Les Haïtiens du Québec: migration et intégration selon Émile Ollivier et Dany Laferrière Petr Kyloušek, Université Masaryk de Brno Mots-clés : littérature québécoise, littérature immigrée, migration haïtienne, Émile Ollivier, Dany Laferrière Comment penser l’instabilité et le mouvement qui caractérisent le monde présent et qui sont probablement appelés à s’intensifier dans un proche avenir, sans pour autant perdre le rapport à la mémoire, à la continuité intellectuelle, au profit d’une exaltation du présent ? Émile Ollivier^^[1] Le Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 de Daniel Chartier comporte 628 entrées dont plus de 400 concernent la seconde moitié du 20^e siècle. Parmi ces auteurs, deux groupes ont proposé des modèles culturels novateurs au cours des deux dernières décennies du 20^e siècle. Il s’agit des Italo-Québécois et des intellectuels d’origine haïtienne qui ont constitué des foyers de culture et de réflexion autour des revues Dérives (1975-1987; Jean Jonassaint), Quaderni culturali (1980-1982; Lamberto Tassinari) et Vice Versa (1983-1996; Fulvio Caccia)^^[2]. En marge des courants hégémoniques de la culture québécoise de l’époque, ils ont introduit des pratiques culturelles et intellectuelles, cristallisées en notions clés, tels l’interculturalisme et le transculturalisme. C’est dans la revue trilingue Vice Versa que l’Haïtien Robert Berrouët-Oriol publie son analyse de la situation - « Effet d’exil » où figure le terme d’« écritures migrantes»^^[3], dont la paternité selon Gilles Dupuis revient à Émile Ollivier^^[4]. Parmi les écrivains haïtiens qui ont traité la thématique de l’intégration et de l’exil, il importe de relever Émile Ollivier (1940-2002) et Dany Laferrière (*1953) qui appartiennent à deux générations et deux vagues d’immigration différentes.^^[5] Pour illustrer la situation immigrée et l’imaginaire afférent nous avons choisi, de chacun, deux ouvrages, où l’exil est lié soit à la problématique identitaire, soit à celle du retour au pays natal, en l’occurrence Haïti au moment où s’écroule la dictature des Duvalier père et fils. Pour Dany Laferrière nous avons retenu le roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), qui marque sa percée rapide dans la littérature québécoise, et L’énigme du retour (2009). Des remarques occasionnelles seront faites au Cri des oiseaux fous (2000), récit autobiographique de la journée et de la nuit qui précèdent la fuite en exil de l’écrivain. Ces ouvrages seront confrontés aux romans Passages (1991) et La Brûlerie (2004) d’Émile Ollivier. Les expériences des personnages romanesques s’accordent sur certains points et sont comparables jusque dans les différences qui reflètent les idiosyncrasies et les divergences générationnelles de leurs auteurs. Nous relèverons notamment la problématique de la dépossession, de la perception spatio-temporelle de soi ainsi que la question du retour au pays natal envisagé soit à travers les personnages (Ollivier), soit à travers la narration autobiographique (Laferrière). La dépossession La perte des repères est un des effets de l’exil que les deux auteurs s’accordent à développer dans leurs récits. La narration autofictionnelle du premier roman de Dany Laferrière met en scène la rencontre avec Émile Ollivier, mentionné en note infrapaginale : Bistrot A Jojo. Midi. Température douce. Nous sommes assis à l'arrière. Dans la pénombre d'une lumière tamisée. Fauteuils confortables. Bruits sourds. Bar cossu. Nous commandons des zombies. L'homme assis en face de moi est un Ivoirien. Il vit à Montréal depuis quinze ans. Il a connu octobre 70. - Et comment ça s'est passé ? - Octobre 70 ? - Non, je veux pas parler de ça. - Tu veux dire « la dégringolade » ? - C'est bien ça. - Il prend une longue inspiration. - Tu sais, mon frère, il fut un temps où le Nègre voulait dire quelque chose, ici. On ramassait les filles comme ça (claquement de doigts). Un ange nègre passe dans le champ. Il me regarde avec ce visage parcheminé de vieux sage délirant sous le baobab, un soir de pleine lune. - Oui, mon frère, c'était l'âge d'or nègre. - L'âge d'ivoire, plutôt. (FA 97-98) Le traumatisme de l’état de siège, déclaré à Montréal suite à l’enlèvement et la mort du ministre Pierre Laporte par les militants du F.L.Q. et qui rappelle la situation dictatoriale en Haïti, est vite expédié pour céder la place au donjuanisme des deux auteurs, sujet central du Comment faire l’amour, mais aussi des Passages.^^[6] Dans les deux cas l’identité haïtienne est passée sous silence et remplacée par celle de la Côte d’Ivoire. On ne peut que conjecturer sur le choix de ce pays africain. Serait-ce une allusion à la blancheur de la peau que les Haïtiens ressentent comme un stigmate a contrario? Les exploits amoureux, étalés dans les deux romans sont autant de signes de possession de l’Autre, par femmes interposées, mais qui trahissent une dépossession de fait, cruellement ressentie. Elle est thématisée et développée par un personnage d’Émile Ollivier : Le lundi, on était nés au bord du fleuve Congo [...] ; le mardi nous étions Malgaches ; le mercredi, Peulhs de pure race [...] ; le jeudi, Éthiopiens ; le vendredi, Zimbabwéens; le samedi, Soudanais de Kartoum ; et pour vous, madame, aujourd’hui, je descends d’une mère martiniquaise, fille illégitime d’un fakir oriental. Elle fut amenée de Fort-de-France à Port-au-Prince par un ravisseur corse pourvu d’un nom italien, qui fuyait la conscription durant la dernière guerre mondiale. [...] J’ai le privilège et la disgrâce, madame, d’occuper une place de choix dans le répertoire antillais du métissage et de la bâtardise. (Ollivier, Passages 111) Impureté, métissage - bien sûr, mais ce qui est surtout à noter, c’est l’instabilité identitaire, voire le vide vital signalé par l’appellation de la boisson commandée – zombie – dans le premier extrait cité. L’ironie n’est qu’un masque pour cacher un profond malaise existentiel qu’un autre personnage d’Ollivier tente de faire partager, par induction, à ses amantes : Elles, après son départ [de Normand Malavy], se fanaient intérieurement. Apparemment, aucun changement ne s’était opéré. Rien ne laissait deviner que le fil de leur vie s’était brisé, rompu. Pourtant, quand elles finissaient par en parler, on se rendait compte qu’un nouvel état d’âme s’était créé, qu’elles ne parvenaient pas à expliquer. La confusion de leurs sentiments les portait, tantôt à lui imputer elles ne savaient pas exactement quelle faute, quelle duperie, tantôt à se reprocher d’avoir vécu dans un état second ce qui avait en fait été une fiction. Dans cet insupportable ballottement, elles vivaient repliées sur elles-mêmes, essayant désespérément de se retrouver, perdues pendant ce temps-là pour les autres. (Ollivier, Passages 137) C’est à ce malaise et ce dépaysement existentiel que se heurte Dany Laferrière au moment où, exilé, il se rend à New York pour rendre visite à son père, exilé lui aussi, mais de longue date : J’avais frappé à sa porte il y a quelques années. Il n’avait pas répondu. Je savais qu’il était dans sa chambre. Je l’entendais respirer bruyamment derrière la porte. Comme j’avais fait le voyage depuis Montréal j’ai insisté. Je l’entends encore hurler qu’il n’a jamais eu d’enfant, ni de femme, ni de pays. J’étais arrivé trop tard. La douleur de vivre loin des siens lui était devenu si intolérable qu’il avait dû effacer son passé de sa mémoire. (ER 65-66)^^[7] Temps, espace La mémoire, inscrite dans les repères spatiotemporels, est bouleversée. L’espace se fait composite au même titre que la langue : Miami, aujourd’hui, n’est qu’un lieu de passage, une terre de l’errance et de la déshérence, fragmentée en dix villes où des solitudes se frayent. Les exilés du Deep South rêvent encore de vastes plantations de coton. Les Yankees, affairés le jour, ne retrouvent pas le soir venu, les raffinements de Boston, les salons de thé, les clubs de bridge. Les fils d’esclaves gémissent le blues de Harlem. Miami, l’Amérique Latine dans l’Amérique du Nord. Les Portoricains y parlent d’indépendance dans un espagnol anglicisé. Ils refusent tout contact avec les Marielitos dont ils redoutent la violence, eux qui pourtant n’ont pas peur de jongler avec le couteau. (Ollivier, Passages, 50) Le caractère composite traduit un glissement axiologique entre la temporalité qui s’effrite et la spatialité qui tend à la remplacer en tant que support essentiel de la mémoire. Paradoxalement l’hétérotopie^^[8] du trottoir (chemin, rue, etc.) devient le lieu de condensation de l’errance où tout se résume et se concentre en traces, aussitôt évanouies. D’où viennent ces pèlerins fluides et froids qui s’arrêtent aux terrasses des cafés pour discuter, se disputer, douter et continuer leur chemin, traversés et portés par tous les souffles de la Terre, de l’Eau, du Feu et du Vide? J’ai vu ces peuples des espaces intermédiaires. Chassés de leur communauté, ces cohortes de flottants ont choisi de vagabonder, poussés par le vent : guerriers en rupture de guerre, saltimbanques sans audience, professionnelles de la retape, moines errants accompagnés de nonnes mendiantes qui offrent des images pieuses figurant l’enfer et le paradis en tendant leur sébile pour l’aumône. Les trottoirs de la Côte-des-Neiges ont résonné de leurs voix […] des milliers de voix qui semblent sourdre des entrailles de la terre. (Ollivier, La Brûlerie 2004: 9-10) L’effacement de la temporalité est caractérisé par Naomi, dans La Brûlerie, comme « évanescence du temps » (La Brûlerie 192), alors que Dave Folentrain voit sa situation comme « déliaison » (La Brûlerie 167). La réduction de la temporalité d’une part et la fluidité de la spatialité d’autre part débouchent sur l’imaginaire des espaces décentrés, « intermédiaires », sans repères stables où se reposer : À la fois centre et périphérie, le boulevard Saint-Laurent est une faille, une erreur d’imagination, un défi lancé, avec son atmosphère de bazar, d’échange hétéroclite de biens et de signes ; le remonter du sud au nord prend à chaque station l’aspect d’un voyage en terre inconnue. Je ne suis pas seulement sensible à l’évidente splendeur de la ville. Je regarde les visages, je scrute leur ennui, je comprends leur lassitude. Ah ! saisir au fond d’un regard l’éclair de désespérance ! Prendre la mesure d’immenses déserts privés d’oasis ! (Ollivier, La Brûlerie 2004: 61) La métaphore du désert et de son antidote – île, oasis – traverse les ouvrages des deux auteurs. La terrasse du café montréalais La Brûlerie transformée en port caribéen (Ollivier, La Brûlerie 2004: 69-71) qui recueillerait les naufragés trouve chez Dany Laferrière une analogie complexe dans l’opposition entre les espaces ouverts du paysage polaire et l’enfermement insulaire d’une chambre saturée de références littéraires, musicales et picturales qui émaillent ses ouvrages. Je reprends l’autoroute 40. /Petits villages engourdis/ le long du fleuve gelé./ Où se sont-ils tous terrés?/ Le peuple invisible. // L’impression de découvrir/ des territoires vierges./ […] Vaste pays de glace. /Il m’est encore difficile/ même après tant d’années/ d’imaginer la forme/ que prendra l’été prochain.// (ER 14-15) J’ai perdu tous mes repères./ La neige a tout recouvert./ Et la glace a brûlé les odeurs. (ER 16) Je me suis échappé de l’île/ qui me semblait une prison/ pour me retrouver enfermé/ dans une chambre à Montréal. (ER 53) Ainsi les passages cités de L’énigme du retour renvoie au premier roman de Laferrière dont le ton enjoué et cynique, dans cette nouvelle perspective, s’avère un masque de désespoir et de désarroi où seules les références au jazz et à la littérature constituent des points de repère identitaires, une mémoire. Énigme du retour C’est sur ce point que les deux auteurs haïtiens divergent. En 1986, le régime dictatorial de Jean-Claude Duvalier est renversé, le retour au pays est possible, les deux auteurs le thématisent, avec des réponses dissemblables. Dans La Brûlerie, les exilés qui se réunissent au café éponyme constatent que leur vie à Montréal est faite et qu’un écran existe désormais entre eux et leur pays d’origine. Le docteur Barzac, un des personnages du roman, est explicite, à ce propos : On aurait pu croire qu’il souffrait de cette maladie bien connue, la démangeaison du retour, la nostalgie. Pourtant, non, le retour n’était à ses yeux qu’un leurre. (Brûlerie 84) Le thème est davantage développé dans Passages. Le protagoniste Norman Malavy, qui avait émigré au Canada pour des raisons politiques se sent usé au bout des vingt années de combat contre la dictature duvaliériste et n’ose plus retrouver son Haïti natal même après les changements politiques: Les reportages qu’il suit à la télévision sur le déroulement du soulèvement populaire le laissent sceptique, il y voit une « agitation de surface » (Ollivier, 154), celle d’un peuple qui n’a pas prise sur son histoire que d’autres, plus puissants, lui imposent. La désillusion de l’émigré aboutit à la distanciation et au sentiment d’aliénation et de dépossession. Pourtant, son dernier engagement, peu avant son décès, est l’aide qu’il apporte aux boat people haïtiens, naufragés du bateau La Caminante. Il obtient leur libération et enregistre, également, le récit de l’une d’entre eux, Brigitte Kadmon. On assiste à un face-à-face des deux aspects de l’exil et du retour : d’un côté le récit des paysans dépossédés qui construisent en cachette un bateau pour traverser la mer en quête du pays rêvé, de l’autre côté le regard sceptique et désabusé, revenu de tout, de celui qui a perdu la foi. La rencontre des deux mondes – communautaire (Haïti) et individualiste (Miami, Montréal) s’exprime sur le plan stylistique. L’enregistrement du récit de Brigitte Kadmon a l’expressivité de l’oralité, en syntonie avec les représentations collectives – mythes et légendes - de la communauté rurale prémoderne qui vit dans une dépendance étroite de la nature. L’oralité tend à héroïser et à transformer en légende les événements réels situés en Haïti et cela même dans le filon narratif centré sur Normand Malavy : ce dernier, au moment d’évoquer sa vie en Haïti et surtout le souvenir de son frère Ramon, retrouve la veine orale, héroïsante, en transformant Ramon en personnage légendaire (Ollivier, 63-67). À l’oralité haïtienne, à la fois langagière, thématique et compositionnelle, s’oppose la langue cultivée du milieu montréalais, celle de la tradition occidentale et dont la dimension existentielle est soulignée par des réflexions de haut vol philosophique. Le dédoublement stylistique qui met en relief les deux perspectives croisées souligne l’échec des deux récits mythologisants qui les sous-tendent : celui de la Terre Promise représentée par les États-Unis et le Canada, et celui du Retour au pays natal. Car les exilés de longue date se doutent que leur enfance et jeunesse ne sont plus qu’un souvenir irréel et qu’à la première confrontation avec la réalité, leur déracinement aura raison de leurs racines, devenues imaginaires, à moins de sauver le mythe par la non-reconnaissance de la réalité même. Si Brigitte Kadmon finit par retourner en Haïti c’est parce qu’elle comprend le leurre du grand rêve et parce que, non encore déracinée, elle peut réintégrer son milieu d’origine. L’énigme du retour de Dany Laferrière retrace le retour au pays natal que les intellectuels d’Émile Ollivier refusent. Comme dans La Brûlerie et dans Passages le thème du retour est lié à celui de la mort d’un être proche et cher dont la disparition suscite des questions, initie la quête. Chez Dany Laferrière c’est la mort du père, exilé et inhumé à New York, mais dont il ramène le corps, de manière symbolique, au village natal de Baradères.^^[9]^ Comme dans Passages, le récit est dédoublé, agencé entre le vers libre subjectivisant et les passages explicatifs en prose. Mutatis mutandis le registre épique, légendaire, est ainsi reconstitué, en accord avec la thématique des racines retrouvées. Pourtant, le retour ne se présente pas, au début, sous un jour favorable. Un écran sépare l’auteur des Haïtiens, voire de sa famille : Ma mère s’étonne que je ne couche pas/ à la maison./ C’est que je ne veux pas lui donner l’illusion/ qu’on vit de nouveau ensemble/ quand ma vie se passe loin d’elle/ depuis si longtemps (ER 114). Il se heurte aux barrières de l’espace et du temps : Si je ne m’éloigne pas trop du cercle doré, c’est pour ne pas me sentir étranger dans ma propre ville. Je repousse chaque fois le moment de cette confrontation. (ER 173) Je m’étais promis de ne pas regarder la ville/ avec les yeux du passé. / Les images d’hier cherchent sans cesse/ à se superposer à celles d’aujourd’hui./ Je navigue entre deux temps. (ER 175) Nous ne vivons pas dans le même temps bien que nous soyons tous les deux dans la même pièce. (ER 182) Il y a même la barrière de la langue et la barrière identitaire: Comment savez-vous que je ne suis pas d’ici ? Vous êtes à l’hôtel. C’est mon affaire. Pour moi vous êtes un étranger comme n’importe quel étranger. (ER 152) J’ai eu beau parler en créole, rien n’y a fait./ Leur étonnement me met hors jeu.// C’est là que j’ai compris/ qu’il ne suffit pas de parler créole/ pour se métamorphoser en Haïtien. En fait c’est un trop vaste vocable/ qui ne s’applique pas dans la réalité./ On ne peut être Haïtien que hors d’Haïti. (ER 186) Percer les barrières intérieures s’avère aussi difficile que de dissiper la méfiance de l’entourage : Arrivé au Nord, il m’a fallu me défaire/ de toute la lourde réalité du Sud/ qui me sortait par les pores./ J’ai mis trente-trois ans à m’adapter/ à ce pays d’hiver où tout est si différent/ de ce j’avais connu auparavant.// De retour dans le Sud après toutes ces années/ je me retrouve dans la situation de quelqu’un/ qui doit réapprendre ce qu’il sait déjà/ mais dont il a dû se défaire en chemin.// J’avoue qu’il est plus facile d’apprendre que de réapprendre./ Mais le plus dur c’est encore de désapprendre. (ER 123) Pourtant, pas à pas, l’intimité et la familiarité s’installent. L’écrivain entre en contact avec les amis de son père qui avaient partagé ses idéaux et ses activités révolutionnaires. L’un d’entre eux, un ex-ministre, prête à l’auteur sa voiture Buick 57 et son chauffeur Jérôme pour sillonner la campagne et rendre visite à François, un autre ami intellectuel, mais qui était revenu vivre à la campagne, au milieu des paysans. C’est lui qui servira d’adjuvant en donnant à Dany une poule noire, signe protecteur, car à partir de ce moment celui-ci sera reconnu comme Legba,^^[10]^ passeur entre le monde visible et invisible. Dany libère le chauffeur et, en solitaire, reprend la route. Parmi les passagers de l’autobus, il y a un cadavre que la veuve ramène de l’exil au village natal. C’est ainsi que Dany débarque à Baradères où il passe la nuit au cimetière : L’homme est arrivé un peu plus tard. Avec son chapeau sur la poitrine. Je lui fais une place à côté de moi. Il s’assoit. Il ne dit rien pendant un long moment. C’est ma tombe, murmure-t-il. Toute ma famille y est enterrée depuis quatre générations. Je me mets immédiatement debout. Restez. C’est un honneur pour nous. De nouveau ce silence que je n’entends pas rompre. C’est ma femme qui vous a reconnu. Ah, vous me connaissez ? Legba. Il me confond avec le dieu qui se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible. Celui qui vous permet de passer d’un monde à l’autre. […] Vous êtes le fils de Winsor K., mon camarade de classe. […] Et puis vous êtes accompagné de Legba. Et Legba qui a choisi de passer la nuit sur notre tombe. Nous ne méritons pas un tel honneur. À quel signe avez-vous reconnu Legba ? La poule noire. (ER 278-279) Le cadavre du père est symboliquement ramené, la communauté du village entoure l’écrivain : Trois mois en fait/ pour sortir de l’intensité urbaine/ qui rythmait auparavant ma vie./ Trois mois à dormir/ protégé par un village entier/ qui semble connaître la source/ de cette douce maladie du sommeil.// Ce n’est plus l’hiver. Ce n’est plus l’automne./ Ce n’est plus le Nord./ Ce n’est plus le Sud./ La vie sphérique, enfin. (ER 285) Un temps enfin revenu./ C’est la fin du voyage. (ER 286) La suite de son voyage se fera en bateau au nom symbolique, L’Épiphanie, et qui n’est pas sans rappeler La Caminante des Passages d’Ollivier. L’énigme du retour se termine en légende au goût mystique. Pas tout-à-fait pourtant. Car c’est aussi un récit de filiation et de la transmission du legs de l’exil et du retour. Le neveu de l’écrivain pour qui il n’y aura pas d’avenir sur l’île prolongera la lignée de l’émigration, inscrite désormais dans la mémoire familiale : Mon neveu voudrait devenir un écrivain célèbre./ […] Son père est un poète en danger de mort./ Son oncle, un romancier vivant en exil./ Il faut choisir entre la mort et l’exil./ Pour son grand-père ce fut la mort en exil. (ER 103) L’écrivain qui voit dans le fils de sa sœur un autre lui-même, une sorte de fils adoptif, l’embarque pour sa traversée de la campagne haïtienne et au moment de le congédier, il lui donne « son exemplaire fripé du Cahier d’un retour au pays natal du poète martiniquais Aimé Césaire » (ER 58), recueil qui l’avait jadis accompagné au moment de son propre exil, car ce poète l’a aidé « à faire le lien entre cette douleur qui [l]e déchire et le subtil sourire de [s]on père » (ER 60) : J’ai glissé dans la sacoche de mon neveu/ le vieil exemplaire gondolé par la pluie/ du Cahier d’un retour au pays natal./ C’est avant de partir qu’on en a besoin./ Pas au retour. (ER 264) L’exil se transforme en destin et le retour de l’exil en l’éternel retour en exil. Conclusion À la différence des romans désenchantés et lucides d’Émile Ollivier, L’énigme du retour de Dany Laferrière semblerait acquiescer aux retrouvailles des racines ancestrales avec une touche de vaudou et de représentations mythologiques haïtiennes. Or, il s’agit des retrouvailles leurrées, plus désirées qu’effectives, car la réalité de l’exil finit par l’emporter. Chez les deux auteurs, l’exil est montré comme une rupture existentielle, bouleversante, révélatrice de la fragilité et de la précarité de la condition humaine. Ce sont sans doute les romans d’Émile Ollivier qui éclairent le mieux l’ontologie et la noétique de la condition exilée, image, en ce sens, de la condition de l’homme postmoderne, rhizomatique. L’effritement de la mémoire qui caractérise les personnages olliviériens, aboutit à la spatialisation de la temporalité reconduite ou au temps de l’errance ou à celui de l’invention incessante de soi-même. L’exil est un voyage sans retour, comme l’indiquent deux renvois (Ollivier, 36, 81) de Passages à Crainte et tremblement de Søren Kierkegaard et par son intermédiaire à l’histoire d’Héraclite. La sentence sur l’impossibilité d’entrer deux fois dans le même fleuve suscite la réplique d’un de ses élèves : « Maître, on ne le peut même pas une fois. » (Ollivier, 36). C’est pourquoi, au dire de Kierkegaard, « [i]l faut aller au-delà » (Ollivier, 36). Bibliographie Ouvrages analysés Laferrière, Dany. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Paris, J’ai lu, 1990. 177 p. Laferrière, Dany. Le Cri des oiseaux fous. Paris : Zulma, 2015, 315 p. Laferrière, Dany. L’énigme du retour. Montréal : Boréal, 2009, 289 p. Ollivier, Émile. Passages. Montréal : L’Hexagone, 1991. Ollivier, Émile. La Brûlerie, Montréal : Boréal, 2004. Ouvrages cités ou consultés Berrouët-Oriol, Robert. « Effet d’exil ». Vice versa, 17, décembre 1986-janvier 1987, pp. 20-21. 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Ouvrages recensés : La Brûlerie d’Émile Ollivier, Boréal, 246 p., La ligne gothique de Fulvio Caccia, Triptyque, 153 p. ». Spirale : arts, lettres, sciences humaines, 201, 16-17. Spear, Thomas C. (2002). « Émile Ollivier : enracinerrant de Notre-Dame-de-Grâce ». Études littéraires, 34 (3), 15-27. Thibeault, Jimmy. « Le retour d’exil de Windsor Laferrière ». Canadian Literature, 206, Autumn 2010, pp. 154-155. Vasile, Beniamin M. Dany Laferrière. L’autididacte et le processus de création. Paris. L’Harmattan, 2008, 288 p. ________________________________ [1] Ollivier, É. (2002). « L’enracinement et le déplacement à l’épreuve de l’avenir. » Études littéraires, 34 (3), 88. [2] Voir Nareau, Michel. « Le revue Dérives et le Brésil. Modifier l’identité continentale du Québec ». Globe, 14/2, 2011, pp.165-184; Davaille, Florence. « L’interculturalisme en revue. L’expérience de vice Versa. Voix et Images, 23/2 (95), hiver 2007, pp. 109-122. ^^[3] Berrouët-Oriol, Robert. « Effet d’exil ». Vice versa, 17, décembre 1986-janvier 1987, pp. 20-21. Gilles Dupuis rattache l’expression «écritures migrantes» à Émile Ollivier, originaire d’Haïti comme Robert Berrouët-Oriol. [4] Dupuis, Gilles. « Redessiner la cartographie des écritures migrantes », Globe, 10, 1, 2007, p. 139. ^^[5] La critique québécoise a tenté de dresser une typologie des récits « migrants » : alors que certains traduisent surtout les expériences, parfois traumatisantes, des auteurs immigrés et qui touchent leur pays d’origine (guerre du Liban, prisons brésiliennes, totalitarisme polonais ou yougoslave, etc.), d’autres lancent un regard critique sur le pays d’adoption en le confrontant à la culture dont ils sont originaires. Voir L’Hérault, Pierre. « Figures de l’immigrant et de l’Amérindien dans le théâtre québécois moderne ». International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes 14, automne 1996, pp. 273-287. L’évolution est caractérisée de manière semblable par Moisan, Clément, Hildebrand, Renate. Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997). Québec : Nota bene, 2001. [6] En ce qui concerne Dany Laferrière, voir le regard féministe de Lori Saint-Martin « Une oppression peut en cacher une autre. Antiracisme et sexisme dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière, Voix & Image, vol 36, 2, (107), hiver 2011, pp. 53-67. [7] Le fait est aussi mentionné en épilogue du Cri des oiseaux fous : « Je ne savais pas que mon était malade, et je n’imaginais pas non plus qu’il avait mon numéro de téléphone. Je suis allé voir mon père une fois, à New York, mais il ne m’a pas ouvert sa porte. Il affirmait qu’il n’avait pas d’enfant puisque Duvalier a fait de tous les Haïtiens des zombies. C’était aussi la seule fois que j’avais vraiment entendu sa voix. Elle venait de cette minuscule chambre où il s’était barricadé. Une voix sans visage. » (Laferrière, Cri des oiseaux fous, 315) [8] Foucault, Michel. (1984). « Des espaces autres ». Architecture, Mouvement, Continuité, 6 (octobre), 46-49. [9] Miraglia, Anne-Marie. « Le retour à la terre et l’absence du père dans Pays sans chapeau et L’énigme du retour de Dany Laferrière, Voix & Images, vol. 36, 2 (107), hiver 2011, pp. 81-92. [10] Legba apparaît, tel un personnage mystérieux, dans Le Cri des oiseaux fous, à deux reprises. La première fois comme chauffeur d’une voiture qui surgit dans la nuit et intervient in extremis pour sauver le narrateur devant l’attaque d’une meute de chiens affamés, la seconde fois à la fin, pour lui dire adieu à l’aéroport (Laferrière, Le Cri des oiseaux fous, 209 sqq., 313)