j8FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 ChJerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques etgéographiques dans le roman francais contemporain 4'} I i: Gillcs el Parnet Claire, Dialogues, lis. Flanimarion, 1977, ied. coll. «Chcmps», I }n sait cjuc 1'tme des .•aracteristiqucs dc la tiji'atni'l" d'aujuurd'hul est sa fondamentale hybridU*. Q 11 r '■ unite gen er.it [on nellc-, elle est souvent peu rlincnle. Aim! le label Nouvelle generation » s editions J'ai lu rallie, iovs un logo pseudo-ibversif. des ecrivains aussl divers que Guillauaii: Dustan, Ot&ota Bouiller, Viigtmc DciuciiLci, Nicolas lley, Lorclle Nabccourt, Valeric Airejcn, Michel Duellcbeccj... La portec provocatrice de ces DBUvrei est tigtfapent ort diverse et il exlste cu de points comniuns eatre les fictions L-uccnicnt derangeantes dc Loretle Nobccourt (In Dc/nctitgealscn) a Ins rents gcntltiicnt lepresaifs et moodains dc Nicolas Rcy [Menuta? courtc). 3 e Monde. 3 itwrs 3006 i ^ Monde, 12 ituti 3006; te Matricide des anges, 11*77, octobre 3006, p. 23. Construire une cartographie de la derniěre décennie littéraire (les fictions narratives qui se sont éerites de 1995 á 2005) comporle un double risque: celui de figer le present, par definition mouvant, instable, dans des etiquettes rigides; celui d'utiliser des termes géographiques parfois piégés. Tout incite done á la nuance, et les categories proposées ici seront considérées comme poreuses, permeables. Ii ne s'agit pas de penser 1'unité ďune periodě littéraire mais au - contraíre de saisir sa dynamique, ce qui suppose connexions en touš sens, circulation ouverte, tensions inapaisées... Pour nous guider? Les lignes théorisées par Gilles Deleuze, «dont 1'une serait comme la ligne nomade, 1'autre, migrante, l'autre sedentaire».1 Principe paradoxal: on sail que Deleuze n'avait aueun goüt pour le roman francais et qu'il a affirmé la «superiorito de la littérature anglaise-americaine». Mais le modele est fécond. D'une part, parce qu'il pennet de dépasser les questions de genre (fiction, autofiction, récit) et de generations.2 D'autre part, parce qu'il fournit un modele épistémologique pour interroger la representation du monde via la littérature. L'une des nouvellcs donnes du jeu littéraire (depuis les années 1980) est bien cette relation forte entre fiction et Histoire qu'illustrent ces declarations en 2006 de différents ecrivains: «La littérature, sceur cadette de l'Histoire» (Pierre Bergougnioux); «Le roman, l'imagi-nation de l'Histoire» (Anne-Marie Garat); «Comment dire quelque chose sur le monde dans lequel nous vivons, surmonter ce sentiment de déconnexion avec l'Histoire?» (Laurent Mauvignier).3 ■— Trois lignes, donc — Ligne sedentaire: des récits qui s'ancrent en province, une littérature de la «terre perdue» (Pierre Michon, Pierre Bergougnioux, Richard Millet) identifiée par un certain nombre de critiques (Sylviane Coyault, Jean-Pierre Richard) depuis quelques années déjá. Un rappel, car les mots «terre» ou «province» sont des missiles lexicaux: il ne s'agit ni de «France moisie», ni de littérature « régionalistc ». Ce sont des récits qui témoignent du monde rural, «non pas saisi dans une visée realisté, ni měme nostalgique, mais dans un rapport mythique á la dépossession» (Yannick Haencl). Sans qu'il y ait forcément une filiation directe avec ces auteurs, ďautres écrivains, depuis le livre magistra] dc Michon, Vies minuscules"", ont donné voix et corps á ces lieux que 1'on dit «déshérités» et qui pourtanl lěguent un lourd heritage. Le prisme des éeritures est large: de l'image «chromo» (la Lorraine des années 1920 vue par Philippe Cla u del) au clair-obscur ca ravages que de Pierre Jourde (Pays perdu™). Ligne nomade: á cette éeriture du pli (sur une region, une époque révolue, un sujet qui raconte sa vie) s'opposcnt les roman s du terrain , qui privi-légicnt I'cspace public plus que l'espace přivé, le present plus que le passé, le collectif plus que l'individuel, l'urbain plus que le rural. Le terrain est 1'objet d'une investigation sociologique et ethnographique qui permet de mettre au jour les mutations du monde contemporain urbain (les récits de Francois Bon ou les descriptifs de Jean Rolin). Les romans de la terre perdue sont des romans de la quěte; ceux du terrain préfěrent 1'enquěte sociále et stylistique. lis contiennent une valeur polémique. lis interrogent le monde d'aujourd'hui et ses discours (Lydie Salvayre, Francois Bégaudeau). Ligne migrante: les romans du territoire embrassent une étendue spatiale plus large: la Guadeloupe dans Rosie Carpem', de Marie NDiaye, les pays que visitent les personnages des romans de Jean Echenoz, le Japon ou la Chine de Jean-Philippe Toussaint. Ce sont des romans qui aiment jouer, des «fictions joueuses» (Bruno Blanckeman): jeux avec 1'invraisemblable (Jean Echenoz), le fantastique (Marie NDiaye), la science-fiction (Antoinc Volodine)..., jeux doubles d'un enjeu: rendre compte du monde d'aujourd'hui. Par-delá le disparate qu'engagent ces trois paysages fictionnels, la ligne commune est bien la ligne de fuite deleuzienne qui croise deux données essenticlles: l'origine géographique (quel lieu? quelle langue? quelles filiations littéraires?) et le saisisscment historiquc (quelles dates font sens? 1914? 1945? Mai 68? la chute du mur de Berlin? le 11 septembre 2001 ?). Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 FJ2B026 Lectures contemporaines p„ Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et géographicues dans le roman francais contemporain -GGOUGNJOUX PiriTL', Cornet lie notes, jOS.v;, Vcrdier, 20o6, P-207CL p.73. 5 MlCHON Pierre, cs nimusaiU's. Paris, GftHlmnL 19^4, ]|. « Bmrtwtj p. 13. - Littératukb db la terre perdue — Les récíts de la terre perdue s'ecrivent clans le malaise des années 1980. Camet de notes, 1980-igýOm, de Pierre Bergou-gnioux, rend compte ďune décennie marquee par la médioerité: e'est l'epoque de la désillusion politique (le journal est presquc entiěrement vide de reference á la nouveile periodě mitterrandienne) et sociále (Bergougnioux note au jour le jour les avancées de la misěre et de la bétise). Fin des Trente Glorieuses. Fin des « grands intellectuels». Roland Barthes: «11 est mort depuis trois ans. L'abime nous talonne.» Ou encore: « La can est mort et j'en resterai mélanc clique jusqu'au soir. Une époque, á 1'évidencc, s'achévc.» 4 Au moment oú Bergougnioux rédige ces notes, Deleuze, Foucault, Bourdieu, Derrida sout encore en vie, mais une generation ďécrivains se sent orpheline, L'heure est moins á la nostalgie qu'au pessimisme. Beaucoup ont le sentiment ďentrer dans une periodě crépusculaire, un «epilogue» (Georges Steiner). Pour tenter de comprendre ce déclin, la littérature regarde en arriěre et interroge la grande cassure qui a affecté le monde rural dans les années i960. La Muse du departement Pierre Michon et Pierre Bergougnioux ont été les premiers á anerer Ieurs récits dans une province ingrate et peu touristique: «La province dont je parle est sans_cóte, plages et récifs» éerit Pierre Michon dans Vies minuscules.1 Mais les vies toutes petites de Michon sont resti-tuées dans une éeriture surdimensionnée, toute en plages syntaxiques et en récifs prosodiques, une éeriture qui donne á la province un singulier relief. Dix ans plus tard, La Grande Benne1** respire le « passé indéfini» et «l'epoque barbichue, de la République des Jules» mais 1'atmosphére poussiéreuse des années i860 est balayée par une transfiguration de la campagne: puissance tellurique, ouvertuře géologique, ethos érotique... Pierre Michon donne á ces lieux une profondeur de champ (forěts de fabliaux on de peintres, comme dans Le Roi du bois"*) qui empěche de lire l'ceuvre á travers un filtre passéiste. La Correze de Pierre Bergougnioux possede une autre aprete. Comme chez Michon, la province n'est pas seulcment eloignee geographiquement de Paris, elle est aussi decalee dans le temps. « Ce que nous ne savions pas, e'est que ce lieu de la terre appartenait jrremediablement au passe.» 6 Dans ce recti, la figure de l'artiste «venu trop loin ou trop tard» s'incarne sous des traits modestes (un boucher occasionnellement chanteur d'opera) et deja perimes (un photographe qui peint comme «les paysagistes de 1'Ancien Regime fmissant>> au moment meme ou le narrateur decouvre, aux actualites cinemato-graphiques, les tableaux fusilles de Niki de Saint Phalle). Les derniers recits de Bergougnioux meditent sur cette «campagne antique, autarcique» et sa societe «rurale, archaique» qui s'est evanouie quand le mouvement moderne l'a gagnee [Un peu de bleu dans le pay sage""). L'ceuvre" est testimonial (rendre compte des mutations du monde rural) et critique (utiliser les outils de la sociologie -Bourdicu - et de la philosophic - Descartes - pour fonder une nouveile anthropologic litteraire): «Ecrire, e'est donner son present au passe. »7 Contre cct usage de la mesure et de la raison, le radicalisme de Richard Millet. Dans l'ampleur de la forme: a la relative brievete des recits de Michon ou de Bergougnioux s'opposcnt 1'ceuvre-monde de Millet (voir la somme que constitue Ma vie parmi les ombresm'} et les multiples echos qu'entretiennent les romans entre eux. Dans l'extremisme des positions idcologiques: celui qui se considere comme «le dernier ecrivain»8 refuse d'etre enrole sous la banniere de categories politiques conservatrices mais convient qu'il n'est pas «de son temps» et s'insurge contre une epoque, «ses mceurs, sa morale, son esthetique, son langage, son totalitarisme mou, sa tolerance inquisitrice, sa littc-rature».9 Sa litterature, surtout. Coups de griffe contre l'«infinie fadeur» des romans d'aujourd'hui. Attaques contre la litterature francophone, accusee d'etre «reecrite, sinon produite par les editeurs parisiens» et mise a la mode au nom d'une «discrimination positive».10 Le discours n'est pas neuf. Il est relaye par d'autres ecrivains (Philippe Muray) ou par des historiens (Perry Anderson11). EtEROoumoux Pi. La Mart de Brit Paris. Ci.illiin.-i] coli. «Blanche», rééd. coll «Foli J9Ü7. P '31-^ beagounioux PÍ nj'auraisain ecrire pour les nr if Molricuh des anges n" 1 juin-juillct 1996. 8 Titrc d'un court riuhiié en 20' aux editions I Morgana. 9 MlLtxT Richa Le Tkrflier Écri Saint-Clement Ph'icre. Fata Mn 3005. p. 12 10 Miu.rr Richa Li Dernier Écri Saim-Clémcnt RiWěrc, Fata Mo 3005. p. 19 11 Anderson Fe 1,0 Penséc lič Un regard crit Sur ta culture fro Paris, F.d. du S 2005. Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Leroman franca is contemporain, Culturesfrance, 2007 FJ2B026 Lectures contemporaines ps 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et geographiques dans le roman francais con tempo rain_ : • Millet Rkchai'd, Ll- Daniiňľ ÉetilMÍK ap. Ľif.r p. i j. 13 MlLLlir Richard, Li SaiíitíKiLt de til lúngltc (iiouv. čct.J. Paris, Éd. de In Table ronde, coll- «La petite vermiftann, aoo}, p. 252, 14 JouitDE Pierre. Pjys pcyiiu. Paris, 1'liiprLL des nénílUttleK, 2003. p. 17. Contre le conformisme dominant, Richard Millet propose 1'heritage de tout ce < peut figurer l'eternite, e'est-a-dire «la nation, la langue, la grandeur, la pure la permanence, le paysage, le christianisme, la faculte de juger, I'esprit critiqi la meditations12 Des principes que les romans de Millet re.latent de manit plus complexe. Pas de rnemoire embaumee. Rien de lenifiant dans la visi sombre du plateau cle Millevach.es, avec la puanteur de ses cadavres que 1' ne peut enterrer parce que la terre est gelee (La Gloire des Pythre™), avec ses vi et ses vengeances (Le Renard dans le nom™'}. Millet met en scene la vie de campagne avant le progrcs qui l'aneantira (metaphorise par la construction 1938 d'un barrage qui engloutit le village et son passe]; «11 s'agit a press de donner voix a ceux qui n'en eurent pas ou n'en ont plus et dont le nom si restitue a Telementaire et non au legendaire.» 13 A charge pour l'ecriv; de redonner du lustre, de la gloire, a ces noms (de villages, de hameaux d'hommes) qui s'eteignent. Cette volontc de temoigner d'un monde rural qui a disparu ou qui en train de disparaitre est aussi a l'origine de Pays perdu, de Pierre Jour (prix Generation du roman). Le recit evoque une Auvergne isolee: «On : arrive qu'en s'egarant. Rien a y faire, rien a y voir. Perdu depuis le debut pe etre, tellement perdu avant d'avoir ete que cette perte n'est que la forme de s existence.» 14 Aucune complaisance, aucun attrait pour le folklore local dans la pr< rude de Jourde, mais des portraits cms (paysans abimes par 1'alcool et le trav et des descriptions abmptes (noirceur, salete, odeurs excrementielles) qui rej gnent dans I'iiisoutenable les remugles evoques par Millet. La prose de Philippe Claudel est moins mgueuse. Meuse t'oubli™ ou , Ames grisesm! (plebiscite par les lecteurs, doublernent couronne avec le Renaud le Prix des lectrices de Bile et sacre «Meilleur livre de l'annee» par le magaz: Lire) font revivre la Lorraine des annees 1920 dans des couleurs sepia, Le vo bulaire sent discretement le suranne et les personnages semblent sortis d' roman de Simenon. Philippe Claudel, «regionaliste universel», rehabilite le genre «melo» (e'est la chanson Les Roses blanches qui sert de bande-son dans Meuse Voubli), La fiction ne cede pas toujours au charme de ces images d'Bpinal, Experience de la Campagne»*, de Christine Montalbetti, decrit Tin comprehension et 1'i.mn.teret que Ton peut ressentir devant les realite-s de ces « geographies coutu-mieres» mais aussi, et de maniere paradoxale, 1'ancrage imaginaire, fantasmc, de 1'enfance dans des «paysages ou des situations campagnardes» - quand bien meme on est citadin. Le Pays'"', de Marie Darrieussecq, interroge egalement ce qui fait le sentiment d' app arten an ce ä une region. Le recit oscille entre plusieurs postures. La distance legerement ironique: «Est-ce que le kitsch defmissait 1'enfance, et la province? Tout lui semblait benin et irreel, pueril, charmant, un decor mievre au lieu d'une memoire battante.»15 Ou la revendication politique: «Une terre, ca appartient ä quelqu'un. Un territoire, ca se dit meme pour les animaux. ''Te!vr<-,i:-t: Cheyenne" pour kisser les Indiens sans l:crrc, "territoire d'outremer" pour n'etre pas emancipes. On est d'une terre. La terre est le sol ou on enterre ses morts. Les Etats sont la pour que les terres existent, et que les territoires n'existent pas.» 16 L'envers de I'histoire contemporaine Enterrer les morts... C'est la grande question des recits de la terre perdue, Les fictions poursuivent le gcsle memoria-liste de Jean Rouaud engage, des 1990, avec Les Champs d'honneur. Au moment oti disparaissent les derniers combattants, l'heure est au temoignage. En 1998, 1'operation «Paroles de poilus», qui fait appel aux archives familiales des Francais, connait un vif succes. Dans ce tournant du siecle, le cinema rclaie les temoignages et s'interesse a ia boue des tranchees, avec des films de factures diverses - Capitaine Conan™, de Bertrand Tavernier, La Chambre des officiers'"», de Francois Dupeyron, Un long dimanche de fiancailles»", de Jean-Pierre Jeunet, Joyeux NoeT-m, de Christian Carlon. La litterature n'est pas en reste: Anne-Marie Garat, avec Dans la main du diable*»; choislt de situer son intrigue en 1913 pour Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Deiphine.: Le roman fmnfais contemporain, CuIturesfranee, 2007 :i4 FJ2B026 Lectures con tern poraines ps 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et géographiques dans le roman frangais con tempo rain__ 17 Claudel Philippe. M-'itse rptffrlJr Paris, lUlland, l399. ■tid. ft*** Gallimard. call. liFoUo»p janfi, p. 23. J5 BGEGDUÜNJOUN Plcjlc 1'ir ptTj lit blau Jirirs le passage. Lijrasse. Vcrdkr, -001, p. 13. 19 MlCHELET JulM. Jtiarrtel, 30 Janvier 1&4J. Ir! Lt'lllVM CÄMp/rir!1. t-L Paris. Flarjunariprj, '959- P 377- saisir un point de bascule. D'autres ecrivains preferent evoquer les consequences immecliates de la guerre et les figures mutilees des combattants [La Gloire des Pythre, de Richard Millet, Meuse I'oubll, de Philippe Claude!). Mstise I'silbli est non seuiement le recit d'un deuil intirae, mais aussi un hommage aux «mil-liers de jeunes cadavres dans les boues de Verdun et d'Argonne, et qui, sans root dire, mais les pupillcs ecarquillees, n'en finissent pas de mourir au creux profond desglaisesu ,17 Les Ames grises amplifie le theme en situant 1'intrigue entre igig et 1920 et en dormant corps et voix aux morts qui «ne sont plus que des 110ms a demi effaces sax des pierres»: chansons d'epoque [Nous partans heureux, La Madelon, Les Jeunes Recrues, Poilu man frerety, detonations du front (spectacle facon «son et lumiere» apercu d'une colline) et, pour fink, inauguration du monument aux morts en 19,20. Ces entreprises Iitteraires s'inscrivent dans un contexte de patrimoniali-sation du passe national entamee dans les anuees 19S0 {Les Lieux de memoire, sous la direction de Pierre Nora, parait a ce moment-la). Les intentions des ecrivains sont diverses: il y a la volonte de relier terre perdue et generation sacrifice, car ccttc guerre de 14-18 est, scion Bergougnioux, «l'immobile, la terrienne, la derniere qu'ait livrce la paysannerie» ,LB II y a aussi le desit de redonner corps a ces disparus (on sait que quantite de cadavres resterent iutrauvables et que de nombreux corps furent declares inconnus tant ils etaient mutiles et mSconnaissables). Contre-modeles du Soldat inconnu (qui fait disparaitre le nom dans le nombre), les romans retracent des portraits singuliers et reprennent la tache que Michelet avait assignee aux historiens pour faire «entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui resterent an fond des cceurs» ,19 Campagne battue, debattue... Certains ecrivains font de la terre non seuiement le lieu d'un heritage, mais aussi l'espace qui permet d'abritcr une ideologic antimoderne. Richard Millet, bien stir. Renaud Camus, aussi: «A toucher le sol natal )e prends des forces pour ctre plus moi, plus vrai, encore moins sympathique, moiris convenable, plus libre et plus fou. » -° On connait 1'« affaire Camus» déclenchée par la publication du Iruitiéme volume du Journal de ľécrivain. Reste la charge polcmique contenue dans le mot «campagne». Camus mene campagne contre le laxisnie en matiére de langue, contre le mépris de ľ environ ne merit, et milite pour un «paysage pur» débarrassé de la laideur de l'architecture fonctionnelle d'aujourd'hui: chateaux d'eau, silos ä grains, parpaing et tôle ondulée... Lc cabinet des antiques Corollaire ä ce gout pour la mémoire, ľintéret que les ecrivains manifestent pour la langue et son Mstoire. Le Sentiment de la langue™ (couronné du prix de l'cssai par l'Académie francaisc), de Richard Millet, connait difFérentes versions; le Repertoire des délicatesses du francais conlemporaiiľ" de Renaud Camus est suivi quelques années plus tard de Syntaxe ou I'Autre dans la langue et autres conferences™... Ces ouvrages se construisent sur lc mode de la déploration (Renaud Camus voit dans ľeffritement syntaxique le symptóme d'une «défaíte de la pensée», Richard Millet constate «la corruption de la langue»). Ce sont aussi des actes dc (le termc est de Millet): ex-voto pour le subjouctif, culte dc ľuniversel, croyance en une pureté de la langue. Les romans de la terre perdue sont aussi ceux du temps perdu. D'ou des nostalgies plus ou moins fortes, des tentations de repli, des désirs d'exil. Le xvii5 siécle apparait pour beaucoup comme une enclave utopique: «Quand le present oŕfns peu dc joie et que les mois qui sont sur le point de venir ne Iaissent présager que des repetitions, on trompe la monotonia par des assauts du passes , écrit Pascal Quignard, dans ľun de ses traités.21 Si ľin-trigue de ViiJa Amália1" se situe dans le present - mais pour mieux rendre hommage ä la solitude et ä ľídée de retraite -, Teirasse á Rome*™ poursuít le réve d'une «vie secréte« blottie dans le clair-obscur des peinmres de Claude Gellée dit le Lorrain. Ces reflexions sur la langue se doublent d'hommages rendus ä des figures líttéraŕres plus éclectiques: textes de Pierre Bergougnioux [Jusqu'ä Faulkner"'), Camijs Rcnnud, PjrtE. F.iYard. =rtrtň. p. y-1. 21 QUlGN.UiD PaJCfil, Aliucbv. Paris. P01. 1930. r«d. Paru, Gnilimn^l, col], niFnlid n, loü.l, p. 0- Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culture s f ranee, 2007 r)7 5& FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et geographiques dans )e roman francais contemporain 22 MICHON 1'iOllC, Lt Qulnzainc littitwe 23 DüN Francois, üjciiva,. Paris, riyard. coll. «Lillcrature rrancaiwi'ricoj.. de Gerard Mace (Colporlage™), de Pierre Michon {Trais Auteurs™ et Corps du roi"). Dans ce pantheon litteraire, on note l'importance de Faulkner (voir aussi On ete de glycine**, de Michele Desbordes) et de Balzac («Le temps est un grand maigre» de Michon ou «La loi du talion» de Mace s'interessent tous deux a Un debut dans la vie). Les romans ou les recits portent la marque de ces admirations sans pour autant etre des fac-similes du passe. lis revisitent la tradition de maniere critique. Faulkner n'est pas cite pour rien. Un commentaire que Pierre Michon foumit en 2006 de scs Vies minuscules illustre le rapport de distorsion qui s'intro-duit dans la reference au passe: «C'est une bizarre mixture que je n'ai jamais bien comprise: c'etait ecrit comme si Chateaubriand ou Flaubert avaient lu Barthes... a22 ____ 1995-2005 : l'Histoire est un fantöme dansant sur les debris de la modernite. — Litterature de terrain — La litterature de terrain s'interesse ä d'autres restes. Elle parcourt non plus des terres perdues raais des etendues releguees, des «non-lieux» (Marc Auge). L'ambition de ces ceuvres lirteraires est double: recon-siderer (dans tous les sens du terrae) des zones oubliees et consigner (dans des dispositifs littcraires signifiants) les consequences d'un nouvel ordre economique (delocalisations industrielles, restructurations sociales). Autrement dit, mesurer les «fractures [qui] courent la surface du monde reel et la delitent» P Rien ä voir cependant avec l'ideal d'engagement sartrien: le narrateur de ces fictions n'a ni le meme aplomb ni le meme surplomb sur l'Histoire. L'ecriture de la marge s'ecrit clle-meme en marge d'une tradition litteraire et rcinvente la notion de realisme. Le geste n'en demeure pas moins politique, mais sur un mode plus interrogatif qu'assertif. L'une des prineipales caractcristiques de ces recits est sans nul doute l'idee de deplacement (ä la fois geographique, generique et scriptural). On passe dun voyage vertical (la litterature de la terre perdue peut sc lire comme une plongee orphique ä la recherche d'un reste de transcendance) a une errance horizontale (l'ecrivain en nouvel Ulysse arpentant des lieux abandonnes). Lignes nomades Au moment ou Eric Hazan precede a un bel inventaire historique de Paris,24 d'autres ecrivains sillonnent une France moins prestigieuse. Exemplaire a cet egard, 1'omvre de Jean Rolin, qui, apres L'Organisation™ (prix Medicis) - recit critique de son engagement politique dans les annees 1970 -, pro-duit une serie de descriptifs urbains: Zones"", Traverses'", La Cloture™, Terminal Frigo*>.2i Jean Rolin s'attache a diffcrentes «zones» (banlieues parisiennes ou toulousaines, usines de Lorraine, puits miniers du Nord, ports de Saint-Nazaire ou du Havre...) au cours de voyages qui] definit comme «l'exact oppose de ces voyages reputes formateurs»: «en somme un voyage | rebours, un voyage de de-formation » (Traverses). Cette itinerance decentree propose un road-movie social (portraits de Sdf, de prostituees, de dockers, de banlieusards). L'ecriture de Jean Rolin est particulierement attentive a l'architecture qui, dc maniere plus fracassante qu'un long commentaire analytique, revele les grandes cassures sociales des annees 1990: friches d'usines dans le Nord et l'Est, destruction a Thionville des tours qui ont accueilli en i960 les ouvriers immigres, demolition d'un batiment hautement symbolique pour les dockers de Dunkerque... Dans La Cloture, la description du periphcrique et de ses complexes nceuds de circulation illustrc 1'absurde des nouveaux reseaux de communication et metaphorise la deliaison sociale, Cct etat des lieux pessimiste refuse l'emballage des «grandes draperies historiques et sociales aux sombres plis» (Traverses): il s'ecrit en sui-vant une ligne ironique qui le maintient a distance du «journalisme pittoresque ou de la sociologie de comptoir» (Zones). Deambulations, derives ou trajets quotidiens... Les recits ou les romans sont prolixes en displacements en tout genre: errance dans les rues (Les Amants de Maries, de Leslie Kaplan), voyages en Rer (La Vie exterieure™, d'Annie Ernaux), promenades dans des villes ouvrieres (Besoin de ville™, de Jean-Noel Blanc) ou contemplation par Francois Bon d'un Paysage fer** apercu derriere les vitres d'un train entre Paris et Nancy. Ce dernier recit fixe les instantanes d'une geographic mobile et modeste (gares, casernes, jardins ouvriers, hypermarches, 2« Hazan Erie. Vlnventim Pans, n'yo pas ,le pat pit .kis Paris. t:d. du Seuil, Coli.« Fiction «cie». 2S r/autrcilhrr« rcoMMMMl* 3000, CTMUnrA awo,) relatent [« guerre1 cn cx-VougcBlsvic ci les conflict ,1U PrOclir-OiieiU Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 58 F J 2 B 02 6 Lectures contemporaines PS 2 019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRIT01RE. Variations historiques et géographiques dans le roman francais contemporain_ 26 bOti ľ :.:n.,'. tll'.lantourt, Pacíi. Ceicjcs ďjn, ec.II. uPholosrjphic ťWUCniporaincu, 2$, p. i5. usines, écoles, cimetiěrcs}. Une geographic qui est aussi unc histoire construite á partir de rebuts architecturatix. Jetée au dépotoir: la region «Loiigwy Lorraine Coeur d'acierw qu'Aurélie Filippetti, fille de mineur de venue professeur de lettres, évoque dans un premier roman remarqué (les Derniers Jours de la classe ouvriě-rc:m) pour retracer les «mille vies bafouées, réduites á néant» . Promises á la demolition: les usines Daewoo, dont ľhistoire est racontée par Francois Bon dans un récit du méme nom (malversations íinanciěres du groupe coréen dans la vallée de la Fensch, licenciement de miíle deux cents persoanes, vies saccagées, impunité des responsables en fuite...). Voué á la reconversion: le site de Billan-court, transformé en centre ďart contemporain. Au moment de sa destruction, Francois Bon publie un texte dense qui, comme Daewoo'-', refuse ľeffaecment des traces de la mémoire ouviiere: «La mémoire de tout cela colle aux murs tombant droit dans la Seine de Billancourt symbole. Et les villages africains vidés, les gens empilés dans les escaliers de béton des barres de Cergy-Pontoíse. Cest cela que disent ici les boulons, le fer, les trajets encore indiqués au sol et tout ce vide, qui ne résonue que ďhumain. » 26 La transformation du patrimoine industriel en pare ďattractions culturel correspond ä un «temps en mines» (Marc Augé), temps de ľamnésie oú ľhomme est moins citoyen que touriste. Poursuivaut une ligiie idéologique et esthétique trés différente de celie de Bon, ľceuvre de Benolt Duteurtre témoigne du «retour-nement de ľinjonction palriotique en jouissance patrimoniale» (A)ain Finkicl-kraut) et critique une France métamorphosée en un simulacre de musée. Gaieté parisienne"*, Le Voyage en France™ (prix Médicis) et Service clientele*** mettent en scene les tribulations ďun narrateur égaré dans un monde anachronique: «Ä ľ angle de la rue Soufflot, les brasseries étudiantes avaient disparu sous le rouge clinquant des restaurants fast-food, imitant sommairemeiit les vitrines parisiennes. D'autres transformations semblaient plus subtiles: récemment, on avait remplacé les réverbéres de i960 par ďauthenliques copies de becs de gaz i860. Paris s'efforcait de ressembler á Paris, qui restait une ville magnifique; des nuages blancs couraient au-dessus des grands arbres du jardin.» 27 Les écrivains dénoncent ľobsession commemorative et la muséalisation ďun monde dont il ne reste plus que des formes dévitalisées et inoffensives. Sans en faire le propos essentiel de VHeure et VOmbre*", Pierre Jourde note les eíľets de déréali-sation qu'introduit cette fable patrimoniale: «II n'y a plus de temps[...]. Le passé est récnré pour décover le present. On en a fait un passé ďagrément, aménagé pour des excursions pédagogiqucs. II sert de décor á des films et ä des romans.» 23 Deplacements des frontieres Ces récits du terrain bon Jeversen t les tradítion-nclles separations entre privé et public. Ľextérieur accueille ľintime. Dans la description des lieux visités par Jean Rolin «se dessine progressi vemen t, en filigrane, une sorte ďautobiograpfaie subliminalc» [Terminal Frigo). Méca-niqueM, de Francois Bon, est construit á partir de sequences qui mělent discours topographiques et indications biographiques, le tout recomposant la « geometrie descriptive» ď unc generation, d'un milieu social et d'une region. Inver-sement, et par transfer!, ľécriture de soi dépasse la dimension personnelle. La Honte'" ou Ľ Occupation'-', d'Annie Ernaux, réfléchissent á la dimension sociale et culturelle de la langue. Ľécriture diariste se fait Journal du dehors"". Les récits de Valérie Mréjen [Mon grand-pérem, Eau sauvage*") restituent le par-fum d'une enfance dans {'orange des annécs 1970: films super-huit, Moon Boots, colliers en plastique et cols roulés. Les romans de Camille Laurens (L'Amotir, roman'", Ni toi ni mo/"") excčdcnt la simple introspection de soi en introduisant un «Mac CufEn» littéraire (La Rochefoucauld pour le premier, Benjamín Constant pour le second) qui donne á ľceuvre une portée plus universelle. Égalc-ment symptóme de cette porositě entre soi et les autres, ľappropriation du fait divers par la littérature. ĽAdversaire*™, d'Emmanuel Carrěre, Mariage mixte™, de Marc Weitzmann, rcnouvellent de maniere critique la fiction contemporaine et la mettent «en proces» (Dominique Viart). L'ample roman de Laurem Mauvignier Dans la foule'"1 s'empare du dramo du stade du Heysei pour entrecroiser sidé-rations sentimentales individuelles et considerations sur la violence collective. DuTüt/KTKt Bendi, & ľiiľŕ cliensfle, Pius, CaKlinarJ. cell. « Blanche». "0O3- P 35-2S Joi'Rne Piene, L'Hajre et POme-ri, Paris, ĽEiprli des péBtoMfH JO06. p.31-33 Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 6o EJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et géographiques dans le roman francais contemporain 61 nciN I.... . Daewoo. Ce dialogue intersubjectif va de pair avec des phénoměnes de translations géné-riques. Aprěs avoir recuse le genre romanesque dans Impatience'", Francois Bon appose la mention «roman» sous le Litre Daewoo, etiquette provocatrice car le livrc repose sur des faits avérés qui ont d'abord été mis en scene au theatre. Au «réel spectaculaire et spectacularisé» (tapage médiatique dc l'implantation des usines sur les ruines de la sidérurgie lorraine, violences tumultueuses apres les fermetures) répond un «spectacle théalral» (Jean-Bernard Vray). Daewoo déploie une éeriture polyphonique: fragments de theatre, descriptions, paroles de femmes licenciées... Le roman assume une vocation d'archivage: traces des médias contre tracts des ouvriěrcs... « On n'ecrit pas des faits, plutót des relations. » 29 De maniěre diííerente, ďautres récits pratiquent celte hybriditě. La Cloture, de Jean Rolin, convoque simultanément le genre cpique (evocation des campagnes napoleonierm.es) et le registre realisté (vies anonymes en prochc banlieue pari-sienne.). Benoít Duteurtre mcle fable allégoriquc et facéties fantastiques [Service clientele). Jean-Charles Masséra injecte á haute dose des pourcentages statisliques, armures et armatures d'une France á la fois réelle et fantasmée [France guide cle l'utilisateurm). Amour, gloire et CAC 40™, du měme auteur, relie spheres privées et spheres collectives á partir de pratiques qui structurent l'imaginaire contemporain (le tourisme, le zapping, la consommation, le jeu). Autre facon de créer un espace transgénérique: les liens forts que la littéra-ture entretient avec la photographic Francois Bon multiplie les collaborations: photographies d'Antoine Stéphani (Billancourt) ou de Jerome Schlomoff [La Douceur dans l'abimem). Dans un registre nettement plus autocentra, L'Usage de la photo", ďAnnie Ernaux et Marc Marie, montre les cliches de větements posés an sol, traces d'une relation amoureuse, á un moment particulier de la vie ďAnnie Frnaux, atteinte d'un cancer du scin. Camille Laurens s'appuie sur les «Figures» de Rémi Vinet pour dire la douleur du deuil dans Cet absent-lá™. Compliquant la domic du biographique et remettant en cause son authenticité, Sophie Calle multiplie les doubles-jeux (titre rassemblant sept opuscules parus en 1998, suivis, en 2002, par Des histoires vraies + dix) cntre image et texte. Collaborates- de Sophie Calle dans la revue Les Inrockuptibles, Grégoire Bouiller publie en 2004 L'Invite mystěre : tour de cran supplémentaire dans les dispositifs de simulacrc, la presence dans le livre de personnages reels (Sophie Calle) et de photographies (des installations de l'arliste) brouille les repěres de la traditionnelle enquéte sur soi, entamée dans un étonnant Rapport sur moi"". Tenir parole Si ces éeritures du terrain social et/ou přivé sont diverses, un point commun cependant les rassemble: I'importance accordée au discours. Le récit fuit le narratif pour se faire plissé discursif. II recycle les restes des grands systěmes d'explication du monde qui se sont effondrés dans les années 1980: particules élémentaires de discours scientiíique (Michel Houcllebecq), parlures médiatiques (Frederic Bcig beder), jargons multiples (la languc «jeune» dans Entre les murs**, de Francois Begaudcau, la boursouflure du langage admi-nistratif et juridique dans United Emmerdements of New Order"', de Jean-Charles Masséra)... Deux types dc discours retiennent particuliěrcment I'attention des écrivains: la langue de bois pédagogique, objet de plusieurs récits [Mammiferes'", de Pierre Mérot, Festins secrets™, de Pierre Jourde), et la suprématie du discours économique, qui eclipse tout autre modele explicatif du fonctionnement de la société (le citoyen remplacé par le client dans Service clientele, de Duteurtre, la sexualitě calquée sur le principe du néo-libéralisme dans Extension du domainc de la lutte™, de Houellebecq). Ce recyclage suscite différentes prises de position: recuperation cynique (Bcigbeder), didactique (Houcllebecq), démagogique (Bégaudeau), satirique (Jourde). L'ecriture s'affirme comme actc politique. Ainsi, les romans de Leslie Kaplan (Le Psychanalyste"", Fever5"'), qui explorent avec acui-té «ce reel qui excěde toujours les mots» Ou encore l'ceuvrc de Lydie Salvayre, entiěrcment construite á partir dc schemes rhétoriques - psychiatrique dans La Puissance des movches1", judiciaire dans Passage a I'ennemie™, philo-sophique dans La Méthode Mi/aOT - jusqu'a n'etre que monologue ravageur Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 63 FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERR1TOIRE. Variations historiques et geographiques dans le roman francais contemporain EON Francois, MHt iUgrasse, Verdlcr, 1997. D.tB. [La Conference de Cintegabelle'™, Quelques Conseils utiles aux eleves huissiersm, La Compagnie des spectres""). Monologue: le mot est d'importance. II designe la part theätrale que contiennent ces recits. II rend compte d'une voix subjective qui, dans la gangue reifiante des langues prefabriquees, tente de se poser. Cette parole doit beaucoup ä des ecrivains comme Nathalie Sarraute, Thomas Bernhard ou Samuel Beckett. Elle est aussi ä mettre en relation avec la pratique des ateliers d'ecriture: «S'en aller droit debout dans la parole et rien d'autre» 30 [Prison'" ou Tous les mots sont adultes. Methode pour I'atelier d'ecriture-", de Francois Bon). La parole est aux exclus, aux victimes, a ceux qui ont souffert, dans des textes qui ne cedent pas au pathos, quand bien meme le sujet incite ä l'effusion sentimentale. Paroles de malades, comme dans La Maladie de Sachs"', de Martin Windeier, lointain prolongement de Contre-visite"", de Marie Didier. Paroles de clandestins, avec Diego'-™, de Marie Rcdonnet, qui raconte la vie d'un sans-papiers, non pas ä la maniere d'un temoignagc documentaire mais en jouant sur des effets de fictionnalisation cinematographique. Les publications recentes des Editions dc Minuit (parmi lesquelles Diego) prennent en compte les souf-frances familialcs et/ou sociales. Laurent Mauvignier depeint des milieux modestes et des peines incommensurables, comme le suicide, le viol, la violence anonyme [Apprendra äfinir**, Ceux d'ä coti™, Dans la foule). Yves Ravey construit un diptyque [Le Drap-' et Pris au pieje™} autour du deuil de la figure paternelle. L'Epave»*, du meme romancier, renverse la thematique avec la mort d'un ßJs et la quete de souvenirs reduits preciscment ä des «epaves». Anne Godard ecrit L'Inconsolable** (Grand Prix Rtl) entierement bäti sur un «tu» qu'une mere, ayant perdu son fils, s'adresse ä elle-meme. Ä rebours de toute tentation lacry-male, la narration revele en contre-jour la monstruosite d'un amour maternel mortifere. Lettre de la mere... Lettre au pere... Les Jouets vivants"", de Jean-Yves Cendrey - qui s'appuie sur les agissements reels d'un instituteur pedophile --, depasse le proces public pour denoncer la violence privee faite aux enfanls. Ces monologues ne peuvent s'entendre qu'en lien fort avec le dialogue, car la parole du sujet se construit, de maniere fragmentaire et partielle, face a un intcrlocuteur reel ou fantasme. Flottements entre le «tu», le «je», le «nous» et le «on»... Si la Iitterature de la terre perdue s'oflfre une memoire binaire, clivee cntre le «nous» de la communaute rurale et le «je» d'un narrateur souvent pcreu par les autres comme l'idiot du village (dans une thematique trcs faulkneriemie), les fictions du terrain hesitent et choisissent la voix d'une polyphonie indecidable ou a tout le moins complexe (nulle voix emergente et pas raemc celle de l'idiot du village). A titre d'exemples, le checur a quatre voix de Dans la foule, dc Laurent Mauvignier, le glissement enonciatif dans les recits de Francois Bon ou 1c palimp-seste de tonalitcs dans l'ceuvre de Lydie Salvayre. La Compagnie des spectres donne ainsi a entendre de maniere vibratile une parole vcntriloque qui restitue la voix impitoyable du passe (la Seconde Guerre mondialc) et celle, pitcyable, du present (les annees 1990). Voix des morts et voix des vivants se superposent dans Ic chaos du flux discursif. 1995-2005: le spectre des ideologies continue a nous lenir compagnie. — Litteraturh du TERRJTOtRE - - La Iitterature du territoire repousse les frotieres. Le titre Univers, univers*" de Regis Jauffret (prix D^cembre) dit la volonte de doubler et de redoubler le monde. Lc cosmopolitisme est linguistique: «Faire somier quelque chose des autres langues a l'interieur d'une seule, e'est lui don-ner toute la puissance d'echo, le retentissement multiple sans quoi elle court le risque de se provincialiser.» 31 II est aussi politique. Les romans sillonnent l'espace pour dresser en oblique une cartographie du monde a 1'heure de sa globalisation. Si le syndrome de I'«auberge espagnolc», i'acon Klapisch, donne lieu a une Iitterature pcu convaincante,32 des ceuvres plus exigeantcs declinent le quasi-palin drome: carte, ecart et trace. Cartes de la memoire Les textes a dimension autobiographique arpentent les bibliothequcs ct renversent le geste d'introspection en prospective litteraire. 11 P.OIIN Oliver. J.i 1 ."...v Lior~tse, Verdicr. 2000. p Mt « Sans s'altarder sur Wintleuwn rfre rewrW. en son], dc Frederic Beigbedcr, qui rclale reflondrcmcnl des lours du World Trade Center, on pcui e™t]uer i'reuvic de Nicolas Farguc* et notammem J'r/cis rJr'TJi'r.. /,!' :n 2006. ou le rttnnde ntvs fsans distance) comme un panel: sclvantiilous llnguistiqurs, . ! '...]:..", anthropologic,!,!:* recennposent nai'vemcnt lercve d'une communauiij .'!! I ' !' . Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 64 «5 FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et geographiques dans le roman francais contemporain Jacques Roubaud, avec les differents volumes du Grand Incendie de Landres'*'*1"-, configure selon Ie modele mathcmaüque de la boucle un parcours de memoire complexe. Daniel Oster, mort prematurement, derange subtilement les codes diaristcs pour ecrire Rangementsm, singulier et emouvant volume postbume qui rassemble une experience de lecture ( «Je nc lis pas, je delie» ) et les lambeaux d'un impossible journal intime. Eric Laurrent romance la mort de sa grand-mere ä l'ombre de Marcel Proust (Ä !a fin"). Poussant plus loin encore le bouchon intertextuel, Eric Chevillard produit une «ceuvre ludique» (Olivier Bessard-Banquy) hantcc par la reccriture d'ceuvres passees. Un narrateur sarcas-tique, dans la lignee de Bartleby, s'empare du Vaillant Petit Tailleur™ (prix Wepler) ou de ^'existence d'un homme de lettres (Demolir Nisard1"1) pour devenir ironiquement un «vaillant petit auteur». Avec Oreille rouge*", la fiction, qui se transporte au Mali, interroge simultanement la tradition du recit de voyage et la possibilite d'une representation juste de 1'Afriqtie, prise entre le marteau des eternels stereotypes ethnocentristes et l'enclume de la bonne conscience alter-mondialiste. Les romans devientient a in si des planispheres historiques, C'est le sens que Ton peut dormer ä des oeuvres aussi differentes que Celles de Patrick Modiano, Olivier Rolin, Patrick Deville ou Antoine Volodine. Si la Premiere Guerre mondia-le tient une grande place dans 1'imaginaire de la litterature de la terre perdue, les fictions du territoire sont «occupees» par le «Syndrome de Vichy» (voir des auteurs aussi differents que Pierre Assouline ou Robert Bober). De livre cn livre, Patrick Modiano traque les traces tenues de vies evanouies. II parle «du plus loin de l'oubli» (titre d'un roman paru en 1995). Au moment du proces Papon, il publie Dora Bruder'" qui cristallise les obsessions de l'ccrivam: la disparition d'une jeune fillc en 194t, la deambulation dans un Paris sature par la memoire littcraire, la quete d'archives: « Des parents perdent les traces de leur enfant, et 1'un d'eux disparait ä son tour, un 19 mars, comme si l'liiver de cette annee-lä separait les gens les uns des autres, brouillait et effacait leurs itineraires, au point de jeter un doute sur leur existence. Et il n'y avait aucun recours. Ceux-Ia meme qui sont charges de vous retrouver etablissent des fiches pour mieux vous fairc disparaitre ensuite - definitivement.» 33 Les romans qui suivent (Des inconnuesm. La Petite Bijou1", Accident nocturne'") prolongent cette «ronde de miit» jusqu'a ce que Un pedigree"", de facture autobiogvaphique, introduise une rupture. Patrick Modiano semble vouloir en finir avec les fantomes: «J'ecris ces pages comme on redige un constat ou un curriculum vitae, a titre documen-taire et sans doute pour cn finir avec une vie qui n'etait pas la mienne. »M Davantage tournee vers le «phenomene futur» (titre d'un ouvrage publie en 1983 et presente comme une «anamorphose, en somme, de notre geogra-phie, de notre histoire» ), la prose d'Olivier Rolin embrase et embrasse Ie monde. Apres L'Invention du monde"", qui se construit de facon hallucinatoire a partir de cinq cents quotidiens publies dans une trentaine de pays, Tigre en papier"" (prix France Culture 2003) se recentre sur les courbes du peripherique parisien pour evoquer l'engagement politique au moment de Mai 68. Parmi les nombreuses references litteraires qui emaillent Ie recit, on retiendra la presence insistante d'A la recherche du temps perdu de Proust (le «bal dc tetcs» qui clot Le Temps retrouve devient le «bal des vioques» des anciens membres de la Cause maoiste). Elle donnc au roman un ton singulier, melange d'autoderision et de melancolie. Melancolie du temps qui passe et qui enferme en douce les pcrson-nages dans des «outrcs dc vieille peau». La revolution n'est plus rien d'autre que le trajet mis en «or bite peripherique» d'une vieille DS appclee Remember: « La litterature, est-ce que ce n'etait pas en fin de compte un tas de variations plus ou moins profondes, plus ou moins veridiques, autour du theme de la der-niere phrase, une facon de tourner autour du pot, du point ou les mots s'arretent?» 35 Delaissant la DS, Olivier Rolin a pris depuis la route qui l'a conduit dans differents hotels hantes par le souvenir de Perec (Suite a 1'hotel Crystal*") et a meme conduit un « caravanserail» amical (avec, entre autres, Jean-Christophe Bailly, Jean Echenoz, Patrick Deville ct Antoine Volodine) pour decrire des Rooms'" qui ont (parfois) vue sur la mer. » Mddi.'.NO Fiirkk. I'j:is, Ujlkmjiii. coll. «Blanche». '997. P-H MDD1A.VO PllL'ICk. Pnris. G.illimnrd. rati. * Hlnnchc:'. =005, p. 1-35 ROLIN OliVMW. cn /wjwVr, ranv Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 G6 HJ2B026 Lectures contemporaines ps 2oi9 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et geographiques dans le roman francais contemporain 3G DEV1U.E Fju-kk, ho TtftmtloH its antes a feu. Parii. Itt du Semi, coll.« Fiction cl s,c». ivtiü, p-73-37 VtoffMNI Antolnc, Lt Purt-CAYjtijnrc crj Jr* Icfurts, lefön oiizt. Tails, GalUjnard, cull. « Blanche (,cjS, p. 85. Devidant d'autres pelotes de l'espace et du temps (parmi lesquelles I'Amerique centrale, la revolution sandiniste, la celebration du dixieme anniversaire de la chute du mur de Berlin), mais vehiculant une semblable melancolie, l'ceuvre de Patrick Dcvillc connait une evolution singuliere. Si La Femme parfaite"", publie aux Editions de Minuit, se deroule en partie dans les agitations cubaines que l'ecrivain connait bien, le recit reste fidele a une ligne d'ecriture qui doit beau_-coup a Jean Echenoz. Changement de ton avec Pura Vidam et La Tentalion des armes a feum, qui paraissent aux Editions du Seuil. L'ecrivain s'affrancliit des lois du genre (romanesque) et du style (impassible). Dans une ecriture flamboyante (juste retour des choses lorsque 1'on dit sa tentation des armes a feu), le narrateur mele chansons et photographies, mer Caspienne et terre nicara-guayenne, amours defuntes et infante amoureuse... Comme chez Rolin, l'Histoire se manifeste sous les auspices d'une «tres vieille petite auto qui sans cesse menace dc s'arreter» mais que l'ecrivain s'obstine a faire rouler en retracant, dc par le monde, «des vies admirables emplies d'armes a feu, de chansons popu-laires et de hasards feconds » .36 Dans l'ceuvre d'Antoine Volodine, la voiture de l'Histoire est en panne. Fin de partie. Les romans volodiniens se construisent dans le «post» (Le Post-exotisme en dix legons, legon onze'"), a partir de «l'apres» (restes des experiences revolutionnaires, totalitaires, terroristes, concentrationnaire). Les fictions (Dei anges mineurs''", Dondog'", Bardo or not Bardo"") sont regies par une logique hallucinatoire et crepusculaire (detentions, tortures, proces, interrogatoires) qui restitue par bribes psalmodiees la memoire d'un XXC siecle marque par la barbaric Elles sont prises en charge par un fragile «sous-narrateur»: «La cellule sentait le monde decompose, l'fmmus brulant, la fievre terminale, elle empestait les pours que les animaux les plus humbles, et jc le rcgrctte, nc trouvent jamais les mots, pour dire. II n'y avait done plus un sctil portc-parole qui put succeder a. C'est done moi qui.» 37 En inventant de nouveaux dispositifs nan'atifs (thea-tralisation, dedoublements ideutitaires, recyclage du style epique, jcu complexe de l'anticipation, puissance de l'humour noir), Volodine fabrique des fictions qui rcconfigurent la defiguration lice ä differentes formes d'aneantissement. Bcarts et lignes de fuite «Si mon desir se lassait, ou si la nostalgie me venait de la societe de mes compatriotes, je prendrais simplemcnt la fuite, sans hesitation. ■> I a cit.ition d'Aluous I Iuxky que Patrick Deville place en exergue de La Tentation des armes ä feu illustre une autre voie possible pour la fiction: le depart, le displacement, la migration. Deux titres peuvent servir d'embleme ä cette litterature de l'enjambement, du saut, du passage: Je m'en vais"», de Jean Echenoz (prix Goncourt), et Fair", dc Jean-Philippe Toussaint (prix Medicis). Que fuit-on? Oü va-t-on? Jusqu'oü va-t-on? Plusieurs reponses. Effervescence de mouvemcnts et ferveur des emotions affectives: un grand nombre de romans publies aux Editions de Minuit revisitent la carte du Tendre. Faire l'amour*» et Fuir, de Jean-Philippe Toussaint, forment un diptyque oü l'Asie est le vecteur metaphorique des etats d'äme du narrateur: un seisme ä Tokyo symbolise la rupture amoureuse; le spectacle des eaux noires dans la nuit de Shanghai suscite la melancolie rSveusc liee au pressentiment de la separation. Les romans dc Christian Oster sont d'une autre tonalite. Si le depart est un motif recurrent dans ses livres - depart ä la montagne (Loin d'Odilem), ä la Campagne (Mon grand appartement""), ä la mer (Une femme de menage™) -, il est euphori-quement associe ä la rencontre amoureuse. Le deplacement - utilisant le chemin de fer (Dans le train""), la peniche (Les Rendez-vous™) ou le stop (L'lmprevu™) -epouse une logique narrative inverse de celle menee par Toussaint: moins d'Asie mysterieuse mais plus d'aisance amoureuse. Rien dc tel dans les recits-funambules de Jacques Serena (Plus rien dire sans toi"°, L'Acrobate-"') qui decrivent des derives tres marquees par I'esthetique du Velvet Underground. Rien de tel non plus dans les romans d'Eric Laurrent: apres 1'agitation fievreuse et mundaine dans un Paris parcouru frenetiquement (Remtte-menage"' et Dekors""), Ne pas toucher3" offre une pause baroque ä Los Angeles tandis que i, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 68 G? FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch, Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques et géographiques dans le roman francais contemporain 33 Laukke'■ i trie, Dehors. Paris, Ěá. de Minuit. iOOO. p. 111-112. Clara Siem™ propose en ligne de mire un séjour trěs proustien ä Florence. Dans tous ces romans, Tailleurs n'est pas la toile de fond kitch d'une intrigue sentimentale éculée. Le territoire accompagne l'exaltation érotique en s'affirmant comme un espace sensible et sensuel. D'ou un travail chromatique concerté (effets de surexpositions photographiques rouges et bleutés dans Fciire I'amour; fonds ďor automnaux, pareils á ceux de Fra Angelico, dans Clara Stern). Le ciel devient un défi descriptif: «[...] l'incandescence du_crépuscule etait á ce point prononcce, melange trěs dense de sulfure de cadmium et d'oxyde de fer, qu'elle semblait tirée ďun eifet de matiěre autant que de lumiěre, le soleil ayant pris l'apparence d'un vitellus orange dont la membrane crevée eflt laissé échapper autour ďellc, entre les phlyctěnes päteuses de quelques cumuls gris de Payne, un liquide homogene et visqueux qui se fút coagulé en larges plissures horizontales. » iB Les couleurs jouent également un trěs grand role dans 1'ceuvre de Maric NDiaye : aprěs le jaune rance qui nimbe Rosie Carpe (prix Femilla), e'est le vert, «couleur de la mechancete», qui surgit dans les apparitions fantomatiques ďAutopoitrait en vert"*. Plusieurs traits permettent de cerner la singularitě de cette ceuvre. D'abord, parce qu'elle s'ancre dans une profondeur terrienne exubérante et touffue, oú les odeurs tiennent compagnie aux couleurs, oú les larmes ne sont plus passées á Tinfrarouge comme dans Faire I'amour mais sont tout bonnement des larmes de sang [La Sortiere™). Marie NDiaye réinveute la théorie des humeurs. Ensuite, parce que ces romans flirtent avec le territoire fantastique: 1'improbable village de Campagne d'Un temps de Saison'-, la province étriquée ct ses peripheries dans La Sortiere, 1'inquiétante Guadeloupe de Rosie Carpe... Enfin, parce que ce que l'on cherche á fuir, ce n'est plus la déconvenue sentimentale mais la famille, avec son lot de pesanteur, de lois héréditaires, de filiations monstrueuses [Tous mes amis™). Les fictions de Marie NDiaye posent la question des seuils, de la lisiěre, entre l'exclusion (au sein de la famille, de l'espace public) et son envers, l'intrusion (du fantastique, du désordre intime. du désarroi social).Plusieurs constantes unissent ces différents récits. En premier lieu, la prise en compte de la mondialisation, qui nivelle les identités. La Guadeloupe que découvre Rosie Carpe n'a ricn á voir avec le «reve poudré d'or» qu'elle imaginait: le paysage se réduil á des maisons de beton brut hérissées de tiges métalliques rouillées. Fuir multiplie les moyens de locomotion (avion, train, taxi, moto, bateau), mais le dépaysement n'est pas de mise. La course fluide en moto dans Pékin ne permet pas au regard de s'attarder, et e'est á peine si le héros a le temps ďapercevoir 1'enfilade de toits en pagode de la Cité interdite que dejä eile a disparu. Le roman, via un telephone portable, organise une subtile confusion des espaces: le Louvre du Roi-Soleil aureole de rayons d'or se telescope avec les images surchauffées de l'cinpire du Soleil-Levant, renvoyant les personnages ä une identique solitude. L'ailleurs ne permet ni de rencontrer 1'autre ni ďéchapper á la «fatigue d'etre soi» (Alain Erhenberg). L'ceuvre de Jean Echenoz (oil la frequence des déplacements est exceptionnelle) offre une illustration saisissante des béances contemporaines. Si les destinations sont multiples (Inde et Austrálie dans Les grandes blondes'", Alaska et Espagne dans Je m'en vais, Perou et purgatoire dans Au piano™, Amérique du Nord dans Ravel™), si la fébrilité narrative est de mise (la phrase eclienozienne est célěbre pour ses effets d'acceleration et ses brusques embardées), si l'ironie permet de tenir á distance le pathétique ou les figures convenues, e'est pour mieux mettre á nu le tragique de l'cxistencc: «Combine a l'absence de projet, l'ennui se double aussi souvent ďaccěs de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amérement reprocher ä ses parents, dans ces moments, de ne pas 1'avoir mis dans I'alimentation. Mais l'ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, parait plus physique et plus oppressant que d'habitude, e'est une acédie febrile, inquiěte, oú le senti-ment de solitude lui serre la gorge plus douloureuscment que le nceud de sa cravate a pois.» » Se dessinent ainsi, dans ccs romans du territoire, des trajec-toircs métaphysiques qui prennent souvent la forme d'un projectile, comme une réponse possible á l'absurde «mouvement brownien» (Jean-Francois Lyotard) qui 39 ECHSN02 .lL-an. ffiitrf, Paris, lid. de Mimin. juňfi. Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 7" FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERRITOIRE. Variations historiques etgeographiqu.es dans le roman francais contemporain_ GaJuy Christian. Damer amour. Putt. erL de Minidu 1004 (l|bjü-icme de eouvcmire rcdig.ec put T1 fUTini GjjUyJ- caracterise notre monde. Une inscription dans un bowling chinois prend des allures d'«injonction absurde (ou metaphysique): BORN TO BOWL» (Fuir). Les mysterieuses balles de golf dans Un aw", de Jean Echenoz, signalent la pre-sence d'une alterite inquietante. Elles rebondissent par ricochets dans les swings d''Insoupformable'* , de Tanguy Viel. Tout (ou presque) repose sur une parde de golf: le trajet de la balle epouse celui de la Fatalite et signs la defaite du per-sonnage. A charge pour lui de mediter la phrase de William Blake, justemeiit associee au coup a jouer: «L'eternite en une heme et le monde entier en un grain de sable.» L'art, cependant, n'offre pas toujours les rcssources cscomp-tees et rend davantage compte du « desenchantement du monde» (Julien Benda) que de sa possible redemption. Chez Eric Laurrent, l'amoureux de Clara Stern croit trouver son salut dans un «amour immodere pour les beaux-arts» mais il est saisi d'un acces d'aboulie a Florence. Au piano et Ravel, de Jean Echenoz, compo-sent en anamorphose 1c portrait de deux musiciens (fun de fiction, 1'autre bien reel) en corps souffrants (alcool pour l'un, insomnies pour 1'autre, depression pour les deux) promis a la mort. L'art est egalemcnt le point d'ancrage des romans de Christian Gailly qui, depuis longtemps (K.622™, Be-Bop'", Les Evades'"), mettent en scene des musiciens ou des peintres. Si Un soir au club1*' (Prix du livre Inter) marque un virage dans l'ceuvre en s'autorisant une fiction de la reconciliation et de la resurrection (elle perraet a un ancien musicien de jazz de re trouver simultanement l'amour et le plaisir de jouer), les accords crepusculaires dc Der-nier Amours resonnent dc facon plus pessimiste: «Imaginez, II ne vous restc que deux jours a vivre. Qu'est-ce qui est preferable ? Finir tranquille dans l'ennui qu'aura ete toute votre vie? Ou bien, si vous etes musicien, comprendre enfin pourquoi votre musique vient d'etre huee et, des le lendemain, rencontrer celle qui devrait etre votre dernier amour ? » 40 Littaralure speclrak «Posterite de la spectralite» (Lionnel Ruffcl): la puissance de 1'imaginaire spectral raarque considerablement le toumant du sieclc, que ce soit d'un point de vue philosophique (Jacques Derrida, Clement Rosset) ou d'un point de vue plastique (l'ceuvre d'Alain Fleischer, d'Annette Messager, de Christian Boltanski). Les fins d'un grand nombre de ces romans sont volontai-rement suspensives. Elles flottenl en apesanteur pour dire la dereliction du terri-toire, du Sujet, «un evanouissement de toute chose, une maniere de retrait du monde - son imminente et inexorable disparition dans le neant» (Clara Stern). Les dernieres pages cxposent un mime principe de dissolution: fleur rongee par un Macon d'acide chlorhydriquc (Faire l'amour); profondeur d'un gouf&e (M011 grand appartemenl); splendide fin blanche de Ravel: «II se rendort, il meurt dix jours apres, on revet son corps d'un habit noir, gilet blanc, col dur ä coins casses, nreud papillon blanc, gants clairs, il ne laisse pas de testa-ment, aucune image filmee, pas le moindre enregistrement de sa voix.» 41 Le monde se desagrege et se volatilise sous les traits d'un musicien «immobile et calme, comme s'il n'etait pas lä, dejä mort», «fantöme toujours aussi bien habillfS» La litterature decline cette «hantise» sous diflfcrentcs formes. Version erudite: la liste des revenants que Pascal Quignard dresse dans ses Petits Traites. Version historique: l'Occupation dans les romans de Patrick Modiano et son partum d'ether distillent une «ontologie fantöme» (Daniel Parrochia). Version metaphysique: le Bardo tibetain d'Antoine Volodinc, espace intermediaire entre la vie et la mort. Version photographique: les images que Patrick Deville, spectre en impermeable gris dans Pura Vida, insere dans La Tentation des armes ä feu. Version cinematographique: les romans dc Tanguy Viel, qui font revivre les grands films noirs americains. Cinema"" est salue par la critique comme une performance hors pair: transcrire, sous la forme d'un monologue hallucine, Le Litnier, de Mankiewicz, pour mieux entrechoquer les differents niveaux de raise en fiction. L'Absolue Perfection du crime™ et Insoupconnable s'ecrivent ä partir de matrices cinematographiques plus larges: les poncifs du cinema noir pour le premier (un hold-up rate qui evoque L'Ultime Razzia, de Stanley Kubrick, aussi bien que Reservoir Dogs, de Qucntin Tarentino, ou Nos fimerailles, d'Abcl LiCUENOZ Jean, Ra-.;t. t'p. eft.. P TJ3-I3J- Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007 73 7= FJ2B026 Lectures contemporaines PS 2019 Ch. Jerusalem: TERRE, TERRAIN, TERR1T0IRE. Variations historiques et geographiques dans le roman francais contemporain _ ViEiTanrjuy, JesuarfOrtnuMc. Paris, f.d dc Whwlt. 2006. p. 122. 43 /lAlMPJIC df* dc Simon Libcrati, paru cii 200.] chcz rlanunarion, pieroicr ininan coiaslderc par (mains iiilliilwi i i X Un lr, ir'.il'.i. ,. tClCVC II CO ill ai. .' d'ujw iascirailun mortiicrc pour un demimonde moTalcnicnt iViliji^luiiil 44 PROiiir Miiccl. Siri'ta fc*(dni Arks, Aclcs Sud. coli. ..Essais lillcraircsn, 1903. preface ccritc par Proust 01 [.305 pour aa traduction dc Sfsarru el les Lys dc JohnKuskin. Ferrara) et le tandem HiLchcock/'De Palma pour le second. Pour l'ecrivain qui pense que Ton est passe d'une litterature post-moderne a une litterature «post-mortem», 1'enjeu de la rencontre entre ecriture et cinema n'est pas tant de montrer la superiorite d'un mode artisriquc sur I'autre que de presenter le reel sons les traits de personnages liquefies: «Je me souviens de ton visage ce matin-la, Lise, nous deux accoudes a la balustrade, le port au loin qui empechait la ville de se noyer. Et je n'en finissais pas de te devisager, Mais e'etait comine si j'avais vu un fantome, malgre l'eclat de ton teint, malgre ta jupe rouge et tori sourire tres frais, quelque chose comme un spectre quand tcs yeux, surtout tes yeux, semblaient ne plus t'appartcnir.» 42 L'imaginaire spectral ne doit rien a I'esthetique fantastique ou morbide.43 II tenioigne d'une identite mouvante, incertaine, volatile, a 1'image des personnages d'Au piano de Jean Echenoz, ecrivain marque de longue date par la reference cinematographique (voir, par exemple Les grandes blondes). Rien moins en effet que Doris Day et Dean Martin, personnages a part entiere dans la fiction, Mais ces stars, dont l'eclat ne scintille plus que de maniere intcrmittente dans lc royaume des ombres de la fiction, rappellent que le personnage principal, le musi-cien Max, est lui aussi un reflet a la recherche d'une Eurydicc perdue depuis longtcmps. Ce roman grave et emouvant pose, in fine, la question que l'ecrivain allemand Winfried Gcorg Sebald avait formulee autrcment: est-ce que ce sont les morts qui rcviennent ou est-ce nous qui sommes sur le point de nous fondre en eux? Ou encore, pour le dire avec Marcel Proust: «Nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entres en fonctions.» 44 1995-2005: Dans Spectres de Marx, Jacques Dcrrida ecrit que 1'on apprend a vivre en s'entretenant avec les fantomes: «11 faut parler du fantome, voire au fan-tome et avec lui, des lors qu'aucune ethique, aucune politique, revolutionnaire ou non, ne p_arait possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse a son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore la, presentement vivants, qu'ils soient deja morts ou qu'ils ne soient pas encore nes.» " Cela engage une politique dc la memoire, de l'heritage et des generations. Les Oeuvres litteraires citees, aussi diverses soient-elles, ont toutes choisi de dialoguer avec les spectres de l'Histoire. S'il reste des dates errantes (peu dc livres se sont par exemple Interesses ä la guerre d'Algeric), le legs est desormais pose comine un defi que les romans d'aujourd'hui veulent bien relever. DrmiMJA Jacsiuc Sjvuraje AJdr>. Paris, Galilee, roll. "In philouipliie cnefiVtn. 19Q3. P- is. Guichard, Thierry. Jerusalem, Christine, Mongo-Mboussa, Boniface. Peras, Delphine.: Le roman francais contemporain, Culturesfrance, 2007