Au printemps de mes dix-sept ans, j'ai trouve une job de pompiste et caissier au Petro-Canada de Cap-Sante. Je travaillais quatre soirs par semaine. Je faisais le plein oü j'en mettais pour dix ou vingt piastres. On vendait aussi des cigarettes, de la biere, du chocolat, des boites de conserve, des pintes d'huile 5W30, 10W30, 5W40, etc. Au debut de Tannee, on avait vu exploser la navette spatiale Columbia en direct avec ä son bord une maitresse d'ecole. Fin avril, la centrale nucleaire de Tchernobyl avait pete ä son tour. J'etais en secondaire cinq, ma derniere annee ä la polyvalente de Donnacona, et ma derniere annee ä Donnacona tout court. En septembre, je partais vivre chez ma mere ä Thetford Mines pour mes deux annees de cegep. La plupart de mes chums iraient etudier ä Cap-Rouge, comme ma blonde, Isabel, et les autres ä Sainte-Foy, ä Quebec, ä Levis... Fin mai, le Canadien avait remporte la Coupe Stanley contre les Flames de Calgary. J'allais ä la polyvalente le jour, au Petro-Canada le soir et je montais ä Saint-Raymond la fin de semaine pour voir Isabel, ou alors c'est elle qui descendait a Cap-Sante. 11 A la fin de mon shift je remplissais les colds, je mesurais le niveau d'essence des tinks souterraines avec une longue perche en bois graduee. Je passais la moppe et je faisais la caisse. Apres avoir mis l'alarme, j'amenais le tiroir de cash au patron qui habitait pas loin. Je devais emprunter un sentier en terre battue entre deux haies de cedres avant de deboucher dans une allee a decouvert. Le patron avait une belle grosse cabane sur le bord du fleuve. En pleine nuit noire avec le tiroir-caisse dans les bras, je n'en menais pas large. N'importe qui aurait pu surgir, m'assommer et partir avec un beau deux mille piasses en petites coupures. Ce n est jamais arrive, mais j'y pensais toutes les fois que je faisais le trajet. Isabel et son frere jouaient au soccer a Saint-Raymond. En ce debut juin, ils etaient fous comme de la marde parce que c'etait la Coupe du Monde de football au Mexique. Isa etait caissiere dans un depanneur. On sortait ensemble depuis peu. Le 6, 9a allait etre le Bal des finissants. Entre deux cours, dans les rangees de casiers, c'etait le principal sujet de conversation. Les gars s'etaient achete Tattirail necessaire: une chemise, une veste, un pantalon, des souliers vernis et meme une cravate etroite en cuir jaune, rose ou vert lime. C'etait Tepoque des manches de vestes roulees et des epaulettes rembourrees. On avait Fair tout droit sortis d'un episode de la serie Miami Vice. Les filles avaient des robes a l'avenant, a froufrous, a fuseaux, noires, rouges, blanches, roses. Le party aurait lieu dans la salle de reception de Fhotel-motel Le Bon Air a Saint-Raymond. Le gros kick, c'est que la plupart 12 du monde avait loue une chambre. Pas pour dormir, mais pour se changer et mettre les bouteilles de biere et de champagne dans la baignoire avec des sacs de glace. On avait place la meilleure dans le reservoir de la toilette. On etait six dans la chambre 103: Ti-Pierre, Laq, Nelson, Buddy, Will et moi. Done, ce jour-la, le six du six, quatre-vingt-six, on avait commence la journee par un pique-nique au chalet de Ti-Pierre au lac Sept-Iles. On avait attaque nos premieres bieres a midi et prevu de se baigner, de faire de la planche a voile, de jouer au badminton, mais pour finir on avait prefere boire des bieres,puis acheter des sacs de glace et faire notre check-in au motel. Je devais aller chercher Isa vers cinq heures. Chacun avait une blonde. On etait tous un peu ecartele entre le desir de virer un party de gars et celui de jouer au chevalier servant avec notre cavaliere. Je pense qu'on a reussi a faire les deux. Je sais juste pas comment j'ai pu ramener Isa chez elle vers deux heures du matin. J'etais fucking trop saoul pour conduire, mais elle nhabitait pas loin, et j'etais quand meme plus sobre que Patate venu avec le Jeep de son pere et qui avait fini par faire du cross dans le bois. II avait plie la grille du 4x4 sur un erable qui avait casse en deux sous le choc. En retombant, la partie haute du tronc avait renfonce le toit sur toute sa longueur. Le lendemain matin, malgre le degrisement, Patate faisait grise mine. Avant ca, on avait eu le repas de banquet, les discours, les embrassades avec les profs qu'on ne reverrait plus puis la disco. Qa buvait du mauvais mousseux a grande rasade. On dansait sur du Madonna et du Bon Jovi. 13 Pour impressionner la galerie, Stan etait venu avec la Porsche 911 de son oncle. Avant de commencer a boire, il faisait faire des tours de dix minutes pour cinq dollars. Laq etait sur le siege du passager et moi coince sur la minuscule banquette arriere. On etait monte a 180 km/h dans le Grand Rang. La Porsche collait a la route. On avait double deux chars comme une fusee. C'etait pas mal impressionnant. Ce soir-la, le six du six, mille neuf cent quatre-vingt-six, Stan ignoraitqua la fin de l'ete un accident de motocross lui couterait l'usage de ses deux jambes et qu il terminerait ses jours en chaise roulante. Mais a soir c'etait le party! II y avait dans le lot des gars avec le sens des affaires. Le gros Bedard avait reserve la suite nuptiale equipee d'un lit d'eau en forme de cceur. II louait la chambre aux couples dix piasses les quinze minutes. Y avait eu la queue devant la porte toute la soiree. J'avais beau-coup insiste pour qu on essaye ca avec Isa. Elle etait pas mal genee. J'avais paye et on s'etait retrouves au milieu des vagues a tenter de garder notre equilibre. Je ne sais pas si on avait reussi a s'embrasser, mais je me souviens qu'on avait reussi a ne pas vomir, ce qui etait deja beaucoup. A trois heures du matin, des rales sortaient d'un peu partout. Y avait des corps couches dans les couloirs. (Ja dansait dans le lobby, (^a gueulait au bar contre le last call qui venait de sonner. (^a criait du haut du premier etage. (^a garrochait des bouteilles au bout de ses bras. Qa piquait des starts de l'autre bord de la rue. (^a s'embrassait la main dans le pantalon et sous les robes, dans les moindres recoins. (^a pissait entre deux II chars. (Ja fumait des gros battes ä cote de la fontaine. (^a pleurait aussi: «T'es ma meilleure chum, je peux pas croire que tu pars ä Montreal. Maudit qu'on a eu du fun cVannee. Va falloir qu'on s'ecrive souvent.» Y avait aussi ceux qui disaient pas un mot, completement sur l'acide. Le Bai des finissants s'etait officiellement termine le lendemain midi chez Ti-Oui Snack Bar devant des grosses poutines barbecue, des guedilles au poulet, des pogos, des club-sandwichs pis des galvaudes. On avait mal aux cheveux. On se racontait tout ce qu'on avait vu et entendu. Parait que Dompierre avait fini dans la chambre de Morrissette. La Langlois voulait se battre avec Martine Germain. Y a des profs qui etaient restes pas mal tard... As-tu vu le Jeep de Patate? Mechante bosse. Je voudrais pas etre ä sa place devant son pere. Y va en manger une calisse! On avait vraiment vire la brosse de l'annee. Les examens du ministere etaient dans deux semaines. Apres est arrive le 24 juin et la fete de la Saint-Jean ä Donnacona sur le bord de la riviere Jacques-Cartier. C'etait plutot tranquille: le cours d'eau, un feu, des coffres de chars ouverts avec des grosses caisses de son qui crachaient du Metallica, du Iron Maiden, du Ozzy et du Judas Priest: « Heads are gonna roll! Heads are gonna roll!» Puis en juillet, j'avais reussi ä prendre une semaine off au gaz bar pour partir avec Isa, son pere, sa mere, son frere et sa soeur ä Ogunquit dans le Maine. En algonquin abenaquis, Ogunquit veut dire «lagunes cotieres». On avait passe une semaine au camping entre plage, balades a velo, pique-niques, games 15 de basketball, banana-splits, croisiere bateau pour touristes et boutiques de souvenirs sur la rue principale tous les soirs. Jeunes et insouciants, on se regardait bronzer au bord de l'Atlantique dans ce dernier ete avant Fage adulte. Avec un peu l'impression de jouer aux nouveaux maries en voyage de noces accompagnes par la belle-famille. On se sentait pousser des ailes en pensant aux deux ans a venir qui nous meneraient a l'universite. On etait rentre avec quelques coups de soleil, Isa au depanneur, moi au Petro-Canada. Au mois d'aout, mon pere pis sa blonde avaient pris la Transcanadienne en Renault Encore jusqu a Vancouver pour l'Exposition universelle. J'avais la maison pour moi seul pendant trois semaines. Mon pere m'avait laisse des Tupperware au congelateur avec de la sauce a spag, des lasagnes, du pate chinois, du chili con carne, des steaks haches, des pates a viande. La Renault 5 etait a ma disposition, je pouvais aller ou je voulais quand je voulais. Pour la premiere fois de ma vie, c etait la to tale liberte. Je pouvais laisser trainer la vaisselle pendant des jours, ecouter la musique a tue-tete a toute heure et vider un sac de chips au BBQ en plein milieu de l'apres-midi en buvant du coke. Je ne savais pas encore, du haut de mes dix-sept ans, que dans tres peu de temps, il me faudrait pas mal plus que des decibels ou des sacs de chips pour avoir l'impression d'etre libre. Mon pere et sa blonde etaient rentres de Vancouver un jour plus tot que prevu a une heure du matin. On venait de faire l'amour sur le divan dans le salon avec 16 Isa. (^a nous avait ouvert l'appetit. On s'etait fait des toasts au beurre de peanuts et un verre de Quick. Tout nus au milieu de la cuisine, on avait mis quelques secondes a realiser que le bruit de moteur et Feclat des phares dans la cour annoncaient la fin de notre solitude a deux. On etait vite alle se mettre en robe de chambre tout en essayant de faire comme si de rien n etait. Comme on dit, on s'etait vraiment fait pogner les culottes a terre. Mon pere et ma belle-mere avaient fait un ben beau voyage. Puis la fin de Fete etait arrivee. Les nuits etaient plus f raicheSj les journees raccourcissaient, les maringouins se faisaient plus rares. Les odeurs humides d'epinettes qui montaient avec le jour annoncaient septembre et le rougissement des erables. Ma mere avait prevu de venir me chercher avec son chum le lundi apres-inidi pour mon demenagement a Thetford Mines, une heure de route apres le pont Pierre-Laporte en prenant le chemin Craig qui suivait les serpentements de la riviere Beaurivage. C'etait vendredi soir. Isa travaillait. J'ai appele Laq pour savoir ce quil faisait. Rien en particulier. Lui aussi, sa blonde etait a sa job. J'ai demande a mon pere si je pouvais prendre la voiture et je suis alle chercher Laq. On est descendu au feu sur le bord de la Jacques-Cartier et on a retrouve Nelson, Buddy et Will. Aussi Manon et Martine. On avait tous un peu la fale a terre de voir Pete finir et le cegep approcher. A part les caisses de bieres dans les coffres de voiture, la soiree s'annoncait longue. C'est la que Buddy a allume. II avait lui aussi emprunte le char de 17