Paula avait répondu à une annonce d’embauche. Il s’agissait d’un emploi dans la petite filiale que contrôlait notre holding. J’étais associé avec l’un de mes anciens clients. Il m’avait fait un appel du pied quand mon contrat de concessionnaire avait été rompu par mes premiers fournisseurs, des Italiens. Je suis d’origine italienne. Nous importions puis nous revendions du matériel électronique, des bornes de consultation multimédias. Après le licenciement rocambolesque de ma première assistante, brillante mais un brin nymphomane et totalement dévolue à mon fantomatique associé qui l’avait recrutée, j’avais besoin d’une personne de confiance, travailleuse et fidèle. Paula avait téléphoné alors que le recrutement était presque terminé. J’hésitai seulement entre deux candidates. Je fixai, néanmoins, un rendez-vous à Paula qui avait insisté et, disons-le, s’était bien vendue. Je recherchais une collaboratrice titulaire d’un B.T.S. d’actions commerciales, c’est-à-dire d’un minimum de formation pour occuper le poste avec un minimum de prétentions. La première fois que je la vis, dans le hall d’entrée de l’entreprise, je la trouvai très quelconque. Je lui indiquai le deuxième bureau, à gauche mais elle hésita, un instant, devant le premier bureau et je n’ai jamais su pourquoi tous mes visiteurs, quels qu’ils fussent, hésitaient, ainsi, devant ce bureau minuscule. Je lui avais fait un court exposé sur la société, avant de lui demander de se présenter. Nous nous étions mutuellement posé des questions pour savoir si nous pouvions envisager une collaboration, en fonction de ce que chacun apportait et recherchait et dont les termes rimaient, pour elle, avec poste, salaire, perspectives d’évolution et pour moi avec implication dans l’entreprise, capacité de travail et dévouement. « Bien, Monsieur », avaitelle répondu avec application. Et je sus rapidement que Paula faisait tout avec application. Je lui expliquai que nous avions deux sociétés. L’une, la S.G.M., Société de Gestion du Multimédia, commercialisait des bornes de consultation à partir desquelles les clients des vidéoclubs ou des grandes surfaces, pouvaient sélectionner les cassettes qu’ils voulaient louer ou acheter, y compris directement dans les distributeurs automatiques que nous commercialisions également. L’autre, la S.D.M., Société de Distribution du Multimédia, fournissait les cassettes vidéo et les produits multimédias comme les DVD qui alimentaient les distributeurs. Un peu comme les billets de banque alimentent les DAB, les distributeurs automatiques de billets. Nos appareils fonctionnaient avec des cartes magnétiques privatives et dès que possible avec la carte bleue (si ces foutus Italiens voulaient bien s’y mettre), pensai-je, in petto. Je lui appris que c’était Moreno qui avait inventé la carte à puce, dans sa cuisine, à Paris, faisant de lui un homme riche et des Français les champions du monde toutes catégories de l’utilisation de la carte à puce dont les brevets ont été rachetés, depuis, par les Américains. J’avais débité mon monologue en essayant de le rendre convaincant mais je n’étais plus sûr d’y parvenir. Ce que nous faisions l’intéressait car elle recherchait un travail en rapport avec l’Italie, pays qu’elle aimait beaucoup et raison pour laquelle elle avait choisi l’italien au lycée et en BTS, m’avaitelle expliqué, avec la même application. Elle ressemblait à une petite fille sage et timide. À vingt trois ans, elle vivait chez ses parents et me faisait penser à une image d’Épinal représentant la nouvelle génération qui a du mal à quitter le cocon familial. Lors des entretiens, je m’autorisais une question indiscrète à laquelle je précisais qu’il n’était pas nécessaire de répondre. À l’annonce de cette précaution verbale, je suscitais toujours l’intérêt des mes interlocuteurs qui se préparaient à des demandes déplacées, ce qui ne manquait pas de provoquer des réactions qui variaient, selon leur personnalité, de l’amusement à l’indignation. Ses grands yeux, ce qu’elle avait de plus beau dans son visage, s’agrandirent d’avantage. En fait, je voulais savoir quelle était la profession des parents des postulants. Cela me permettait, en principe, de mieux cerner le milieu socioprofessionnel des candidats, son adéquation avec leur formation et les fonctions auxquelles ils pouvaient aspirer. Je supposais que la profession de son père avait influencé Paula dans son orientation. Elle n’avait fait qu’un BTS fourretout, après, il est vrai, s’être essayée au Droit, pendant une année, sans succès. Elle semblait déçue par ma demande. Son père était le directeur administratif et financier d’un groupe industriel et sa mère secrétaire dans une banque. Disons qu’elle admirait son père et qu’elle s’identifiait à sa mère. Elle s’exprimait lentement et simplement, par des phrases courtes, en prenant soin de bien articuler les mots qu’elle prononçait comme un comédien répétant son texte pour le mémoriser, ce qui conférait un caractère définitivement appliqué à ses réponses. Je terminai sur ce que j’appelais un grand classique de l’entretien d’embauche auquel rares sont ceux qui se préparent. Il n’est pas facile de bien connaître ses défauts et ses qualités et moins facile, encore, de les énumérer, face à un inconnu qui essaie de les deviner. En fait, les candidats négligent, le plus souvent, cette question fondamentale à laquelle ils pensent pouvoir répondre spontanément. Pourtant, c’est sans hésiter et avec douceur, comme pour s’excuser de n’avoir pas réfléchi, qu’elle me dit qu’elle était dynamique, sérieuse, travailleuse, un peu étourdie, impatiente et orgueilleuse. Elle ne le savait pas encore, quoiqu’elle partît confiante, comme elle me l’avoua par la suite mais elle avait le poste. Je la vis s’éloigner, après les banalités d’usage concernant les candidats que je rappelais personnellement quelle que fût ma décision, ce que je faisais, par ailleurs. Sa jupe bleue tachetée de blanc était fendue jusqu’à la taille mais il fallait un vent bien capricieux ou une attention toute particulière pour le remarquer. En ce dix-huit septembre, le temps ensoleillé était calme et Paula pourrait bientôt abandonner ses vendanges pour entrer dans la vie active, deux mois après l’obtention de son BTS. Elle fait de son mieux. Je la vois, tirant la langue, ainsi que le font les enfants quand ils s’appliquent à quelque tâche difficile. Bernard Pivot l’observe. Elle ne voit que ses sourcils broussailleux, arc-boutés comme des accents circonflexes et sa bouche en cul de poule qui retient des mots qui lui manquent. Comment peut-elle, à ce point, ignorer « l’ortografe » ? Elle sourit, seule, dans la grande salle où se presse la foule lettrée. Elle attend une autre dictée. Comme elle avait eu la franchise de me l’avouer, lors de l’entretien, son orthographe était tout simplement déplorable et je sus qu’elle en souffrait. Elle trouvait le moyen de faire des fautes, même en me recopiant. Mais Paula persévéra et fit des progrès. Elle apprit à se concentrer sur les modèles que je lui donnais et je trouvais acceptables les erreurs que j’avais encore à corriger. Elle devait travailler plus particulièrement pour la S.D.M. dont les bureaux se trouvaient dans la holding. Mais son acharnement au travail me décida, malgré les fautes d’orthographe, à l’embaucher définitivement à la société mère en qualité d’assistante, ce qui constituait une promotion. Un jour, je me posai la question que l’on finit toujours par se poser pas seulement parce qu’une personne nous intéresse mais parce que nous croyons que ses fréquentations nous en apprennent au moins autant que cette personne elle-même. Je ne parvenais pas à l’imaginer seule. Elle dégageait une sorte de présence animale à laquelle les hommes ne devaient pas rester insensibles. J’eus ma réponse quand, en l’absence de Paula qui était partie déjeuner avec sa mère, Sébastien téléphona et me chargea d’un message pour elle.