Honoré de Balzac: La Comédie humaine ou l’univers littéraire entre le passé et le présent L’Avant-propos de la Comédie humaine (1842) (disponible sur : https://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac_00_Lavant_propos_de_la_Comedie_humaine.pdf). Commentez le projet littéraire de Balzac. Quelle est son ambition ? Où trouve-t-il son inspiration et sa source ? Quels sont, à ses yeux, les principaux défauts de l’œuvre de Walter Scott ? Essayez de trouver les grandes lignes de la Comédie humaine telles qu’elles sont tracées dans l’Avant-propos. En donnant à une œuvre entreprise depuis bientôt treize ans, le titre de La Comédie humaine, il est nécessaire d’en dire la pensée, d’en raconter l’origine, d’en expliquer brièvement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je n’y étais pas intéressé. Ceci n’est pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu d’œuvres donne beaucoup d’amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie. Cette observation rend compte des examens que Corneille, Molière et autres grands auteurs faisaient de leurs ouvrages : s’il est impossible de les égaler dans leurs belles conceptions, on peut vouloir leur ressembler en ce sentiment. (...) Cette idée vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. (…) Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences. La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera l’éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par le dernier article qu’écrivit le grand Goethe. Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poëte, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. (…) Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s’y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué. Si quelques savants n’admettent pas encore que l’Animalité se transborde dans l’Humanité par un immense courant de vie, l’épicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social. Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement simple chez les animaux. L’animal a peu de mobilier, il n’a ni arts ni sciences ; tandis que l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins. Quoique Leuwenhoëc, Swammerdam, Spallanzani, Réaumur, Charles Bonnet, Muller, Haller et autres patients zoographes aient démontré combien les mœurs des animaux étaient intéressantes, les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps ; tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures d’un prince, d’un banquier, d’un artiste, d’un bourgeois, d’un prêtre et d’un pauvre sont entièrement dissemblables et changent au gré des civilisations. (...) Mais comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ? comment plaire à la fois au poëte, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images ? Si je concevais l’importance et la poésie de cette histoire du cœur humain, je ne voyais aucun moyen d’exécution ; car, jusqu’à notre époque, les plus célèbres conteurs avaient dépensé leur talent à créer un ou deux personnages typiques, à peindre une face de la vie. Ce fut avec cette pensée que je lus les œuvres de Walter Scott. Walter Scott, ce trouveur (trouvère) moderne, imprimait alors une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire. (…) Walter Scott élevait donc à la valeur philosophique de l’histoire le roman, cette littérature qui, de siècle en siècle, incruste d’immortels diamants la couronne poétique des pays où se cultivent les lettres. Il y mettait l’esprit des anciens temps, il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages. Mais, ayant moins imaginé un système que trouvé sa manière dans le feu du travail ou par la logique de ce travail, il n’avait pas songé à relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Écossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter. Quoique, pour ainsi dire, ébloui par la fécondité surprenante de Walter Scott, toujours semblable à lui-même et toujours original, je ne fus pas désespéré, car je trouvai la raison de ce talent dans l’infinie variété de la nature humaine. Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier. La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. Avec beaucoup de patience et de courage, je réaliserais, sur la France au dix-neuvième siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l’Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leurs civilisations, et qu’à l’instar de l’abbé Barthélemy, le courageux et patient Monteil avait essayé pour le Moyen-Âge, mais sous une forme peu attrayante. (...) L’histoire n’a pas pour loi, comme le roman, de tendre vers le beau idéal. L’histoire est ou devrait être ce qu’elle fut ; tandis que le roman doit être le monde meilleur, a dit madame Necker, un des esprits les plus distingués du dernier siècle. Mais le roman ne serait rien si, dans cet auguste mensonge, il n’était pas vrai dans les détails. Obligé de se conformer aux idées d’un pays essentiellement hypocrite, Walter Scott a été faux, relativement à l’humanité, dans la peinture de la femme, parce que ses modèles étaient des schismatiques. La femme protestante n’a pas d’idéal. Elle peut être chaste, pure, vertueuse ; mais son amour sans expansion sera toujours calme et rangé comme un devoir accompli. Il semblerait que la Vierge Marie ait refroidi le cœur des sophistes qui la bannissaient du ciel, elle et ses trésors de miséricorde. Dans le protestantisme, il n’y a plus rien de possible pour la femme après la faute ; tandis que dans l’Église catholique, l’espoir du pardon la rend sublime. Aussi n’existe-t-il qu’une seule femme pour l’écrivain protestant, tandis que l’écrivain catholique trouve une femme nouvelle, dans chaque nouvelle situation. Si Walter Scott eût été catholique, s’il se fût donné pour tâche la description vraie des différentes Sociétés qui se sont succédé en Écosse, peut-être le peintre d’Effie et d’Alice (les deux figures qu’il se reprocha dans ses vieux jours d’avoir dessinées) eût-il admis les passions avec leurs fautes et leurs châtiments, avec les vertus que le repentir leur indique. La passion est toute l’humanité. Sans elle, la religion, l’histoire, le roman, l’art seraient inutiles. (...) En saisissant bien le sens de cette composition, on reconnaîtra que j’accorde aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie individuelle, à leurs causes et à leurs principes autant d’importance que jusqu’alors les historiens en ont attaché aux événements de la vie publique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre entre madame de Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues (Le Lys dans la vallée). Dans celle-ci, la gloire d’un conquérant est en jeu ; dans l’autre, il s’agit du ciel. Les infortunes des Birotteau, le prêtre et le parfumeur, sont pour moi celles de l’humanité. La Fosseuse (Médecin de campagne), et madame Graslin (Curé de village) sont presque toute la femme. Nous souffrons tous les jours ainsi. pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux. (...) L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd’hui : La Comédie humaine. Est-ce ambitieux ? N’est-ce que juste ? C’est ce que, l’ouvrage terminé, le public décidera. Les Chouans ou la Bretagne en 1799 (disponible sur : https://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac-62.pdf) Ce roman, le seul achevé des Scènes de la vie militaire (à part d’une courte nouvelle Une Passion dans le désert), ouvre chronologiquement XIXe siècle et ainsi toute la Comédie humaine. La guerre civile à l’Ouest de France incarne le conflit des deux mondes, deux sociétés : l’Ancien régime et les moeurs de la féodalité contre la nouvelle société moderne qui apporte le progrès mais qui est gerée par le pouvoir de l’Argent. Observez d’abord le début du roman. Comment Balzac procède pour introduire le lecteur au récit, pour évoquer l’ambiance de l’époque ? Comment caractérisiez-vous la description balzacienne (dans ce cas-là, la description des paysans bretons) ? Quelle est son rôle dans le récit ? L’embuscade Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de la Pèlerine, située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments. Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. Dans l’extrait suivant, Balzac développe la description de la Bretagne et de ses habitants. Quelle en est son opinion ? Comment cette description justifie-t-elle le classement des Chouans dans le genre du roman historique ? Il convient de placer ici une digression pour faire partager les craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières habituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont alors la conduite fut sublime. Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langue celtique. Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. (…) La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans cette scène, les fidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs gaëliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les monuments des Druides. Là, le génie de la civilisation moderne s’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment ; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertus s’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centre de l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’est le Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resterait obscur et noir au sein d’un brillant foyer. (…) La disposition pittoresque de ce pays, les superstitions de ses habitants excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés par la comparaison, par l’échange des idées. Là point de villages. Les constructions précaires que l’on nomme des logis sont clairsemées à travers la contrée. Chaque famille y vit comme dans un désert. Les seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religion consacrent à la paroisse. Ces réunions silencieuses, dominées par le Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent que quelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre, le paysan retourne pour une semaine dans sa demeure insalubre ; il en sort pour le travail, il y rentre pour dormir. S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de la contrée. Aussi, fût-ce à la voix de ce prêtre que des milliers d’hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de la Bretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire, des masses de soldats à la première chouannerie. Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval à Fougères. Mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien de noble ; aussi peut-on dire avec assurance que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage. La proscription des princes, la religion détruite ne furent pour les Chouans que des prétextes de pillage, et les événements de cette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvage âpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Scènes de guerre : les soldats bleus au château de la Vivetière sont surpris et massacrés par les Chouans. Leurs officiers Gérard et Merle sont capturés et exécutés par le chef des Chouans, marquis de Montauran, dit « Gars ». Comment l’auteur caractérise les Chouans (Marche à Terre, Pille-Miche et ses compagnons) et les soldats républicains ? Observez également le dialogue entre le Gars et Gérard. Comment décrit-il les convictions politiques de deux personnages ? L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers, retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron ; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaient quelques soldats survivant à leur première décharge, et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie ; car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, on entendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombant dans les eaux, où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect. – Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, par un geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité. – J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pèlerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous ? (…) – J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria : – Les avoir assassinés lâchement, froidement ! – Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis. – Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais. – Accuser le roi ! s’écria le marquis hors de lui. – Combattre la France ! répondit Gérard d’un ton de mépris. – Niaiserie, dit le marquis. – Parricide ! reprit le Républicain. – Régicide ! – Eh ! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer ? s’écria gaiement Merle. – C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers le marquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort, reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur-le-champ. – Te voilà bien ! reprit le capitaine, toujours pressé d’en finir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pas déjeuner le lendemain, on soupe. Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille ; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile, prit le silence de son chef pour un ordre, et l’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud. Le drame politique s’entrecroise avec le drame personnel : voilà un des échanges entre le chef royaliste, marquis de Montauran et l’espionne Marie de Verneuil. Celle-ci pénètre au bal royaliste pour se venger au marquis mais cède enfin à son amour. Comment cette scène correspond à l’opinion de Balzac sur la passion humaine, exprimée dans l’avant-propos? Y-a-t-il des correspondances entre deux axes thématiques du roman (le conflit politique et l’intrigue amoureuse) ou existent-il séparément ? Montauran parut faire un effort pénible, et dit d’une voix sourde : – Ne me pardonnerez-vous donc pas ? – L’amour, lui répondit-elle avec froideur, ne pardonne rien, ou pardonne tout. Mais, reprit-elle, en lui voyant faire un mouvement de joie, il faut aimer. Elle avait repris le bras du comte et s’était élancée dans une espèce de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis y suivit Marie. – Vous m’écouterez, s’écria-t-il. – Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle, que je suis venue ici pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessez cette odieuse poursuite, je me retire. – Eh ! bien, dit-il en se souvenant d’une des plus folles actions du dernier duc de Lorraine, laissez-moi vous parler seulement pendant le temps que je pourrai garder dans la main ce charbon. Il se baissa vers le foyer, saisit un bout de tison et le serra violemment. Mademoiselle de Verneuil rougit, dégagea vivement son bras de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Le comte s’éloigna doucement et laissa les deux amants seuls. Une si folle action avait ébranlé le cœur de Marie, car, en amour, il n’y a rien de plus persuasif qu’une courageuse bêtise. – Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter le charbon, que vous me livreriez au plus cruel de tous les supplices. Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d’un sot et les calomnies d’une femme, vous avez soupçonné celle qui venait de vous sauver la vie d’être capable de vous vendre. – Oui, dit-il en souriant, j’ai été cruel envers vous ; mais oubliez-le toujours, je ne l’oublierai jamais. Écoutez-moi. J’ai été indignement trompé, mais tant de circonstances dans cette fatale journée se sont trouvées contre vous. – Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votre amour ? il hésitait à répondre, elle fit un geste de dédain, et se leva. – Oh ! Marie, maintenant je ne veux plus croire que vous... – Mais jetez donc ce feu ! Vous êtes fou. Ouvrez votre main, je le veux. Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts de sa maîtresse, pour prolonger le plaisir aigu qu’il éprouvait à être fortement pressé par ses doigts mignons et caressants ; mais elle réussit enfin à ouvrir cette main qu’elle aurait voulu pouvoir baiser. Le sang avait éteint le charbon. – Eh ! bien, à quoi cela vous a-t-il servi ?... dit-elle. Elle fit de la charpie avec son mouchoir, et en garnit une plaie peu profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. (…) – Si tout ce qu’on vous a dit de moi était vrai, avouez qu’en ce moment je serais bien vengée, dit Marie avec une expression de malignité qui fit pâlir le marquis. – Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici ? – Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vous croyez donc pouvoir impunément mépriser une femme comme moi ? – Je venais et pour vous et pour moi, reprit-elle après une pause en mettant la main sur la touffe de rubis qui se trouvait au milieu de sa poitrine, et lui montrant la lame de son poignard. – Qu’est-ce que tout cela signifie ? pensait madame du Gua. – Mais, dit-elle en continuant, vous m’aimez encore ! Vous me désirez toujours du moins, et la sottise que vous venez de faire, ajouta-t-elle en lui prenant la main, m’en a donné la preuve. Je suis redevenue ce que je voulais être, et je pars heureuse. Qui nous aime est toujours absous. Quant à moi, je suis aimée, j’ai reconquis l’estime de l’homme qui représente à mes yeux le monde entier, je puis mourir. – Vous m’aimez donc encore ? dit le marquis. – Ai-je dit cela ? répondit-elle d’un air moqueur en suivant avec joie les progrès de l’affreuse torture que dès son arrivée elle avait commencé à faire subir au marquis. N’ai-je pas dû faire des sacrifices pour venir ici ! J’ai sauvé M. de Bauvan de la mort, et, plus reconnaissant, il m’a offert, en échange de ma protection, sa fortune et son nom. Vous n’avez jamais eu cette pensée. Le marquis, étourdi par ces derniers mots, réprima la plus violente colère à laquelle il eût encore été en proie, en se croyant joué par le comte, et il ne répondit pas. – Ha !... vous réfléchissez ? reprit-elle avec un sourire amer. – Mademoiselle, reprit le jeune homme, votre doute justifie le mien. – Monsieur, sortons d’ici, s’écria mademoiselle de Verneuil en apercevant un coin de la robe de madame du Gua, et elle se leva ; mais le désir de désespérer sa rivale la fit hésiter à s’en aller. – Voulez-vous donc me plonger dans l’enfer ? reprit le marquis en lui prenant la main et la pressant avec force. – Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinq jours ? En ce moment même, ne me laissez-vous pas dans la plus cruelle incertitude sur la sincérité de votre amour ? – Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu’à vous emparer de toute ma vie, pour la ternir, au lieu de vouloir ma mort... – Ah ! vous ne m’aimez pas, vous pensez à vous et non à moi, dit-elle avec rage en versant quelques larmes. La coquette connaissait bien la puissance de ses yeux quand ils étaient noyés de pleurs. – Eh ! bien, dit-il hors de lui, prends ma vie, mais sèche tes larmes ! – Oh ! mon amour, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, voici les paroles, l’accent et le regard que j’attendais, pour préférer ton bonheur au mien ! Mais, monsieur, reprit-elle, je vous demande une dernière preuve de votre affection, que vous dites si grande. Je ne veux rester ici que le temps nécessaire pour y bien faire savoir que vous êtes à moi. Je ne prendrais même pas un verre d’eau dans la maison où demeure une femme qui deux fois a tenté de me tuer, qui complote peut-être encore quelque trahison contre nous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle en montrant du doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame du Gua. Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’à l’oreille du jeune chef qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur de son haleine. – Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous me reconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vous aime ! Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vous fierez-vous une seconde fois à moi ? – Ah ! Marie, vous m’avez amené au point de ne plus savoir ce que je fais ! je suis enivré par vos paroles, par vos regards, par vous enfin, et suis prêt à vous satisfaire. – Hé ! bien, rendez-moi, pendant un moment, bien heureuse ! Faites-moi jouir du seul triomphe que j’aie désiré. Je veux respirer en plein air, dans la vie que j’ai rêvée, et me repaître de mes illusions avant qu’elles ne se dissipent. Allons, venez, et dansez avec moi. Fin du roman : Marie de Verneuil se sacrifie pour sauver le marquis de Montauran du piège à la ville de Fougères : or, ils sont tous les deux blessés par les soldats républicains et ils meurent. Observez la scène, comment développe-t-elle l’intrigue amoureuse et comment l’intrigue historique ? Remarquez également la confrontation entre le soldat Hulot et l’espion Corentin, qu’est-ce qu’elle laisse deviner sur leurs caractères ? Le commandant se précipita dans le corps de garde, et vit sur le lit de camp un corps ensanglanté que l’on venait d’y placer ; il s’approcha du prétendu marquis, leva le chapeau qui en couvrait la figure, et tomba sur une chaise. – Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisant les bras avec force ; elle l’avait, sacré tonnerre, gardé trop longtemps. Tous les soldats restèrent immobiles. Le commandant avait fait dérouler les longs cheveux noirs d’une femme. Tout à coup le silence fut interrompu par le bruit d’une multitude armée. Corentin entra dans le corps de garde en précédant quatre soldats qui, sur leurs fusils placés en forme de civière, portaient Montauran, auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les deux cuisses et les bras. Le marquis fut déposé sur le lit de camp auprès de sa femme, il l’aperçut et trouva la force de lui prendre la main par un geste convulsif. La mourante tourna péniblement la tête, reconnut son mari, frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura ces paroles d’une voix presque éteinte : – Un jour sans lendemain !... Dieu m’a trop bien exaucée. – Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces et sans quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pour annoncer ma mort à mon jeune frère qui se trouve à Londres, écrivez-lui que s’il veut obéir à mes dernières paroles, il ne portera pas les armes contre la France, sans néanmoins abandonner le service du Roi. – Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant. – Portez-les à l’hôpital voisin, s’écria Corentin. Hulot prit l’espion par le bras, de manière à lui laisser l’empreinte de ses ongles dans la chair, et lui dit : – Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regarde bien la figure du commandant Hulot, pour ne jamais te trouver sur son passage, si tu ne veux pas qu’il fasse de ton ventre le fourreau de son bancal. Et déjà le vieux soldat tirait son sabre. Voilà encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamais fortune, se dit Corentin quand il fut loin du corps de garde. Le marquis put encore remercier par un signe de tête son adversaire, en lui témoignant cette estime que les soldats ont pour de loyaux ennemis. Dans l’édition finale, Balzac a ajouté ce court épilogue. Quelle est, selon vous, la raison de cette modification ? Qu’est-ce qu’elle apporte à la dimension historique du roman ? En 1827, un vieil homme accompagné de sa femme marchandait des bestiaux sur le marché de Fougères, et personne ne lui disait rien quoiqu’il eût tué plus de cent personnes, on ne lui rappelait même point son surnom de Marche-à-terre ; la personne à qui l’on doit de précieux renseignements sur tous les personnages de cette scène, le vit emmenant une vache et allant de cet air simple, ingénu qui fait dire : – Voilà un bien brave homme !