Antoine de SAINT-EXUPÉRY : VOL DE NUIT I1 écouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il sut qu'il ne pourrait pas lui répondre. Ce serait stérile, infiniment, pour tous les deux, de s'affronter. — Madame, je vous en prie, calmez-vous ! Il est si fréquent, dans notre métier, d'attendre longtemps des nouvelles. Il était parvenu à cette frontière où se pose, non le problème d'une petite détresse particulière, mais celui-là même de l'action. En face de Rivière se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie. Rivière ne pouvait qu'écouter, que plaindre cette petite voix, ce chant tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel n'admettent le partage : ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une clarté de lampe sur la table du soir, d'une chair qui réclamait sa chair, d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien et elle avait raison. Et lui aussi, Rivière, avait raison, mais il ne pouvait rien opposer à la vérité de cette femme. Il découvrait sa propre vérité, à la lumière d'une humble lampe domestique, inexprimable et inhumaine. — Madame... Elle n'écoutait plus. Elle était retombée, presque à ses pieds, lui semblait-il, ayant usé ses faibles poings contre le mur. Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction : « Ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé ? » Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté : « L'intérêt général est formé des intérêts particuliers : il ne justifie rien de plus. » — « Et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi ? » Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le cœur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander « au nom de quoi ? » « Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux. » Il voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. « Au nom de quoi les en ai-je tirés ? » Au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel ? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là ? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille ? Sinon l'action ne se justifie pas. — « Aimer, aimer seulement, quelle impasse ! » Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint : « II s'agit de les rendre éternels... » Où avait-il lu cela ? « Ce que vous poursuivez en vous-même meurt. » I1 revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords ? « Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité ? » Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique : « Cette sorte de bonheur, ce harnais... » pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert. Vol de nuit. (Éd. Gallimard, 1931), chap. XIV.