Balzac et La Comédie humaine 7 : « secrétaire de la société » ou l’histoire de France fictionnalisée I. Événements historiques dans La Comédie humaine En construisant l’image complexe de la société dans la première moitié du XIX^e siècle, La Comédie humaine ne peut pas omettre des événements majeurs qui ont ébranlé plus d’une fois l’histoire française, voire européenne. Or, le mode de leur mis en scène correspond à la vocation de Balzac, faire « l’histoire des mœurs ». Lisez et analysez trois extraits des romans de La Comédie humaine qui se déroulent dans des périodes différentes. Quels événements sont traités dans ces extraits ? Comment l’auteur procèdent pour les intégrer dans le texte des romans ? Quelle est leur place dans les récits et quelle est leur influence sur les héros des romans ? I.a Les Chouans (1799) Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et des événements du Dix-huit Brumaire ne tarda pas à se répandre. Les commandants militaires de l’Ouest comprirent alors le silence des ministres. Néanmoins ces chefs n’en furent que plus impatients d’être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux, et devinrent assez curieux de connaître les mesures qu’allait prendre le nouveau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparte avait été nommé Premier Consul de la République, les militaires éprouvèrent une joie très vive : ils voyaient, pour la première fois, un des leurs arrivant au maniement des affaires. La France, qui avait fait une idole de ce jeune général, tressaillit d’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La capitale, fatiguée de sa sombre attitude, se livra aux fêtes et aux plaisirs desquels elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers actes du Consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’en effaroucha pas. Le Premier Consul fit une proclamation aux habitants de l’Ouest. Ces éloquentes allocutions adressées aux masses et que Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées, produisaient, dans ces temps de patriotisme et de miracles, des effets prodigieux. Sa voix retentissait dans le monde comme la voix d’un prophète, car aucune de ses proclamations n’avait encore été démentie par la victoire. « Habitants, « Une guerre impie embrase une seconde fois les départements de l’Ouest. « Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l’Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits. « À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements, ni déclaration de ses principes. « Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices ; c’est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité. « Des lois injustes ont été promulguées et exécutées ; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences ; partout des inscriptions hasardées sur des listes d’émigrés ont frappé des citoyens ; enfin de grands principes d’ordre social ont été violés. « Les consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantie par la Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, sera exécutée. « Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir, l’indulgence sera entière et absolue ; mais il frappera quiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale. » – Eh ! bien, disait Hulot après la lecture publique de ce discours consulaire, est-ce assez paternel ? Vous verrez cependant que pas un brigand royaliste ne changera d’opinion. Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu’à raffermir chacun dans son parti. Quelques jours après, Hulot et ses collègues reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerre leur manda que le général Brune était désigné pour aller prendre le commandement des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dont l’expérience était connue, eut provisoirement l’autorité dans les départements de l’Orne et de la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts du gouvernement. Une circulaire du ministre de la Guerre et du ministre de la Police générale annonça que des mesures vigoureuses confiées aux chefs des commandements militaires avaient été prises pour étouffer l’insurrection dans son principe. Mais les Chouans et les Vendéens avaient déjà profité de l’inaction de la République pour soulever les campagnes et s’en emparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation consulaire fut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes. « Soldats, « Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, des stipendiés de l’Angleterre. « L’armée est composée de plus de soixante mille braves ; que j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloire ne s’acquiert que par les fatigues ; si on pouvait l’acquérir en tenant son quartier général dans les grandes villes, qui n’en aurait pas ?... « Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée, la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis à la pointe du jour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français. « Faites une campagne courte et bonne ; soyez inexorables pour les brigands, mais observez une discipline sévère. « Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui des troupes de ligne. « Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands, arrêtez-les ! Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre le soldat qui va les poursuivre ; et s’il était des traîtres qui osassent les recevoir et les défendre, qu’ils périssent avec eux ! » – Quel compère ! s’écria Hulot, c’est comme à l’armée d’Italie, il sonne la messe et il la dit. Est-ce parler, cela ? – Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, qui commençait à s’alarmer des suites du Dix-huit Brumaire. I.b Le Lys dans la vallée (1815) J’allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n’entendis point parler d’Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, la simplicité même, ne m’en parla ; mais à la manière dont il me reçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Au moment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause à tout débutant la vue du grand monde, au moment où j’y entrevoyais des plaisirs en comprenant les ressources qu’il offre aux ambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximes d’Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20 mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand ; moi, par le conseil de la comtesse avec qui j’entretenais une correspondance active de mon côté seulement, j’y accompagnai le duc de Lenoncourt. La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protection quand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons ; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Les courtisans du malheur sont peu nombreux ; la jeunesse a des admirations naïves, des fidélités sans calcul ; le roi savait juger les hommes ; ce qui n’eût pas été remarqué aux Tuileries le fut donc beaucoup à Gand, et j’eus le bonheur de plaire à Louis XVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avec des dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il y avait un mot pour moi, m’apprit que Jacques (=fils d’Henriette de Mortsauf) était malade. Monsieur de Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son fils que de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajouté quelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée. Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instants au chevet de Jacques, n’ayant de repos ni le jour ni la nuit : supérieure aux taquineries, mais sans force pour les dominer quand elle employait toute son âme à soigner son enfant, Henriette devait désirer le secours d’une amitié qui lui avait rendu la vie moins pesante ; ne fût-ce que pour s’en servir à occuper monsieur de Mortsauf. Déjà plusieurs fois j’avais emmené le comte au dehors quand il menaçait de la tourmenter ; innocente ruse dont le succès m’avait valu quelques-uns de ces regards qui expriment une reconnaissance passionnée où l’amour voit des promesses. Quoique je fusse impatient de marcher sur les traces de Charles (=frère de Félix) envoyé récemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque de mes jours justifier les prédictions d’Henriette et m’affranchir de la vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d’indépendance, l’intérêt que j’avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant la figure endolorie de madame de Mortsauf ; je résolus de quitter la cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu me récompensa. L’émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pas retourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à y porter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roi n’oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuse entreprise ; il me fit agréer sans me consulter, et j’acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourde tout en servant la bonne cause. Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, je revins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j’eus le bonheur d’accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers la fin de mai, poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j’étais signalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner à son manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, à travers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de route suivant l’occurrence. J’atteignis Saumur, de Saumur je vins à Chinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois de Nueil où je rencontrai le comte (=Monsieur de Mortsauf) à cheval dans une lande ; il me prit en croupe, et m’amena chez lui, sans que nous eussions vu personne qui pût me reconnaître. I.c Les Secrets de la princesse de Cadignan (1830) Après les désastres de la Révolution de Juillet qui détruisit plusieurs fortunes aristocratiques soutenues par la Cour, madame la princesse de Cadignan eut l’habileté de mettre sur le compte des événements politiques la ruine complète due à ses prodigalités. Le prince avait quitté la France avec la famille royale en laissant la princesse à Paris, inviolable par le fait de son absence, car les dettes, à l’acquittement desquelles la vente des propriétés vendables ne pouvait suffire, ne pesaient que sur lui. Les revenus du majorat avaient été saisis. Enfin les affaires de cette grande famille se trouvaient en aussi mauvais état que celles de la branche aînée des Bourbons. Cette femme, si célèbre sous son premier nom de duchesse de Maufrigneuse, prit alors sagement le parti de vivre dans une profonde retraite, et voulut se faire oublier. Paris fut emporté par un courant d’événements si vertigineux, que bientôt la duchesse de Maufrigneuse, enterrée dans la princesse de Cadignan, mutation de nom inconnue à la plupart des nouveaux acteurs de la société mis en scène par la Révolution de Juillet, devint comme une étrangère. II. Personnages historiques : un élément extérieur dans La Comédie humaine ? La Comédie humaine, fixée dans un temps et un espace concrets, renvoie à la réalité également par les références aux hommes et femmes réels de cette époque. Tout au long de La Comédie humaine, des centaines des « entités référentiels » (=personnages référentiels) sont évoqués ou mentionnés. Plusieurs personnages interviennent également dans les intrigues des romans. Lisez l’extrait de la nouvelle La Vendetta, plus précisément sa première scène qui se déroule à Paris en 1800 (le reste du roman se déroule vers 1815). Quels sont les personnages historiques mis en scène et lequel est le plus important ? Quelle est leur relation avec le héros de l’œuvre ? Quel rôle assument-ils dans le texte ? En 1800, vers la fin du mois d’octobre, un étranger, accompagné d’une femme et d’une petite fille, arriva devant les Tuileries à Paris, et se tint assez longtemps auprès des décombres d’une maison récemment démolie, à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’aile commencée qui devait unir le château de Catherine de Médicis au Louvre des Valois. (…) Après être demeuré longtemps indécis, tout à coup le grand étranger passa la main sur son front, il en chassa, pour ainsi dire, les pensées qui l’avaient sillonné de rides, et prit sans doute un parti désespéré. Après avoir jeté un regard perçant sur sa femme et sur sa fille, il tira de sa veste un long poignard, le tendit à sa compagne, et lui dit en italien : – Je vais voir si les Bonaparte se souviennent de nous. Et il marcha d’un pas lent et assuré vers l’entrée du palais, où il fut naturellement arrêté par un soldat de la garde consulaire avec lequel il ne put longtemps discuter. En s’apercevant de l’obstination de l’inconnu, la sentinelle lui présenta sa baïonnette en manière d’ultimatum. Le hasard voulut que l’on vînt en ce moment relever le soldat de sa faction, et le caporal indiqua fort obligeamment à l’étranger l’endroit où se tenait le commandant du poste. – Faites savoir à Bonaparte que Bartholoméo di Piombo voudrait lui parler, dit l’Italien au capitaine de service. (…) Les gens qui veulent fortement une chose sont presque toujours bien servis par le hasard. Au moment où Bartholoméo di Piombo s’asseyait sur une des bornes qui sont auprès de l’entrée des Tuileries, il arriva une voiture d’où descendit Lucien Bonaparte, alors ministre de l’Intérieur. – Ah ! Loucian, il est bien heureux pour moi de te rencontrer, s’écria l’étranger. Ces mots, prononcés en patois corse, arrêtèrent Lucien au moment où il s’élançait sous la voûte, il regarda son compatriote et le reconnut. Au premier mot que Bartholoméo lui dit à l’oreille, il emmena le Corse avec lui. Murat, Lannes, Rapp se trouvaient dans le cabinet du premier consul. En voyant entrer Lucien, suivi d’un homme aussi singulier que l’était Piombo, la conversation cessa. Lucien prit Napoléon par la main et le conduisit dans l’embrasure de la croisée. Après avoir échangé quelques paroles avec son frère, le premier consul fit un geste de main auquel obéirent Murat et Lannes en s’en allant. Rapp feignit de n’avoir rien vu, afin de pouvoir rester. Bonaparte l’ayant interpellé vivement, l’aide de camp sortit en rechignant. Le premier consul, qui entendit le bruit des pas de Rapp dans le salon voisin, sortit brusquement et le vit près du mur qui séparait le cabinet du salon. – Tu ne veux donc pas me comprendre ? dit le premier consul. J’ai besoin d’être seul avec mon compatriote. – Un Corse, répondit l’aide de camp. Je me défie trop de ces gens-là pour ne pas... Le premier consul ne put s’empêcher de sourire, et poussa légèrement son fidèle officier par les épaules. – Eh bien, que viens-tu faire ici, mon pauvre Bartholoméo ? dit le premier consul à Piombo. – Te demander asile et protection, si tu es un vrai Corse, répondit Bartholoméo d’un ton brusque. – Quel malheur a pu te chasser du pays ? tu en étais le plus riche, le plus... – J’ai tué tous les Porta, répliqua le Corse d’un son de voix profond en fronçant les sourcils. Le premier consul fit deux pas en arrière comme un homme surpris. – Vas-tu me trahir ? s’écria Bartholoméo en jetant un regard sombre à Bonaparte. Sais-tu que nous sommes encore quatre Piombo en Corse ? Lucien prit le bras de son compatriote, et le secoua. – Viens-tu donc ici pour menacer le sauveur de la France ? lui dit-il vivement. Bonaparte fit un signe à Lucien, qui se tut. Puis il regarda Piombo, et lui dit : – Pourquoi donc as-tu tué les Porta ? – Nous avions fait amitié, répondit-il, les Barbanti nous avaient réconciliés. Le lendemain du jour où nous trinquâmes pour noyer nos querelles, je les quittai parce que j’avais affaire à Bastia. Ils restèrent chez moi, et mirent le feu à ma vigne de Longone. Ils ont tué mon fils Grégorio. Ma fille Ginevra et ma femme leur ont échappé ; elles avaient communié le matin, la Vierge les a protégées. Quand je revins, je ne trouvai plus ma maison, je la cherchais les pieds dans ses cendres. Tout à coup je heurtai le corps de Grégorio, que je reconnus à la lueur de la lune. – Oh ! les Porta ont fait le coup ! me dis-je. J’allai sur-le-champ dans les mâquis, j’y rassemblai quelques hommes auxquels j’avais rendu service, entends-tu, Bonaparte ? et nous marchâmes sur la vigne des Porta. Nous sommes arrivés à cinq heures du matin, à sept ils étaient tous devant Dieu. Giacomo prétend qu’Élisa Vanni a sauvé un enfant, le petit Luigi ; mais je l’avais attaché moi-même dans son lit avant de mettre le feu à la maison. J’ai quitté l’île avec ma femme, sans avoir pu vérifier s’il était vrai que Luigi Porta vécût encore. Bonaparte regardait Bartholoméo avec curiosité, mais sans étonnement. – Combien étaient-ils ? demanda Lucien. – Sept, répondit Piombo. Ils ont été vos persécuteurs dans les temps, leur dit-il. Ces mots ne réveillèrent aucune expression de haine chez les deux frères. – Ah ! vous n’êtes plus Corses, s’écria Bartholoméo avec une sorte de désespoir. Adieu. Autrefois je vous ai protégés, ajouta-t-il d’un ton de reproche. Sans moi, ta mère ne serait pas arrivée à Marseille, dit-il en s’adressant à Bonaparte qui restait pensif le coude appuyé sur le manteau de la cheminée. – En conscience, Piombo, répondit Napoléon, je ne puis pas te prendre sous mon aile. Je suis devenu le chef d’une grande nation, je commande la république, et dois faire exécuter les lois. – Ah ! ah ! dit Bartholoméo. – Mais je puis fermer les yeux, reprit Bonaparte. Le préjugé de la vendetta empêchera longtemps le règne des lois en Corse, ajouta-t-il en se parlant à lui-même. Il faut cependant le détruire à tout prix. Bonaparte resta un moment silencieux, et Lucien fit signe à Piombo de ne rien dire. Le Corse agitait déjà la tête de droite et de gauche d’un air improbateur. – Demeure ici, reprit le consul en s’adressant à Bartholoméo, nous n’en saurons rien. Je ferai acheter tes propriétés afin de te donner d’abord les moyens de vivre. Puis, dans quelque temps, plus tard, nous penserons à toi. Mais plus de vendetta ! Il n’y a pas de mâquis ici. Si tu y joues du poignard, il n’y aurait pas de grâce à espérer. Ici la loi protège tous les citoyens, et l’on ne se fait pas justice soi-même. – Il s’est fait chef d’un singulier pays, répondit Bartholoméo en prenant la main de Lucien et la serrant. Mais vous me reconnaissez dans le malheur, ce sera maintenant entre nous à la vie à la mort, et vous pouvez disposer de tous les Piombo. À ces mots, le front du Corse se dérida, et il regarda autour de lui avec satisfaction. – Vous n’êtes pas mal ici, dit-il souriant, comme s’il voulait y loger. Et tu es habillé tout en rouge comme un cardinal. – Il ne tiendra qu’à toi de parvenir et d’avoir un palais à Paris, dit Bonaparte qui toisait son compatriote. Il m’arrivera plus d’une fois de regarder autour de moi pour chercher un ami dévoué auquel je puisse me confier. Un soupir de joie sortit de la vaste poitrine de Piombo qui tendit la main au premier consul en lui disant : – Il y a encore du Corse en toi ! Bonaparte sourit. Il regarda silencieusement cet homme, qui lui apportait en quelque sorte l’air de sa patrie, de cette île où naguère il avait été sauvé si miraculeusement de la haine du parti anglais, et qu’il ne devait plus revoir. Il fit un signe à son frère, qui emmena Bartholoméo di Piombo. Lucien s’enquit avec intérêt de la situation financière de l’ancien protecteur de leur famille. Piombo amena le ministre de l’Intérieur auprès d’une fenêtre, et lui montra sa femme et Ginevra, assises toutes deux sur un tas de pierres. – Nous sommes venus de Fontainebleau ici à pied, et nous n’avons pas une obole, lui dit-il. Lucien donna sa bourse à son compatriote et lui recommanda de venir le trouver le lendemain afin d’aviser aux moyens d’assurer le sort de sa famille. La valeur de tous les biens que Piombo possédait en Corse ne pouvait guère le faire vivre honorablement à Paris. Quinze ans s’écoulèrent entre l’arrivée de la famille Piombo à Paris et l’aventure suivante, qui, sans le récit de ces événements, eût été moins intelligible.