Marie-Claire Blais : Manuscrits de Pauline Archange Comme le choeur de mes lointaines misères, vieilles ironies que le temps a revêtues du sourire de la pitié (une pitié puant légèrement la mort), les religieuses qui, autrefois, berçaient ma vie de leur cruelle bonté, m’épient encore au grillage d’un cloître perdu dans la fade campagne, sous un ciel mécontent, au bord de la tempête, mais qui accueille comme un encens maladif la plainte de leurs prières, de leurs cantiques au Saint-Sacrement. La joue jaunie par les veilles, leurs petits yeux courant comme des billes dans la lune contemplative de leur visage, leur front trahissant (frivolité secrète) une noire mèche de cheveux drus qui tremble fièrement au seuil de la coiffe, elles suspendent aux carreaux de leur couvent (d’où je vois encore de grands dos blancs majestueusement inclinés vers l’autel où brille comme une furtive indécence la mince bottine brune sous la lourdeur des robes, et un lacet dont le noeud oublié au réveil semble rompre, aux yeux de la Supérieure qui embrasse des yeux l’ensemble et les détails de sa chapelle, toute la discipline de sa maison) cette expression de mépris que connaissent bien les mauvais élèves dont je fus : « Pauline Archange a désobéi, nous la priverons des restes de notre pain d’hostie... » Les mains bleuies de froid, les cheveux captifs sous les peignes glacés, la casquette de fourrure si rapidement jetée sur le front qu’elle ne couvre qu’une oreille et abandonne l’autre à la rigueur des vents, mais le coeur bondissant d’une humeur folle, timide, mélancolique aussi, sous l’élan mystique de l’orgue qui gémit tout près le Tantum Ergo, tout en reprenant la lancinante mélodie jusqu’à l’évanouissement, jusqu’au dégoût parfois : les mendiants de mon espèce, sortis en courant de leur classe au premier coup de cloche, attendent là - sous l’oeil austère des barreaux qui leur dérobent l’enfant Jésus caché dans les plis d’or du calice - très loin dans sa chaude retraite de parfums et de tissus brodés que soulèvera à la première messe un prêtre las dont la main sans mystère, abondamment velue, ouvrira simplement les secrets de Dieu comme s’il s’agissait d’un petit coffre-fort personnel, dans l’intimité de sa chambre. - Revenez la semaine prochaine, il n’y a plus d’hosties aujourd’hui. On dit qu’elles ne vivent que de salades et de prières, qu’elles ne dorment ni ne se lavent, et l’évidence est là qui souffle par les barreaux, avec une brave odeur de choux, de pauvreté et d’avarice. Leur extase pétrifiée longtemps vous poursuit dans les corridors, sous les voûtes grises, et même dehors sous le vent et la neige serrés qui frappent brusquement les tempes, semblent déchirer les épaules, le dos, d’un vaste courant froid, ininterrompu. On porte sur sa poitrine, d’une main engourdie, le paquet frémissant de retailles d’hosties, tenant de l’autre main la main nue de Séraphine Lehout qui a perdu son gant de laine et pleure, les joues, le nez souillés de larmes qui tombent sur son manteau comme une rosée. Dans le brouillard des routes, les voitures s’égarent, jetant autour d’elles des regards éblouissants mais aveugles qui évoquent, on ne sait pourquoi, tout un troupeau de bêtes inconnues, tapies dans l’ombre et ouvrant sur la nuit de sinistres yeux brûlants. La neige tombe. Séraphine Lehout ne reconnaît plus sa rue ni sa maison. Elle sanglote plus fort lorsqu’elle sent tristement flotter derrière elle, arrachée par le vent, la longue queue de son manteau trop large, hérité d’une soeur aînée qui l’a déjà porté plusieurs hivers avant elle. - Mangeons des hosties. Nous retrouverons notre chemin. C’est Mère Sainte-Scholastique, qui nous l’a dit... Assises sur le trottoir, l’une contre l’autre, nous craignons de nous envoler dans le ciel, aspirées d’un seul coup par ces véhémentes neiges, ennemies de la fragilité humaine. « T’as cinq ans et moi cinq ans et demi, je sais lire,; toi tu ne sais rien. » C’est d’un premier lien dont les circonstances et les promesses sont si humbles, que naissent parfois tous les autres. Le lendemain en classe, Séraphine Lehout, s’agenouillant pour balbutier la prière matinale avec les autres élèves, baissa, devant mes yeux ravis, une nuque, une tête martyre dévorées par les poux, dont les deux nattes minces, n’ayant pas été dénouées depuis deux mois, scrupuleusement retenues par deux bouts de ficelle, semblaient former autour de l’abandon du visage étroit, toute une brume de cheveux sales, mais beaux, d’où l’on voyait monter des regards bruns pleins de fièvre, bien que voilés encore par une brume plus ténue autour de ses épais sourcils. - Pauline Archange, priez le Saint Esprit, comme tout le monde. Ainsi parlait Mère Sainte-Scholastique de son estrade, près de la fenêtre, à peine plus grande que nous, son fin visage prisonnier d’une corolle plissée qui correspondait bien à tout un paysage de fleurs en pots, contre le tableau noir. Ses joues étaient d’un rose qui inspirait l’obéissance, la bonté. On l’aimait. Mais d’un amour qui allait en décroissant avec la subtilité de ses punitions. A genoux dans le corridor ou à genoux dans un coin, avec cela une grande flexibilité à la baguette. Mère Sainte- Scholastique était jeune, envahie de tant d’élèves chaque jour que, pour se souvenir du nom de chacune, elle devait l’épingler au col de nos costumes. - Qui est cette petite, au fond, avec des queues de rat? Dites-lui qu’elle éponge de son tablier le ruisseau sous sa chaise... Si vous voulez sortir, mesdemoiselles, c’est simple, demandez la permission, je vous l’accorderai... Les mains se levaient aussitôt, suppliantes, dans l’air étouffant, et Mère Sainte-Scholastique s’écriait, offensée : - Vous n’êtes que des bébés, je le dirai à Mère Supérieure... Séraphine Lehout, humiliée, la bouche tordue par une timidité au bord de la honte, plus victime que nos petites saintes sur les images, rattachant d’un doigt incertain le gros élastique de son bas qui pendait sur son genou, Séraphine Lehout dont la fierté saignait comme le bouquet de lis et la fraîche mais menteuse virginité des petites filles mutilées à un âge précoce par les fauves de Dieu dans des arènes imaginaires, « celles dont l’âme était si pure, disait Mère Sainte-Scholastique, qu’avant même d’expirer, elles tombaient entre les bras des anges », Séraphine peut-être attendrait-elle de moi, à la fin du jour, dans la cour du couvent (où le soleil couchant dessine des choses étranges sur les murs polis par un doigt de gel) une consolation à la mesure de ses supplices? Enlacées contre le mur, nous regardions le silence s’étendre autour de nous : la patinoire avait une âme immense qui dormait sur le dos, les bras en croix. Un arbre, solitaire, ouvrait vers le ciel une bouche fantôme dont la plainte ne s’échappait pas. Si les branches s’agitaient trop, nous partions, sentant en nous un vif tremblement... Le cri des tramways traversant la ville nous apaisait, dispersant dans la rue une foule murmurante d’ouvriers, de femmes ou trop rondes ou trop frêles, glissant d’un talon pointu sur la pente des trottoirs miroitants de glace, provoquant dans leur soudaine chute un torrent de rires mal contenus qui jaillissaient des dents comme des cris de bonheur. On avait la certitude que la ville s’allumait ainsi pour protéger les hommes contre les voleurs, les assassins, afin de leur permettre de se promener calmement dans les rues, d’un pas léger, laissant les enfants seuls dans leur chambre avec leurs devoirs à terminer, leurs rêves à bourdonner gentiment autour de leurs oreilles. « N’offensez pas Jésus, disait Mère Sainte-Scholastique, ni dans vos jeux ni dans vos pensées. » Mais Jésus lui-même, sensible comme il était, aurait aimé cette heure confiante de la journée où personne ne mourait de faim sur la terre, où, dans la cour des maisons pauvres, Séraphine Lehout et Pauline Archange élevaient des forteresses de neige en toute innocence, pour s’y cacher si la peste ou la guerre pénétraient la ville. Séraphine elle-même semblait avoir oublié les injustices subies quelques heures plus tôt. De son rempart de neige, si haut, si fort, d’où, disait-elle, Mère Sainte-Scholastique lui paraissait « petite comme une allumette et laide comme une mouche », rien ne l’effrayait plus. Si le froid vous traversait les os pomme un mauvais souvenir, soudain, on se blottissait dans les bras de l’Archange Pauline et toutes les deux roulaient enlacées dans une neige tiède et complice, laquelle, en plus d’envelopper leurs étreintes, répandait généreusement sur les souillures de la cour (un rat passait, rapide et inquiet dans sa faim) un règne de blancheur éphémère, une beauté saine qui enflammait, du rouge de la passion, des joues nées pâles comme des fruits verts.