Analyse des textes de Georges Perec Tentative d’épuisement d’un lieu parisien projet: contrainte formelle - incorporer le temps de l’écriture dans le temps de la narration, à travers la description de 12 lieux de Paris, à différents moments de la journée et de l’année, montrer le vieillissement des lieux, mais aussi la maturation de l’écriture, sa transposition (cf. le film de Bertrand Jacquot: La Fille seule [2 heures de la vie d’un personnage]); la description des 12 lieux devait être reprise après 2 ans, avec des permutations basées sur une table mathématique et avec l’incorporation des souvenirs des lieux déposés dans une enveloppe scellée mode d’énonciation choisi: ni récit, ni discours, mais commentaire - je, embrayage déictique, présent (descriptif, gnomique, etc.), sans modalisation - un je sans tu = une non-personne problème: est-ce une simple description, un regard impassible? Comment se fait-il que le texte tient debout? - critères de cohésion (intratextuels): système d’anaphores, relais textuel, connecteurs intraphrastiques, connecteurs extraphrastiques (conjonctions) - critères de cohérence: relation d’ordre (logique de la suite), chronologie externe N’y a-t-il pas là, malgré tout, un point de référence subjectivisant - celui du narrateur - qui par ses choix organise une mise en scène des faits, introduit une mémoire, ordonne l’espace et le temps, impose une forme à la réalité informe et à partir de là fabrique une histoire: une image du temps, de l’espace, des événements, des personnages? - chercher les marques de subjectivité: modalisation, noms de qualité, métaphores et métonymies, focalisations (ordre des mots, articles, thème-rème) Un homme qui dort (Denoël 1967) pp. 11 sqq., 53-55; 134-137; 140 sqq. situation d’énonciation: discours, tu - présent - embrayage déictique qui raconte? - narrateur-locuteur occulté (je) s’exprimant à la 2^e personne (tu): tucache un dédoublement du moi en je narrateur et je narrataire-personnage, en même temps qu’il énonce un narrataire „non-personnage“ - le lecteur. Tu est à la fois une mise à distance entre le je narrateur et le je narrataire-personnage et une mise à proximité entre le je narrateur et le narrataire-lecteur. Choix judicieux: une narration à la 1^êre personne -je (narrateur) - je (personnage) aurait le caractère d’un témoignage ou d’une confession (si la narration était au passé) - tu - appel à une expérience commune: celle de la réduction du monde à néant, de la réduction de l’histoire à néant, de l’inexistence (destruction du temps, de l’espace à 3 dimensions, dissolution du moi) - formes verbales: présent (neutralisation du marquage temporel), participes, infinitifs Notes et citations pour le cours sur la temporalité chez Le Clézio (tiré de l’article P.K.: Les temps de J.-M.G. Le Clézio) roman Le procès-verbal: „En attendant le pire, l’histoire est terminée. Mais attendez. Vous verrez. Je (notez que je n’ai pas employé ce mot trop souvent) crois qu’on peut leur faire confiance. Ce serait vraiment singulier si, un de ces jours qui viennent, à propos d’Adam ou de quelque autre d’entre lui, il n’y avait rien à dire.“ (PV 315) dans La fièvre: „Nice, le 23 octobre 1964. Si vous voulez vraiment le savoir, j’aurais préféré ne jamais être né. La vie, je trouve ça bien fatigant. /.../ Très respectueusement vôtre, J.-M.G. Le Clézio.“ (F 7-8) „L’été allait commencer maintenant, et pourtant c’était comme s’il faisait froid. Tous, ici, dans notre ville, nous avons senti cela.“ (M 76) „Maintenant que j’écris /.../.“ (CH 108); „Maintenant, c’est pour elle(=Laure) que j’écris, pour lui dire /.../.“ (CH 124). C’est à la fin, à l’heure de la prise de conscience, qu’il s’aperçoit avoir écrit en fait pour lui-même: „Seul au milieu de ces pierres, avec pour unique appui ces liasses de papiers, ces cartes, ces cahiers où j’ai écrit ma vie!“ (CH 333) „Hiver 1968. Marima, que puis-je te dire de plus, pour te dire comment c’était là-bas, à Onitsha?“ (O 281) Voici donc le présent de l’énonciation et la raison profonde de l’écriture qui par-delà l’évocation des moments cruciaux cherche à joindre celle qui est la dernière dépositaire des valeurs inéluctablement détruites et perdues. „Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on s’avance à travers les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais. /.../ Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, /.../. Je pense à elle comme à une personne humaine /.../. Quand la lune est pleine, je me glisse hors du lit sans faire de bruit, prenant garde à ne pas faire craquer le plancher vermoulu. Pourtant je sais que Laure ne dort pas /.../.“ (CH 11) „Je me souviens de mon premier voyage en mer. C’était en janvier, je crois, parce qu’alors la chaleur est torride bien avant l’aube, et qu’il n’y a pas un souffle sur l’Enfoncement du Boucan. Dès la première aube, sans faire de bruit, je me glisse hors ma chambre. /.../.“ (CH 52) „Maintenant que la longue période de vacances a commencé, mon cousin Ferdinand vient plus souvent, quand l’oncle Ludovic descend sur ses propriétés de Barefoot et de Yemen. /.../ La dernière fois qu’il est venu chez nous, mon père était absent, et Mam n’a pas voulu le voir. Elle a fait dire qu’elle avait de la fièvre, qu’elle était fatiguée. /.../ Alors il s’est levé, sans rien dire d’autre, il a pris sa canne et son chapeau et il est reparti. J’écoutais le bruit de ses pas sur les marches de la varangue. /.../ Nous avons cru que c’était une sorte de victoire, à ce moment-là. /.../ Nous, nous ne savions pas que tout allait changer, que nous étions en train de vivre nos derniers jours à l’Enfoncement du Boucan.“ (CH 35-36) „Au matin, Ouma est blottie dans le creux de mon corps /.../. Dans quelques instants, nous devrons remettre nos habits crissants de sable, nous monterons dans la pirogue, et le vent tirera sur la voile.“ (CH 245) „La vie à Forest Side, loin de la mer, cela n’existait pas.“ (CH 103) „Mais le voyage en Europe n’eut jamais lieu, parce qu’un soir du mois de novembre, juste avant le début du nouveau siècle, notre père mourut, foudroyé par une attaque. La nouvelle arriva dans la nuit, portée par un courrier indien. On vint me réveiller dans le dortoir du Collège, pour me conduire au bureau du Principal, anormalement éclairé à cette heure. On m’apprit ce qui était arrivé avec ménagement, mais je ne sentais rien qu’un grand vide.“ (CH 112-113) „Fintan regardait inlassablement les hommes accroupis en train de frapper la coque du navire à coups de marteaux, comme une musique, comme un secret langage, comme s’ils racontaient l’histoire des naufrages sur la côte des Krous. Un soir, sans rien dire à Maou, il est passé par-dessus la lisse, à l’avant, et il a descendu les échelons jusqu’au pont de charge. Il s’est faufilé au milieu des ballots jusqu’aux grandes écoutilles où campaient les noirs. /.../ Plus tard, il avait demandé: „Dis, Maou, pourquoi tu t’es mariée avec un Anglais?“ Il avait dit cela avec une telle gravité qu’elle avait éclaté de rire. Elle l’avait serré dans ses bras si fort que ses pieds avaient quitté le sol, et, en le tenant ainsi, elle tournait sur elle-même, comme si elle dansait la valse.“ (O 44-45) „Sur la route poussiéreuse, Bony (=l’ami noir de Fintan) attendait. À six heures, chaque soir, quand le soleil se couchait de l’autre côté du fleuve, les forçats quittaient le terrain du D.O. Simpson et retournaient vers la prison, en ville. À demi caché par la palissade qui entourait le terrain, Bony guettait leur arrivée. /.../ Fintan avait rejoint Bony au bord de la route quand la troupe arriva. /.../ Au milieu de la troupe, il y avait un homme grand et maigre, au visage marqué par la fatigue. Quand il est passé, son regard s’est arrêté sur Bony, puis sur Fintan. C’était un regard étrange, vide et en même temps chargé de sens. Bony a dit, seulement, „Ogbo“, car c’était son oncle. La troupe a défilé devant eux au pas cadencé /.../. (O 120-121) „La respiration devenait de plus en plus lente, et dans sa poitrine, le coeur espaçait ses coups, lentement, lentement. Il n’y avait presque plus de mouvements, presque plus de vie en elle, seulement son regard qui s’élargissait, qui se mêlait à l’espace comme un faisceau de lumière. Lullaby sentait son corps s’ouvrir, très doucement, comme une porte, et elle attendait de rejoindre la mer. Elle savait qu’elle allait voir cela, bientôt, alors qu’elle ne pensait à rien, elle ne voulait rien d’autre. Son corps restait loin en arrière /.../. La lumière continuait à entrer jusqu’au fond des organes /.../. Lullaby voyait avec tous ses yeux, de toutes parts. /.../ Elle voyait tout cela au même instant, et chaque regard durait des mois, des années. /.../ C’était comme si elle pouvait enfin, après la mort, examiner les lois qui forment le monde.“ (M; „Lullaby“) „Tout à coup elle comprenait (=Maria Luisa) ce qu’elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et qu’elle n’aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c’était cela /.../. La vie s’arrêtait, le temps s’alourdissait.“ (O 167). Pour Fintan et Geoffroy le Niger „portait dans son eau toute l’histoire des hommes, depuis le commencement“. (O 119; cf. O 156, 187, 190) En route vers le sanctuaire d’Aro Chuku où Geoffroy recevra son initiation „la pirogue remonte la rivière /.../, elle remonte le cours du temps“. (CH 202) „Fintan aurait aimé que le voyage dure pour toujours.“ (O 33) „Chaque soir, il y a (l’action se déroule au passé) une leçon différente, une poésie, un conte, un problème nouveau, et pourtant aujourd’hui, il me semble (le présent de l’énonciation) que c’est (action passée) sans cesse la même leçon, interrompue par les aventures brûlantes du jour, par les errances jusqu’au rivage de la mer, ou par les rêves. Quand tout cela existe-t-il? (action passée + présent de l’énonciation) Mam, penchée sur la table nous explique (action passée) le calcul /.../.“ (CH 27) „Tous, ils allaient s’asseoir sur les banquettes de boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. Puis ils allaient dire leur prière, au coucher du soleil, à l’est du puits, à genoux dans le sable, le corps tourné dans la direction du désert. Lorsque la nuit était venue, Nour était retourné vers la tente de son père, et il s’était assis à côté de son frère aîné. Dans la partie droite de la tente, sa mère et ses sœurs parlaient /.../.“ (D 35; voir aussi O 44-45, ci-dessus) „À l’aube, il y avait eu (=rupture introduisant la 1^ère plage temporelle)ce bruit étrange, inquiétant, sur le pont du Surabaya. Fintan s’était levé pour écouter. Par la porte de la cabine entrouverte, le long du couloir encore éclairé par les ampoules électriques, le bruit arrivait, (=1^ère plage temporelle de durée)assourdi, monotone, irrégulier. Des coups frappés au loin, sur la coque du navire. En mettant sa main sur la paroi du couloir, on pouvait sentir les vibrations. Fintan s’était habillé (=rupture introduisant la 2^e plage temporelle) à la hâte et, pieds nus, il était parti à la recherche du bruit. Sur le pont, il y avait (2^e plage temporelle)déjà du monde /.../. Le soleil brillait /.../. Fintan marchait sur le pont des premières; /.../. Tout d’un coup, comme du balcon d’un immeuble, Fintan découvrit (=rupture, focalisation arrière)l’origine du bruit: /.../. Maouavait rejoint (=rupture introduisant la 3^e plage temporelle) Fintan sur le pont. „Pourquoi font-ils ça“, avait demandé Fintan. „Pauvres gens“, avait dit Maou. Elle avait expliqué que les noirs travaillaient à dérouiller le bateau pour payer leur voyage /.../. Les coups résonnaient (3^e plage temporelle)selon le rythme incompréhensible, chaotique, comme si c’étaient eux maintenant qui faisaient avancer le Surabaya au milieu de cette mer.“ (0 40-41) „Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement, ils sont descendus dans la vallée /.../.“ (D 7) „Le lendemain, dès l’aube, les hommes et les femmes ont creusé d’autres tombes pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils ont placés de gros cailloux du fleuve. Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu’elle semble n’avoir pas de fin. Nourmarchait avec eux /.../. Il n’y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l’étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l’eau. /.../ Ils s’en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient.“(D 438-439)