Theses de Prague 2016 Annotation Sont reproduces ici les theses soumises au colloque international« Experience et avenir du struc-turalisme », organise du 24 au 26 octobre 2016 inclus par le Cercle linguistique de Prague (CLP) á l'occasion de son 90e anniversaire. Parmi les nombreux événements de 1'année 2016, si riche en anniversaires structuralistes (100 ans de la parution du Cours de linguistique generale du Saussure symbolique, 50 ans de la parution á la fois des Problěmes de linguistique generale de Benveniste, de la Sémantique structural de Greimas, de La linguistica strutturale de Lepschy, 20 ans de la découverte de L 'essence double du langage du Saussure authentique), le colloque de Prague se distingue par une perspective particuliěre : pour le CLP, le structuralisme n'est pas un chapitre clos du passé révolu, sujet dorénavant á 1'exégěse pour exégěse, mais une source puissante d'inspiration pour faire de la linguistique ici et maintenant, visant le futur de la science. Le CLP se penche sur l'approche adequate des problěmes actuels de recherche, á com-mencer par la reflexion sur ce qui est vraiment pertinent comme probléme de recherche. Contrai-rement aux autres courants, qui de nos jours se réclament comme LE paradigme de la linguistique moderně, en faisant table rase du passé, ou pire encore, en le snobant royalement, le structuralisme fonctionnel du CLP est conscient des apports du xxe siěcle tout entier, et s'interesse de plus en plus au siěcle xixe, oú ont pris racine presque tous les concepts modernes. Conscient également de la pluralitě historique des structuralismes, qui a conduit certains jusqu'a abandonner, voire bannir le mot, le CLP s'en tient au terme « structuralisme fonctionnel» qui constitue son identitě historique, et invite á étudier la varieté complexe du structuralisme eu-ropéen. Or une fois de plus, cette etude va de pair avec la discussion méthodologique de la linguistique actuelle, visant le futur. A l'attention de son colloque, le CLP a prepare entre autre les «theses de Prague 2016 ». Elles sont introduites par une mise-en-contexte détaillée, et consistent en 7 chapitres traitant: de la delimitation successive de l'objet propre de la linguistique (chapitres I á III), delimitation fonctionnelle á force de scruter le fonctionnement du langage ; du concept de signe saussurien bifacial et des techniques appropriées pour l'employer (chapitre IV), approche structurale á force de relier systéme et valeur ; de la complémentarité de divers regards sur la langue (chapitre V), aussi bien que des aspects éthique (chapitre VI) et esthétique (chapitre VII) de la linguistique, tout cela étant les perspectives particuliěres á la philologie englobante du CLP. N'ayons aucune honte de la position auxiliaire de la linguistique parmi l'ensemble des sciences de la culture humaine. Linguistes, soyons conscients de laresponsabilité qui en découle: toutes les sciences de la culture ont en dernier recours pour sources materielles les textes, á savoir la communication langagiěre; or il faut qu'elles apprennent á interpreter leurs sources par et dans les langues qui les ont produites, et qu'elles apprennent á le faire bien. Texte auctorial, rédigé par un membre engage du CLP, les «thěses de Prague 2016 » ne sont ni profession de foi, ni plate-forme idéologique, ni résumé du passé, ni précis de la science contemporaine: elles sont une vision réfléchie de 1'experience du structuralisme européen, desti-née á alimenter le debat á divers forums que les lecteurs bienveillants sont tous cordialement invites á constituer eux-mémes dans leurs spheres et milieux respectifs. Tomáš Hoskovec president du CLP MOTS-CLÉS (pour la recherche automatique) structuralisme ; fonctionnalisme ; foyer pragois de structuralisme fonctionnel; école de Prague ; signe linguistique ; signe saussurien ; linguistique ; sémiologie ; sémiotique ; philologie englobante Zusammenfassung Die Prager Thesen 2016. Es werden hier die Thesen wiedergegeben, die dem vom Prager Linguistik-Zirkel aus Anlass seines 90. Jubiläums veranstalteten internationalen Symposium »Vergangenheit und Zukunft des Strukturalismus« vorgelegt wurden. Im historischen Bewusstsein des Prager Zentrums des funktionalen Strukturalismus verwurzelt, grenzen diese neuesten Prager Thesen deutlich den Gegenstand der Sprachwissenschaft ab als Potentialität der Sprechhandlung, wobei einerseits die Sprechhandlung als konkrete sozial genormte und kulturell-historisch verankerte Ereignisse sprachlicher Kommunikation betrachtet, und andererseits die Sprache, d.h. die Potentialität einer solchen Handlung komplementär als abstraktes System und als gesellschaftliche Institution aufgefasst wird; das System sowie die Institution der Sprache sind letzten Endes komplexe Strukturen von sozialen Normen. In diesem Zusammenhang wird die Tragweite des saussure'schen Zeichens und die adäquate Technik von dessen Anwendung erörtert. Zugleich wird auf das ethische sowie ästhetische Ausmaß der Sprachwissenschaft hingewiesen, wie auch auf deren Verhältnis zu anderen Xu/tarwissenschaften. SCHLÜSSELWÖRTER: Strukturalismus; Funktionalismus; Prager Zentrum des funktionalen Strukturalismus; Prager Schule; Sprachzeichen; Saussures Zeichen; saussure'sches Zeichen; Sprachwissenschaft; Semiologie; Semiotik; umgreifende Philologie RlASSUNTO Le tesi di Praga 2016. Qui sotto sono riprodotte le tesi presentate al convegno internazionale «Ľesperienza e ľawenire dello strutturalismo» che fu organizzato in occasione del 90° anniversario del Circolo Linguistico di Praga. Inserite nel contesto storico del centra praghese dello strutturalismo funzio-nale, le tesi mdividuano ľoggetto proprio delia linguistica (glottologia), spiegano i rapporti di quest'ulti-ma con le altre scienze di cultura umana, evidenziano gli aspetti etici ed estetici inerenti ad essa. La lingua, oggetto proprio della linguistica, ě concepita come la potenzialitá di produrre ed interpretare testi, tanto orali quanto scritti, i quali sono sempre intesi come eventi storico-culturali sottoposti a norme socia-li; la lingua viene rappresentata sotto gli aspetti complementari del sistema astratto e dell'istituzione sociále, essendo ambedue - sistema ed istituzione - strutture complesse di norme sociali. Rispetto a tutto ciô si ripensa la portata del segno linguistico saussuriano e le tecniche adeguate per impiegarlo. PAROLE CHIAVE: strutturalismo; funzionalismo; centro praghese dello strutturalismo funzionale; scuola di Praga; segno linguistico; segno saussuriano; linguistica; glottologia; semiologia; semio- tica; filológia totale Summary Prague Propositions 2016. Here are reproduced the Propositions submitted to the international conference "Past and Prospects of Structuralism", which was held on the occasion of the 90th anniversary of the Prague Linguistic Circle. Appropriately anchored in the context of Prague functional structuralism, the Propositions define goals and procedures of linguistic research. Language, being the proper object of linguistics, is conceived of as the potentiality to produce and to interpret both spoken and written texts, conceived in their turn as particular cultural-historical events, subject to social norms. Language is represented in two complementary ways as an abstract system and as a social institution, which are both complex structures of social norms. The bilateral Saussurian sign is then rethought as the main means for a description of language, and techniques of handling the sign are discussed. Linguistics is assigned a privileged - because of being to all ancillary - place among human, or rather cultural, sciences (culture being opposed here to nature), and an emphasis is put on its evolutionary, ethical, and aesthetic aspects. key words: structuralism; functionalism; Prague centre of functional structuralism- Prague school; linguistic sign; Saussurian sign; linguistics; semiotics; semiology; encompassing philology Theses de Prague 2016 MlSE-EN-CONTEXTE Dans la conscience collective du public érudit, le Cercle linguistique de Prague est, de facon in-contournable, symbolise par ses theses presentees en 1929 au Ier Congrěs de philologues slaves. Loin d'etre LE manifeste d'un groupe d'avant-garde entrant sur la scene, les « theses » de 1929 furent rédigées « á titre de contribution aux débats » du congrěs, et qui plus est, ne faisaient qu'un, au sein du Ier fascicule des Travaux du Cercle linguistique de Prague, avec les « études » dont le volume était dix fois plus important, 1'ensemble portant le titre de Melanges linguistiques dédiés au congrěs. II ne faut pas oublier non plus que ce Ier fascicule des Travaux du CLP allait de pair avec le 2e, contenant la monographic de Roman Jakobson sur 1'évolution phonologique du russe, qui fut imprimé en měme temps, á quoi en outre s'ajoutait la distribution en tiré-á-part du résumé francais de la monographic tchěque de Bohuslav Havránek sur la voix du verbe dans les langues slaves. Autre circonstance pertinente á la bonne intelligence des «theses de Prague », leur structure interne ne relěve guěre ďune decision spontanée du CLP, eile fut par contre imposée d'a-vance depuis l'exterieur par la structure des sections du congrěs et par l'ensemble des sujets sou-mis aux sections par le comité préparatif qui bien avant l'ouverture du congrěs avait distribué des questionnaires et par la suite compilait les propositions envoyées par les participants. Ceci nous conduit á une derniěre remarque, cette fois-ci d'ordre terminologique: le congrěs, acceptant dans les communications toutes les langues slaves, se servait dans ses publications de deux langues d'encadrement, le tchěque et le francais ; dans les matériaux du congrěs, on dit toujours en francais propositions lá oú en tchěque on utilise le mot these. Or que les « propositions » du Cercle de Prague á l'intention du congrěs soient dénommées « theses » dans la redaction francaise est un geste volontaire de sa part plutö t qu'une simple interference entre le tchěque et le francais. Insérées « en synchronic » dans leur corpus contextualisant, les Theses de Prague 1929 sont á comparer « en diachronie » á ce qui les précédait et suivait, un petit corpus de textes dont la liste n'est pas tout á fait evidente. Y doit figurer en premier lieu tout un sous-ensemble de propositions faites au Ier Congrěs international de linguistes, tenu á La Haye en 1928, sous-ensemble comprenant non seulement les propositions signées Jakobson - Karcevskij - Trubeckoj, mais aussi celles signées Mathesius, celle signée Karcevskij, sans exclure celles signées Bally- Seche-hay, vu que tous ces chercheurs-lá, trouvant leurs propositions respectives « fondues les unes dans les autres », ont préféré les remplacer, devant le congrěs, par six «theses » communes : ici le terme theses (au pluriel) est authentique et devrait étre tenu pour modele du měme terme utilise parle CLP en 1929. Devrait également figurer dans la liste le Projet de terminologie phonologique standardi-sée, publié dans le fascicule 4 des Travaux du CLP á l'intention du 2e Congrěs international de linguistes, tenu á Geněve en 1931, et reproduit par le CLP á l'intention du 2e Congrěs international des sciences phonétiques, tenu á Londres en 1935 ; á la rigueur, il faudrait y aj outer aussi les deux textes de Trubeckoj {Anleitung zu phonologischen Beschreibungen, Projet d'un questionnaire phonologique pour les pays d'Europe) publiés par le CLP, en 1935 et en 1937 respecti-vement, en guise de matériaux de l'Association internationale pour les études phonologiques, 1'ensemble de ces trois textes representant un appel á Faction pourvu des outils nécessaires. En 1932 le CLP publia en tchěque ses fameuses theses sur la culture de langue, qui furent alors dénommées obecné zásady [principes généraux]. Elles parurent en guise de conclusion á la fin du volume Spisovná čeština a jazyková kultura [Le tchěque standard et la culture de langue] regroupant cinq conferences publiques du CLP, faites peu auparavant. Le principe de cooccurrence des theses et des études est bien maintenu, seul l'ordre en change. Et on s'accordera aisé-ment sur l'appartenance á la méme liste du vrai manifeste Úvodem [En guise d'introduction] qui ouvre le premier numero de la nouvelle revue tchěque lancée par le CLP en 1935 sous le titre de Slovo a slovesnost [Le verbe et l'art verbal]: ici les thěses du CLP sont accompagnées d'un forum tout entier destine á les élaborer. Jusqu'ici, toutes les manifestations pragoises dans le genre de thěses sont qualifiables de preuves de vigueur et ďassiduité. Or il y eut aussi des périodes oú une manifestation pareille si-gnifiait faire preuve du courage civique, du courage moral, du courage tout court. En 1958 alors Theses de Prague 2016 2 que dans son propre pays le structuralisme etait banni jusqu'au mot, et le Cercle linguistique de Prague lui-meme etait declare dissous par le regime communiste au pouvoir, deux groupes de membres du Cercle publierent ä l'etranger parallelement deux manifestes differents du structuralisme pragois, l'un en russe : Hto HOBoro BHecua CTpyKTypHas jiHHrBHCTHKa b HCTOpHnecKoe h cpaBHHTejibHO-HCTOpHHecKoe H3yneHHe oiaBSHCKHx s3mkob? [L'apport de la linguistique struc-turale ä l'etude historique et comparee des langues slaves]; l'autre en anglais : Prague structural linguistics. Par consequent, si ä l'intention du colloque international« Experience et avenir du structuralisme »le Cercle linguistique de Prague publie, en 2016, de nouvelles theses, c'est beaucoup moins pretentieux qu'il ne parait: c'est dans la nature meme du Cercle, nature qui exige que les theses soient toujours accompagnees de Faction. Ce qui rend cette täche delicate ä l'heure actu-elle, c'est la conscience que nous autres membres avons de notre passe institutionnel, long et riche, qui est ä la fois une source majeure de force et un poids lourd de responsabilite. Chapitre I Que sont l'objet et l'objectif de la linguistique ? La linguistique a pour objet empirique les textes, tant oraux qu'ecrits, qui sont tous concus comme des evenements historiques et culturels socialement normes. L'objectif de la linguistique est d'expliquer comment les textes fonctionnent au sein d'une collectivite particuliere, notamment d'expliquer le phenomene evident qu'au sein d'une collectivite particuliere un texte concret ac-quiert un sens particulier de facon impersonnelle, done objective, l'objectif final de la linguistique etant d'objectiver le processus d'acquisition du sens. Qu'au cours de la reflexion interpretative tout texte fixe (un texte non fixe, ne serait-ce que dans la memoire, ne peut jamais faire l'objet de la reflexion) puisse acquerir divers sens, doit etre tenu pour la regie, non pour l'exception, et doit etre incorpore dans l'explication : tout sens est processuel et dynamique. Selon les traditions locales de recherche, une telle approche de la linguistique peut etre qualifiee de «communicative », « semiologique », voire « hermeneutique » ; dans la tradition du foyer pragois, cette approche est appelee « structurale-fonctionnelle ». De la delimitation bien nette de son objectif s'ensuit la delimitation propre de la linguistique elle-meme vis-a-vis des autres sciences de la culture humaine : etant donne que toutes ces sciences-la se penchent sur l'echange et la communication au sein de la collectivite (nous prefe-rons tenir echange et communication pour deux aspects d'un seul phenomene plutot que pour deux choses differentes et opposables), ce qui les conduit forcement a interpreter des textes, traces les plus durables de toute communication, la linguistique devient autonome par rapport a elles, si elle se penche sur la potentialite des textes, a savoir sur la production/creation et la reception/interpretation des textes, concues comme un seul proces a mouvements reciproques (le texte est produit pour etre recu et il n'est recu que par interpretation). Une pareille delimitation met la linguistique en rapport de cooperation exclusive et privilegiee avec l'ensemble des sciences de la culture : la linguistique ne perd rien si les autres sciences la traite d'auxiliaire, et les autres sciences ont beaucoup a gagner en s'appuyant sur la linguistique chaque fois qu'elles interpretent leurs textes. Dans le foyer pragois, ceci est le principe meme de « philologie englo-bante ». Chapitre II Quelles sont les mesures premiěres pour cerner Tobjet et Tobjectif de la linguistique ? La linguistique doit en premiér lieu circonserire la nature du texte concret, qui est son objet empirique, aussi bien que la nature du systéme abstrait de langue et celle de l'ensemble des normes sociales textuelles, qui font 1'environnement oú les textes concrets apparaissent et leur potentialité s'actualise. Theses de Prague 2016 3 IIa Le caractěre concret du texte ne s'epuise point avec un document materiel quelconque fixant un instant de communication langagiěre : en produisant un texte, nous sommes á tout instant préts á rejeter toute formation de langue que nous venons de produire au profit d'une autre qui nous semble mieux appropriée pour servir notre intention communicative ; de méme, en recevant un texte, nous faisons abstraction de toutes les formations de langue effectivement produites, que nous prenons pour erreurs, fautes et bévues par rapport á l'intention communicative que nous croyons comprendre á travers le texte. Aussi le texte concret sous forme d'intention communicative doit-il étre saisi indépendamment de toute materialisation momentanée, et concu comme pure formation complexe de langue, sonore ou graphique selon le cas. Or le caractěre concret du texte ne s'epuise pas non plus avec son intention communicative. Comme nous en avons tous 1'expérience directe, en étres communicants, nous avons fort besoin de la confirmation d'autrui et nous sommes préts á sacrifier des pans entiers de notre intention propre au profit de la conscience d'un partage süffisant, capable de produire les effets sou-haités. En étres communicants, nous sommes toujours conscients de 1'éventualité que notre texte sera retenu dans la memoire et fera l'objet de nouvelles interpretations ; nous l'esperons parfois. Par consequent, le texte concret doit étre concu comme une formation complexe de langue, sonore ou graphique, qui est sujette á 1'interprétation lors d'un processus communicatif par-ticulier, compte tenu de 1'éventualité d'un autre parcours interprétatif fait dans des conditions dif-férentes. Les paramětres indispensables á tout parcours interprétatif sont: • ancrage situationnel, qui decide non seulement des fameux hie et nunc, tu et ego, istud et Mud du moment communicatif, mais qui decide notamment de ce que les participants de la communication supposent mutuellement comme connu, donné, present, active, evident, ou par contre repousse, oublié, incertain, improbable, impossible ; • genre textuel, qui distribue les roles des participants et les objectifs de la communication, vu que le texte est un moyen par lequel quelqu'un s'adresse á quelqu'un d'autre dans un certain but. La conscience des roles et du but a pour consequence un choix spécifique de formations, simples ou complexes, de langue ; • tradition discursive, qui met á l'oeuvre la connaissance d'autres textes et 1'expérience d'autres parcours interprétatifs, tous pertinents pour 1'interprétation en cours. Les paramětres susmentionnés soulignent en outre que tout texte concret, oral ou éerit, est fonciě-rement dialogique. IIb La langue en tant que systéme produisant des formations susceptibles de servir de textes, et les normes sociales gérant 1'interprétation de telles formations, sont deux réalités empiriques dont nous avons tous 1'expérience immediate sans jamais étre en mesure de les exhiber. On s'accorde facilement pour localiser les deux réalités á la fois dans la conscience collective et dans les cer-veaux des individus membres de la collectivité, mais on ne sait guěre quelles consequences l'on peut tirer d'une telle localisation. L'experience entiěre de la recherche linguistique nous conduit á modéliser les deux réalités á l'aide de diverses constructions intellectuelles expliquant la creation et 1'interprétation des textes au sein d'une collectivité. Ce qui est certain, e'est que tant la langue que les normes sont des phénoměnes sociaux, culturels et historiques. Société, culture, histoire ne sont que trois dimensions d'un seul continuum : la collectivité n'est pas faite d'individus mais de rapports entre individus : voilá la dimension sociale ; les rapports sociaux ne sont pas innés aux individus membres de la société, ils ont tous été acquis au cours de divers processus ďéducation et d'acculturation, et doivent étre con-stamment confirmés, rappelés, débattus, voire défendus : voilá la dimension culturelle ; les processus culturels de creation et de confirmation des rapports sociaux se déroulent dans le temps et prennent conscience du temps, en s'appuyant notamment sur une reflexion collective de 1'expérience, tant vécue que transmise, du passé : voilá la dimension historique. Vu que les normes sociales gérant creation et reception des textes au sein d'une collectivité, sont en méme temps normes sociales qui produisent et interprětent des formations complexes de langue, on qualifiera dorénavant les normes textuelles de linguistiques. Theses de Prague 2016 4 Chapitre III Comment concevoir la dualité de la langue sous forme de systéme abstrait et de normes sociales ? Constatons ďemblée la grande asymetrie en heritage historique des reflexions sur la langue vue respectivement comme systéme et comme normes. Dans le premier cas, nous disposons de nombre de travaux, notamment sur le lexique et la grammaire, dans le second, nous n'avons pres-que rien. Loin d'etre á rejeter sous pretexte ďinsuffisance scientifique, le lexique et la grammaire sont áreprendre en vue de les cultiver et ďenpréciser les contours scientifiquement, en commen-cant par reconnaitre qu'ils ne forment qu'un seul continuum polarise. Par contre au sujet des normes sociales en linguistique il faut bien souligner děs le debut que ce que 1'on connait tradi-tionnellement sous le nom de « normativité linguistique », á savoir imposition, par diverses forces et institutions, de certaines formes et formations de langue comme étant standard et mo-děles au detriment d'autres formes et formations, n'est qu'un aspect bien particulier de l'ensemble des normes linguistiques, et est loin d'etre représentatif de cet ensemble. A défaut de tout appareil notionnel prét á l'emploi, et au peril de tout un fatras ďidéolo-gies qui gravitent autour, il faut se faire clair sur la nature des normes linguistiques et sur la facon de les approcher. • Toute norme linguistique est toujours une norme sociale, mais trěs souvent eile n'est pas exclu-sivement linguistique: une norme linguistique peut facilement étre en méme temps norme de po-litesse, norme ďappartenance á un corps collectif, norme de jeu ou de travail, etc. • Les normes sociales y compris linguistiques restent valables méme si elles ne sont pas obser-vées : la collectivité est consciente des infractions et éventuellement en tire des consequences. En effet, pour qu'une norme se meure et disparaisse, il faut que la collectivité tout entiěre l'oublie. • Les normes sociales linguistiques sont en nombre si élevé que l'on ne peut pas songer á les épui-ser par une enumeration quelconque. Ce n'est pourtant pas une raison pour ne pas les scruter, ni méme pour renoncer á toute ambition d'une vue globale. Prenons toutes les descriptions, bonnes et utiles, des langues particuliěres, dont nous disposons déjá, pour de grands exploits de l'esprit humain. • Prenons acte de la disposition spécifique des normes sociales, y compris les normes linguistiques. En tant qu'hommes nous ne vivons pas dans une seule collectivité mais dans une grande varieté de collectivités dont chacune a ses ensembles spécifiques de normes, y compris normes linguistiques. Qui plus est, nous sommes parfaitement habitués á un va-et-vient rapide entre diverses collectivités spécifiques en y accommodant constamment notre facon de parier. De méme nous savons vivre consciemment dans plusieurs collectivités á la fois : ce ne sont pas for-cément les personnes physiques qui changent de moment á autre, ce sont davantage les rapports subtils que nous entretenons individuellement avec chacune des personnes présentes, rapports á eux-mémes constants, qui nous invitent á changer légěrement de langue selon á qui nous nous adressons momentanément. • Soyons conscients du seuil ďactualité des normes sociales, y compris linguistiques. Peu de normes sont consciemment actualisées lors de 1'événement particulier de communication langagiěre, pourtant grand nombre de normes sont présentes, au-dessous de leur seuil ďactualité, au moment méme de la communication, prétes á ressurgir á tout instant, notamment en cas ďinfraction. Conscience prise de la nature des normes linguistiques, nous devons reconsidérer notre approche de l'environnement oú les textes concrets naissent et fonctionnent. Cet environnement, qui est la langue, consiste toujours en normes sociales, c'est-a-dire culturelles et historiques, et ce sont nous autres linguistes qui concevons cet environnement, selon la perspective adoptée, soit comme un systéme abstrait, soit comme une institution sociale, perspectives qui sans jamais s'exclure se complětent. Chapitre IV Quels sont les moyens les plus appropriés pour modéliser le systéme abstrait de langue eu égard aux normes textuelles, c'est-á-dire linguistiques de la collectivité ? Theses de Prague 2016 5 L'apport principal du structuralisme á la linguistique consiste dans l'introduction du signe saussurien bifacial en tant qu'unite de base de toute description et explication linguistiques. L'histoire centenaire du structuralisme est une histoire de reflexion et ďélaboration du signe saussurien dont l'intelligence adequate a longtemps été peu evidente, mais qui cependant est de nos jours un moyen utile et utilisable. II sera trěs interessant de comparer l'intelligence du signe saussurien, issue des cent ans du structuralisme européen, á celle resultant de 1'exégěse de l'oeuvre integrale du Saussure authentique, telle que nous la découvrons depuis les derniěres décennies. Or il ne faut pas oublier que notre täche premiere est ďexhiber un instrument pratique et des techniques bien réfiéchies, développées pour l'emploi. IV.a Rappelons ďabord les paramětres les plus importants de l'emploi structuraliste du signe. • Le signe linguistique n'est pas une chose toute faite, préte á appliquer, c'est un moyen descriptif et explicatif que l'on délimite á la fois au sein des textes concrets et au sein du systéme abstrait de langue ; en dernier recours, il est toujours sujet aux normes textuelles de la collectivité, qui seules garantissent la justesse de son delimitation. • Le signe linguistique peut étre délimité á différentes tailles, allant jusqu'ä celle du texte tout entier. A des fins explicatives, il peut étre decompose successivement en unités-signes de taille toujours moins grande, la decomposition s'arretant cependant au bout ďun nombre fini de repetitions. • Quelle que soit sa taille, le signe linguistique doit étre tenu pour unite integrale se présentant sous deux aspects différents en fonction de la perspective sous laquelle on l'observe. Divers foyers du structuralisme européen ont donné lieu á diverses terminologies derriěre lesquelles se cache une subtile diversité des perspectives adoptees : signifiant et signifié (Geneve), forme et fonction (Prague), expression et contenu (Copenhague). • Nous préférons qualifier le signe linguistique de « bifacial » ou « bilateral », plutöt que « binaire », vu que ce dernier terme, par la force de son etymologie latine, induit trop facilement dans l'existence de deux choses indépendantes au préalable, accouplées par la suite. Or le signe linguistique est de par sa nature un, ses deux aspects se conditionnant réciproquement: l'expres-sion n'est expression qu'a force d'etre l'expression d'un contenu, le contenu n'est contenu qu'a force d'etre le contenu d'une expression. La division du signe en deux plans ou en une chaine finie de formes et fonctions, comme on en trouve dans certains foyers structuralistes, ne se fait que par abstraction. IV.b Relevons par la suite les consequences gnoséologiques majeures de l'emploi structuraliste du signe. • Le signe saussurien rompt radicalement avec la tradition millénaire d'ontologie européenne selon laquelle la langue consiste en expressions pures, projetées sur le monde soit directement (cas suspect, toujours marginal), soit indirectement, par le biais des concepts (cas préféré et large-ment majoritaire). Par consequent, il faut récuser toute tentative d'approcher le signe linguistique de facon referentielle, la täche du linguiste s'epuisant avec l'identification d'une réalité extérieure quelconque comme raison ultime de l'emploi du signe, aussi bien que de facon inférentielle, la täche du linguiste s'epuisant avec l'identification d'une réalité extérieure quelconque comme raison premiére ayant provoqué l'emploi du signe. • Ceci dit, l'approche structurale-fonctionnelle du langage ne peut pas nier que les textes concrets en tant qu'evenements communicatifs sont en rapport avec le monde qui est extérieur á la situation communicative. Or ce rapport-lá est représentatif: les textes représentent des réalités exté-rieures. Ce qui caractérise cette representation c'est qu'elle confronte des réalités extérieures avec des signes linguistiques bifaciaux qui, eux, ont inévitablement á la fois expression et contenu, forme et fonction. Qui plus est, l'approche structurale-fonctionnelle du langage doit tenir compte de la totalitě du moment communicatif : le texte est lá non seulement pour faire des representations du monde extérieur, il crée et entretient en méme temps des rapports entre les deux partenaires de la communication, qui á tour de role cherchent á manifester en soi et á déclencher chez autrui divers états intérieurs; representation, manifestation et déclenchement étant inseparables et omniprésents. Theses de Prague 2016 6 • Le signe linguistique bifacial ne peut étre saisi que de facon différentielle. Or pour établir une difference il faut constituer un ensemble définitoire au sein duquel le signe est oppose á d'autres signes, la valeur du signe changeant selon l'ensemble choisi. Cest précisément la constitution des ensembles définitoires qui doit retenir l'attention du linguiste, parce que ces ensembles-lá sont une excellente modélisation des normes textue lies. II y a des ensembles bien établis, toujours presents, quoique sous le seuil ďactualité, correspondant ainsi aux normes sociales les plus générales et les plus fortes, le meilleur exemple en étant, banalement, diverses categories grammaticales. II y a des ensembles dont l'actualisation s'exclut mutuellement et depend des conditions precises, comme en témoignent par exemple les acceptions différentes d'une seule unite lexicale. Et il faut concéder que Ton peut toujours constituer ad hoc des ensembles définitoires jusqu'alors inconnus, donnant ainsi lieu á toute sorte d'hapax. • L'introduction du signe linguistique bifacial détruit jusqu'au nom le « triangle sémiotique » mot - idée - chose, aussi bien que la triade syntaxe - sémantique - pragmatique, qui en découle. Fonciěrement incompatible avec le signe saussurien, cette derniěre ne sait point diviser la linguistique en disciplines speciales : une « syntaxe » se résignant á manipuler formellement des sym-boles vidés de contenu, n'a strictement rien á voir avec la linguistique ; la « sémantique » ne peut guěre constituer une discipline autonome, puisqu'elle est l'aspect omnipresent de toutes les branches de specialitě ďune linguistique ayant le signe pour outil; une « pragmatique » á part, diffé-rente de la « sémantique », n'a aucune raison d'etre : vu la complexité du moment communicatif oú il y a toujours á la fois representation, manifestation, déclenchement, est sémantique tout ce qui est pertinent á 1'interprétation. Ceci mis au clair, nous avons bien évidemment laresponsabili-té de conserver tout le savoir positif qui a jusqu'a present été rassemblé á 1'enseigne de cette tri-partition. IV.c Penchons-nous sur la portée explicative de l'emploi structuraliste du signe. • Au dynamisme inherent du signe linguistique que 1'on délimite toujours á nouveau au sein des textes concrets, s'oppose comme contrepoids la répétitivité de la pratique linguistique, ce qui per-met de dresser des typologies et des classifications du signe, sur le fond non pas d'un seul texte, mais des corpus, consciemment choisis et minutieusement étudiés, de textes. D'ou naturellement l'idee de concevoir le systéme abstrait de langue comme une typologie classificatrice des signes, valable pour de trěs larges corpus de textes ; ďoú également la conscience que chaque typologie classificatrice depend du ou des corpus choisis au depart, ce qui implique la pluralitě des sy-stěmes en resultant ; nous postulons que les divers systěmes ainsi produits se recouvrent en grande partie, les differences effectives entre eux reflétant les differences substantielles entre les corpus de depart. • La decision prise plus haut de concevoir comme signe des passages entiers de textes, voire des textes dans leur ensemble, conduit forcément á la question de savoir comment procéder á 1'étude différentielle des signes ďaussi grande taille. Au fait, nous sommes moins démunis qu'il ne semble : il suffit de repenser, á la lumiěre du signe linguistique, certaines techniques dont nous avons depuis longtemps la pratique. (i) Nous sommes habitués á comparer des textes au sein d'un genre. Or le genre est un ensemble définitoire pour les textes-signes. (ii) Nous sommes habitués á procéder á diverses analyses - thématique, narrative, ou autre -d'un texte. Or le thěme textuel aussi bien que la disposition thématique particuliěre qui fait le récit, pour en rester lá, sont des formations de langue échangeables contre ďautres, ceteris paribus. Imaginons alors un ensemble définitoire consistant en plusieurs variantes ďun texte, pro-duites á force de changer un thěme ou une disposition thématique, formations de langue de taille moyenne. (iii) Nous sommes habitués á faire, au sein d'un texte particulier, revaluation stylistique de tout detail de langue: unitě lexicale, construction grammaticale, cadence rythmique-prosodique, etc. Or tout cela sont des formations de langue échangeables contre d'autres, ceteris paribus. Imaginons alors un ensemble définitoire consistant en plusieurs variantes d'un texte, produites á force de changer quelques-unes des formations de langue de petite taille. Remarquons que dans le foyer pragois de structuralisme fonctionnel, de telles analyses ont une longue tradition. Theses de Prague 2016 7 IV.d Et réfléchissons pour finir sur la facon d'approcher le continuum du lexique et de la grammaire en partant de l'emploi structuraliste du signe. • Tandis qu'au paragraphe precedent le texte concret présidait toujours á l'analyse différentielle du signe, 1'étude linguistique du lexique et de la grammaire est marquee par une forte tendance á fuir le texte. Pour y remédier, nous trouvons indispensable ďintroduire děs le debut deux unites explicatives de depart, l'une pour le texte concret, l'autre pour le systéme abstrait de langue : la premiere, celle de texte, sera appelée énoncé, la deuxiěme, celle de systéme, phrase. II faut que les deux unites soient introduites en indépendance mutuelle absolue : la definition de 1'énoncé ne se référant aucunement á celle de la phrase, ni celle de la phrase á celle de 1'énoncé; en consequence, on pourra les relier de facon heuristique. • L'enonce est á introduire comme un texte élémentaire, pas forcément minimal, ce qui veut dire qu'il est lui-méme en premier lieu un texte concret, concu, le cas échéant, dans le contexte ďun texte plus grand á partir duquel il a éventuellement été délimité. II sert notamment á éclairer, par sa contribution partielle, le sens global du texte dont il fait partie. Cela mis á part, il sert de pierre de touche á la phrase, formation abstraite de langue : est phrase bien faite tout ce qui, remplissant la definition de phrase, sait servir de support á un énoncé interprétable en tant que texte. • La phrase est á introduire du cóté du systéme abstrait de langue, comme un champ structurel complexe permettant ďexhiber en méme temps unites lexicales et relations grammaticales : est unite lexicale ce qui garde son identitě tandis que changent la ou les relations grammaticales qui l'affectent; est relation grammaticale ce qui garde son identitě tandis que changent la ou les lexies qu'elle affecte. • Le phrase est á concevoir comme une structure dynamique, générée á partir d'un noyau primitif, par addition successive de nouveaux elements et / ou application de certains changements, la definition propre de phrase dependant toujours des particularités systémiques de la langue décrite. La phrase en tant qu'unite du systéme abstrait de langue est déjá dotée d'un contour pro-sodique complet; cela vaut aussi pour les phrases de langue écrite, ou l'absence des marques gra-phiques de prosodie est compensée par des strategies textuelles spécifiques. • L'independance originelle de l'introduction respective de la phrase et de 1'énoncé, rend possible ďintroduire de facon non circulaire 1'énoncé phrastique, c'est-a-dire énoncé dont le support est une formation de langue remplissant la definition de phrase. Vu que toute phrase est déjá dotée d'un contour prosodique complet, ce en quoi 1'énoncé phrastique diffěre effectivement de la phrase qui lui sert de support, ce sont les paramětres indispensables au parcours interprétatif: an-crage situationnel, genre textuel, tradition discursive. • En soumettant les supports ďénoncé á la definition de phrase, nous constatons que grand nombre ďénoncés ne sont pas phrastiques, ce qui ne nous surprend point. Cependant, á 1'aide de 1'énoncé phrastique nous pouvons introduire la notion ďellipse actuelle de phrase : est ellipse ac-tuelle toute formation de langue, qui utilisée en énoncé, n'est interprétable que complétée, grace á 1'ancrage situationnel dudit énoncé, en une phrase particuliěre, le complětement étant univo-que ; il n'y a pas ďellipse qui ne soit actuelle. II y a bien évidemment quantité ďénoncés non phrastiques qui ne sont pas des ellipses. • L'elaboration propre de l'approche structurale du continuum de grammaire et de lexique consiste dans la recherche des ensembles définitoires permettant de déceler de nouvelles differences sé-mantiques, en vue ďen dresser une typologie classificatrice. Chapitre V Comment saisir la pluralitě linguistique naturelle de la société humaine ? et comment saisir revolution historique des langues et des sociétés qui les parlent ? La collectivité linguistique est á plusieurs égards multilingue. Cest dü á la varieté des relations sociales qu'entretient chaque individu au sein de sa collectivité, et qui le font changer de registre děs qu'il passe ďune sphere relationnelle á une autre; c'est dü á la force de certains types bien éta-blis ďactivités humaines, qui imposent un comportement textuel, c'est-a-dire linguistique particu-lier á quiconque s'y hasarde ; c'est dü aux contacts et aux échanges omniprésents des groupes et des collectivités á identitě linguistique différente. D'oú alors 1'expérience universelle qu'il faut Theses de Prague 2016 8 non seulement savoir parler de différentes « facons », mais aussi qu'il faut savoir parler diffé-rentes «langues ». Et l'histoire nous donne des exemples éloquents de ce que Ton peut considerer comme un simple « registre » ďune méme langue, ou par contre comme une « langue » á part, différente de toute autre. Tout cela est ďune extréme pertinence děs que Ton veut saisir la langue en tant que systéme abstrait mais aussi en tant qu'institution sociále; concédons que toute institution est á la rigueur une structure particuliěre de normes sociales. Nous avons déjá constaté, en IV.c, qu'on peut concevoir la langue non pas comme un seul systéme, mais comme une varieté de systěmes correspondant á divers corpus consciemment choi-sis. Ceci a donné lieu, dans le foyer pragois de structuralisme fonctionnel, á la notion des «langues » et des « styles » fonctionnels. Or comme les systěmes ainsi introduits se recouvrent parfois considérablement et que le passage de l'un á l'autre est souvent réglementé, la langue peut étre concue comme un ensemble systematise de systěmes. Un autre concept important pour approcher la complexité de la langue est celui de « centre » et de « peripheric » du systéme de langue. Le centre et la peripheric sont toujours centre et peripheric ďun systéme á un certain point de vue : un moyen peut étre périphérique á 1'égard de sa forme tout en étant central á 1'égard de son usage, cf. en francais vous étes, vous faites, vous dites. Proche du dynamisme du centre et de la peripheric est celui du « nouveau » et de 1'« an-cien » dans le systéme de langue. Certes, la notion de systéme a été introduite pour saisir la po-tentialité de langue de facon stabilisatrice, mais il est vital que la stabilitě de langue ne soit pas immobile. Dans le foyer pragois ceci a été exprimé en terme de « stabilitě flexible ». Le fait qu'un moyen systémique remplit bien sa fonction ne le met pas á 1'abri de 1'éventualité qu'un autre moyen apparaisse pour remplir la méme fonction. Or un ébranlement pareil aboutit ďhabitude á une nouvelle stabilitě : le nouveau moyen peut disparaitre aussitót, telle mode passagěre, peut usurper la place de l'ancien, mettant ce dernier á la peripheric ďabord, hors systéme plus tard, mais de leur concurrence fonctionnelle peut naitre aussi une nouvelle repartition des fonctions et des valeurs; finalement, la collectivité peut s'habituer á une coexistence invétérée de variantes pour lesquelles on ne trouve nulle raison, cf. en francais j'assieds :: j'assois. Ce qui a été dit au paragraphe precedent constitue des elements de réponse locale au probléme global de synchronic et diachronie. Pour constituer une réponse englobante au méme probléme, partons de ce qui a déjá été propose dans les Ětudes 1929, á savoir : concevons la diachronie ďune langue comme une suite de tranches synchroniques de systéme, chaque tranche synchronique ayant forcément son dynamisme interne, c'est-á-dire sa diachronie locale. Une telle approche est parfaitement conciliable avec l'emploi du signe saussurien bifacial. La polaritě linguistique de systéme et d'institution conduit á une conciliation heureuse et heuristique entre histoire intérieure et histoire extérieure de la langue. Personne ne songe á expli-quer un phénoměne linguistique interne par une quelconque cause particuliěre externě á la langue. Cependant, puisque la langue est la potentialité textuelle et que la production textuelle est dans son actualité sujette á toutes sortes de sanctions sociales, il faut étudier en parallěle les changements du systéme de langue et ceux des conditions sociales de son usage, qui infiue puis-samment sur 1'institution de langue : en résultent parfois des correspondances surprenantes. Chapitre VI Comment concevoir la culture de la langue ? Dimension fondamentale de la societe, la culture ne se limite pas ä l'information des individus membres, information au sens original du mot, ä savoir « donner forme », «rendre conforme » plutot que « fournir une connaissance particuliere » ; la culture se manifeste aussi dans la reformation constante des institutions sociales, y compris la langue, reformation menee consciemment par divers groupes d'individus membres. La linguistique doit en etre consciente et doit en savoir tirer les consequences, dont celles d'ordre ethique. La linguistique a beau dire qu'elle se cantonne dans la description des faits de langue : les descriptions qu'elle produit deviennent, au sein de la societe, des outils de la reflexion collective sur l'institution de langue ; elles contribuent ä la culture de l'environnement linguistique. La linguistique est, par la force des choses, une force sociale agissant dans cet environnement. Toute Theses de Prague 2016 9 grammaire, tout dictionnaire d'une langue quelconque doivent etre rediges en conscience de cette responsabilite. La collectivite dans son ensemble, profane ä la linguistique scientifique, a grand besoin d'un metalangage commun auquel elle puisse avoir recours chaque fois que survient un malenten-du en communication langagiere. Le metalangage le plus repandu, qui informe le plus l'imagi-naire collectif sur la langue, est celui que produit l'instruction scolaire elementaire. La linguistique scientifique et ethique doit veiller ä ce que cette instruction soit raisonnee et pratique, done utile ä la societe. La meme responsabilite scientifique et morale repose sur la linguistique lors-qu'elle decrit une langue differente de celle de l'instruction scolaire locale : chaque description est ä la fois un outil d'apprentissage de langue et un milieu de contact entre cultures. Les forces sociales qui, dans la collectivite, envisagent divers changements conscients de la langue devraient trouver dans la linguistique un partenaire. La science des textes et de la langue est qualifiee pour s'exprimer en la matiere : elle sait scruter le potentiel relationnel d'un moyen qu'une force sociale cherche ä introduire dans le Systeme de langue (parfois ä en exclure), elle sait evaluer le bien-fonde, pour le parcours interpretatif general, d'une perspective particuli-ere qu'une force sociale cherche ä imposer ä l'institution de langue (parfois ä interdire). La collectivite souhaite etre instruite plus que la linguistique ne l'imagine ; il est alors preferable que la linguistique parle plutöt qu'elle ne se taise. Force sociale censee agir dans l'environnement de la langue, la linguistique peut se trouver appelee par d'autres forces sociales, beaucoup plus puissantes, lors de diverses luttes, que-relles et chantages politiques dont la langue fait souvent l'objet. Alors la linguistique doit faire preuve de courage civique en rappelant que le debat sur la langue ne peut etre mene que sur une base de connaissances reelles de la nature et du fonctionnement de la langue. Chapitre VII Comment concevoir le rapport entre linguistique et litterature ? Dans le chapitre I, repondant ä la question de depart, nous avons delimite la linguistique comme la recherche scientifique sur lapotentialite des textes, ajoutant que cela lui garantitun rapport privilege avec l'ensemble des sciences de la culture humaine. En effet, ces dernieres scrutent les textes comme des manifestations de divers phenomenes sociaux, culturels et historiques (en II.b, nous avons souligne que societe, culture et histoire ne sont que trois dimensions d'un seul continuum), alors que la premiere scrute les conditions de la production et de l'interpretation des textes, les phenomenes sociaux, culturels et historiques, forcement manifestes dans tous les textes, ne l'interessant que tant qu'ils sont pertinents ä l'interpretation : pour la linguistique, le texte est un but en soi. Or la litterature est une production textuelle qui est, elle aussi, fortement quoique non exclusivement un but en soi : les textes litteraires sont la pour etre la avant tout, pour etre interpreter en eux memes et compares entre eux sans qu'il faille aller chercher pour eux une finalite en dehors d'eux-memes. Cependant, dans une oeuvre litteraire, une finalite externe n'est point exclue, et les rapports sont fort dynamiques : la meme oeuvre, qui en tant que formation de langue perdure et reste accessible ä tout le monde, peut etre consideree de preponderance comme un but en soi ä une certaine epoque plutöt qu'ä une autre, pour un certain groupe social (couche, classe, ethnie, generation, mouvement, etc.) plutöt que pour un autre. Dans le foyer pragois de structuralisme fonctionnel, la finalite du « but en soi », condi-tionnee par tout un ensemble de normes et valeurs sociales, a donne naissance ä la fonction esthe-tique, fonction delimitee negativement par rapport aux fonctions « pratiques » qui, toutes, attri-buent au texte une finalite en dehors de lui-meme. La fonction esthetique ne s'exclut pas avec les fonctions pratiques : elle les accompagne; elle n'est pas l'apanage des seules oeuvres poetiques : elle est presente dans tous les textes, et le cas echeant, devient importante ou pas; elle ne s'appli-que pas non plus aux seules formations de langue : elle est egalement applicable aux formations de son de caractere different, ä l'instar de la musique, aux formations de mouvement corporel, ä l'instar de la danse, ä tout objet materiel, sans pourtant exclure le paysage et divers phenomenes de la nature. La fonction esthetique est une perspective de recherche qui constitue un objet particulier, ä savoir une formation sensorielle complexe soumise ä l'interpretation dans un envi-ronnement de normes et de valeurs qui, elles, sont des faits sociaux, done culturels, done histo- Theses de Prague 2016 10 riques. La fonction esthétique conduit áune sémiologie generale : considérer un objet complexe en soi, dans un environnement socialement norme, permet de le concevoir comme un signe bifacial: á force de changer ses diverses composantes sensorielles, l'objet-signe produit des effets de valeur différents; ce que Ton a dit, en IV.c (iii), á propos de 1'analyse différentielle des textes-signes, s'applique aux objets-signes de toute nature. Un autre moment important dans 1'expérience du foyer pragois de structuralisme fonction-nel, est 1'équivalence reconnue entre linguistique et stylistique : elles ne different que par orientation. La linguistique s'appuie sur les textes concrets en vue de décrire le systéme et l'institution, á savoir les normes de langue ; la stylistique s'appuie sur le systéme et l'institution de langue en vue d'expliquer l'effet produit par un texte particulier. La littérature est le laboratoire privilégié de la linguistique : les institutions de langue y sont particuliěrement développées et, historique-ment, le mieux arrestees. De l'autre coté, la linguistique ne perd rien si elle se limite á la littérature : afin de pouvoir traiter les textes littéraires, elle doit savoir approcher n'importe quel texte, puisque n'importe quel texte peut acquérir une fonction littéraire. II serait illusoire, pour ne pas dire ridicule, de concevoir une science de la littérature non linguistique. Le revoilá ! le principe de « philologie englobante » dont on a fait mention en I. La littérature est le laboratoire privilégié de la linguistique notamment pour l'etude du parallélisme entre histoire intérieure et histoire extérieure de la langue. Elle est un domaine exceptionnel de contacts intenses entre cultures á la fois de divers pays et de diverses époques : on y assiste á toutes sortes d'irradiations, receptions, emprunts, adaptations, transpositions, mais aussi de rejets et d'exclusions des genres, des techniques, des thématiques. La transmission entre cultures différentes est une activité aussi créatrice que l'invention au sein d'une seule culture : elles témoignent toutes les deux des choix faits, des decisions prises, des efforts déployés ; ce sont des données empiriques constituant une histoire immanente de la littérature, et en méme temps, une histoire extérieure de la langue. Or les genres, techniques, thématiques « poétiques », c'est-á-dire littéraires ne sont en fin de compte que des structures de langue qui une fois intro-duites - par transmission, par invention, peu importe - produisent des effets particuliers dans l'environnement global qu'est la langue, effets dus á leur interaction avec le systéme et l'institution de celle-ci; ce sont aussi des faits empiriques constituant une histoire immanente de la littérature, et en méme temps, une histoire intérieure de la langue. Une science structuraliste bien ré-fléchie de la littérature, science forcément linguistique, c'est-á-dire philologique, a énormément á faire; inutile qu'elle perde son temps á chercher des structures « profondes » sous-jacentes aux textes manifestes. Tomáš Hoskovec rédigé par procuration du CLP HlSTORIQUE Depuis le colloque « Experience et avenir du structuralisme », tenu du 24 au 26 octobre 2016, les Theses de Prague 2016 sont afnchées au site du CLP . Enrichies de l'annotation et des resumes, elles ont été reproduites, enjanvier 2017, dans la revue Texto! (Textes & Cultures), vol. XXII, n° 1, . Discutées en detail aux seances duCLPdu30j anvier, 13 février et 27 février 2017, elles sont dorénavant reconnues comme un texte auctorial présentant de facon réfléchie et cohé-rente une grande partie des sujets qui sont historiquement lies au foyer pragois de structuralisme fonc-tionnel. Ce document peut étre librement diffuse. II contient la version definitive qui seule fait fois.