ProbUmes de linguistique generate CHAPITBE XIX Les relations de temps dans le verbe fran$ais L'ensemble des formes pcrsonnelles du verbe francais est traditionnellement reparti entre un certain nombre de paradigmes temporels denommes tt present », « imparfait », « pass? defini », etc., et ceux-ci a leur tour se distribuent selon les trois grandes categories du temps, present, pass£, futur. Ces divisions, incontestables dans leur principe, restent cependant loin des realites d'emploi et ne suffisent pas a les organiser. Nous ne trouvons pas dans la seule notio.n de temps le critere qui decidera de la position ou meme dc la possibility d'une forme donnee au sein du systeme verbal. Comment savoir, par exemple, si il alhrit sortir appartient ou non au paradigme de sortirl En vertu de quelle classification temporelle devra-t-oh 1'accepter ou le rejeter? Si l'on essaie de ramcner aux divisions temporelles les oppositions qui apparaissent dans la structure materielle des formes verbales, on rencontre une grave difficulte. Considerons par exemple l'opposition des formes simples et des formes composees dans le verbe. S'il y a lieu d'opposer il courait ct il avait count, ce n'est pas en tout cas sur le mime axe de temps ou il courait s'oppose a il court. Et cependant il a couru est bien en quelque maniere une forme temporelle, puisqu'il peut equivaloir a il courut. Mais il a couru sert en meme temps de partenaire a il court. Les rap--porta des formes composees avec le temps restent ainsi ambigus. On peut certes transferer la distinction des formes simples et composers au comptc de 1* a aspect », mais on n'y gagnera rien de clair, car l'aspect ne fournit pas non i. Bulletin de la Sociiti de Linguistique, LIV (1959), fuse. 1. 242 Probleme* de linguistique generale sion : toute cnonciation supposant un locutcur et un audi teur, et chez le premier {'intention d'influenccr l'autre en qudqu^ maniere. Cest d'abord la diversity des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale á la harangue la plus ornée. Mais c'est aussi la masse des écrits qui reproduisent dcs discours oraux ou qui en empruntent le tour ct les fins : correspondances, mémuires, theatre, ouvragea didactiques, bref tousles genres ou^ quel-qu'uri s'adresse á_quelqu'un, s'enonce comnie locuteur ct organise ce^u'ir dit dans la categoric lie Ta p~ěrsonne. La distinction que nous faisons entre récit rysto^knie ct djscjours ne coincide done nullement avec cčTíe entrc langue ecrite et langue parlée. L'enonciation historique est réservée aujourd'hui a la langue ecrite. Mais le discours est éerit autant que parlé. Dans la pratique on passe de l'un a l'autre instantanément. Chaque fois qu'au sein ďun récit historique apparait un discours, quand l'historien par exemple repro-duit les paroles d'un personnage ou qu'il intervient lui-mérne pour juger les tvéncments rapportés \ on "passe a un autre systéme temporal, celui du discours. Le propre du tangage est de perniettre ces transferts iristantanés. Indiquons par parcnthese que l'enonciation historique et celle de discours peuvent á l'occasion se conjoindre en un troisiéme type ďénonciation, oil le discours est rapporté en tcrriics ďévénemcnt et transpose sur le plan historique; c'est ce qui est communément appelé '(discours indirect ». Les regies de cette transposition impliquent des problěmes qui ne seront pas examines ici. Par le choix Jes temps du verbe, le discours se distingue nettement du récit historique 2. Le discours emploie librc-ment toutes les formes pcrsonnelles du verbe, aussi bien jejtu que il. Explicite ou non, la relation de personne est jprčsente partout. De ce fait, la «^3e personne » n'a pas la < meme'v.tleur'que dans le récit historique. Dans celui-ci, a;le narratcut n'intervenant pas, la 3e jjersonne ne s'oppose I á aueune autre, elle est au vrai une absence de personne. Mais dans le discours un locuteur oppose une non-personne * ii_a urn personne jejtu. De ničme le registre des temps verbaux est bien plus large dans le discours : en fait tons 1. C'csi le cas ci-dessus, p. 241, n. I. 2. Nbuj 1. • toujours dts temps du • récit historique » pour éviter le t«:rme « tempt nUTOtlu » qui a i.réé tant de confusion. Dans Ja perspective qui nous trains ici, l'aonste est un ■ temps nurrutif », main le parfait puut ausai en i-tir un, ce DUÍ obacurcirait lu diatinction essentielle entre Its deux plans d'enoiici; don. L'homttte dam la langue 243 lesjejBP-S_£ünLp^silbks,jauf_ujj^aotiate banni aujourd'hui de ce plan ďénonciation alórs qu'il est la forme typique de l'histoire. II faut surtout souligner lesjroistempijoitda-mentaux d_u_discours : present, futur, et_j>arfait,*tous les trois^exclus^u" récit historique (sauf le plus-qué:parfaít). Comntya^aux deux_njari3 far rimpaxfajt. La distinction Tipérée ici entre deux plans ďénonciation au sein de la langue met dans une perspective difíérente le phénomene qui a étc appelé, il y a cinquante ans, « la dispa-rition des formes simples du préterit » 1 en francais. Le terme « disparition » ne convient assurément pas. Une forme ne disparait que si sa function n'est plus nécessaire ou si une autre forme la remplit mieux. II -s'agit done de préciser la situation de 1'aoriste par rapport au double systéme de formes et de fonctions que constitue le verbe. II y a deux relations distinctes a observer. D'une part, c'est un fait, 1'aoriste ne s'emploie pas dans la langue parlée, il ne fait pas partie des temps verbaux propres au discours. En revanche, comme temps du récit historique, 1'aoriste se maintient fort bien, il n'est d'ailleurs nullement menace et aucun autre temps ne poúrrait le suppléer. Ceux qui le croient en voie d'extinction n'ont qu'ä faire 1'expérience de remplacer, dans les morceaux cités plus haut, les aoristes par des parfaits. Le résultat serait tel qu'aucun auteur ne se résoudrait ä presenter l'histoire dans une perspective pareille. On peut mettre en fait que quiconque sait écrire et entreprend le rccit ďévénements passes emploie sponta-nément 1'aoriste comme temps fondamental, qu'il évoque ces événements en historien ou qu'il les crée en romancier. Par souci de la varieté, il pourra changer de ton, multiplier les points de vuc, et adopter d'autres temps, mais alors il quitte le plan du récit historique. II nous faudrait des statis-tiques précises, fondées sur de larges dépouillements de textes de lonte sortě, livres et journaux, et comparant 1'usage de 1'aoriste il y a cinquante ans ä celui d'aujourd'hui, pour établir ä tons les yeux que ce temps verbal demeure aussi nécessaire qu'il l'etait, dans lea conditions strictes de sa fonction linguistique. Parmi les textes qui serviraient de témoins, on devrait inclure aussi les traductions, qui nous renseignent sur les equivalences spontanées qu'un auteur trouve pour faire passer un récit éerit en une autre i. C'est le titre d'un article de Meillet, public en 1909, qui a été recucilli dans Linguistique liislarique et linguistique generale, I, p. ij