Premiere edition : Paris, Armand Colin, 1949. Seconde edition revue et augmentee : Paris, Armand Colin, 1966. Trad, italienne : Turin, Einaudi, 1953, seconde edition 1965. Trad, eapagnole : Mexico, Fondo de Cultura, 1953. Trad, anglaise (sous presse) : Londres, Routledge and Keggan Paul. FERNAND BRAUDEL LA MEDITERRANEE ET LE MONDE MEDITERRANEAN A L'EPOQUE DE PHILIPPE II Seconde edition revue et augmentie Tome 2 1966 LIBRAIRIE ARMAND COLIN 103, boulevard Saint-Michel, Paris LES EVENEMENTS, LA POLITIQUE ET LES HOMMES Levant, mais de l'Afrique du Nord. En realite, la flotte espagnole avait appa-reillé contre Alger. On espérait surprendre1 le grand port barbaresque, mais, une fois de plus, le temps allait traliir toutes les espérances. Le manque ďaudace du clicf aidant, ľarmada dut faire demi-tour. Des le 14 septembre, ľambas-sadeur frangais2 en Espagne annoneait ľcehec dc la flotte, qu'on « publie étre advenu par une tempéte qui ľa assaillie ä quatre lieues de lä oú il prétendoit descendre, laquelle a tellement escarté et fracassé leurs galeres qu'ils ont esté contraints de rompre leurs desseins». Est-ce lä une occasion manquée ä ajouter ä la liste déjä longue des occasions manqniées par la Chrétienté contre Algcr, avant 1830 ? G'cst au moins ce qu'on pensa ä Koinc ou le due dc Sessa indiquait eombien sa Sainteté lui avait « montré* de peine pour la disgrace survenue ä la dite armada »3. Le Saint-Pere pensait surtout que la diversion vers l'Afrique avait empéché une fructueuse intervention dans le Levant... Ainsi, au debut du xvile siécle, retrouve-t-on eurieusement ces éternelles querelles entre Ľspagnols, préoccupés de l'Afrique, et Italiens, attentifs ä ľ Orient. Remarquons que cette expedition — et c'est en quoi elle est révélatrice de ľheure méditerranéenne —• si elle avait réussi, n'aurait abonti qu'ä une simple guerre locale. La flotte espagnole n'aurait pas rencontre la flotte turque. La grande guerre des eseadres, des galéres renforcées et des galions ne réussit pas ä reprendrc possession de la mer. Au dela des circonstanccs, des hommes, des calculs, des projets, un eourant general, puissant, hostile, s'oppose ä leur coú-teuse remise en place. A sa facon, la decadence de la grande guerre est comme le signe avant-coureur de la decadence merne de la Méditerranée qui assurément se precise et devient déjä visible, avec les derniéres années du xvie siécle. La mort de Philippe II, 13 sepfembre 15984 Dans le récit des événements du theatre méditerranéen, nous n'avons pas cite, en ses lieu et place, un événement pourtant sensationnel, qui courut la mer et le monde : la mort de Philippe II, survenue le 13 septembre 1598, ä l'Escorial, au soir d'un long régne qui avait paru interminable ä ses adversaires. Omission ? Mais la disparition du Roi Prudent a-t-clle signiíié un grand changement de la politique espagnole ? Vis-ä-vis de l'Orient, celle-ci (la tentative du vieux Doria contre Alger, en 1601, n'y changera rien) demeurera prudente ä ľexcés, peu désireuse d'un conflit ouvert avec les Turcs5. Des 1. A. d'AuBiGWK, op. cit., IX, p. 401 et sq. 2. Henri IV ä Villiers, Fontainebleau, 27 sept. 1601, Lettres... op. ell., p. 48. 3. Sessa ä Philippe III, Rome, 6 oct. 1601, A. N., K 1630. 4. La source narrative la plus detaillee est celle du P. dc SEPULVEnA, Sucesos del Reinado de l^elipe If, p.p. J. Zarco, Ciudad de Dios, CXI ä CX1X. Historia de varios sucesos y de las cosas (ed. Madrid, 1924). Parmi lea recits d'historieiis conteniporains, Jean CäSSOTT, Laviede Philippe II, Paris, 1929, p. 219 et sq. et Louis Behtband, Philippe II ä VEscorial, Paris, 1929, chap. VII, « Comment mcurt un roi », p. 228 et sq. 5. La presence de Joan de Segni de JYlenorca ä Const, nous est encore signalee par une de ses lettres ä Philippe II, 3 nov. 1597, A. K 1676. A la veille de la Guerre de Trente Ans, tentative des Imperiaux pour liberer I'Espagne definitivement de cette charge on mieux de ces menaces, action ä propos du baron Mollart. En 1623, la n^gociation entre les mains de Giovanni Battista Montalbano, le projet d'une paix perpetuelle avec les Turcs et d'un detournement des epices par le Proche Orient, avec Taide meme des Polonais. Cf. H. "WXtjen, Die Niederländer... op. cit., p. 67-69. 512 La Méditerranée hors de la grande histoire ..gents espagnols continueront lenrs intrigues ä Constantinople, pour y négocier une impossible paix et s'employer efficaoement ä éviter les heurts... Quandou parlera de guerre, ce ne sera que contre les Barbaresques, guerre limitée, on le voit. II n'y a meme pas eu de changement décisif de l'Espagne elle-merne. Seules continuent ä agir les forces depuis longtemps ä l'ceuvre. Nous l'avons dit notamment á propos de ce que ľon a appelé la reaction seigneuriale du nouveau regne. Tout est continuité ; meme, malgré sa lenteur ä s'accomplir, le retour ä la paix qui s'impose aprés les efforts désordonnés mais puissants des dernieres années du régne de Philippe II. La paix de Vervins de 1598 est l'ceuvre du roi défunt, la paix anglaise tardera six aus (1604), la paix avec les Provinces Uniea plus de onze ans encore (1609). Mais ľune et ľautre sont portées par le mouve-ment antérieur. Rien de plus révélateur de ľénigmatique figure de Philippe II que sa mort admirable, racontéc souvent et avec tant dc pathétisme que ľon hésite k en reprendre les details émouvants. A coup súr, la mort d'un roi et d'un chrétien, singulierement assure de la vertu des pouvoirs intercessionnaires de l'Église. Aux premieres douloureuses attaques du mal, en juin, malgré ľavis des médecins, il s'était fait transporter ä l'Escorial pour y mourir. II lutta pourtant contre l'affection septicémique qui devait l'emporter apres cinquante-trois jours de maladie et de souffrances. Cette mort n'est pas du tout sous le signe de l'orgueil, cette divinité du sieclc reforme1. Le roi ne vient pas ä l'Escorial pour y mourir solitaire ; il vient lä oil sont les siens, ses morts qui l'attendent, et il y vient aecompagrié de son fils, le futur Philippe III, de sa fille l'infante qui va partir pour les Flandres, des Grands de l'Église et des Grands de ce monde qui le suivront au cours de sa passion. C'est une mort aussi accompaguée que possible, aussi sociale, aussi céremonieuse peut-on dire, au meilleur sens du mot. Ce n'est pas l'Orgueil, ce n'est pas la Solitude ni l'Imagination, comme on l'a dit, mais 1'appareil familial, l'armée des Saints, la nuée des priéres qui entourent ses derniers instants, en une procession ordonnée qui, en soi, est une belle ceuvre d'art. Get homme dont on a tant dit que sa vie avait cons isté ä distinguer le temporel du religieux, que ses ennemis ont, sans vergogne, noirci sous les calomnies les plus absurdes, que ses admirateurs ont aureole un peu vite, c'est dans le droit ril de la vie religieuse la plus pure qu'il est ä comprendre, peut-étre dans ľatmosphére méme de la revolution carmélitaine... Mais le souverain, la force d'histoire dont son nom a été le lien et le garant ? Comme elle déborde l'individu solitaire et secret qu'il fut! Historiens, nous l'abordons mal : comme les ambassadeurs, il nous regoit avec la plus fine des politesses, nous écoute, répond ä voix basse, souvent inintelligible, et ne nous parle jamais de lui. Trois jours durant, ä la veille de sa mort, il confessa les fautes de sa vie. Mais ces fautes, comptées au tribunal de sa conscience, plus ou moins juste dans ses appreciations, plus ou moins égarée dans les dédales d'une longue vie, qui pourrait les imagiuer ä coup súr ? Lä se situe l'une des grandes questions de sa vie, la surface d'ombre qu'il faut laisscr ä la vérité de son portrait. Ou mieux, de ses portraits. Quel homme ne change pas au cours de sa vie ? Et la sienne fut longue, mouvementée, du portrait du Titien qui nous présente le prince dans sa vingtiéme année, au terrible et émouvant tableau de Pautoja de la Cruz, qui nous restitue, ä la fin du régne, l'ombre de ce qu'il fut... 1. Jean Cassotj, op. cit., p. 228. 513 33 LES ÉVÉNEMENTS, LA POLITIQUE ET LES HOMMES L'horame que nous pouvons saisir, c'est le souverain faisant son metier de roi, au centre, á la croisée des incessantes nouvelles qui tissent devant lui, avec leurs fils noués et entrecroisés, la toile du monde et de son Empire. Cest le liseur á sa table de travail, annotant les rapports de son écriture rapide, á Técart des hommes, distant, méditatif, lié par les nouvelles á 1'histoire vivante qui se presse vers lui, de tous les horizons du monde. A vrai dire, il est la somme de toutes les faiblesses, de toutes les forces de son Empire, 1'homme des bilans. Ses seconds, le due d'Albe, plus tard Farněse aux Pays-Bas, Don Juan en Méditerranée, ne voient qu'un secteur, leur secteur personnel dans 1'énorme aventure. Et c'est la difference qui séparé le chef d'orchestre de ses executants... Ce n'est pas un homme á grandes idées : sa táche, il la voit dans une interminable succession de details. Pas une de ses notes qui ne soit un petit fait precis, un ordre, une remarque, voire la correction d'une faute ďorthographe ou de geographic Jamais sous sa plume ďidées générales ou de grands plans. Je ne crois pas que le mot de Méditerranée ait jamais flotté dans son esprit avec lc contenu que nous lui accordons, ni fait surgir nos habituelles images de lumiěre et d'eau bleue; ni qu'il ait signifié un lot precis de grands problěmes ou le cadre d'une politique clairement conc/ue. Une veritable géographie ne faisait pas partie de 1'éducation des princes. Toutes raisons suffisantes pour que cette longue agónie, terminée en septembre 1598, ne soit pas un grand événement de Phistoire méditcrranéenne. Pour que se marquent á nouveau les distances de 1'histoire biographique a 1'histoire des structures et, plus encore, á celles des espaces... CONCLUSION Voila vingt ans bient&t que ce livre circule, est mis en cause et a contribution, critique (tres peu), loue (trop souvent). J'ai eu l'occasion, en tout cas, dix fois pour une, de completer ses explications, de defendre ses points de vue, de r^fiechir sur ses partis pris, de corriger ses erreurs. Je viens dc le relire sericuse-ment, pour le mettre a jour, et je I'ai largement remanie. Mais il est evident qu'un livre existe en dehors de son auteur, qu'il a sa vie personnelle. II est possible de l'ameliorer, de le surcharger de notes et de details, de cartes et d'illus-trations, non de le changer radicalement. Souvent, a Venise, un navire achete hors de la ville y etait revise soigneusement, complete par des charpentiers habiles, il n'en restait pas moins tel navire, sorti des chantiers ou dc Dalmatie ou de Hollande, et toujours reconnaissable au premier coup d'ceil. Malgre le labour prolonge du correcteur, les lecteurs de ce livre, dans son edition ancienne, le reconnaitront sans peine. Sa conclusion, son message, sa signification restent les mimes qu'hier. II se presente, sur ces annees ambigues des debuts de la moderaite du monde et a travers 1'immense scene de la Mediterrannee, comme la mise en ceuvre d'un nombre tres considerable de documents neufs. II est, en outre, une sortc d'essai d'histoire globule, ecrite selon trois registres successifs, ou trois « paliers », j'aimerais mieux dire trois temporalites differentes, le but etant de saisir, dans leurs plus larges ecarts, tous les temps divers du passe, d'en suggerer la coexistence, les interferences, les contradictions, la multiple epaisseur. L'histoire, selon mes vceux, devrait se chanter, s'entendre a plusieurs voix, avec cet inconvement evident que les voix se couvrent trop souvent les unes les autres. II n'y a en pas toujours unc qui s'impose en solo et repousse au loin les accompagnements. Comment pourrait-on apercevoir alors, dans le synchronisme d'un seul instant, et comme par transparence, ces histoires differentes que la realite" superpose ? J'ai essaye d'en donner l'impression en reprenant souvent, d'une partie a l'autre de ce livre, certains mots, certaines explications, comme autant de themes, d'airs fami-liers communs aux trois parties. Mais la difficulte, c'est qu'il n'y a pas deux ou trois temporalites, mais bien des dizaines, chacune impliquant une histoire particuliere. Leur somme seule, apprehendee dans le faisceau des sciences de Homme (celles-ci au service retrospectif de notre metier), constitue l'histoire globale dont I'image reste si difficile a reconstituer dans sa plenitude. 514 515 CONCLUSION 1 Nul ne m'a reproché 1'annexion, á ce livre ďhistoire, ďun trés large essai géographique, par quoi il commence, concu comme hors du tcmps, ct dont les images ct réalités ne cessent ďaffleurer de la premiére á la derničre page de ce gros ouvrage. La Méditerranée, avec son vide créateur, la liberté étonnante de ses routes d'eau (son libre-échange automatique, comme dit Ernest Labrousse), avec ses terres diverscs et semblables, ses villes issues du mouve-ment, ses humanitcs complémentaires, ses hostilités congénitales, est une oeuvre reprise sans cesse par les hommes, mais á partir ďun pian obligatoire, ďune nature peu généreuse, souvent sauvage et qui impose ses hostilités et contraintes de trěs longue durée. Toute civilisation est construction, difficulté, tension : celles de Méditerranée ont Iutté contre mille obstacles souvent visibles, elles ont utilise un materiel humain parfois fruste, elles se sont battues sans fin, á 1'aveugle, contre les masses énormes des continents qui enserrent la mer Intérieure, clics se sont méine beurtées aux immensités océaniques de Plndien ou de 1'Atlanti que... J'ai done recherche, selon les cadres et la trame ďune observation géogra-phique, des localisations, des permanences, des immobilités, des repetitions, des « régularités » de Fhistoire médilerranéenne, non pas toutes les structures ou régularités monotones de la vie ancienne des hommes, mais les plus impor-tantes ďentre elles et qui touchent á l'existence de chaque jour. Ces régularités sont le plan de reference, Pélément privilégié de notre ouvrage, ses images les plus vives et Ton peut en completer 1'album avec facilité. Elles se retrouvent, comme intemporelles, dans la vie actuelle, au hasard d'un voyage ou ďun livre de Gabriel Audisio, de Jean Giono, de Carlo Levi, de Lawrence Durrell, ďAndré Chamson... A tous les ccrivains ďOccident qui ont, un jour ou 1'autre, rencontré la mer Intérieure, cclle-ci s'est proposée comme un probléme ďhistoire, mieux dc «longue durée ». Je pense comme Audisio, comme Durrell, que 1'antiquité elle-méme se Tetrouve sur les rivages méditerranéens ďaujourďhui. A Rhodes, á Chypre, « observez les pécheurs qui jouent aux cartes dans la taverně enfumée du Dragon et vous pourrez vous faire une idée de ce que fut le veritable Ulysse ». Je pense aussi, avec Carlo Levi, que le pays perdu qui est le vrai sujet de son beau roman, Le Christ s'esi arrěté á Eboli, s'enfonce dans la nuit des temps. Eboli (dont Ruy Gomez a tire son titre de prince) est sur la cótc, pres de Salome, lá ou la route quitte la mer pour foncer droit vers la montagne. Le Christ (e'est-a-dire la civilisation, l'equitc, la douceur de vivre) n'a pu continuer sa marche vers les hauts pays de Lucanie, jusqu'au village de Gagliano, « au-dessus des precipices ďargile blanche », an creux de versants sans herbe, sans arbres. La, de pauvres cafoni sout mis en coupe réglée, comme toujours, par les nou-veaux privilégiés du temps present : le pharmacicn, le médecin, rinstituteur, toutes personnes que le paysan évite, qu'il eraint, avec qui il biai.se... Vendettas, brigandages, economies, outils primitifs sont ici ehez eux. Un emigre peut revenir ďAmérique dans un village prcsque abandonné, porteur de mille nou-veautés étrangeres, ďoutils merveilleux : il ne changera rien á cet univers archaíque, muré en lui-méme. Ce visage profond de la Méditerranée, je doute que, sans 1'ceil du géographe (du voyageur ou du romancicr), on puisse en jsaisir les vrais contours, les réalités oppressives. 516 Conclusion I II Notre seconde entreprise •— dégager au xvie siěcle le destin collectif dc la Méditerranée, son histoirc « sociále » au sens plein — e'est, ďentrée dc jeu et jusqu'a la conclusion, se heurter au probléme insidieux et sans solution de la deterioration de sa vie matérielle, á ces multiples decadences en chaíne de la Turquie, de 1'Islam, de 1'Italie, de la primauté ibérique, pour parler le langage des historiens ďhier — ou aux ruptures et pannes de ses secteurs moteurs (finances publiques, investissements, industries, navigation) pour parler le langage des économistes ďaujourďhui. Des historiens, nourris ou non de pensée allemande, ont volontiers sontenu — le dernier en date étant peut-étre Eric Weber1, disciple ďOthmar Spann et de son ccole universaliste — qu'il y avait un processus de la decadence en soi, dont le destin du monde romain donnait déjá l'exemple parfait. Entrc autres regies, toute chute (Verfall), pour Eric Weber, serait compensée, ailleurs, par une montée contemporaine (Aufstieg), comme si rien ne se perdait dans la vie commune des peuples. On pourrait aussi bien parler des theses non moins rigides de Toynbee ou de Spengler. J'ai lutté contre ces vues trop simples ct les grandes explications qu'elles impliquent. Au vrai, dans lequel de ces schémas pourrait-on facilement inserire Pexemple du destin méditerranéen ? Sans doute n'y-a-t-il pas un modele de la decadence. Pour chaque cas particulier, á partir de ses structures de baso, le modele est á reconstruire. Quel que soit le contenu que Ton donne á ce mot imprécis de decadence, la Mcditerranée n*a pas été la proie facile et résignée ďun vaste processus de regression, irreversible et, surtout, préeoce. Je disais, en 1949, que le déclin ne me semblait pas visible avant 1620. Je dirais volontiers aujourďhui, sans en étre tout a fait sur, pas avant 1650. En tout cas, les trois plus beaux livres parus sur le destin des terres médi terra néennes au cours de ces dix derniéres années, celui de René Rachrcl á propos de la Provence, celui d'Emmanuel Le Roy Ladurie á propos du Languedoc, celui de Pierre Vilar á propos de la Catalogne, ne me contrediront pas. II me semble que si Ton voulait reconstruiTe le nouveau panorama ďensemble de la Méditerranée, aprés la grande rupture qui marque la fin de sa primauté. il faudrait choisir nne date tardive, 1650 ou meme 1680. II faudrait aussi, au fur et á mesure que les recherches locales permettront plus de rigucur, poursuivre ces essais de caleuls, ces estimations, ces recherches ďordres de grandeur auxquels je me suis livré, mc rapprochant ainsi, plus que ne le disent ces tentatives trés imparfaites, de la pensée des économistes préoc-cupés par des problémes de croissancc ct de comptabilité nationale (chcz nous Francois Perroux, Jean Fourastié, Jean Marczewski). Les suivre, e'est retrouver bientót une evidence : á savoir que la Méditerranée du xvie siéele est, par prioritě, un univers de paysans, de métayers, de propriétaires fonciers ; que les moissons et les récoltes sont la grande affaire, lc reste une superstructure, le fruit ďune accumulation, ďun détournement abusif vers les villes. Paysans ďabord, blé ďabord, e'est-a-dire nourriture des hommes, nombre des hommes, e'est la regie silencieuse du destin á cette époque. A court terme, á long terme, la vie agricole commande. Soutiendra-t-elle le poids aceru des hommes, le luxe des villes si éblouissant qu'on ne voit plus que lui ? Cest le probléme crucial dc chaque jour, de chaque siécle, Le reste, par comparaison, est presque dérisoire. 1. Beiträge zum Problem des Wirtschaftverfalles, 1934. 517 CONCLUSION En Itálie, par exemple, avec le xvie siěcle finissant, un enorme investis-sement s'opere au benefice des campagnes. J'hesite ä y voir le signe d'une decadence précoce ; c'est bien plut&t une Teaction same ; en Itálie un équilibre précieux sera aiusi preserve. Équilibre materiel s'entend, car socialement la grande, la forte proprietě impose partout ses ravages et ses génes ä long terme. De méme en Castille1. Les historiens nous le disent aujourďhui, un équilibre materiel y a dure jusqu'au milieu du xvne siěcle. Voilä qui modifie nos observations antérieures. J'avais cru ainsi que la crise courte et violente des années 1580 venait du simple retournement de l'Empire espagnol vers le Portugal et 1'Atlantique. Explication « noble ». Felipe Ruiz Martin2 vient de démontrer qu'elle n'est que le processus déclencbé, avant tout, par la grande crise fru-mentaire des pays ibériques, avec les années 80 du siěcle. Done, en gros, « une crise ďancien regime », selon le sebéma d'Ernest Labrousse. Bref, méme pour l'histoire conjoncturelle des crises, il faudrait dire souvent: structure, histoire leňte d'abord. Tout doit se comparer ä ce plan d'eau essen-tiel, les prouesses des villcs (qui, en 1949, m'ont trop ébloui : civilisation d'abord !), mais aussi l'bistoire conjoncturelle prompte ä expliquer, comme si eile remuait tout dans ses mouvements parfois trěs courts, comme si elle-méme n'etait pas commandée ä son tour. En fait, de prochc en procbe, une nouvelle histoire économique est ä construire, á partir de ces mouvements et de ces immobilités que la vie aflronte sans fin. Ce qui fait le plus de bruit n'est pas le plus important, chacun lc sait. En tout cas, ce n'est pas avec lc renversement de la tendance séculaire, lors des années 1590, ou avec le coup de hache de la crise courte de 1619-1621, que s'achevent les 6plendeurs de la vie méditerranéenne. Je ne crois pas davan-tage, jusqu'ä plus ample informé, ä un décalage catastropbique des conjonc-tures « classiques » entre Nord et Sud de l'Europe et qui, s'il existe, aurait été ä la fois lc fossoycur de la prospérité méditerranéenne et le construeteur de la Suprematie des Nordiques. Explication double, doublement expéditive. Je demande ä voir. Cet écartělement entre lenteurs et precipitations, entre structure et conjonc-ture, reste au cceur d'un debat qui est loin d'etre conclu. II faut classer ces mouvements les uns par rapport aux autres, sans étre sür, ä l'avance, que ceux-ci ont commaudé ceux-lä, ou inversement. Les identifier, les classer, les confronter, premiers soucis, premieres täcbes. Malheureusement, il n'est pas question encore de suivre les oscillations globales des « revenus nationaux » aux xvie et xvne siěcles, et c'est dommage. Mais on peut děs maintenant mettre en cause les conjunctures urbaines, comme l'ont fait Gilles Caster2, Carlo Cipolla et Giuseppe Aleati4, le premier en ce qui conceme Toulouse, les seconds Pávic. Les villes enregistrent dans leur vie multiple une conjoncture plus vraie, pour le moms aussi vraie que les courbes habituelles des prix et sal aires. Le probléme finalement est d'accordcr entre elles des chronologies contra- 1. Travail en cours. 2. Felipe Ruiz Martin, in: Anales de Economia, segunda época, juillet-septembre 1964, p. 085-6. 3. Op. cit., p. 382 et sq. 4. « II trend economico nello stato di Miláno durante i secoli XVI et XVII. II caso di ťavia » in : Bolicttino delta Societa Pavese di Storia Patria, 1950. 518 Conclusion dictoires. Ainsi comment oscillent, avec le beau ou le mauvais temps économique, les Etats et les civilisations, ces gros personnages, ces exigences, ces volontés ? J'ai posé le probléme ä propos des Etats : les temps diŕficiles favo-riseraient leur avance relative. Ponr les civilisations en va-t-il de méme ? Leurs splendeurs surgissent souvent ä contretemps. C'est ä ľautomne des Etats-villes, durant leur hiver méme (ä Venise et ä Bologne) que neurit une derniěre Renaissance italienne. A ľautomne des vastes empires de la mer, celui d'Istanbul, celui de Rome, eclui de Madrid, que s'étalent les puissantes civilisations imperiales. A la fin du xvie siěcle, au debut du xvne siěcle, ces ombres brillantes ŕlottent lä oil vécurent les grands corps politiques du milieu du siěcle. III A ľéchelíe de ces problěmes, le role des événements et des iudividus s'ame-nuise. Question de perspective. Mais notre perspective est-elle juste ? Pour les événements, «leur cortege official auquel nous accordons la premiere place modifie trěs peu les paysages et presque pas du tout la structure fonda-mentale de l'homme ». Ainsi pense un romancier d'aujourd'hui, passionné de Méditerranée, Lawrence Durrell. Oui, mais comme me l'ont demandé des historiens et des philosophes : á ce jeu, que devient l'homme, que deviennent le rôle, la liberté des homines ? Et d'ailleurs, m'objectait un philosophe, Francois Bastide, toute histoire ctant déroulement, mise en ceuvre, ne pourrait-on pas dire aussi d'une tendance séculaire qu'elle est « événement»? Sans doute, mais, á la suite de Paul Lacombe et de Francois Simiand, ce que j'ai mis ä part, dans cet ocean de la vie historique, sous le nom d'« événements », ce sont les événements brefs et pathétiques, les « faits notables » de l'histoire tradition-nelle, eux surtout. Pour autant, je ne soutiens pas que cette poussiěre briliante soit sans valeur, ou que la reconstruction historique d'ensemble ne puisse partir de cette micro-histoire. La micro-sociologie, ä laquelle elle fait penser, á tort je crois, n'a d'ailleurs pas execrable reputation. II est vrai qu'elle est repetition, alors que la micro-histoire des événements serait singularitě, exception; au vrai, il s'agit d'un défilé de « sociodrames ». Mais Benedetto Croce a soutenu, non sans raison, que dans tout événement —■ disons l'assassinat de Henri IV en 1610, ou, pour sortir plus franchement de notre periodě, 1'avěnement du ministěre Jules Ferry en 1883 — se peut saisir 1'ensemble de l'histoire des hommes. Celle-ci est la portée de musique sur quoi éclatent ces notes singuliěres. Cela dit, j'avoue n'étre pas trěs tenté, n'étant pas philosophe, dc longuoment discuter sur tant de questions qui m'ont été, et me seraient encore posées sur la portée des événements ou la liberté des hommes. II faudrait s'entendre sur ce mot de liberté, charge de sens multiples, jamais tout ä fait le méme au cours des siěcles — et distinguer, au moins, la liberté des groupes et la liberté des individus. Qu'est-ce, en 1966, que la liberté du groupe France ? Qu'était exactement, en 1571, la liberté de l'Espagne prise en bloc, entendez son jeu possible, ou la liberté de Philippe II, ou la liberté de Don Juan d'Autriche perdu au milieu de la mer, avec ses navires, ses allies et ses soldats 1 Chacune de ces libertés me semble une íle ctroite, presque une prison... Gonstater ľétroitesse de ces limites, est-ce nier le rôle de l'individu dans l'histoire. ? Je n'en crois rien. Ce n'est pas parce que le choix vous est donné 519 Milium CONCLUSION entre deux ou trois coupe settlement que la question ne continue pas a se poser : serez-vous ou non capable de les porter ? de les porter emcacement ou non ? de comprendre, on non, que ce sont ces coups-la, ct ccux-la sculcment, qui sont a votre portee ? Je conclurai, paradoxalement, que le grand boinme d'action est celui qui pese exactement l'etraitesse de ses possibilites, qui choisit de s5y tenir eL de profiter meine du poids de l'inevitable pour l'ajouter a sa propre poussee. Tout effort a contre courant du sens profond de l'histoire — ce n'est pas toujours le plus apparent ■— est condamne d'avance. Ainsi suis-je toujours tente, devant un homine, de lc voir enferme dans un destin qu'il fabrique a peine, dans un paysage qui dessine derriere lui ct devant lui les perspectives infinies de la «longue duree ». Dans Texplication. bisto-riquc telle que je la vois, a mes risques et perils, e'est toujours le temps long qui finit par Pemporter. Negatcur d'une foule d'evenements, de tous ceux qu'il n'arrive pas a entrainer dans son propre courant et qu'il ccarte impitoyable-ment, certes il limite la liherte des hommes et la part du hasard lui-meme. Je suis « structuraliste » de temperament, peu sollicite par 1'evenement, et a demi seulement par la conjoncture, ce groupement d*evenements de meme signe. Mais lc « structuralismc » d'un iustorien n'a rien a voir avec la problematique qui tourmente, sous lc memo nom, les autres sciences de Thomme1. II ne le dirige pas vers l'abstraction matnematique des rapports qui s'expriment en fonctions. Mais vers les sources memes de la vie, dans ce qu'elle a de plus concret, de plus quotidien, de plus indestructible, de plus anonymemcnt bumain. 26 juin 1965. 1. Cf. Jean Viet, Les mithodes structuralistes dans les sciences sociales, 1965. 520 llllllhiiini..