Gabrielle ROY : « L’Italienne » (in Rue Deschanbault) I Nous avions alors sur le dessus de notre piano Bell, parmi des photographies de Georgianna, de Gervais en collégien, de moi-même, parmi je ne sais quelles autres photos anciennes, nous avions trônant depuis bien longtemps une espèce de potiche bleue à deux anses et à long goulot - un vase à fleurs je suppose - mais dans laquelle on ne mettait plus rien, pour ménager la pauvre chose, très endommagée. Le vernis s’écaillait, le haut du vase tout ébréché révélait la matière blanche, friable, du plâtre peut-être, dont il était fait. Je le détestais et l’époussetais sans beaucoup d’égards; un jour je l’écornai davantage en le heurtant au coin du piano. Maman surgit. Elle me regarda presque avec colère. - Mains de beurre ! me dit-elle. Ne peux-tu pas faire attention à ma cruche de Milan ! J’allais riposter, quand je reconnus que la colère de maman, comme celle de bien des gens sans doute, n’était que de la fatigue, du regret, beaucoup de peines accumulées sur le coeur. Et puis, je me rappelai comment la cruche de Milan était venue chez nous... En ce temps-là, j’étais toute petite encore; c’était avant la mort d’Alicia; ce devait même être avant qu’Odette fît son adieu au monde; mon père tous les mois, avec fierté, nous apportait de quoi vivre.. de quoi faire quelques petites folies aussi. Je pense que nous étions très heureux, puisque nous n’avions que des soucis ordinaires: par exemple, les beaux champs libres à l’est de notre maison le resteraient-ils ? N’y verrions-nous pas un jour ou l’autre s’élever quelque vilaine construction qui boucherait notre vue, nous priverait de notre beau soleil levant ? Jusque-là il envahissait à l’aise toutes nos fenêtres de ce côté, et il y en avait plusieurs à l’est justement: en ce temps-là on prenait soin d’orienter les fenêtres d’une maison vers le plus chaud soleil de la journée. Oui, je le pense, ce fut alors notre plus grave souci, presque notre unique souci: perdrions-nous notre soleil ! Mais, pour le moment, peu de gens étaient tentés de venir vivre dans notre quartier; il avait le dos à la ville; la face pour ainsi dire aux champs... Et ces champs libres près de chez nous restaient à notre usage. Papa avait obtenu de l’Hôtel de ville l’autorisation d’y faire un grand potager. Plus loin, il y avait de la place pour jouer aux Indiens Sioux, aux embuscades; et il s’en trouvait encore que M. Gauthier, notre voisin à l’est et marbrier, utilisait lui aussi à ses fins; c’est-à-dire il y laissait des mois durant des pierres en forme de croix que l’herbe folle finissait par recouvrir à moitié, des angelots parfois et des stèles en pierre du Manitoba, la très pure pierre blanche de Tyndall. En sorte, qu’à l’est de chez nous, il y avait une étendue en culture, puis un espace en broussailles où se dressaient nos petites tentes d’enfants faites avec des sacs de jute, et, un peu plus loin, un doux cimetière sans morts. Quelques-uns des monuments inachevés, ou gâchés peut-être par M. Gauthier, y restaient indéfiniment, leurs épitaphes laissées en suspens: à la pieuse mémoire de.. bonne épouse... bonne mère... Parfois, on déchiffrait encore sur la face verdie de la pierre: décédée à l’âge de vingt-deux ans, trois mois, quatorze jours... N’était-ce pas singulier: dans ce temps-là on calculait à un jour près la vie sur terre des humains ! Mais un jour papa rentra tout agité, nous apportant une nouvelle bouleversante. - Devine, dit-il sombrement à ma mère. Maman ne pouvait pas deviner. - Le terrain à côté de chez nous est vendu, dit papa. Et ce qui était pire: quelqu’un y allait construire une maison. L’acheteur, dit papa, était un Italien. Nouvellement arrivé au pays. - Un Italien ! dit maman. Pourvu que ce ne soit pas un de ces bandits de Sicile ! Le lendemain déjà, sans guère nous laisser de temps pour nous habituer à la catastrophe, des hommes vinrent creuser une cave dans ce terrain joignant le nôtre, et, à notre goût, trop près de notre maison. Toutefois, les dimensions de la cave étaient restreintes; la maison qui s’élèverait là ne nous cacherait peut-être pas beaucoup le soleil. Nous n’étions pas encore pleinement rassurés, lorsque, du petit tram jaune qui nous reliait à Winnipeg, descendit un grand et gros homme aux cheveux tout noirs, aux yeux également noirs et brillants, portant des moustaches noires effilées dans les bouts, un gros homme en bleu de travail et large chapeau de paille, qui s’en vint commencer à construire tout seul la maison voisine. Des planches étaient arrivées; en un rien de temps, l’homme aux moustaches en eut assemblé une dizaine qu’il se mit à clouer et, en même temps, il entonna une chanson en italien; maman dit que ça devait être un air d’opéra. Pendant une pause que fit le chanteur maman lui adressa la parole, de notre galerie; elle apprit qu’il se nommait Giuseppe Sariano, qu’il était menuisier de son métier et que cette fois il travaillait sous ses propres ordres; oui, c’était sa maison à lui qu’il élevait; puis on l’entendit chanter de plus belle. Alors maman affirma qu’il avait l’air d’un brave homme, et elle décida mon père à « sonder » l’Italien. - Cherche surtout à savoir, dit maman, s’il a l’intention de bâtir aussi haut que nous. Mon père parla assez longtemps avec l’Italien qui ne pouvait répondre à la moindre question sans sauter d’un pied sur l’autre, se tourner à l’est, à l’ouest, et mettre tout son corps en branle. Papa revint, et, à sa démarche, on vit que les nouvelles étaient bonnes. En fait, papa riait tout seul; il n’a pas beaucoup ri dans sa vie, mais ce jour-là il remuait un peu les épaules en se hâtant de nous apporter les paroles de l’Italien. D’abord, papa lui ayant demandé: « Est-ce que vous comptez bâtir une grande maison ? ... » l’Italien avait sauté sur place et affirmé: « Si.., si... très bonne... très grande maison!... - « Aussi grande que la mienne ? A L’Italien avait pris un air consterné. - « Oh non! Oh, la la ! Pas un castello; j’ai une toute petite femme, pas très forte, menue, menue. Elle se perdrait dans votre château... Et puis, petite femme à moi mourrait à entretenir, à nettoyer si grand. Mais, quand même, je bâtis grand ! » Tout réjoui par l’intérêt de papa, l’Italien avait alors tiré de sa poche le dessin qu’il avait fait lui-même de sa maison. A ce souvenir, papa fut repris d’une douce gaieté. « Cette maison, dit-il à maman, sais-tu combien grande elle va être ? ... A peu près comme notre cuisine, autant que j’en puisse juger... Non, au fond, je pense qu’on en mettrait deux pareilles dans notre cuisine... » - Sans doute, dit maman, en Italie, cela passerait pour une grande maison. Il s’agissait en fait d’un humble et gentil bungalow en bois, sans étage, et nous l’avons vu avec plaisir prendre forme, puisque jamais il ne nous cacherait notre vue, notre soleil. Est-ce à ce moment, ou un peu plus tard, et parce qu’il ne nous faisait aucun tort que nous nous sommes mis tous ensemble à aimer l’Italien ? En tout cas, dès le premier jour et tous les jours qui suivirent, j’ai passé presque tout mon temps à le surveiller par une brèche dans notre palissade; et, chez nous, l’on n’avait pas l’air fâché des nouvelles que je rapportais à tout bout de champ. En somme, jusque-là, notre sympathie pour cet homme se nourrissait de peu: il construisait une très petite maison, il avait une menue, menue femme qui quitterait sous peu Milan et arriverait, la maison faite; de plus, il chantait des opéras. Néanmoins, papa dut penser que cela suffisait à justifier de l’amitié, parce que tout subitement il annonça à maman: - Si je lui donnais le prunier ! C’était un beau petit arbre qui prenait racine chez nous mais qui portait ses branches, ses fruits, tout son petit corps d’arbre de l’autre côté de notre palissade et par conséquent chez l’Italien. Et papa fit comme il l’avait annoncé: il alla en personne donner l’arbre à l’Italien. Sur la galerie, maman attendait de savoir comment l’Italien recevrait le cadeau. Et papa rapporta que l’Italien devait être sentimental en Italien; aussitôt en possession de l’arbre, il l’avait palpé, en avait caressé l’écorce; il l’avait embrassé même, en disant: « Je suis propriétaire d’un arbre ! En mettant le pied pour ainsi dire au Canada, j’acquiers un arbre tout fait et portant des fruits ! Le ciel est avec Giuseppe Sariano. » Ainsi étaient les Italiens, dit papa: ils débordaient à tout propos; ils dépassaient la mesure. Ce débordement du voisin nous gagna-t-il ? Fut-ce l’exemple ? Maman commença de se demander si l’Italien avait apporté de quoi manger, s’il ne conviendrait pas de lui envoyer porter de la soupe chaude... J’allai m’aplatir contre la brèche dans notre palissade; puis je revins dire aux autres que l’Italien avait son manger dans une petite boîte de fer-blanc, qu’à cet instant même, assis le dos à notre palissade, il mangeait du pain, des oignons crus, et qu’il buvait du liquide rouge à même une bouteille. Mes nouvelles propagées, je retournai surveiller notre homme. Il était assez mal rasé à ce qu’il me parut: non seulement ses cheveux, sa peau étaient noirs, mais aussi les petits poils qu’il avait dans les narines et les oreilles. Pour l’examiner, j’avais un assez bon trou dans une planche; lui, je ne pense pas qu’il pouvait me voir; tout au plus mon oeil, collé à cette ouverture de la palissade. A présent, il dormait, allongé dans l’herbe, son chapeau de paille sur le nez. Du bout des lèvres il faisait un petit bruit et comme une moue. Une paille devait le chatouiller quelque part; de temps en temps il essayait de se retourner, mais il était trop endormi pour y arriver, et toujours il retombait le ventre en haut. Je me demandais ce que je pourrais faire pour augmenter le confort d’un homme si aimable d’Italie. Papa ne me paraissait pas avoir été généreux, car, enfin, le prunier n’avait pas à être donné: il était déjà chez l’Italien. Je tenais à offrir beaucoup plus. Et alors je pensai au petit carré de fraises de papa. Peu de gens dans notre ville et dans tout le Manitoba peut-être avaient réussi à en faire pousser d’aussi pleines, d’aussi sucrées. Mais, hélas ! papa connaissait ses fraises une à une: deux belles presque à point, mûres de tous les côtés, une autre, blanche encore du côté de l’ombre; cinq ou six autres, pas du tout prêtes à manger. Il n’y avait pas moyen de lui en dérober sans qu’il s’en aperçût. Ce n’est pas que mon père fût chiche de ses fraises. Seulement il aimait se réserver le plaisir de nous en apporter un beau jour une petite tasse pleine qu’il posait sur la table en disant avec une fausse modestie: « Il n’y en a vraiment pas pour la peine, juste de quoi vous laisser bonne bouche ! » Alors, ce jour-là, pour faire plaisir moi aussi, j’ai enfreint la discipline. J’allai choisir les deux grosses fraises à point, et puis pour faire une bonne mesure -parce que deux ne vont pas sans trois! - je cueillis celle qui était un peu blanche d’un côté. C’était beaucoup: trois fraises pour une seule personne ! Je n’en dérobais jamais qu’une à la fois, quand c’était Peur moi. Mais notre Italien était un si gros homme ! Je revins vers lui, mes trois fraises au creux de ma robe retroussée. Il dormait toujours, et, de sa bouche ouverte, il poussait de l’air qui faisait bouger ses cheveux sur le front. J’ai mis une fraise dans sa bouche, puis une autre. Alors sa pomme d’Adam a sauté; peut-être commençait-il à sentir le goût des fraises; ou bien, il faillit étouffer. En tout cas je me dépêchai, comme il avait encore la bouche ouverte, d’y enfoncer la troisième fraise. Mais c’était la moins mûre; sans doute aurais-je dû commencer par celle-ci et finir avec la meilleure. L’Italien s’éveilla complètement. Il bâilla un peu en battant l’air de ses bras. J’étais accroupie dans l’herbe à l’examiner de près. En ouvrant les yeux, il vit les miens qui le guettaient. Au même moment sans doute il goûta la dernière fraise que je venais de lui glisser dans la bouche. Les deux autres, c’est dommage, avaient dû passer tout droit; mais celle-ci, il parut la reconnaître pour ce qu’elle était. Il s’assit dans l’herbe en riant et en tendant un peu les bras. Et il dit, comme si c’était mon nom : - Fraise ! Petite Fraise ! Charmante petite Fraise ! J’ai tout de suite aimé d’être appelée Fraise, peut-être parce que j’en avais si peu l’air avec mon pâle petit visage toujours tiré, les cernes autour de mes yeux, mes genoux écorchés. Petite Misère me convenait mieux. Mais que j’aimai cet autre nom, comme bon à manger ! Je demandai alors à l’Italien: - Etes-vous un bandit de Sicile? - Banditto ! Il s’est esclaffé. Son ventre, large et plein, fut secoué de rires. Puis, dans l’herbe, il m’attira dans ses bras -papa avait raison de dire que les Italiens ont une nature sentimentale - et il me dit que sa pauvre petite femme, toujours malade, ne pouvait pas avoir d’enfants, que jamais peut-être il n’aurait de petite fille... Et là-dessus il s’est mis à m’embrasser. Je ne savais au juste comment m’accuser du vol des trois fraises; assez penaude, je suis entrée dans notre maison, et j’ai commencé par avouer: - L’Italien m’a embrassée. Papa et maman se sont jeté un de ces regards; j’appelle « un de ces regards » ceux qui ont l’air de signaux entre grandes personnes. Papa s’est levé en serrant un peu les poings. -Qu’est-ce que tu dis là ? m’a demandé maman. Papa a grommelé: - On se hâte toujours trop aussi de faire amitié avec les étrangers ! Alors maman m’a parlé un peu des hommes; elle m’a dit que les petites filles ne devaient pas se laisser embrasser par eux, à moins que ce ne fût dans des occasions très spéciales: une joie rare, l’émotion!... Je lui ai dit que, justement, ç’avait été dans l’émotion... Ils m’ont quand même répété de bien me tenir sur mes gardes... Je me demandais sur quelles gardes... Mais le lendemain l’Italien raconta l’histoire des trois fraises à papa, qui la raconta à maman, qui la conta aux voisins... et l’on n’eut plus besoin de se tenir sur ses gardes. J’en étais contente. J’ai toujours aimé me trouver auprès de quelqu’un qui travaille; même toute petite j’aimais encore mieux voir travailler que de jouer, et c’est que l’Italien travaillait vite et bien ! En peu de temps la charpente du petit bungalow fut montée. Mais on se parlait encore, l’Italien et moi, lui, d’en haut, les jambes pendantes, des clous serrés au coin de la bouche; moi, d’en bas, la tête levée contre le soleil et abritant mes yeux de la main. Et quelquefois, là-haut, l’Italien poussait un grand A-a-a-a ! de chanson: c’était le début d’un de ses airs d’opéra. Maman sortait sur notre galerie pour mieux entendre le chant. Elle disait de l’Italien: « Il a le coeur sur la manche. » Elle mettait ses mains en cornet pour que sa voix allât vers le voisin, et elle demandait dans le cornet: « Avez-vous reçu d’autres nouvelles de Mme Sariano ? » L’Italien dégringolait en bas, fouillait ses poches, en sortait, toute chiffonnée, la dernière lettre d’Italie. Il la lisait à maman: « ... Je prendrai bientôt les mers pour retrouver mon Giuseppe; je compte les jours, les heures... Dis mes amitiés à ces bons voisins du Canada dont tu me parles dans ta dernière lettre... à la petite Fraise... » Ayant lu la lettre, Giuseppe remontait taper du marteau, rattraper le temps perdu. - Avez-vous jamais vu un homme plus heureux ! disait maman. Elle le disait avec une belle envie, ni triste ni méchante, une de ces envies comme jamais on n’en éprouve pour la richesse ou le prestige, avec une envie qui venait du coeur. Le bungalow était fini; à présent, l’Italien le meublait, et, à tout propos, il venait chercher l’avis de maman. Où valait-il mieux placer le poêle ? Maman lui recommanda, puisque sa femme était petite, de penser à mettre les armoires à sa portée. Et, de fait, sans maman, Giuseppe aurait mis les armoires beaucoup trop haut. Enfin l’Italienne dut être arrivée et installée avec son Italien dans leur bungalow, mais on ne les voyait ni l’un ni l’autre; c’était comme inhabité de leur côté, et maman me défendit d’y aller, disant que tous deux tenaient sans doute à se trouver en tête-à-tête quelque temps. Mais l’Italien ne devait pas être de cet avis; dès le lendemain, il vint de très bonne heure nous crier: « Etes-vous tous morts ? » C’était pour nous présenter Lisa, cachée dans le dos de son mari, et qu’il tirait doucement par la main. II Elle était encore plus mince, plus délicate que nous ne l’avions pensé d’après les photographies que nous avait montrées Giuseppe. Elle parlait d’une voix douce, très faible; c’était comme un gazouillis. Et maman dit: - C’est à cause de son accent italien. La langue italienne est très chantante. Mais, quoique gênée, elle avait des manières, et on le vit quand elle eut surmonté un peu sa timidité et aussi, sans doute, l’étonnement qu’elle avait de se voir tout à coup dans la rue Deschambault. Giuseppe dut s’en aller tous les jours, au loin, construire des maisons, mais il vint auparavant demander à maman si elle ne voudrait pas tâcher de distraire un peu Lisa. Il dit, ce que nous avions pensé de nous-mêmes: combien il y avait loin de Milan au bungalow tout neuf; donc maman pouvait-elle aider Lisa à surmonter son ennui ? Maman promit de faire de son mieux. Tous les matins, dès lors, Giuseppe partait à bonne heure de notre rue. Il sortait, accompagné de Lisa. Elle allait avec lui un petit bout de chemin; puis il l’embrassait, faisait une dizaine de pas, se retournait pour la regarder encore. Ensuite il devait presque toujours courir pour attraper son tram qui attendait, le marchepied baissé... Il est vrai que le conducteur ne pressait jamais la fin des adieux par des coups de cloche. Le soir, c’était plus gentil encore. Un tram stoppait. Nous en voyions descendre l’Italien couvert de sciure, de poussière de bois. Son pas était celui d’un homme fatigué. Son corps penchait en avant; sa boîte à outils avait l’air lourde à porter. Mais, bientôt, en regardant les fenêtres de son bungalow, il commençait à se redresser; il lissait sa moustache. Alors Lisa sortait et partait à sa rencontre. Giuseppe aussi hâtait le pas. Il lâchait sa boîte à outils, il soulevait sa femme de terre; il l’enlevait, il la prenait toute dans ses grands bras. Et pendant qu’il la tenait ainsi, on voyait les pieds de l’Italienne, détachés du sol, qui battaient l’air. Maman se tenait derrière un rideau qu’elle soulevait un peu pour mieux les voir s’embrasser. Puis elle laissait tomber le rideau et elle disait avec bonheur, avec envie: --- Comme il l’aime ! Et parfois elle ajoutait: - La plus belle couronne d’une femme c’est d’être aimée. Il n’y a rien, ni topaze, ni diamant, ni améthyste, ni émeraude, ni rubis, pour mieux embellir une femme ! Pourtant la petite Italienne de Giuseppe me paraissait bien chétive, bien maigre ! Souvent, de mon côté, j’allais lui rendre visite. C’était une vraie visite, parce que l’Italienne me recevait tout à fait comme une grande personne en reçoit une autre. Elle me faisait asseoir dans son salon; elle s’asseyait en face de moi. Ses pieds non plus ne touchaient pas tout à fait le plancher. Elle me demandait: « Comment va Madame votre maman? Monsieur votre père ? » Je répondais poliment: « Bien, merci. » Puis je m’informais à mon tour: « Comment va Monsieur votre mari?...» J’aimais bien nos conversations dans le genre de celles que j’avais avec d’autres petites filles, quand on jouait à la dame. Plus tard, j’ai appris que Lisa pour faire plaisir à son mari apprenait le français dans un livre où il y avait exactement le genre de phrases qu’elle me faisait. N’importe ! Elles les prononçait avec tout le sentiment qu’il faut. Mais je ne voyais toujours pas comment elle était parée mieux encore que par des rubis, des émeraudes, des topazes. Du reste, aucun de nous, pas même maman qui en parlait tant, n’avait jamais vu de ces pierres. Et comment était donc l’amour pour être mieux encore ? « Votre père aussi, disait maman, vous aime; voyez tous les sacrifices qu’il fait pour vous ! » Oui, sans doute, papa aimait, et à en souffrir constamment, à en être presque toujours tourmenté. L’Italien, lui, portait son amour sur son visage comme un soleil. Mais ce n’était pas à envier, c’était sûrement inaccessible, un produit d’Italie sans doute, maman en convenait elle-même. - Je vous assure qu’un tel amour, ça ne se rencontre pas tous les jours. Est-il rien de plus rare ? Pourtant, nous n’aimions que mieux l’Italienne d’être tant aimée de son Giuseppe. Est-ce juste cela ? Est-ce juste d’aimer quelqu’un déjà si richement aimé ? J’aurais cru plus charitable de garder notre amour pour ceux qui n’en ayant pas eu dès le commencement, ainsi n’en auront peut-être jamais. -Mais c’est comme ça, disait maman, et on n’y changera rien: tout le monde n’aime-t-il pas les amoureux? Cependant Lisa n’en dépérissait pas moins. Notre Italien, tout sombre à présent, l’air terriblement en colère, en parla à maman. « Elle s’en va, je la perdrai, dit-il; elle n’a pas plus de force qu’un petit oiseau... L’ennui l’achève. Je pensais qu’un changement d’air... Mais non, fit-il, en frappant sa forte poitrine, je l’ai arrachée à son pays.., et elle en meurt... » -Eh! pas du tout, le consolait maman; elle va reprendre. Ne vous accusez pas ainsi, Giuseppe Sariano; il n’y a pas de femme plus heureuse au monde que la vôtre ! ... III Pourtant, c’est lui qui mourut brusquement en plein soleil, au faîte d’une maison qu’il construisait, foudroyé par l’apoplexie; et ils dirent que ce n’était pas surprenant à bien y penser, parce qu’il était gros mangeur, buveur de vin, qu’il était d’un tempérament de feu, le sang trop riche, trop épais... Voilà ce que l’on dit de notre Italien quand il fut mort. Alors il n’y eut plis rien, n’est-ce pas, pour retenir auprès de nous l’Italienne. Elle paraissait plus petite, plus perdue au Manitoba qu’une enfant de douze ans, et elle allait repartir pour l’Italie, emportant dans un cercueil le corps embaumé de Giuseppe Sariano. Nous allâmes lui faire une visite de condoléances, maman et moi. Par respect, maman mit son manteau qui était noir; moi, de sombre, je n’avais que ma robe bleu marine. L’Italienne nous fit asseoir dans son petit salon, comme naguère quand j’y allais seule prendre des nouvelles de son mari. Elle nous ouvrit les bras, disant: « Chère madame, chère enfant, vous qui avez été si bonnes pour Giuseppe !... Vous que Giuseppe aimait tellement !.. » Giuseppe avait été bruyant, démonstratif même dans le chagrin; elle, elle y était calme; on aurait dit une petite eau triste qui coulait en pleurant très bas, très bas. Et c’était bien d’elle: gentiment elle chercha à nous consoler d’avoir perdu Giuseppe Sariano. - Alors, comme ça, dit maman en s’essuyant les yeux, c’est donc vrai: nous allons vous perdre vous aussi. Vous allez regagner votre Italie ?... Lisa s’excusa avec politesse: - J’aimerais enterrer Giuseppe Sariano là-bas, au soleil... dit-elle. - Oui, dit maman: le soleil ! On s’imagine qu’on le connaît ici ! Et quoique ce ne fût guère le temps d’en parler, maman demanda : -Dites-moi encore quelques petites choses de l’Italie... Vous la reverrez... mais moi, est-ce que je la connaitrai lamais ! Car il était arrivé ceci: maman, en s’occupant de distraire l’Italienne de l’Italie, avait appris à s’ennuyer de ce pays-là. Toutefois, cela avait été bon pour Lisa de voir maman devenir amoureuse de l’Italie. Elle lui avait montré sur des cartes postales bien des choses italiennes: Saint-Pierre de Rome, un plafond tout décoré de peintures qui devaient être difficiles à regarder, en l’air comme elles étaient, une tour qui penchait tout de travers, Pompéi où les gens morts depuis des siècles n’avaient pas changé de posture, - il y avait même un chien enchaîné dans les ruines, - et un affreux volcan qui crachait de la lave tous les vingt ans. Maman s’était intéressée à toutes ces histoires et beaucoup à une vilaine image de la cathédrale de Milan, tout en rose et bleu pâle. Maman aimait aussi, à la folie, une espèce de cruche bleue que l’Italienne lui avait raconté avoir achetée à un vieux potier presque aveugle dans les rues de Milan. Lisa, à ce propos, avait dit que les potiers travaillaient dans les rues en chantant; que, misérables, pauvres, ils n’en étaient pas moins souvent plus heureux que des riches... Est-ce à cause de cela que maman aimait l’Italie ? Et la potiche, l’aimait-elle à cause de l’Italie ?... Le temps vint de se séparer. Maman, debout, ne savait comment faire. Mais l’Italienne, encore qu’elle fût si petite, savait comment on se sépare. - Prenez, dit-elle à maman, quelque objet ici, dans ma maison, qui vous parlera de moi-même, de feu mon mari. Je n’ai rien de grande valeur; prenez donc, je vous prie, ce qui vous tente peut-être un peu... Alors, j’ai vu maman tourner malgré elle un regard vers la cruche. J’aurais bien voulu attirer son attention vers un beau coquillage où l’on entendait gronder la mer. Mais, tout en protestant qu’elle ne pouvait se décider à prendre aucune des si jolies choses qu’il y avait dans le salon, maman lorgnait la potiche. L’Italienne prit le vase qui était sur une console, l’épousseta un peu et le lui tendit: -Oh, c’est beaucoup trop ! dit maman. Je ne peux pas... je ne devrais pas vous prendre un si joli objet !... - Pensez donc ! fit l’Italienne; j’en trouverai mille autres pareils à Milan. Acceptez; vous me feriez le plus grand plaisir. Alors maman céda à sa joie; la cruche entre ses mains, elle l’éloignait un peu pour mieux l’admirer, puis la serrait sur son coeur comme une chose de prix qu’on a perdue puis retrouvée. Nous sommes revenues avec notre cruche. Tant son bonheur de l’emporter chez nous était réel et fort, maman parut en oublier quelques moments le départ tout proche de l’Italienne. Pourtant, le jour où un taxi vint prendre Lisa, maman, debout sur notre galerie, la regardait partir; et quand, au bout de notre rue, la poussière eut retombé, quand il n’y en eut plus qu’une fine trace comme de pas éloignés, maman, la main levée vers cette si légère trace dorée, maman nous dit: - Aujourd’hui, c’est le soleil de l’Italie qui s’en va de notre rue ! ...