Comparons ces trois récits concernant Montréal Jacques Cartier, Brief récit et succinte narration de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage et Saguenay et autres (1545) [...] nous arrivasmes audit Hochelaga qui est distant du lieu où estoit demeuré le gallion de envyron quarente cinq lieues auquel temps et chemin faisant trouvasmes plusieurs gens du pays lesquelz nous apportoient du poisson et autres victailles danssant et menant grand joye de notre venue. [...] Et nous arrivez audit Hochelaga se randirent au davant de nous plus de mil personnes tant hommes femmes et enffans lesquelz nous firent aussi bon racueil que jamais pere fist a enffant menant une joie merveilleuse. Après l’accueil, il y a les discours. Celui de l’agouanna de Hochelaga, qualifié, dans l’esprit du temps de « sermon et preschement », reste, dans le récit de Cartier, sans commentaire. Celui de Cartier reprend « l’Euvangile sainct Jehan savoyr l’In principio », avec comme effet : tous les assistans la peurent ouyr où tout ce pouvre peuple fist une grande sillance et furent merveilleusement bien entendibles regardant le ciel et faisant pareilles serymonies qu’ils nous veoyent faire. [...] En ce temps-là furent amenez audict capitaine plusieurs malades, commes aveugles, boiteux, impotens, et gens si très vieux que les paupieres des yeulx leur pendeoient jusque sur les joues, les assoyant et coulchant pres ledict capitaine pour les toucher, tellement qu’il sembloit que Dieu fut là descendu pour les guerir. [...] Ce faict marchasmes plus oultre et envyron demye lieue de là commançasmes à trouver les terres laboureuses et belles grandes champaignes plaine de blez de leur terre lequel est comme mil de Brazil aussi groz ou plus que poix duquel vivent ainsi que nous faisons du froument. Et au parmy d’icelles champaignes est scituee et assise la ville de Hochelaga pres et joignant une montaigne qui est alentour d’icelle labouree et fort fertile de dessus laquelle on veoyt fort loing. Nous nomasmes icelle montaigne le mont Royal. Remarques et commentaire : Hochelaga semble, aux dernières observations des historiens (Bruce G. Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs, Montréal, Boréal 1992; Georges Soui), le nom de la région de l’actuel Montréal. La région était habitée probablement par un des peuples « nadoueks » (iroquoiens). Les Mohawks de Kahnawake la désignaient comme Tiotontakwe. Le texte de Cartier est éminemment ethnocentrique, imbu de la supériorité du Blanc, du chrétien. La réalité est vue par la grille des valeurs européenne de l’époque (christianisme, tradition biblique) avec une teinte de la mise en valeur de soi (Cartier figurant dans le rôle du roi thaumaturge, selon la tradition française). L’autre est considéré comme un objet, celui qu’on pourra christianiser et coloniser y compris ses terres fertiles. Le paysage est vu comme une Terre Promise, à occuper. Il suffit de se l’approprier en la nommant. L’acte de nomination est ce qui donne le sens et le droit à la propriété. Notons que Cartier omet une des particularités du site, à savoir l’insularité de Montréal, qui est une de ses caractéristiques géographiques et mythopoiétiques. Négligence? Désintérêt après qu’il a découvert que les rapides de Lachine barrent la route navigable vers le sud-ouest? Marie Morin, Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Montréal, 1659-1725 L’isle de Montreal est vers le milieu du Canada, du cauté du sud au regard de Kebec, qui est plus enfoncé du cauté du nord. Elle a de tour, a ce qu’on tient, 30 lieues. Au milllieu d’icelle est la montagne sy renommee ou Mont Royal qui a donné le nom a toute l’isle, mais qu’on appelles vulguerement Ville Marie aujourd’huy dans le Canada a cause que Monsieur de la Dauversiere a qui elle appartenèt luy donna ce beau nom, lequel ayant ensuitte fait present de la dite ille a Messieurs les prestres de Saint-Sulpice du seminere de Paris, qui en sont les seigneurs a presant et qui font profession d’un respect et amour tout particulier pour la tres sainte Vierge et de zelle pour la faire honorer, [...] ont parfaitement gousté ce beau tiltre et contribué a l’etablir. [...] Aussy tots qu’ils apersurent cette chere ville future dans dessains de Dieu, qui n’estoit encore que des forests de bois debout, ils chanterent des cantiques de joie et d’action de graces a Dieu de les avoir amenés sy hureusement a ce terme, comme les Israelites firent autrefois, et mirent pied a terre dans le lieu ou est batie la ville a present. [...] Ils chanterent encorres des psaeaumes et des himmes au Seigneur, puis les hommes travaillerent a dresser des tantes ou pavillons, comme de vrays Israelites, pour ce mettre a couvert du plus fort des plouies et des orages, qui furent grandes et extraordinaires cette annee la. [...] On ne peut pas dire la joie et la consolation que resantirent alors cette troupe eslue car je les croy tous des saints. Commentaire : La fondation de Ville-Marie, en 1643, par de Maisonneuve et de la Dauversière se fait sous le signe de la piété baroque, mais aussi celui du Nouveau Monde, recommencenent de la nouvelle histoire chrétienne. Le texte de Marie Morin relève les mythèmes de l’origine, de l’arrivée en Terre Promise, paradis intouché, pur de corruption. L’insularité de l’île, où la ville, située sur une autre île, plus petitte, à l’intérieur de la grande, constitue la forteresse de la foi. Dans son récit, Marie Morin exalte l’idéal chrétien des origines, la pauvreté, le service d’autrui. Elle déplore la corruption progressive des meours, due aux marchands et, à partir de 1663, à l’arrivée de la garnison du régiment de Carignan. Or, l’île chrétinne a été dès 1650 harcelée par les incursions iroquoises. D’où l’aspect héroïque, martyre de la ville. Sur un autre versant, se développe alors la composante militaire, le récit de l’épée chrétienne qui frappe les païens. Monsieur Chomedy, comme gouverneur, veilloit à la conservation de la vie; pour cela il establit une dévotion de soldats de la Sainte Vierge au nombre de 63, autant que cette Divine Reine a vescue d’années sur la terre, qui en son honneur exposois tout à tour leur vie pour la conserver à leurs frères, faisant la découverte autour des déserts et champs de bled pour avertir quand ils voyoient les ennemis ou leurs vestiges; celui qui la fesoit se mettoit en estat de mourir, se confessoit et communioit le matin du jour qui luy estoit marqué, à quoy il estoit ponctuel, sans jamais y manquer, qu’au cas de maladie. Plusieurs sont morts dans cet exercice de la plus parfaite charité, ce qui ne rebutoit point les autres et ne les empêchoit pas de se mettre a hasard d’être tués parce qu’ils avaient l’honneur d’être soldats de la Vierge dans la confiance qu’elle porteroit leurs âmes au paradis. Les deux symboles – la croix et l’épée – s’inscrivent solidement dans la tradition nationaliste du 19^e siècle et figurent dans le texte français de l’hymne national canadien (« O Canada! Terre de nos aïeux,/ Ton front est ceint de fleurons glorieux!/ Car ton bras sait porter l'épée,/ Il sait porter la croix!/ Ton histoire est une épopée/ Des plus brillants exploits./ Et ta valeur, de foi trempée, Protégera nos foyers et nos droits. »). Un des combles de l’exaltation nationaliste est le poème de Louis Fréchette « Daulac des Ormeaux » (La légende d’un peuple) Sept cent démons fondaient ensemble sur le poste [...] Ce fut en un instant une horrible mêlée. Les Peaux-Rouges, chargeant en bande échevelée, Avec des gestes fous et des cris furibonds. Malgré les sabres nus et les arquebusades, Recommençaient sans fin l’assaut des palissades. Ils n’avaient presque plus l’aspect d’êtres humains. On leur fendait le crâne; on leur hachait les mains; On leur jetait aux yeux des cendres enflammées; Quand même! reformant leurs masses entammées, Sous la crosse qui tombe ou le brandon brûlant Ces tigres enragés s’élançaient en hurlant On se battit ainsi jusqu’à la nuit suivante. Puis on recommença. Cela dura dix jours. [...] Aux lueurs que jeta la fauve explosion Dans des flots de fumée, une âpre vision, Scène horrible, à la fois sublime et repoussante, Arrêta sur le seuil la horde envahissante. Sur un monceau de morts et dans le sang qui bout, Un seul des assiégés était resté debout, Et tragique, hagard, devenu fou, farouche, Les yeux fixes d’horreur et l’écume à la bouche, Afin de les soustraire aux vainqueurs courroucés, Une hache à la main achevait les blessés! Puis, le crâne entr’ouvert, et criblé par vingt balles, Lui-même alla tomber aux pieds des cannibales. Commentaire : Les dimensions du geste héroïque de Dollard des Ormeaux, sauveur de Montréal et de la Nouvelle-France au moment critique de son existence (1658), sont en fait de bien moindre portée et ne correspondent en rien à la réalité historique. À noter, dans le poème, l’animalisation et la démonisation de l’ennemi, réduit à l’image primitive du Peau-Rouge, cruel, cannibal, inhumain. C’est l’effet extrême de l’exclusion de l’autre, une raison de l’éliminer, le soumettre, le civiliser.