Gabrielle Roy : « Le puits de Dunrea » (in Rue Deschambault) I. Son étrange vie, belle à certaines heures mais si pénible, mon père la gardait fermée à notre curiosité. Il n’en parla jamais beaucoup à maman, ni à moi, encore moins aux voisins. Mais il en parla à Agnès qu’il appelait si doucement: Agnèze. Pourquoi et quand livra-t-il donc tant de son coeur à sa jeune fille déjà trop sensible ? Elle garda longtemps secret ce que mon père ne s’était pas laissé aller à lui confier sans réticence. Un soir, elle en commença le récit... C’est peut-être que nous venions de nous plaindre que papa n’était guère liant. « Il l’était... il l’était... Oh ! si vous saviez! » dit Agnès. Car c’était encore une chose singulière que, du vivant de mon père, nous disions de lui: « Il était... » en pensant sans doute à un autre lui-même disparu depuis des années. En ce temps-là, papa était surtout satisfait de la colonie des Blancs-Russiens ou Ruthènes établis à Dunrea. Pour une raison que nous avons ignorée, il les appelait ses « Petits-Ruthènes ». De toutes les colonies qu’il avait fondées, celle-ci prospérait le mieux. Elle n’avait encore que dix ans d’existence; c’est peu de temps pour faire d’un petit groupe d’immigrants illettrés et méfiants une colonie heureuse; et, de plus, pour essoucher, bâtir des maisons, et aussi installer Dieu avec des icones, des cierges; tout cela et bien plus encore les Petits-Ruthènes l’avaient accompli. Ce n’étaient pas des gens perdus d’ennui comme les Doukhobors - Agnès croyait se souvenir qu’ils étaient aussi des Slaves, sans doute de la Bukovine. Sûrement le passé comptait dans leur vie, un passé de profonde misère, mais l’avenir, un merveilleux et solide avenir, voilà surtout à quoi crurent les Petits-Ruthènes en arrivant au Canada. Et c’est ainsi que papa aimait les colons: tournés vers l’avant et non pas geignant tout le temps sur ce qu’ils avaient dû abandonner. Agnès nous raconta que papa avait dit de sa colonie de Dunrea, qu’elle était comme une espèce de paradis; c’était le mot exact qu’il avait employé: un paradis. Il devait parcourir dix milles de brousse, de savanes, de terres mauvaises toujours hantées par le vent, pour atteindre Dunrea. Et, tout à coup, surgissaient des arbres de belle venue, des peupliers, des trembles et des saules, ainsi groupés qu’ils avaient l’air de former une oasis dans la nudité de la plaine. Un peu avant d’arriver à ce bouquet de verdure, déjà, disait mon père, on entendait l’eau courir et bondir. Car, entre ces arbres si verts et si bien portants circulait, presque cachée sous leurs pieds, une mince petite rivière qui s’appelait the Lost River. Est-ce bien papa, si sévère, si triste, qui a donné tous ces jolis détails à Agnès ? Et pourquoi à elle, rien qu’à elle ? Cette Lost River, est-ce étonnant que papa l’aimât tellement ! dit Agnès. Pensez: c’est lui qui l’avait faite, pour ainsi dire. » Un jour, au hasard d’une randonnée où il s’était égaré, papa était arrivé au lit desséché de cette rivière; des cailloux polis dans le fond, la disposition de quelques arbres marquaient qu’ici il y avait eu de l’eau. Et papa s’éprit de ce petit coin jadis herbeux, séduisant sans doute, et qui avec un peu de soin reviendrait à sa beauté ancienne. Il se promit d’y installer des colons travailleurs, de bons colons assez intelligents pour entrevoir ce qu’ils en pourraient faire avec de la patience et un peu d’imagination. Or, les Petits-Ruthènes, le jour où il les amena voir le lit de la Lost River, comprirent tout de suite ce que papa aimait, ce qu’il voyait si clairement; ils décidèrent d’y rester. Et papa leur ayant recommandé de planter beaucoup d’arbres auprès de la rivière Perdue, afin de retenir l’humidité du sol, ses Petits-Ruthènes firent comme il avait dit. Ainsi, d’année en année, la rivière donna plus d’eau, et elle eut à certains endroits jusqu’à six pieds de profondeur. Alors, d’eux-mêmes, toutes sortes d’autres petits arbres se mirent à pousser le long des berges et nouèrent leurs branches et firent comme un tunnel de verdure dans lequel coulait en chantant la rivière Perdue. Car, même retrouvée, on continua à l’appeler la rivière Perdue. Et papa aurait dit à Agnès qu’il n’aimait rien tant que l’eau dans ses colonies. Dans cette Saskatchewan si pauvre en humidité, la résurrection d’une rivière était chose capitale. « Le feu, avait-il dit, la sécheresse sont les pires ennemis de mes colons; l’eau vive, leur plus grande amie. » Les Petits-Ruthènes, ayant eu confiance en la prédiction faite par papa que l’eau reviendrait ici, avaient bâti leurs maisons autour du lit desséché, si bien que, dix ans plus tard, toutes ces maisons se trouvèrent dans l’ombre douce et murmurante des arbres et de l’eau. Papa, lorsqu’il descendait de son break et attachait sa jument. Dolly, au bord du puits de Dunrea, apercevait un ravissant paysage: éparses dans la verdure étaient à demi cachées une vingtaine de maisonnettes blanches au toit de chaume; autant de petites dépendances également propres, chaulées tous les printemps; puis des ruches, des pigeonniers, de légers abris de branches et de feuilles où. en plein jour les vaches venaient s’abriter de la chaleur; et, à travers le village, se promenaient en liberté des bandes d’oies blanches qui l’emplissaient de leur bavardage amusant. Cependant, disait papa, les maisons n’étaient pas vraiment blanches; on s’apercevait que leur éclat était atténué par une couleur extrêmement fondue, presque insaisissable, et cela parce que les femmes ruthènes couvraient leurs murs d’un lait de chaux teinté de bleu de linge. Aux fenêtres, qui étaient petites et basses, elles avaient des géraniums rouges en pots. Et papa dit qu’après avoir galopé longtemps à travers un morne pays d’herbe épineuse, de sauvage végétation, rien ne paraissait plus avenant mais aussi plus inattendu que Dunrea. Et, chaque fois, il devait se frotter les yeux, avant de croire et de remercier Dieu. Peut-être aussi, papa, en mettant le pied à Dunrea, éprouvait-il la grande joie d’avoir eu raison le jour où s’était révélé à lui l’avenir de ce petit coin de pays; et peut-être sa joie venait-elle encore plus de ce que ses Petits-Ruthènes l’eussent si bien suivi dans son rêve. Aussitôt descendu de son break, papa se voyait entouré d’enfants; il leur tapotait la joue, leur tirait un peu l’oreille... chose assez curieuse, car, avec ses enfants, papa n’agissait jamais de la sorte... Mais peut-être ces enfants-là avaient-ils plus que nous confiance en papa; nous, nous voyions assez souvent le visage fatigué, déçu de papa; nous savions qu’il ne réussissait pas toujours; tandis que ces gens le croyaient doué d’un pouvoir presque surnaturel. Qui saura jamais ce que, parmi ses Petits-Ruthènes, papa ressentait d’aise, de certitude ! Isolés, loin de tout autre village, ne parlant pas encore la langue de leurs voisins, ils devaient s’en remettre à papa totalement, et la confiance était entière. Les oies, les poules, les dindons voletaient devant papa; et il marchait parmi toutes sortes de fleurs. Il disait que les fleurs chez les colons étaient le signe certain de la réussite, du bonheur. Or, chez ses Petits-Ruthènes, les pois de senteur grimpaient aux clôtures; de hauts tournesols viraient en rangs au soleil; des pavots clairs répandaient leurs pétales lisses que le vent éparpillait; les femmes mettaient des fleurs jusque sur les côtés du sentier qui, de la maison, aboutissait au petit cabinet d’aisance; et il paraît que papa avait ri de cet excès d’embellissement. Mais papa était un homme sérieux, et tout d’abord il allait examiner les récoltes. Or, à des milles autour du village, c’était toujours aussi beau: les terres des Petits-Ruthènes étaient sans mauvaises herbes, bien travaillées; le blé, toutes les céréales, l’alfalfa, la luzerne, le trèfle, tout y venait admirablement. Dans la culture aussi, les Petits-Ruthènes avaient suivi l’idée de papa; leur ayant conseillé de ne pas trop forcer la terre pour en obtenir tout de suite de grosses récoltes, mais de pratiquer l’assolement, d’être patient, il avait été écouté. Et peut-être était-ce pourquoi il appelait sa colonie de Dunrea le paradis. N’y était-il pas obéi comme Dieu autrefois dans son paradis terrestre ? Il avait confiance et jamais encore ne s’était trompé dans tout ce qu’il commandait à ses Petits-Ruthènes. Or, ces Petits-Ruthènes, précisait Agnès, n’étaient pas du tout petits; au contraire, presque tous étaient de grandeur moyenne, les uns même fort grands et vigoureux. Papa les appelait les Petits-Ruthènes pour une autre raison que celle de leur taille, mais dont Agnès ne se souvenait plus au juste. Toutefois, disait-elle, il paraît que dans leur regard très bleu il y avait encore comme une enfance. Papa faisait le tour des potagers, il s’intéressait aux légumes rares qu’y faisaient pousser les femmes; il y avait de l’ail, du chou, des raves comme dans tous les potagers, mais aussi de l’aneth, de très grosses fèves noires succulentes, des concombres, disait papa, doux comme l’amande; et tant d’autres choses encore, des melons par exemple; les Petits-Ruthènes étaient très friands de melons. Papa allait et venait, entouré d’une activité qui bourdonnait de tous les coins et cependant restait invisible. Il entrait dans l’une ou l’autre maison. Sur le seuil, les femmes venaient lui baiser la main, mais papa vite la retirait; il était gêné par ce geste de soumission. Suivi de son interprète, il était donc chez ses gens. « Car, j’ai oublié de vous le dire, ajoutait Agnès, papa n’avait eu le temps d’apprendre qu’une vingtaine de mots peut-être de leur dialecte; eux n’en connaissaient pas beaucoup plus de l’anglais. Malgré cela, comme ils se sont compris ! Comme ils se fiaient à l’interprète qui disait: « Monsieur l’Envoyé du Gouvernement vous fait savoir que telles ou telles mesures doivent être prises... » Ou encore: « Boris Masaliuk demande respectueusement si... » Ensuite, le repas était prêt. Alors que les hommes parlaient d’affaires, les femmes avaient préparé les mets en un si grand silence que, chaque fois, papa était tout étonné de s’entendre dire doucement à l’oreille: - S’il vous plaît, Monsieur du Gouvernement, faites-nous le grand honneur de venir à notre table... Les hommes s’attablaient; non les femmes dont le rôle à présent était de se tenir debout derrière les convives, attentives à leur présenter les plats. Papa les plaignait-il, les aimait-il, ces femmes silencieuses, timides, qui cachaient leurs beaux cheveux sous des fichus et murmuraient en servant les hommes: « s’il vous plaît ? ... » Il avait dit à Agnès que la voix des femmes ruthènes était égale à un murmure d’eau et de silence. Mais il est sûr qu’il aurait préféré les voir assises en même temps que les hommes à leur propre table. C’était le seul tort qu’il trouvait à ses Petits-Ruthènes: d’être absolument les maîtres chez eux. Il avait eu plusieurs fois la tentation de leur en parler, d’inviter les femmes à s’asseoir aussi à table... mais il n’était pas tout à fait chez lui... Papa souvent passait une nuit à Dunrea. Il y dormait comme un enfant. La voix des femmes n’était jamais haute ni écorchante. Elles avaient l’air heureuses. « Mais qu’est-ce que cela démontre ? se demandait papa; les esclaves d’autrefois étaient sans doute plus heureux que leurs maîtres. Le bonheur ne sert pas nécessairement la justice. » Le sort des femmes à Dunrea était donc la seule chose qui le chagrinât. Il les entendait chantonner pour endormir leur bébé... et lui-même, bientôt, glissait dans le sommeil comme dans une entière et profonde soumission. Quand il s’éveillait, c’était à la bonne odeur du café fort qu’en bas les femmes lui préparaient. Tout cela était trop beau pour durer, aurait dit mon père. Comment se faisait-il qu’ici seulement régnât la paix, l’abondance ? Partout ailleurs, ses colons rencontraient des travers. Ainsi chez ses Doukhobors ! Là, la malice du diable prenait les enseignements mêmes du Christ pour mieux semer la confusion. En effet, à vouloir faire toujours comme le Christ aurait fait à notre époque, à percer le sens de sa conduite, de ses paraboles, les Doukhobors commettaient bêtise sur bêtise. Ne s’étaient-ils pas décidés, à la veille de l’hiver, à mettre leurs troupeaux en liberté, parce que, disaient-ils: « Est-ce que notre Dieu n’a pas créé toute créature libre, les bêtes aussi bien que les hommes ? » Mais comment savoir ce que Dieu a voulu que l’on fasse de tant de petites vies confiées à notre garde ? Papa pensait, et il l’avait dit à ses Doukhobors, qu’il ne fallait pas trop se creuser la tête à ce sujet, que l’important était de ne maltraiter aucun animal. Cependant, les Doukhobors restaient torturés par l’idée qu’ils ne devaient enfreindre aucune intention de Dieu... et ils mirent leurs troupeaux en liberté: c’est-à-dire qu’ils durent les chasser des étables, des abris. Les pauvres animaux, déçus, inquiets, voulaient rentrer dans leur captivité. Mais on les en empêcha. La neige vint; les animaux ne trouvèrent rien à manger; presque tous périrent; au printemps, quelques-uns seulement, et ce n’étaient plus que des squelettes affreux, revinrent vers les hommes. Et chez les Doukhobors, les jeunes enfants, faute de lait, souffrirent de maintes maladies. Chez les Mennonites, c’était folie d’un autre genre. Il y eut bien des malheurs en Saskatchewan en ce temps-là... et presque toujours par excès de bonne volonté, par souci de comprendre Dieu parfaitement. Et pourquoi Dunrea seul était-il épargné ? Les hommes y étaient sages, c’est vrai; ils croyaient en Dieu. Peut-être même croyaient-ils que Dieu les aimait mieux qu’il n’aimait les Doukhobors et les Mennonites: à part cette idée, ils paraissaient être dans la sagesse. Et papa lui-même commença de se demander pourquoi Dieu paraissait aimer les Petits-Ruthènes mieux que d’autres. Il se gardait de confondre leurs esprits simples et naïfs; il n’éprouvait pas trop leur bonne volonté... Et, dès lors, papa sentit quelque inquiétude. Il s’accusa d’avoir sans doute eu trop d’orgueil de Dunrea. Lorsque des personnages influents du Gouvernement, des chefs du bureau de Colonisation demandaient à visiter des colonies, papa toujours les emmenait à Dunrea. Et Dunrea aida sa carrière, lui valut de la considération... Les compagnies de chemins de fer dépêchèrent des photographes prendre des vues de la Rivière Perdue; et le Canadian Pacific Railway tira un grand nombre de photographies de Dunrea pour les envoyer un peu partout dans le monde, en Pologne, en Roumanie, tenter des immigrants. Car le C.P.R. faisait beaucoup d’argent à transporter des immigrants. Mon père rencontra un jour un pauvre Tchèque qui lui confia être venu au Canada rien que pour avoir vu une affiche bien tentante: une rivière, des blés dorés, des maisons comme « chez nous pourtant »... Et maintenant ce Tchèque travaillait dans une mine. Quand Agnès nous a dit cela, nous avons compris pourquoi papa haïssait tant le mensonge et même le mensonge par omission; pourquoi il souffrait tant de ce que maman enjolivait les faits; mais ceci, c’est une autre histoire... A Dunrea, malgré les craintes de papa, le blé continuait à pousser, le beau bétail à se multiplier. Et, puisqu’ils prospéraient, les Petits-Ruthènes se croyaient de mieux en mieux aimés de Dieu. Ils lui rendaient grâce pour les pluies à la bonne époque, le soleil en temps voulu. Ils ne s’attendaient pas à ce que, sur eux, la douce main de Dieu se fît jamais pesante. II Frêle et douce, comment Agnès avait-elle pu garder si longtemps pour elle seule la vision qu’elle évoqua enfin ! En ce temps-là, lui avait raconté papa, le feu de Prairies couvait toujours quelque part au Saskatchewan. Cette province si dépourvue d’eau de pluie, si venteuse, était vraiment la terre du feu. Tant elle était sèche, le soleil tout seul, jouant sur des pailles ou sur un tesson de bouteille, pouvait mettre la prairie en flammes ! Et si un courant d’air un peu vif s’élevait alors, aussitôt le feu partait à courir comme le vent lui-même. Et le vent en cette partie du monde était déjà un fou furieux qui couchait les moissons par terre, déracinait les arbres et parfois arrachait leur toit aux bâtiments. Tout démoniaque qu’il fût, il laissait tout de même l’herbe rase au sol, quelque chose de vivant. Mais, derrière le feu, il ne restait jamais que des carcasses de petits daims, de lièvres poursuivis par les flammes, rejoints par elles et qui mouraient parfois en pleine course.., et longtemps ces carcasses empuantissaient l’air, car, là où le feu avait passé, même les oiseaux de proie se gardaient de venir manger les yeux des bêtes mortes. Ce spectacle était assez fréquent en bien des régions de la Saskatchewan, et le coeur avait peine à supporter une ruine si complète. Les Petits-Ruthènes avaient toujours fait grande attention au feu; si, de temps en temps, ils devaient brûler des souches ou de mauvaises herbes, ils attendaient une journée bien calme; et, le feu ayant accompli son ouvrage, ils l’éteignaient en dispersant les braises, puis en jetant dessus de la terre fraîche. Du reste, dans leur oasis toujours humide, au murmure de la Rivière Perdue, comment auraient-ils pu vraiment craindre le feu ? Or cet été-là fut sec et brûlant. Même dans la Rivière Perdue l’eau baissa de plusieurs pieds. Et un feu s’alluma, par la seule faute du soleil probablement, à vingt milles au nord de Dunrea. Le vent le poussa d’abord dans une autre direction. Mon père campait dix-huit milles plus loin, dans un territoire qu’il parcourait avec des arpenteurs. Dans la nuit il s’éveilla. Le vent avait changé. Il était plus violent et chargé d’une âcre fumée qui faisait mal aux yeux et à la gorge. Peu après arriva un messager à cheval. Il dit que le feu avançait vers Dunrea. Mon père sauta dans son break; il négligea de suivre le chemin assez plein de détours en cette partie du pays; autant qu’il le pouvait, il coupa court à travers les ronces, les petits marais asséchés; Dolly lui obéissait bien, quoiqu’elle fût blessée par la pointe aiguë des buissons. Derrière lui, comme il traversait ces savanes lugubres, mon père voyait le feu le suivre de loin et il en entendait le grondement. Il pria pour la Rivière Perdue. Il espérait une autre saute du vent, qui porterait le feu ailleurs, n’importe où, sauf sur Dunrea. Ce genre de prière, convint-i1, n’était peut-être pas une bonne prière. Pourquoi, en effet, prier pour ses Ruthènes plutôt que pour les pauvres fermes isolées sur la route de la Rivière Perdue ? Le malheur qui frappe ceux qu’on aime, est-il plus grand, se demandait mon père, que celui qui frappe des inconnus ? Arrivant à Dunrea, il commanda aux hommes de prendre leurs chevaux, leurs charrues et de se hâter de labourer une large ceinture autour du village. Il mit d’autres hommes à creuser des tranchées. Le ciel était devenu tout rouge... et cela aidait les travaux puisqu’on y voyait comme en plein jour. Mais quel jour étrange ! Quelle abominable clarté silhouettait les bêtes affolées, les hommes courant, le geste, l’attitude de chaque ombre agitée, mais sans révéler les visages, en sorte que les vivants paraissaient noirs sur l’horizon. Puis le feu prenant encore plus de force, il se divisa et vint de deux côtés à la fois sur la colonie. Papa commanda aux femmes de partir en emmenant les enfants, les vieillards. « Le moins de choses possible, leur cria-t-il. Vite.. laissez vos meubles.., laissez tout... » Mais combien il fut étonné par ces femmes qu’il avait cru si dociles ! D’abord elles ne voulurent pas quitter les tranchées qu’elles creusaient, côte à côte avec les hommes. Papa courait de l’une à l’autre, en prenait même quelques-unes aux épaules et les bousculaient un peu. Oh, les femmes têtues ! Dans leurs maisons, elles se mirent alors à ramasser cent objets inutiles: des matelas, des édredons, des marmites. -Est-ce le temps de penser à cela ! leur criait papa en colère. Mais elles retournaient encore dans leur maison, l’une pour prendre sa cafetière, l’autre une tasse fine. Les chariots, les petites voitures à deux roues, les bogheys furent remplis d’effets domestiques: là-dessus on juchait des enfants arrachés à leur sommeil, qui pleuraient, et des poules qui s’envolaient, et de jeunes cochons. Des femmes attachaient leur vache à l’arrière d’un chariot. Jamais, tant qu’il serait resté quelque chose à emporter, ces insoumises n’auraient consenti à partir. Papa courut fouetter les chevaux à l’avant de la caravane. Epouvantés, ils s’élancèrent dans la trouée au sud, entre les colonnes de feu qui peu à peu se rejoignaient. Alors papa eut l’idée de mettre le feu aux récoltes au nord du village. Ainsi le feu irait à la rencontre du feu et peut-être s’épuiserait-il. Cette tactique avait déjà réussi en d’autres occasions. Il appela Jan Sibulesky, un des Petits-Ruthènes en qui il avait toujours eu la plus grande confiance, un homme de jugement, prompt à saisir le bon sens et le choix raisonnable. -Vite, dit mon père à Jan Sibulesky, prenez avec vous trois ou quatre hommes et courez allumer le feu à tous les coins des champs de blé. C’est à ce moment que les Petits-Ruthènes firent mine de ne plus comprendre papa. Jan comme les autres ! Oh, les hommes têtus, cupides et fous ! Dans leur pays, ils n’avaient rien possédé, ou si peu: un maigre hectare au versant aride des Carpathes pour nourrir toute une famille; et ils s’en étaient arrachés sans peine. Mais, à présent qu’ils possédaient de tour: du foin, des betteraves à sucre, du blé magnifique, des granges pleines, de tout vraiment, ils ne voulaient absolument rien perdre. - Mais si vous voulez tout garder, vous allez tout perdre, leur dit papa. Et mon père devint comme furieux. Il gesticulait, hurlait des injures, en pensant peut-être que ces mots-là les Petits-Ruthènes les entendraient. Mais les insensés s’acharnaient à travers l’épaisse fumée à pousser encore leur charrue autour de la colonie. D’autres transportaient de l’eau de la rivière aux maisons; ils en arrosaient les murs; d’autres encore en tiraient du puits communal, au centre du village, qui était profond et presque glacé. Pensaient-ils que cette eau, si froide qu’elle faisait à l’extérieur du seau une buée, mieux que l’eau de la rivière rafraîchirait l’atmosphère ? Alors papa tenta d’aller tout seul mettre le feu aux récoltes, mais les Petits-Ruthènes l’en empêchèrent; ainsi papa vit qu’ils avaient très bien compris ses ordres, qu’il était seul désormais parmi ses gens comme eux-mêmes l’étaient vis-à-vis de lui. Cette solitude dans le danger le désespéra. La chaleur augmentait. Parfois, des flammèches filaient au-dessus du village. Un grondement puissant emplissait l’air. Et tout était dans un désordre épouvantable; il n’y avait plus de maître, plus d’obéissance. Chacun s’épuisait en des efforts solitaires; quelques-uns attendaient le feu, une hache à la main. Puis le feu sauta d’un seul bond par-dessus une des tranchées; il vint s’abattre sur un toit de chaume; en un instant, cette maison fut tout illuminée à l’intérieur. Tout était - Partez, partez, cria papa aux hommes. Vous n’avez plus que le temps de vous sauver vous-mêmes. J’ai souvent imaginé papa tel qu’il devait paraître ce soir-là, très grand avec ses bras levés contre le ciel qui le découpait lui aussi en noir. Quelle terrible silhouette ! Mais les Petits-Ruthènes cherchaient maintenant à sauver la maison qui brûlait. Alors papa s’avança vers eux d’un air menaçant. Il leva 1a main, leur montra le ciel embrasé et, dans leur langue, il leur demanda: - Ne savez-vous pas ce que cela signifie ? Tous également ahuris, ils levèrent la tête vers cette couleur de cauchemar au-dessus d’eux. Papa dit qu’ils eurent l’air d’oiseaux stupides tournant ensemble le cou vers un signe incompréhensible. Et, dans leur langue, papa leur dit ce que le signe démontrait: - La colère de Dieu ! Entendez-vous: c’est la colère de Dieu ! Alors il se passa quelque chose d’infiniment cruel: tous les hommes comprenant enfin se disposaient à partir, tous, sauf ce Jan Sibulesky que mon père avait aimé et souvent offert en exemple à cause de son jugement jamais pris en faute. Jan tout à coup s’élança vers la chapelle; il en sortit tenant une icone de la Vierge. Son icone devant lui comme un bouclier, il marcha vers la maison en feu. Papa vit tout de suite ce que Jan allait faire. Les flammes éclairaient son visage, la bouche, le front durcis par une intention inébranlable, la barbe blonde, les yeux bleus; en pleine lumière, le grand Jan marchait, parfaitement visible; aussi visible était l’icone qu’il portait, l’irone d’une Madone aux traits naïfs et tendres. Si bien éclairés, les yeux de l’image luisaient comme s’ils eussent été vivants. - Arrête! Imbécile ! cria mon Père à Jan. Mais personne ne lui obéissait depuis longtemps. Son grand tort, évidemment, avait été de parler de la colère de Dieu. Tolite sa vie, mon père crut que là avait été son crime: interpréter Dieu, en quelque sorte le juger. Jan continuait à avancer vers les flammes, chantant un hymne, et tenant à la hauteur de son visage dur l’image pieuse. - Tu vas mourir, lui dit papa. Arrêtez-le; arrêtez ce pauvre fou, a-t-il demandé aux autres. Mais ils étaient tous groupés comme des spectateurs en une haie vivante, et sans doute en ce moment étaient-ils très curieux de Dieu, de Jan; si avides de curiosité qu’ils n’avaient plus d’autres pensées. Les paroles du cantique résonnèrent encore un moment à travers le crépitement des flammes; puis tout à coup elles se changèrent en un épouvantable cri. Papa n’a jamais cessé d’entendre, succédant aux notes de la prière, ce rugissement d’horreur. Une poutre embrasée s’était écroulée sur Jan Sibulesky. Les hommes curieux de miracles se décidèrent enfin à partir, et en débandade. Ils enfourchaient leurs chevaux, les excitant d’un cri aigu; ils grimpaient sur le siège des carrioles; ils s’élançaient hors du village en se bousculant les uns les autres. Papa leur demanda, comme ils passaient devant lui, de crier chacun leur nom, car on ne distinguait plus les visages dans la fumée, et papa voulait s’assurer qu’aucun des Petits-Ruthènes ne serait laissé en arrière. « Gagnez le Sud », hurlait-il à chaque attelage qui passait devant lui. De ce côté, il y avait encore, entre les murs de feu, une brèche que de minute en minute on voyait se rétrécir. Enfin, papa sauta dans son break et il tâcha de suivre au son du galop des chevaux la caravane enfoncée dans la fumée. Mais le véhicule était trop lourd pour rouler vite sur les cailloux, les mottes du terrain. Papa, d’un bond enfourcha Dolly, puis il prit son canif et commença de trancher les courroies qui retenaient le break à la jument dont il retardait l’allure. Le cuir des courroies fut difficile à entamer; enfin, l’une céda, puis l’autre. Dolly prit de la vitesse. Mais déjà le feu commençait à ramper ça et là sur la seule route encore ouverte. Papa vit que Dolly seule pourrait la franchir assez vite pour ne pas être brûlée, mais que, chargée d’un homme, sûrement elle ne le pourrait pas. En avant, un des Petits-Ruthènes lui cria de loin de se hâter. Papa lui répondit de ne pas s’inquiéter, qu’il venait. Ce fut la dernière parole humaine qu’il entendit cette nuit. Debout à côté de Dolly, il lui commanda: « Pars... pars... Moi, dit-il, j’ai le puits de Dunrea; là, si je peux y revenir, je serai sauf... Et je suis trop fatigué, vraiment trop, pour courir des milles encore... Le puits va me reposer... » Mais personne cette nuit ne devait lui obéir, même pas sa douce, son obéissante Dolly pour qui papa, quand il quittait Winnipeg, en route pour ses colonies, apportait des friandises, du sucre. Alors il leva son fouet et il en donna un coup à Dolly, à l’endroit le plus sensible, dans les yeux. Elle partit, hennissant de douleur, de reproche. Et courant, se baissant pour échapper aux flammes, papa revint au centre de Dunrea. Ses cheveux, sa barbe, ses sourcils étaient roussis. Il respirait le moins possible en tenant un mouchoir humide contre sa bouche. Il atteignit le bord du puits. Se saisissant de la corde avec laquelle on montait des seaux d’eau, papa se laissa glisser à l’intérieur profond et frais. Il descendit au ras de l’eau. Presque immédiatement le grondement des flammes l’environna. Tout autour du puits l’herbe brûlait; ta corde aussi commença de brûler; papa la vit se défaire, fibre après fibre, en petites spirales de cendres. Vite, il arracha des briques, presque descellées, à l’intérieur du puits; il se creusa une sorte d’enfoncement où il réussit à prendre appui. Alors il coupa la corde aussi haut qu’il put. A ce moment même, il vit une ombre au-dessus du puits, parfaitement découpée. Il fut appelé par un long hennissement. « Oh!... Dolly ! cria mon père, va-t’en, va-t’en ! » Il détacha une brique qu’il lança à la tête de Dolly. Papa dit qu’elle se pencha pour voir d’où venait la voix furieuse, le projectile. Puis elle se cabra, elle se leva à une grande hauteur, tête et crinière dressées. Papa commença de sentir une odeur de chair brûlée. Et il raconta comment l’intérieur du puits devint brûlant, l’air à ce point irrespirable qu’il dut descendre plus bas encore. Il s’aidait de la corde qu’il avait attachée à une saillie du revêtement. Il se mit dans l’eau jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille. La moitié de son corps gelait, devenu inerte, cependant que sur sa tête pleuvaient des étincelles de feu... et il pensa que tout était vraiment fini. Papa dit qu’il s’était cru mort parce que soudain tout lui fut indifférent. C’est ce qui l’angoissa le plus, quand il y repensa plus tard: que tout, au fond du puits, fut devenu si morne, si éteint, si extraordinairement silencieux. Il n’avait pas pensé à nous; il n’éprouvait que le repos, un repos si grand qu’on ne pouvait y résister. Voilà ses propres paroles: « Ni regrets, ni espoir, ni désirs: un état de repos complet. » Au fond du puits, c’est à peine s’il arrivait à se souvenir de la vie, d’avoir vécu. Et comment avoir le goût de revenir d’une si profonde indifférence ! Papa se croyant mort s’étonnait tout juste que la mort fût si sombre, glaciale, vide... et si reposante... que dans la mort il n’y eut plus d’affections possibles. Au-dedans de lui c’était le désert, comme au-dessus de sa tête c’était aussi le désert à Dunrea. Et papa dit qu’alors, dans cette absence de vie, il avait aperçu Agnès venue l’attendre comme elle faisait toujours au tramway qui ramenait notre père de Winnipeg. Il dit qu’il l’avait vue à l’arrêt du tram, au bout de notre petite rue Deschambault, et qu’auprès d’elle se tenait notre vieux chien colley qui toujours accompagnait Agnès. C’est cette vision qui à la longue avait été chercher papa si loin, dans son repos; le regret de voir l’enfant et son chien attendre inutilement jour après jour, pendant des semaines, des mois, voilà ce qui fit revivre son âme morte. Il avait retrouvé la langue d’autrefois, des mots lointains: « Va-t’en, toi et le chien, va-t’en à la maison », avait-il tenté de dire à Agnès. Et ce mot: maison, que ses lèvres prononçaient n’avait cependant éveillé qu’un étonnement extrême au fond de son cerveau. « La maison ! la maison de qui ? Pourquoi des maisons ?... » Et il avait de nouveau tâché de chasser l’enfant têtue qui restait au coin de la rue, malgré un vent froid, et qui frissonnait. « Il est inutile que tu m’attendes; déjà je suis mort. Ne comprends-tu pas: être mort, c’est ne plus avoir de soucis, enfin ! » Mais Agnès répondait à papa au fond du puits: « Tu vas revenir; je le sais... peut-être dans ce tram-ci qui arrive... » Et papa avait sursauté en s’entendant lui-même parler; au soin de sa voix, il avait compris qu’il n’était pas mort. A cause de l’enfant au bout de la rue, il avait fait un effort démesuré pour s’attacher avec la corde aux parois du puits. Il s’était évanoui. Les Petits-Ruthènes, le lendemain matin, le trouvèrent dans le puits. Quand papa ouvrit les yeux sur la désolation qu’était la Rivière Perdue, il crut à l’enfer. Curieusement, ce n’était pas au brasier de la veille, aux cris, aux ordres non suivis qu’il devait rattacher l’enfer, mais à ceci: un silence épais, comme inviolable, une terre sombre, noire partout, une horrible mort. Se dressant sur la terre cuite où on l’avait étendu, papa essaya d’encourager ses Petits-Ruthènes; puisqu’ils n’avaient pas perdu la vie, ils n’avaient pas perdu l’essentiel. Mais ni lui-même ni les Petits-Ruthènes ne tenaient encore beaucoup à l’essentiel. Ils dirent que c’était quand même la vie qu’ils avaient perdue, dix années du moins de leurs vies... Et papa songea à s’informer des femmes: « Etaient-elles toutes en sécurité ? » « Oui, répondirent les Petits-Ruthènes: elles étaient toutes en sécurité, mais pleurant sur leurs douces maisons, leurs bahut, leurs coffres pleins de beau linge... » Papa revint parmi nous... et cependant y revint-il jamais !^ Maman, tout effrayée à sa vue, lui demanda: - Il t’est arrivé quelque chose, Edouard ? Qu’est-ce qui a pu t’arriver encore ? Mais papa ne lui dit que le superficiel de son aventure, comment il avait perdu une colonie. Pendant longtemps, c’est tout ce qu’il avoua jamais. A Agnès seulement qui était venue s’asseoir près de lui et le regardait avec tendresse - elle n’avait pas peur, jamais elle n’eut peur de ses sourcils mi-brûlés - à Agnès un soir il raconta comment il s’était mêlé une fois d’interpréter Dieu aux hommes; peut-être était-ce un jour où il regrettait de n’être pas resté au fond du puits... Lazare, sorti du tombeau, n’a jamais été gai, à ce que l’on sache. Seulement, il y eut ceci de très curieux: papa devenu comme étranger à la joie, si loin d’elle qu’il ne pouvait presque plus la reconnaître sur un visage, papa néanmoins était sensible à la souffrance. Oh ! voilà bien qui fut troublant: papa, si nous riions, si encore nous pouvions être heureux, en était tout étonné ! Mais qu’un malheur, une peine s’abattît sur l’un de nous, alors on voyait papa revivre... revenir à nous... souffrir davantage !...