L'experience du sentiment de douleur n'est pas l'experience qu'une personne (par exemple « JE ») possěde quelque chose. Dans les douleurs, je distingue une intensitě, un lieu, etc., mais non un propriétaire. Comment seraient done des douleurs que « n'a » personne? Des douleurs qui nappartiennent vraiment á personne ? Tout le probléme vient de ce que les douleurs sont toujours representees comme quelque chose que l'on peut percevoir, au sens ou on percoit une boite d'allumettes. Ludwig Wittgenstein I Nous avons du prendre lunivers en main mon /j frere et moi car un matin peu avant l'aube papa rendit 1 ame sans crier gare. Sa depouille crispee 9 dans une douleur dont il ne restait plus que Tecorce, ses decrets si subitement tombes en poussiere, tout ca gisait dans la chambre de l'etage d'oü papa nous commandait tout, la veille encore. II nous fal-lait des ordres pour ne pas nous affaisser en mor-ceaux, mon frere et moi, c etait notre mortier. Sans papa nous ne savions rien faire. Ä peine pouvions-nous par nous-memes hesiter, exister, avoir peur, soufrrir. Gisait nest d'ailleurs pas le terme propre, si case trouve. Cest mon frere leve le premier qui constata levenementcar,commej etaislesecretariencejour-la, javais le droit de tarder ä me sortir du lit des champs apres une nuit ä la belle etoile et je venais ä peine de mmstaller ä la table devant le grimoire quand voilä que frerot redescend. \\ etait convenu que nous devions frapper avant d'entrer dans la chambre de pere et que nous devions, apres avoir frappe, attendre que pere 13 nous autorise a p£n6trer, car il n'eut pas fallu que nous le surprissions durant ses exercices. — J'ai frappe a la porte, dit frere, et pere n'a pas rdpondu. J'ai attendu jusqu a... jusqu a... Frere sortit de son gousset une montre qui n avait plus d'aiguilles depuis lurette. — ... jusqu a tout de suite, exactement, et il ria toujours pas donne signe de vie. II continua a fixer sa montre vide, comme s il n osait plus poser les yeux ailleurs, et je voyais la peur — la peur et la stupeur — monter dans son visage comme de l'eau dans une outre. Quant a moi, je venais d'inscrire la date en haut de la page, 1'encre en etait toute fraiche encore, et je dis: — Cetait bien la peine. Mais consultons le rouleau, nous verrons bien. Nous scrutames les douze articles du code de la bonne maison, c'est un tres joli document, qui remonte a des siecles et des siecles, avec lettrines et enluminures, si je sais ce que 9a veut dire, mais il ne s'y trouvait point d'article qui entretint avec la situation un rapport meme lointain. Je replac, ai le rouleau dans sa boite pous-siereuse, la boite dans son armoire, et je dis a mon frere: — Entre! Ouvre la porte et entre! II se peut que pere soit decede. Mais il se peut aussi que ce ne soit qu une figette. II y eut un long silence. On n entendait que les grincements du bois dans les murs, car le bois des murs grince tout le temps dans la cuisine de notre terrestre sejour. Frere haussa les epaules et secoua sa grosse tete. 14 « Qu est cc c,.,c ca veut dire tout cra > Jc nc comprends rien.» Puis .1 agita vers moi un index menacant: « fccoutc-moi l>,en. je vais monier et, je ťavertis, si papa est décédé... tu m'cntendsľ si papa est decide... * J] n'alla pas plus Join. U détourna sa figure comme un chien qui rcnonce. — Ne t'en fais pas, dis-je. Nous ferons face ä la musique, va. Et frčre y fut. Ft cest ainsi qu'il apprit que papa ne fermait pas sa porte á clé. Nous savions bien súr quelle ne ľétait pas, fermée ä clé, quand nous entrions. Mais pere sur pieds avant nous, si tant est qu'un tel étre dor-mít la nuit, devait, croyions-nous, déverrouiller la porte ä notre réveil, pour notre commodité. II ŕut néanmoins révélé á mon frěre ce matin-lä que pere devait sans doute dormir la nuit puisqu'il était nu, les yeux clos, la langue sortie, et que par ailleurs il ne verrouillait pas sa porte. Car on ne voit pas pourquoi, s'il n'avait pas dormi la nuit, et s'il était par le fait méme demeuré dans ses habits, il se serait donné la peine de se mettre nu pour passer ľarme á gauche. Il devait done dormir et dormir nu, et étre mort dans cet appareil sans solution de continuité, tel était mon raisonnement. Frěre me revint pále comme ľos. «Il est tout blane», dit-il. Blanc? fis-je, que veux-tu dire? Blanc comment ? Blanc comme neige ? Car avec papa il fallait s'attendre á tout. Frěre réfléchit. « Tu sais, ľenclos de ľautre côté du potager, pas la niche de droite, mais der-riěre la cabane de bois. Tu vois ce que je veux dire?» Oui, dis-je, de ľautre côté de la chapelle, á quoi veux- 15 til en venir? « Si on devale la pente douce qui est der-riere, on arrive au ruisseau desseche\ » Tout cela etait exact. « Et tu te rappelles les pierres qui sont entassees la?» Je me les rappelais. «Eh bien, pere est blanc comme ca. Exactement ce blanc-la.» Mors c est qu il est plutot bleu, fis-je, blanc bleu. « Oui voila, blanc bleu.» Je m'informai de sa moustache, comment etait sa moustache. Mon frere fixa sur moi des yeux de bete qui ne comprend pas pourquoi on lui assene des coups. « Papa portait-il une moustache?» La moustache, dis-je, celle qu il nous demandait de lui brosser une fois la semaine. « Pere ne m'a jamais demande de lui brosser une moustache. » Ah la la. Mon frere est d'une mau-vaise foi crasse, je ne sais pas si j'ai songe a l'ecrire. II s'en fut s'asseoir a la table, have et les genoux flageo-lants, comme s il allait tourner de 1'oeil pour une visite au paradis. — Mais respire-t-il? m'enquis-je encore. Papa avait une facon de respirer qui ne laissait aucune place au doute. Meme quand il avait une figette, qu il ne bougeait pas plus qu une patere, meme quand il avait un regard fixe qui n en finissait pas, il suf-fisait d'observer sa poitrine — qui, plate au depart, se gonflait comme notre seul jouet la grenouille, atteignait un volume qu'on aurait dit le ventre d un cheval mort, puis se degonflait avec de courts arrets, par petites sac-cades - pour connaitre que papa etait encore de ce monde, malgre" sa figette. Frtre secoua la t^te en reponse a ma question Mors il est mort, dis-ie To • . 4ues«on. ' ,e> ,e r^etal> c« qui ne m'arrive pas 16 souvcnt: Mors c'est qu'il est mort. LY'trange, en pro-noncant ccs mots, c'cst qu'il nc se passait ricn. L'univers ne se portait pas plus mal que dc coutume. Endormi d'un mdme vicux sommcil, tout continuait a s'user comme si de rien n'Ctait. Je m'avancai vers la fenetre. Voila qui etait une facon tout a fait inhabituelle de commencer la journee du mauvais pied. Celle-ci s'annoncait pluvieuse, c'est notre pain dans ce coin de pays, quand ce nest pas la neige. Les champs s'etendaient sous le ciel bas, avares, mal entretenus. Je m'entendis dire encore: — Nous devons faire quelque chose. Je crois bien qu'il va falloir Tenter rer. Mon frere, les coudes sur la table, fondit en san-glots, avec un bruit foireux, comme quand on eclate de rire la bouche pleine. Je frappai du poing la table, outre. Frere s'interrompit subitement, comme surpris de lui-meme. II demeura les l£vres en cul de poule, aspirant Fair et clignant des paupieres, rouge comme la fois qu'il avait mordu dans un des piments forts a papa. II me rejoignit et ecrasa son visage contre le car-reau, ce qu'il avait Fhabitude de faire depuis toujours, e'est meme pour 9a que la fenetre etait si sale a hauteur d'homme. Son souffle embuait la vitre, comme le peut faire quiconque n'a pas passe Farme du cote du coeur. « Si nous devons Fenterrer, dit-il, aussi bien le faire tout de suite, avant qu'il pleuve. II ne serait pas convenable d'inhumer papa dans la boue.» Du fond du pre, che-val s'amenait vers nous, le ventre bas, le chanfrein dodelinant. 17 _Mais auparavant, il lui faut un suaire, on rien- tcrre pas papa comme 9a! Et je rep&ais dans un chuchotement plaintif, en frappant doucement de mon front le cadre de fenetre: Un suaire, un suaire... Puis je me dirigeai vers la porte. Mon frere me demanda oü j'allais. — Dans le hangar ä bois. Ii ne comprenait pas bien. Dans le hangar ä bois pour chercher un suaire ? — Je veux voir de quoi on dispose cote planches. Toi, ajoutai-je, va ecrire ce qui vient d'arriver. Tout de suite ses geignements d'enfant gate\ — Le secr^tarien c'etait toi aujourd'hui! — Les mots ne me viendraient pas. — Les mots, les mots! Quels mots ?... ficoutez, je me mepriserais ä en mettre le feu aux rideaux si les mots veritablement venaient ä me man-quer, mais je faisais semblant, pour forcer frere ä assu-mer tant soit peu son office de gribouillis. Mais frere est un hypocrite ou je ne rny connais pas. Pour couper court ä la discussion, j empoignai le pot ä clous. Je mis dans mon geste une fermete butee, dents et sourcils Serres, qui ne devait pas etre sans evoquer pere, et cela, je crois, lui en imposa. Je descendis les quelques marches du perron en me gardant de poser talon sur les plus pourries et pris la direction du hangar, tel que promis. La terre etait humide, avec une odeur de boue et de racine qui res-tait dans la tete, ä la facon des mauvais reves quand fen 18 ai. De la vapour sortait dc ma hourly ^ ., r , oouche, comme ca, sans que I y tusse pour que que cIkw I ^ , . J . , 1 cnose. La Campagne etait sans fin, toute gnse, et la pinede qui colmatait l'horizon avait la couleur des epinards bouillis dont papa avait Fhabitude de dejeuner. Le village se trouvait de lautre cdte\ parait-il, et les sept mers, et les merveilles du monde. Je marretai ä deux pas de cheval. Lui aussi immobile me regardait. II etait si vieux, si fatigue, que ses yeux ronds n etaient meme plus du meme marron. Je ne sais s'il existe des chevaux ailleurs sur terre avec des yeux qui soient bleus comme ceux des preux dont les images ornent mes dictionnaires preferes, mais enfin, nous ne sommes pas ici-bas pour obtenir des reponses, semble-t-il. Je m'approchai davantage et lui mis un horion sur le chanfrein, en memoire de pere. L'animal recula puis baissa sa figure enorme. Je me rapprochai de nouveau, je lui caressai la croupe, je ne suis pas rancunier. Et puis, papa, tout ca, ce n'etait quand meme pas sa faute. J'ai peut-etre ecrit le mot animal un peu ä la legere aussi. La gomme rouille sur le plancher du hangar, c'&ait Feffet du bran de scie et de la pluie qui sourd du sol et qui n en finira jamais. Je detestais mettre mes bottines lä-dedans, l'impression que la terre se cram-ponnait ä moi, me sucait vers son ventre qui est une bouche, ä l'exemple des pieuvres, de la musique aussi. II y avait une meche, mettons quelques jours, que je n'ftais pas venu ici. Une croüte de fiente recou-vrait la moissonneuse, de la ferraille jonchait le sol, inextricable, la charrue ne savait meme plus ä quo! 19 nsscmblait le derricre d'un bccuf. Le Juste Chatiment auant a lui demeurait dans son coin, ramassd dans son petit tas. II n avail pas change tellement dans les der-nicres amines, et on le dcplacait avec des precautions, ne le sortait de sa boite qu en tremblant. C'est comme s il avail atteint son degre maximal de desemparement, et ce qu'il en restait ne decrepirait pas davantage, parole d'honneur, ne bougerait plus d'ici pour l'eternite. II m'arrivait parfois de passer de longues journees a le ser-rer dans mes bras avant que de le ranger. C'est quelque chose, le Juste Chatiment, un jour nous etonnerons le monde avec. II y avait aussi la-dedans la caisse de verre, dont je reparlerai, a sa place et a son heure, on ne pourra pas y couper. J'ai dit ici, car c'est le hangar, nomme aussi le caveau, ou je me suis refugie pour fuir la catastrophe et ecrire mon testament que voici. On me trouvera quand on me trouvera. A moins que je ne me sauve ailleurs. Des planches tordues s'appuyaient contre le mur du fond, lui-meme d'un bois qui n'attendait plus rien de personne. Le reste de l'enceinte etait de pierre suiri-tante. Aucune des planches ne me semblait utilisable Ce ne serait pas moi qui confectionnerais une boite a mort pour papa avec ca! Assis sur une dosse, je fabri-quat du moins une sorte de croix qui pouvait faire W- Z:Zlu HS dCUX PknCheS ne d~ pas ensemble, 1 une disait crotte h 1>Q„«. T , quelques instants pour rn dVI * ***** inscrire sur cette croix o s " ^ ^ ^ bHer ca. Qu>est-ce que St 2 *"* ^ d'ou- c est que ca> une dosse? 20 MaJgrt mon dcui] recent, jc mc n,.r™: ,u>r- "icpcrmis un sounre ieur d'une tour, prison-nicre de ce que Ton appelle un moine fou, et il y avait le beau chevalier qui venait la sauver et Pemportait sur son cheval aux ailes de braise, si j'ai bien compris. Je la lisais sans me lasser, cette histoire, et meme souvent me la repassais dans le chapeau, si £mu que je ne sa-vais plus trop si j'^tais moi-m£me le chevalier, ou la princesse, ou Pombre de la tour, ou simplement quelque chose qui participait au decor de leur amour, comme la pelouse au pied du donjon, ou Podeur des eglantines, ou la couverture constellee de rosee dans laquelle le chevalier enveloppait le corps transi de sa bien-aimee, e'est ainsi que ca se nomme. II arrivait meme que, en lisant d'autres dictionnaires pour ma culture, je me rendisse compte qu'en realiti au lieu de lire PeUique de spinoza que j'avais sous les yeux, par exemple, je relisais dans le dictionnaire de ma ttte cette 21 -r^« »--v«* r*r *» cho-alier qui est -t -;, -r.iu ~ - :-: -a** "e ;a ^e 4 —'r'ft - c'est an sport oil je brille. frere wsuffl&h par moments distraitement sur ce qui restart du fruit momiBe, sec comme un cadavre de sau-tere#e, zfin de Je /aire osciller. II n'avait pas gribouille ce qui sfappeRe une Jigne dans le grimoire. On ne peut pas le lamer seul cdui-fa. J] tiy a pas de planches convenables, dis-je, je van devoir aller cherchtr un cercueil au village, mais voici toujours une croix. ChevaJ mavait suivi et nous observait par la fen&re. J] n en fera jamais d'autres. — Keste-t-iJ des sous ? ajoutai-je. Me* phases je ne sais pas ce qu elles avaient, elles » entrant plus dans la tele de mon frere. Le village un t^ndement tout de trav™ n . mexiaient 1 en- ^^averUlcommencaitdesgestesJes 22 , • „,;,-, do prince** sauvcc par son chevalier qui est f lvori,c. Javais *td mcme jusqu a tenter de la lire a mon frcVe le soir avant que nous nous endormissions, m,i« lui pensez-vous, de ronflcr bient6t comme un :ochon. Tout ddcoit chez mon frere tout le temps, on coc ne 2 peut pas réver avec lui. Et je rapportai le tout avec moi, je veux dire les deux planches, ainsi quune béche, vers la cuisine de notre terrestre séjour. Frěre n'avait pas bougé de sa chaise, il faisait par-tie prenante du decor comme on dit. II regardait devant lui, bétement est le mot, le cceur de pomme suspendu depuis trois semaines á un fil rattaché á la poutre du haut, et que nous nous étions amusés á manger, les mains croisées derriěre le dos, cest un sport ou je brille. Frěre soufflait par moments distraitement sur ce qui restait du fruit momifié, sec comme un cadavre de sau-terelle, afin de le faire osciller. II n'avait pas gribouillé ce qui s appelle une ligne dans le grimoire. On ne peut pas le laisser seul celui-lá. — II n'y a pas de planches convenables, dis-je, je vais devoir aller chercher un cercueil au village, mais voici toujours une croix. Cheval m'avait suivi et nous observait par la fenetre. II rfen fera jamais ďautres. — Reste-t-il des sous? ajoutai-je. nWrÍ ÍT? * M paS Ce &éks avaient, elles nentraient plus dans la téte demons r -n cercneil a»* on trére-Le village, un travers-11 c°mmencait des gestes, les 22 avortait ven.il pour «c lever, « rasseyait II me faisait pensera notre ancicn chien quand papa lui avai, fait avalcr les boulcs a mites dans sa nitan,-» • vjdns sa pjtance, je veux dire dans la premiere heure qui a suivi. Dicu sait pourquoi Fidee me vint alors que, s'il avait pu prevoir la chose, pere aurait aime emporter sous terre avec lui des objets familiers. A commencer par frere et moi, songeai-je, mais cette perspective me parut excessive et desemparante. Bien sur notre tour viendrait, notre tour de deceder, et le meme jour encore ou peu s'en faut, extremement oints, si ca se dit, dociles jusque dans et par la tombe, car celle de papa, qui sem-blait exister depuis toujours en quelque endroit de la plaine qu'il nous restait encore a deviner, constituait une maniere de commandement, un appel donne si j'ose dire depuis la matrice de la terre, comme tous ses ordres etaient donnes jusque-la depuis la chambre de Fetage, je dis la chose comme elle m'apparait. Mais 9a pouvait attendre, je veux dire notre tour, quelques jours du moins, peut-etre des semaines, voire des siecles, car si nous savions de source sure par mon pere que nous etions mortels jusqu au trognon et que tout passe ici-bas, papa ne nous avait jamais precise combien de temps il faudrait pour que nous cessions de l'etre, mortels, et passions comme cadavres de Fetat d'apprenti a celui de compagnon, mon frere et moi. J'ouvris Farmoire et verifiai le contenu de la bourse que je renversai sur la table. Une dizaine de pieces identiques, d'un metal terne, roulerent de-ci de-la, j'en aplatissai une avec ma paume. Roulerent n est 23 pas accorde convcnablement, si 9a se trouve, c est la dizaine qui roula comme un seul homme, mais tant pis,j'ai fait ma syntaxe chez le due de saint-simon, sans compter mon pere. II men est rest<§ quelque chose qui cloche. Je m£le aussi tous les temps de verbes, un vrai macaroni. Un chat n'y retrouverait pas sa queue. — Tu crois qu'il y en a assez pour que nous puis-sions acheter un costume de sapin a papa? Le costume de sapin etait une blague de pere qui n en produisait pas des myriades, dont il se servait dans les histoires qu'il lui advenait de nous conter pour par-ler de ceux qui mouraient dans son jeune temps quand il etait beau gosse. Mon frere ignorait autant que moi si nous avions assez de sous parce que pere ne nous em-menait jamais avec lui au village pour acheter des provisions avec cheval. II en revenait toujours en beau fusil. Nous n'aimions pas cela, il nous flanquait des horions. — Il aurait du nous apprendre la valeur de Tar-gent, fit mon frere. — Ce sont des sous, retorquai-je. Nos sous doi-vent valoir ceux des gens du village. J'ai omis de le mentionner, mais je suis le plus intelligent des deux. Mes raisonnements frappent comme des coups de gourdin. Si c etait mon frere qui redigeait ces lignes, la pauvrete de la pensee sauterait a la figure, personne ne comprendrait plus rien. — Mais il en faut peut-etre beaucoup plus Quand papa partait, il emportait toujours une poche bourse de sous II y en avait beaucoup, et je crois qu'il alia* de temps a autre faire le plein quelque part 24 — Ou est cctte poche? demandai-je. Mais mon freie nc cessnit de rip&cr: « II aurait du nous apprcndre la valcur de l'argcnt.» Quand il lui arrive qu'une idcc le visitc, eile nc lui sort pas ailment du cha pea ii. Je lobligeai a me prater main forte et nous fouillames l'armoire de fond en comble. Kile ne conte-nait que des chiffons, des crucifix, les vetements de pr&re de papa quand il dtait beau gösse, ainsi que les histoires de saints dans lesquelles nous avions appris ä lire, et que papa nous obligeait ä relire, ä transcrire depuis notre enfance, ä chaque jour ou presque. Ii y avait dedans des images, des gens avec des barbes douces, qui allaient en sandales dans des deserts enso-leilles avec des vignes et des palmiers, des odeurs de jasmin et de santal, qui transpiraient presque des pages. C'est papa qui les avait ecrites avec cette ecriture micro-scopique qui est la mienne, la notre, aujourd'hui. Les illustrations, il les y avait collees lui-meme, apres les avoir humectees de sa longue langue de bceuf, je me rappelle Tavoir vu faire. Beaucoup des histoires qui \ nous etaient ainsi livr^es ne nous etaient pourtant qu'imparfaitement intelligibles, si c est le mot. Elles se passaient en judee au japon dans des pays impensables, la ou nous presumions que pere avait vecu avant que nous fussions sur cette terre, dans cette campagne. Nous fumes d'ailleurs longtemps ä croire que ces histoires etaient les siennes et quil voulait nous les leguer en guise de memoire pour nous prevenir des maladies. Ä supposer juste cette id<§e, pere aurait 6te capable de 25 choscs miraculeuses, faire jaillir dc l'eau d'un rocher, changer des mendiants cn arbrcs, confectionner des souris avec des cailloux, et quoi encore. Mais pourquoi aurait-il abandonne' ces contrees enchantees pour venir seinmurcr dans Tespace vide de cette campagne sterile, ennuagee, congelde dur six mois par annee, sans oli-vicrs ni brcbis ? Avec pour toute distraction, pour seule compagnie la compagnie de ses deux fils maigres et revassons ? Non, au fil des ans, cette idee finit par nous paraitre peu vraisemblable. II y avait aussi la biblio-theque, mais 9a j'en parlerai plus tard, avec ses diction-naires de chevalerie et ses poisons. — Je me demande si pere aurait tolere que nous utilisions ces sous, fit tout a coup mon frere. — Utilisassions, le repris-je. — Peu importe. Papa naurait peut-etre pa5 aime. — Pere est mort, dis-je. — On devrait peut-etre les enterrer avec. Je deposai la beche contre le poele et m'assis a table, tournant et retournant entre mes doigts les pieces de monnaie et j'agitais la jambe. J agite toujours le pied quand je suis en colere, 9a m evite de le mettre au der-riere de qui Ton pense.