Giuseppe Ungaretti Derniers Jours 1919 [ed.: Giuseppe Ungaretti, Vita d’un uomo. Tutte le poesie, a cura di Leone Piccioni, Milano, Mondadori, 1992, pp. 327-365]. La Guerre POUR GUILLAME APOLLINAIRE en souvenir de la mort que nous avons accompagnée en nous elle bondit hurle et retombe en souvenir des fleurs enterrées NOCTURNE volubilité des lumières au parcours de ce flâneur le ciel est perdu sous un air de langueurs or aux rameaux noirs pousse le printemps à cette heure seul le poète l’entend et le poète se soulève sous le même effort d’éclat et de communion il passe discret parmi les immeubles clos car son heure de veillée est de silence partout il neige sur sa ville quittée il regarde la candeur des campagnes se perdre en langueurs aucune violence ne dépasse celle qui prend un aspect de froid et de mystère seul au poète est accordé le martyre de s’a- percevoir de l’ironie de Dieu MÉLANCOLIE un lointain vertige paludéen nous veillons HIVER comme une graine mon âme aussi a besoin du labour caché de cette saison PRÉLUDE un nom j’avais gravé sur cette poussière qu’on nomme mon cœur un vent a passé sur ce désert qu’on nomme ma vie et la poussière s’est éparpillée en nuée PRAIRIE la terre s’est voilée de tendres légèretés comme une épouse offre étonnée à sa créature la pudeur souriante d’être mère LA ROSÉE ILLUMINÉE la terre se soulève de plaisir sous un soleil de violences gentilles VOYAGE je ne peux m’établir à chaque nouveau climat je me retrouve une âme d’antan en étranger je m’en détache revenu en naissant d’époques trop vécues jouir une seule minute de vie initiale je cherche un pays innocent VIE corruption qui se pare d’illusions LA SÉRENITÉ DE CE SOIR après tant de nuages une à une se dévoilent les étoiles je respire la fraîcheur que me laisse sur les lèvres la couleur attendrie du ciel je m’aperçois avec douce tristesse une image qui passe pris en un tour éternel MILITAIRES nous sommes tels qu’en automne sur l’arbre la feuille NOSTALGIE quand la nuit est au point de s’épanouir peu avant le printemps et rarement quelqu’un passe sur Paris se blottit cette couleur de pleur qui nous défait les édifices et nous laisse la Seine sous un faix de reflets en un coin de pont je contemple le silence illimité d’une enfant frêle et je vis de sa maladie et comme emportés nous sommes restés HORIZON cercle trouble où se mêle ciel à terre de toute chose détaché comme pierre lancée homme de chaque route ne possédais maison ni avenir ne possédais souvenir loin du masque uniforme dit humanité seuls dans l’occulte mes yeux perdus ne possédais que vagues roulant dans un berceau d’air aux océans m’endormais comme innocent ne possède que vestiges d’abîmes la nuit s’écroulant n’apparaît plus que monceaux de métal hors mon silence flottante enceinte de nuages ma vie qu’aucun amour ne délie retour apparaît de soleil mourant faut à ce poète quitter sa guitoune de rouille faut à ce poète se tracer par fauve terre gluant ne plus attendre sans but comme terre sous terre m’étendre faut néant léger descendu aux yeux de ce poète amour cri du sang que plus ce poète n’entend mon sang coule comme eau d’etang lourd DE L’AUBE ET NOCTURNE paisible étendue succession d’îles dépeuplées silence mélodieux étouffant troupeau de prunelles fourmillant une ondulée lucidité FIN MARS nous portons une fatigue infinie naturelle de l’effort occulte de ce commencement qui chaque année revient à la terre NUIT D’ÉTÉ la vase et le roc éclatent et s’élancent en fusées et cratères le soleil ne met de fleurs qu’aux violences au camp de la passion jaillit et vole un baiser l’azur se nacre de luxur un frais sourire m’unit au ciel étoilé ÉBLOUISSEMENT les gîtes et les êtres la verdure et le nuages le sable et les ruisseaux et les pierres la boue et les volutes de la route qui râcle le mont et dans un précipice de vallées s’interrompt mes yeux tout se délie en gerbes d’arcs-en-ciel CONCLUSION une montagne de ténèbres sépare le temps d’avant du temps d’après aussitôt qu’un de mes instants s’est écoulé j’en suis éloigné de mille et mille ans partout me guette un réveil de regrets d’ancêtres cette poésie a été mise en français à Vauquois en juin au Bois de Courton en juillet 1918 à Paris en janvier 1919 P-L-M 1914-1919 PERFECTIONS DU NOIR à André Breton pour le Mont de Piété des échos de bruits nous arrivent parfois nous sommes si loin de tout des pigeons se promènent confiants sur le pavé que la lune étend sur tes mains qui troublent des antilopes ont appuyé leurs reins et s’envolent il ne reste qu’un nuage qui se délie le ciel se fait aride comme l’acier des maisons surgissent et voguent on les a perdues de vue aucun ne sait l’itinéraire l’albâtre des minarets laisse à l’air un roucoulement de jasmins un troupeau d’hommes débarqué ronfle parmi d’autres colis une forte odeur de cordages quelqu’un est étendu dans un fauteuil d’air damasquiné sur une corne de la lune un corbeau perché ce n’est que l’effet d’un bout de nuage leurs corps s’écoulaient comme une huile ils laissent leur formes à des caveaux de verre avec mes dents j’ai déchiré tes artères nous avons tant bu et tant ri le ciel se couvrait de corbeaux l’air a des coins de gazon frais et le désert sonnait comme l’airain il ne reste d’immobile que des rangées de lumières au fond du gouffre et des sifflements qui reviennent sans maison sans famille sans famille sans amours sans amis sans souvenirs sans espoir que vient-il faire ici il est nu comme la nuit comme une pierre au lit d’un fleuve polie comme une pierre de volcan rongée quelqu’un l’a cueillie dans sa fronde où suis-je tombé mettez donc de côté cet objet perdu Ah je voudrais m’éteindre comme un réverbère à la première lueur du matin ROMAN CINÉMA à Blaise Cendrars I Paris le temps de partir le temps de compter le temps passé de se dire il ne reste que des souvenirs on a tout allumé pour rire il fallait s’y attendre il s’est éteint comme un réverbère à la première lueur du matin II cette fleur à la tige fine chétif enfant blanc qui s’est balancé au vent tandis que vous étiez inquiet qui s’est balancé au vent III désormais tu t’y connais en perfection de noir IV quand il te fallait t’envoler et ton souffle répandait les antilopes joyeuses les mille yeux revenants l’albâtre et la soie ta fièvre frileuse ô nuit nue V il était étendu dans son lit tout habillé sa cigarette tombée de sa bouche quelques secondes avant seulement le temps de se dire va-t-en éteinte bien éteinte maintenant était là posée doucement près d’un peu de cendre quelques gouttes de sang à la tempe un fil de sang à la bouche c’était un roi du désert il ne pouvait pas vivre en Occident il avait perdu ses domaines tout à coup il est rentré chez lui il souriait à qui voulait le voir pour retenir une pareille paix au sourire il faut bien être un mort VI et mille et mille sphères rugissent soudainement et le navire aride comme une colombe s’apprivoise aux jasmins de ses jardins qu’un scaphandrier par ta bouche avide m’a ramenés Paris le 11 mars 1914 CALUMET à André Salmon Je connays un pais où le soleil engourdit même les scorpions seul là s'est endormi cet agneauloup seul ne serait étranger au climat de la mort cet agneauloup en exil partout C’EST ICI QUE L’ON PREND LE BATEAU