pas le temps d’en dire plus; Mme Guilbert filait vers l’autre bout de la rue; et, en courant, elle agitait un peu les bras comme s’ils eussent été une paire d’ailes. Peu après, privé de sa compagne, le Nègre des Guilbert vint au salon rejoindre notre Nègre qui, accompagné par les accords d’Odette, chantait. Alors arriva Gisèle qui prit place près de ma soeur sur le banc du piano, et les deux jeunes filles soutenaient à quatre mains les voix des deux Nègres qui se lançaient en d’admirables variations; l’une profonde comme la nuit, l’autre seulement comme le crépuscule, elles s’échappaient de toutes nos fenêtres ouvertes, elles roulaient en même temps que des reflets de lune sur nos pelouses frémissantes. Sur la galerie, ma mère se berçait. Hélas, c’est au moment où nos vies auraient pu devenir combien plus intéressantes que nos deux Nègres furent rappelés par leur pullman; l’un pour faire la navette entre Halifax et Montréal, l’autre, je crois, devant rallier Calgary. Et longtemps, pendant des années, la rue Deschambaut s’ennuya de ses Nègres.