CHAPITRE XIX Les relations de temps dans le verbe frangais L'ensemble des formes personnelles du verbe francais est traditionnellement réparti entre un certain nombre de paradigmes temporels dénommés « present », « imparfait », « passé défini », etc., et ceux-ci á leur tour se distribuent selon les trois grandes categories du temps, present, passé, futur. Ces divisions, incontestables dans leur principe, restent cependant loin des réalités d'emploi et ne suffisent pas á les organiser. Nous ne trouvons pas dans la seule notion de temps le critěre qui décidera de la position ou méme de la possibilité d'une forme donnée au sein du systéme verbal. Comment savoir, par exemple, si il allait sortir appartient ou non au paradigme de sortir} En vertu de quelle classification temporelle devra-t-on l'accepter ou le rejeter? Si l'on essaie de ramener aux divisions temporelles les oppositions qui apparaissent dans la structure matérielle des formes verbales, on rencontre une grave difficulté. Considérons par exemple l'opposition des formes simples ct des formes composées dans le verbe. S'il y a lieu d'opposer il courait et il avait couru, ce n'est pas en tout cas sur le méme axe de temps oil il courait s'oppose á il court. Et cependant il a couru est bien en quelque maniěre une forme temporelle, puisqu'il peut équivaloir á il courut. Mais il a couru sert en méme temps de partenaire á il court. Les rapports des formes composées avec le temps restent ainsi ambigus. On peut certes transferer la distinction des formes simples et composées au compte de 1' « aspect », mais on n'y gagnera rien de clair, car Taspect ne fournit pas non i. Bulletin de la Société de Linguistique, LIV (1959), fasc. 1. 238 Problěmes de linguistique generále plus un principe univoque de correlation ďun type de formes á l'autre, et ce fait demeure que, malgré tout, certaines des formes composées sont bien á considérer comme tempo-relles, certaines seulement. II s'agit done de chercher dans une vue synchronique du systéme verbal en francais moderně, les relations qui orga-nisent les diverses formes temporelles. Cest á la faveur de ce qui semble une faille dans ce systéme que nous discerne-rons mieux la nature réelle des articulations. II y a un point oú le systéme se fait indúment redondant : e'est 1'expression temporelle du « passé », qui dispose de deux formes, il fit et il a fait. Dans 1'interprétation traditionnelle, ce seraient deux variantes de la méme forme, entre lesquelles on choisit selon qu'on éerit (il fit) ou qu'on parle (il a fait). Nous aurions ici l'indice ďune phase de transition oú la forme ancienne (il fit) se maintient dans la langue éerite, plus conservatrice, alors que la langue parlée indique par avance la forme de substitut (il a fait), concurrente installée, destinée á s'imposer seule. Mais avant de réduire le phéno-měne aux termes ďun proces de succession, il conviendrait de se demander pourquoi langue parlée et langue éerite divorceraient sur ce point de la temporalité et non sur un autre, comment il se fait que la méme difference ne s'etend pas á d'autres formes paralléles (par exemple il fera et il aura fait restent absolument distincts, etc.), et tout d'abord si 1'observation exacte confirme la distribution schématiquc par oú Ton a 1'habitude de les opposer. D'un probléme á l'autre, e'est la structure entiére du verbe qui se trouve soumise á un nouvel examen. II nous a paru que la description des relations de temps constituait la táche la plus néces-saire. Les paradigmes des grammaires donnent á croire que toutes les formes verbales tirées ďun méme théme appar-tiennent á la méme conjugaison, en vertu de la seule morpho-logie. Mais on se propose de montrer ici que 1'organisation des temps relěve de principes moins évidents et plus complexes. Les temps ďun verbe francais ne s'emploient pas comme les membres ďun systéme unique, ils se distri-buent en deux systémes distincts et complémentaires. Chacun ďeux ne comprend qu'une partie des temps du verbe; tous les deux sont en usage concurrent et demeurent dispo-nibles pour chaque locuteur. Ces deux systémes manifes-tent deux plans ďénonciation différents, que nous distin guerons comme celui de Yhistoire et celui du discours. L'enonciation historique, aujourďhui réservée á la langur L'homme dans la langue 239 ecrite, caracterise le recit des evenements passes. Ces trois termes, « recit », « evenement », « passe », sont egalement a souligner. II s'agit de la presentation des faits survenus a un certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le recit. Pour qu'ils puissent etre enregis-tres comme s'etant produits, ces faits doivent appartenir au passe. Sans doute vaudrait-il mieux dire : des lors qu'ils sont enregistres et enonces dans une expression tempo-relle historique, ils se trouvent caracterises comme passes. L'intention historique constitue bien une des grandes fonc-tions de la langue : elle y imprime sa temporalite specifique, dont nous devons maintenant signaler les marques formelles. Le plan historique de l'enonciation se reconnait a ce qu'il impose une delimitation particuliere aux deux categories verbales du temps et de la personne prises ensemble. Nous definirons le recit historique comme le mode d'enonciation qui exclut toute forme linguistique « autobiographique ». L'historien ne dira jamais je ni tu, ni ici, ni maintenant, parce qu'il n'empruntera jamais l'appareil formel du discours, qui consiste d'abord dans la relation de personne je : tu. On ne constatera done dans le recit historique strictement poursuivi que des formes de « 3e personne » 1. Sera pareillement defini le champ de l'expression tempo-relle. L'enonciation historique comporte trois temps : l'aoriste (== passe simple ou passe defini)2, l'imparfait (y compris la forme en -rait dite conditionnel), le plus-que-parfait. Accessoirement, d'une maniere limitee, un temps periphrastique substitut de futur, que nous appelle-rons le prospectif. Le present est exclu, a l'exception — tres rare — d'un present intemporel tel que le « present de definition »3. Pour mieux eclairer l'ossature « historique » du verbe, nous reproduisons ci-dessous trois specimens de recit, pris au hasard; les deux premiers sont du meme historien, 1. Nous nous referons ici aux distinctions qui ont 6t6 enoncees dans un article de ce Bulletin, XLIII, p. 1 sq.; ci-dessus, p. 225. 2. On ne trouvera pas, esperons-le, d'inconvenient a ce que nous uppelions « aoriste » le temps qui est le « passe simple » ou le « passe defini » de nos grammaires. Le terme « aoriste » n'a pas ailleurs de connotations assez differentes et assez precises pour creer ici une confusion, et il est preferable a celui de « preterit » qui risquerait d'etre confondu avec « imparfait». 3. Nous laissons entierement de cote les formes modales du vcrhc ainsi que les formes nominales (infinitif, participes). Tout ce qui est dit ici au sujet des relations temporelles vaut pour ces formes egalement. 240 Problimes de linguistique generale mais de genres differents, l'autre est emprunte ä la littera-ture d'imagination1. Nous avons souligne les formes verbales personnelles, qui toutes relevent des temps enumeres ci-dessus. Pour devenir les maitres du marche mediterranean, les Grecs deployerent une audace et une perseverance incomparables. Depuis la disparition des marines minoenne et mycenienne, l'Egee etait infestee par des bandes de pirates : il n'y eut longtemps que des Sidoniens pour oser s'y aventurer. Les Grecs finirent pourtant par se debarrasser de cette plaie : ils donnerent la chasse aux ecumeurs de rivages, qui durent transferer le principal theatre de leurs exploits dans l'Adriatique. Quant aux Pheniciens qui avaient fait profiter les Grecs de leur experience et leur avaient appris l'utilite commer-ciale de l'ecriture, ils furent evinces des cötes de l'Ionie et chasses des pecheries de pourpre egeennes; ils trouverent des concurrents ä Cypre et jusque dans leurs propres villes. Iis porterent alors leurs regards vers l'Ouest; mais lä encore les Grecs, bientöt installes en Sicile, separerent de la metropole Orientale les colonies pheniciennes d'Espagne et d'Afrique. Entre l'Aryen et le Semite, la lutte commer-ciale ne devait cesser 2 dans les mers du Couchant qu'ä la chute de Carthage. (G. Glotz, Histoire grecque, 1925, p. 225.) Quand Solon eut accompli sa mission, il fit jurer aux neufs archon-tes et ä tous les citoyens de se conformer ä ses lois, serment qui jut desormais prete tous les ans par les Atheniens promus ä la majorite civique. Pour prevenir les luttes intestines et les revolutions, il avait prescrit ä tous les membres de la cite, comme une obligation correspondant ä leurs droits, de se ranger en cas de troubles dans Tun des partis opposes, sous peine d'atimie entrainant l'exclusion de la communaute : il comptait qu'en sortant de la neutrality les hommes exempts de passion formeraient une majorite süffisante pour arreter les perturbateurs de la paix publique. Les craintes etaient justes; les precautions furent vaines. Solon n'avait satisfait ni les riches ni la masse pauvre et disait tristement: « Quand on fait de grandes choses, il est difficile de plaire ä tous 3. » II etait encore archonte qu'il etait assailli par les invectives des mecontents; quand il fut sorti de charge, ce fut un dechainement de reproches et d'accusations. Solon se defendit, comme toujours, par des vers c'est alors qu'il invoqua le temoignage de la Terre Mere. On Vacca-blait d'insultes et de moqueries parce que « le cceur lui avait manque » pour se faire tyran, parce qu'il n'avait pas voulu, « pour etre le maitre d'Athenes, ne fut-ce qu'un jour, que de sa peau ecorchee on fit une outre et que sa race füt abolie 4 ». Entoure d'ennemis, mais resolu ä ne rien changer de ce qu'*7 avait fait, croyant peut-etre aussi que 1. Bien entendu l'enonciation historique des evenements est independante de leur verite a objective ». Seul compte le dessein « historique » de Pecrivain. 2. Exemple de « prospectif » (p. 239). 3. Intrusion du discours dans le recit, avec changement correlatif des temps. 4. Sur le discours indirect, cf. ci-apres p. 242. Vhomme dans la langue 241 son absence calmer ait les esprits, il décida de quitter Athěnes. II voyagea, il parut á Cypre, il alia en Egypte se retremper aux sources de la sagesse. Quand il revint, la lutte des partis était plus vive que jamais. II se retira de la vie publique et s'enfertna dans un repos inquiet : il « vieillissait en apprenant toujours et beaucoup », sans cesser de tendre l'oreille aux bruits du dehors et de prodiguerles avertissements ďun patriotisme alarme. Mais Solon n'etait qu'un homme; il ne lui appartenait pas ďarréter le cours des événements. II vécut assez pour assister á la ruině de la constitution qu'il croyait avoir affermie et voir s'etendre sur sa chěre cité l'ombre pesante de la tyrannie. (Ibid., p. 441-2.) Aprěs un tour de galerie, le jeune homme regarda tour á tour le ciel et sa montre, fit un geste d'impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent1 en France les lois du gout. II rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaines ďor fabriquées á Génes; puis, aprěs avoir jeté par un seul mouve-ment sur son épaule gauche son manteau double de velours en le drapant avec elegance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les ceillades bourgeoises qu'il recevait. Quand les boutiques commencerent á s'illuminer et que la nuit lui parut assez noire, il se dirigea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait d'etre reconnu, car il cotoya la place jusqu'a la fontaine, pour gagner á l'abri des fiacres l'entree de la rue Froidmanteau... (Balzac, Etudes philosophiques : Gambara.) On voit que, dans ce mode ďénonciation, l'effectif et la nature des temps demeurent les mémes. II n'y a aucune raison pour qu'ils changent aussi longtemps que le récit historique se poursuit, et il n'y a d'ailleurs aucune raison pour que celui-ci s'arrete, puisqu'on peut imaginer tout le passé du monde comme un récit continu et qui serait entiě-rement construit sur cette triple relation temporelle : aoriste, imparfait, plus-que-parfait. II faut et il suffit que l'auteur reste fiděle á son propos d'historien et qu'il proscrive tout ce qui est étranger au récit des événements (discours, reflexions, comparaisons). A vrai dire, il n'y a méme plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits á mesure qu'ils apparaissent á l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mémes. Le temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de 1'événement hors de la personne d'un narrateur. Nous avons, par contraste, situé d'avance le plan du discours. II faut entendre discours dans sa plus large exten- 1. Reflexion de l'auteur qui échappe au plan du récit. 242 Problémes de linguistique generále sion : toute énonciation supposant un locuteur et un audi-teur, et chez le premier 1'intention ďinfluencer Pautre en quelque maniěre. Cest ďabord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale á la harangue la plus ornée. Mais c'est aussi la masse des écrits qui reproduisent des discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins : correspondances, mémoires, theatre, ouvrages didactiques, bref tous les genres oú quel-qu'un s'adresse á quelqu'un, s'enonce comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne. La distinction que nous faisons entre récit historique et discours ne coincide done nullement avec celle entre langue éerite et langue parlée. L'enonciation historique est réservée aujourďhui á la langue éerite. Mais le discours est éerit autant que parlé. Dans la pratique on passe de Tun á 1'autre instantanément. Chaque fois qu'au sein ďun récit historique apparait un discours, quand 1'historien par exemple repro-duit les paroles ďun personnage ou qu'il intervient lui-méme pour juger les événements rapportés 1, on passe á un autre systéme temporel, celui du discours. Le propre du langage est de permettre ces transferts instantanés. Indiquons par parenthěse que 1'énonciation historique et celle de discours peuvent á 1'occasion se conjoindre en un troisiěme type ďénonciation, oú le discours est rapporté en termes ďévénement et transpose sur le pian historique; c'est ce qui est communément appelé « discours indirect ». Les regies de cette transposition impliquent des problémes qui ne seront pas examines ici. Par le choix des temps du verbe, le discours se distingue nettement du récit historique 2. Le discours emploie libre-ment toutes les formes personnelles du verbe, aussi bien je/tu que il. Explicite ou non, la relation de personne est présente partout. De ce fait, la « 3e personne » n'a pas la méme valeur que dans le récit historique. Dans celui-ci, le narrateur n'intervenant pas, la 3e personne ne s'oppose á aucune autre, elle est au vrai une absence de personne. Mais dans le discours un locuteur oppose une non-personne il á une personne jej tu. De méme le registre des temps verbaux est bien plus large dans le discours : en fait tous 1. Cest le cas ci-dessus, p. 241, n. 1. 2. Nous parlons toujours des temps du « récit historique » pour éviter le terme « temps narratifs » qui a créé tant de confusion. Dans la perspective que nous tracons ici, l'aoriste est un « temps narratif », mais le parfait peut aussi en étre un, ce qui obscurcirait la distinction essentielle entre les deux plans ďénonciation. L'homme dans la langue H3 les temps sont possibles, sauf un, l'aoriste, banni aujourd'hui de ce plan d'enonciation alors qu'il est la forme typique de rhistoire. II faut surtout souligner les trois temps fonda-mentaux du discours : present, futur, et parfait, tous les trois exclus du recit historique (sauf le plus-que-parfait). Commun aux deux plans est l'imparfait. La distinction operee ici entre deux plans d'enonciation au sein de la langue met dans une perspective differente le phenomene qui a ete appele, il y a cinquante ans, « la dispa-rition des formes simples du preterit » 1 en francais. Le terme « disparition » ne convient assurement pas. Une forme ne disparait que si sa function n'est plus necessaire ou si une autre forme la remplit mieux. II s'agit done de preciser la situation de l'aoriste par rapport au double Systeme de formes et de functions que constitue le verbe. II y a deux relations distinctes ä observer. D'une part, e'est un fait, l'aoriste ne s'emploie pas dans la langue parlee, il ne fait pas partie des temps verbaux propres au discours. En revanche, comme temps du recit historique, l'aoriste se maintient fort bien, il n'est d'ailleurs nullement menace et aucun autre temps ne pourrait le suppleer. Ceux qui le croient en voie d'extinction n'ont qu'ä faire l'experience de remplacer, dans les morceaux cites plus haut, les aoristes par des parfaits. Le resultat serait tel qu'aucun auteur ne se resoudrait ä presenter l'histoire dans une perspective pareille. On peut mettre en fait que quiconque sait ecrire et entreprend le recit d'evenements passes emploie sponta-nement l'aoriste comme temps fundamental, qu'il evoque ces evenements en historien ou qu'il les cree en romancier. Par souci de la variete, il pourra changer de ton, multiplier les points de vue, et adopter d'autres temps, mais alors il quitte le plan du recit historique. II nous faudrait des statis-tiques precises, fondees sur de larges depouillements de textes de toute sorte, livres et journaux, et comparant l'usage de l'aoriste il y a cinquante ans ä celui d'aujourd'hui, pour 6tablir ä tous les yeux que ce temps verbal demeure aussi necessaire qu'il l'etait, dans les conditions strictes de sa fonction linguistique. Parmi les textes qui serviraient de temoins, on devrait inclure aussi les traductions, qui nous renseignent sur les equivalences spontanees qu'un auteur trouve pour faire passer un recit ecrit en une autre i. C'est le titre d'un article de Meillet, publie en 1909, qui a ete recueilli dans Linguistique historique et linguistique generale, I, P- 149 sq. 244 Problěmes de linguistique generále langue dans le systéme temporel qui convient au francais 1. Inversement la statistique ferait ressortir la rareté des récits historiques rédigés entiérement au parfait, et mon-trerait combien le parfait est peu apte á convoyer la relation objective des événements. Chacun peut le verifier dans telle oeuvre contemporaine oú la narration, de parti pris, est entiérement au parfait 2; il serait intéressant ďanalyser les effets de style qui naissent de ce contraste entre le ton du récit, qui se veut objectif, et l'expression employee, le parfait á la ire personne, forme autobiographique par excellence. Le parfait établit un Hen vivant entre 1'événement passé et le present oú son evocation trouve place. Cest le temps de celui qui relate les faits en témoin, en participant; c'est done aussi le temps que choisira quiconque veut faire retentir jusqu'a nous 1'événement rapporté et le rattacher á notre present. Comme le present, le parfait appartient au systéme linguistique du discours, car le repěre temporel du parfait est le moment du discours, alors que le repére de l'aoriste est le moment de 1'événement. En outre, il ne faudrait pas traiter de l'aoriste comme d'une unite globále dans son paradigme entier. Ici encore la frontiěre passe á 1'intérieur du paradigme et séparé les deux plans ďénonciation dans le choix des formes person-nelles. Le discours exclura l'aoriste, mais le récit histo-rique, qui l'emploie constamment, n'en retiendra que les formes de 3e personne3. La consequence est que nous arrivámes et surtout vous arrivátes ne se rencontrent ni dans le récit historique, parce que formes personnelles, ni dans le discours, parce que formes d'aoriste. En revanche 1. Pour citer deux exemples de traductions récentes, le traducteur de la nouvelle d'Ernest Hemingway intitulée La Grande Riviere au cosur double (dans le recueil The Fifth Column and the Forty-nine First Stories, en francais Paradis perdu, Paris, 1949) a employe continument l'aoriste au long de quarante pages (avec l'imparfait et le plus-que-parfait). Sauf deux ou trois phrases de monologue intérieur, le récit entier est, en francais, installé dans cette relation temporelle, parce qu'aucune autre n'est possible. — De méme la version francaise de Heyerdahl, L'Expedition du Kon-Tiki, présente exclusivement á l'aoriste, en chapitres entiers, la plus grande partie du récit. 2. C'est le cas de L'Etranger d'Albert Camus. L'emploi exclusif du parfait dans ce récit comme temps des événements a été commenté avec penetration, mais á un autre point de vue, par M. Jean-Paul Sartre, Situations I, p. 117-118. 3. II faudrait nuancer cette affirmation. Le romancier emploie encore sans effort l'aoriste aux ires personnes du singulier et du pluriel. On en trouvera á chaque page ďun récit comme Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier. Mais il en va autrement de l'historien. L'homme dans la langue 245 il arriva, Us arriverent se présenteront á chaque instant sous la plume de l'historien, et n'ont pas de substituts possibles. Les deux plans ďénonciation se délimitent done en traits positifs et négatifs : — dans l'enonciation historique, sont admis (en formes de 3e personne) : l'aoriste, l'imparfait, le plus-que-parfait et le prospectif; sont exclus : le present, le parfait, le futur (simple et compose); — dans l'enonciation de discours, sont admis tous les temps á toutes les formes; est exclu l'aoriste (simple et compose). Les exclusions sont aussi importantes que les temps admis. Pour l'historien, le present1, le parfait et le futur sont exclus parce que la dimension du present est incompatible avec l'intention historique : le present serait nécessairement alors le present de l'historien, mais l'historien ne peut s'historiser sans démentir son dessein. Un événement, pour étre posé comme tel dans l'expression temporelle, doit avoir cessé d'etre present, il doit ne pouvoir plus étre énoncé comme present. Pour la méme raison le futur est exclu; il n'est qu'un present projeté vers l'avenir, il implique prescription, obligation, certitude, qui sont modalités subjectives, non categories historiques. Quand, dans le récit des événements et par le jeu de l'enchainement historique surgit une imminence ou doit s'accuser une fatalitě, l'historien use du temps que nous appelons le prospectif (« il allait partir, « il devait tomber »). Dans le discours, au contraire, l'exclusion est limitée á l'aoriste, temps historique par excellence. Introduit dans le discours, l'aoriste paraitra pedant, livresque. Pour énoncer des faits passes, le discours emploie le parfait, qui est á la fois l'equivalent fonctionnel de l'aoriste, done un temps, et aussi autre chose qu'un temps. Nous voici arrive, traitant du parfait, devant un autre grand probléme, de structure formelle autant que d'emploi : quelle est la relation entre temps simples et temps composes ? Ici encore les paradigmes de la conjugaison n'enseignent pas le principe de la distribution, puisque, on l'a vu, la distinction que nous faisons entre deux plans ďénonciation traverse la distinction entre temps simples et temps composes. Nous avons constate ce fait singulier que le plus-que-parfait est commun au discours et á l'histoire, tandis que le parfait 1. Nous ne parlons pas ici, bien entendu, du « present historique » des grammaires, qui n'est qu'un artifice de style. 246 Problěmes de linguistique generále appartient au discours seul. Sous ces désaccords apparents on peut néanmoins reconnaítre une structure cohérente. Ce n'est pas une originalité de remarquer que les temps simples et composes se répartissent en deux groupes symé-triques. Négligeant les formes nominales, qui d'ailleurs s'y conforment également aussi bien que les formes modales, nous avons : il écrit il a écrit il écrivait il avait écrit il écrivit il eut écrit1 il écrira il aura écrit 2 systéme en expansion, oú les formes composées produisent á leur tour des formes composées, qui sont dites surcomposées : il a écrit il a eu écrit il avait écrit il avait eu écrity etc. Le parallélisme formel des deux series á tous les temps suffit á montrer que la relation entre formes simples et composées n'est pas elle-méme temporelle. Et cependant, en méme temps qu'on expulse de cette opposition la tempo-ralité, il faut bien l'y réintroduire partiellement, puisque il a écrit fonctionne comme forme temporelle du passé. Comment sortir de cette contradiction? En la reconnaissant et en la précisant. II a écrit s'oppose á la fois á il écrit et á il écrivit, mais non de la méme maniére. La raison en est que les temps composes ont un double statut : ils entretiennent avec les temps simples deux types distincts de relations : i° Les temps composes s'opposent un á un aux temps simples en tant que chaque temps compose fournit á chaque temps simple un corrélat au parfait. Nous appelons « parfait» la classe entiére des formes composées (avec avoir et etre), dont la fonction — sommairement définie, mais cela suffit ici — consiste á presenter la notion comme « accomplie » par rapport au moment considéré, et la situation « actuelle » resultant de cet accomplissement temporalisé. Les formes de parfait ont un critěre formel : elles peuvent toujours se construire comme verbes d'une proposition libre. On les ordonnera dans la série suivante : parfait de present: il a écrit parfait d'imparfait : il avait écrit parfait d'aoriste : il eut écrit parfait de futur : il aura écrit. 1. Exemple : « en un instant il eut écrit cette lettre ». 2. Exemple : « II aura écrit cette lettre dans une heure ». Vhomme dans la langue 247 2° Les temps composes ont une autre function, distincte de la precedente : ils indiquent l'anteriorite. Ce terme prete facilement ä discussion, mais nous n'en trouvons pas de meilleur. Dans notre vue, l'anteriorite se determine toujours et seulement par rapport au temps simple correlatif. Elle cree un rapport logique et intra-linguistique, elle ne reflete pas un rapport chronologique qui serait pose dans la realite objective. Car l'anteriorite intra-linguistique maintient le proces dans le meme temps qui est exprime par la forme correlative simple. C'est la une notion propre ä la langue, originale au plus haut point, sans equivalent dans le temps de l'univers physique. On doit rejeter les approximations de 1' « anterio-rite » telles que « passe du passe », « passe du futur », etc., selon une terminologie assez repandue, ä vrai dire denuee de sens : il n'y a qu'un passe, et il ne peut admettre aucune qualification : « passe du passe » est aussi peu intelligible que le serait « infini de l'infini ». La marque formelle des formes d'anteriorite est double : i° elles ne peuvent se construire comme formes fibres; 20 elles doivent s'employer conjointement avec des formes verbales simples de meme niveau temporel. On trouvera les formes d'anteriorite dans des propositions non fibres introduites par une conjunction telle que quand. Elles se rangeront done ainsi : anterieur de present: quand il a ecrit une lettre (il l'envoie) anterieur d'imparfait : quand il avait ecrit... (il l'envoyait) anterieur d'aoriste : quand il eut ecrit... (il l'envoya) anterieur de futur : quand il aura ecrit... (il Tenverra). La preuve que la forme d'anteriorite ne porte par elle-meme aucune reference au temps est qu'elle doit s'appuyer syn-taxiquement sur une forme temporelle fibre dont elle adop-tera la structure formelle pour s'etablir au meme niveau temporel et remplir ainsi sa fonction propre. C'est pourquoi on ne peut admettre : quand il a ecrit..., il envoy a. Les temps composes, qu'ils indiquent l'accompli ou l'anteriorite, ont la meme repartition que les temps simples quant aux deux plans d'enunciation. Iis appartiennent aussi, les uns au discours, les autres au recit. Pour ne pas en prejuger, nous avons formule les exemples ä la 3e personne, forme commune aux deux plans. Le principe de la distinction est le meme : « quand il a fini son travail, il rentre chez lui » est du discours, ä cause du present, et, aussi bien, de l'anterieur de present; — « quand il eut fini..., il rentra » est un enonce historique, ä < a use de l'aoriste, et de l'anterieur d'aoriste. 248 Problimes de linguistique generate La realite de la distinction que nous posons entre formes d'accompli et formes d'anteriorite nous parait mise en evidence par un autre indice encore. Suivant qu'il s'agit des unes ou des autres, la structure des relations entre les formes temporelles est differente. Dans la categorie de l'accompli, la relation qui s'etablit entre formes composees est syme-trique a celle qui regne entre les formes simples correlatives : il a ecrit et il avail ecrit sont entre eux dans le meme rapport que il e"crit et il ecrivait. lis s'opposent done sur l'axe du temps par une relation temporelle paradigmatique. Mais les formes d'anteriorite n'ont pas de relation temporelle entre elles. fitant syntaxiquement des formes non libres, elles ne peuvent entrer en opposition qu'avec les formes simples dont elles sont les correlats syntaxiques. Dans un exemple comme : « Quand il a fait son travail, il part », l'anterieur de present « (quand) il a fait » s'oppose au present « // part », et doit sa valeur a ce contraste. C'est une relation temporelle syntag-matique. Tel est le statut double du parfait. De la provient la situation ambigue d'une forme comme il avait fait, qui est membre de deux systemes. En tant que forme (libre) d'accompli, il avait fait s'oppose comme imparfait au present il a fait, a l'aoriste il eut fait, etc. Mais en tant que forme (non libre) d'anteriorite, (quand) il avait fait, s'oppose a la forme libre il faisait et n'entretient aucune relation avec (quand) il fait, (quand) il a fait, etc. La syntaxe de l'enonce decide de l'ap-partenance de la forme de parfait a l'une ou a l'autre des deux categories. Ici se place un proces de grande portee et qui interesse le developpement de la langue. C'est l'equivalence fonctionnelle entre je fis et j'ai fait, qui discrimine precisement le plan du recit historique et celui du discours. En fait, la ire personne je fis n'est admise ni dans le recit, etant ire personne, ni dans le discours, etant aoriste. Mais l'equivalence vaut aussi pour les autres formes personnelles. On discerne pourquoi je fis a ete supplante par j'ai fait. C'est a partir de la ire personne que le processus a du commencer, la etait l'axe de la subjectivite. A mesure que l'aoriste se specifie comme temps de l'evenement historique, il se distance du passe subjectif qui, par tendance inverse, s'associe a la marque de la personne dans le discours. Pour un locuteur parlant de lui-meme, le temps fondamental est le « present »; tout ce qu'il prend a son compte comme accompli en l'enoncant a la ire personne du parfait se trouve rejete immanquablement dans le passe. A partir de la, l'expression est fix6e : pour specifier le passe L'homme dans la langue 249 subjectif, il suffira ďemployer dans le discours la forme d'accompli. Ainsi de la forme de parfait j'ai lu ce livre, ou j'ai lu est un accompli de present, on glisse á la forme tempo-relle de passé j'ai lu ce livre Vannée derniere ; j'ai lu ce lime des qu'il a paru. Le discours est alors pourvu d'un temps passé symétrique de l'aoriste du récit et qui contraste avec lui pour la valeur : il fit objectivise 1'événement en le détachant du present; il a fait, au contraire, met 1'événement passé en liaison avec notre present. Seulement le systéme du discours subit de ce chef une atteinte sensible : il gagne une distinction temporelle, mais au prix de la perte d'une distinction fonctionnelle. La forme j'ai fait devient ambigué et crée une déficience. En soi, j'ai fait est un parfait qui fournit soit la forme d'accompli, soit la forme ďantériorité au present je fais. Mais quand j'ai fait, forme composée, devient 1' « aoriste du discours », il prend la fonction de forme simple, de sorte que j'ai fait se trouve étre tantót parfait, temps compose, tantót aoriste, temps simple. A ce trouble, le systéme a remédié en recreant la forme manquante. En face du temps simple je fais, il y a le temps compose j'ai fait pour la notion d'accompli. Or puisque j'ai fait glisse au rang de temps simple, il aura besoin d'un nou-veau temps compose qui exprime á son tour l'accompli : ce sera le surcomposé j'ai eu fait. Fonctionnellement, j'ai eu fait est le nouveau parfait d'un j'ai fait devenu aoriste. Tel est le point de depart des temps surcomposés. Le systéme est ainsi réparé et les deux paires d'oppositions redeviennent symétriques. Au present, je mange s'oppose un parfait j'ai mange qui fournit au discours i° un accompli de present (p. ex. «j'ai mange; je n'ai plus faim »); 20 un antérieur de present (p. ex. « quand j'ai mange, je sors me promener »). Lorsque j'ai mange devient aoriste, il se recrée un nouveau parfait j'ai eu mange qui pareillement donne i° un accompli d'aoriste (p. ex. a j'ai eu mange mon repas en dix minutes »); 2° un antérieur d'aoriste (p. ex. « quand j'ai eu mange, je suis sorti »). En outre le parallélisme temporel est rétabli entre les deux plans ďénonciation : au couple il mangea (aoriste) : il eut mange (parfait) du récit historique, le discours répond maintenant par il a mange (nouvel aoriste) : il a eu mange (nouveau parfait). Nous n'avons donné ici qu'une esquisse sommaire d'un vaste sujet qui demanderait de longues analyses et des statis-tiques détaillées. L'essentiel était de faire apparaitre ces i^randes divisions, parfois peu visibles, qui parcourent le systéme temporel du verbe francais moderně. Les unes, 250 Problémes de linguistique generále comme la distinction du récit historique et du discours, créent deux sous-systěmes de temps et de personnes verbales; l'autre, celle du present et du parfait, n'est pas d'ordre tem-porel; mais á chaque niveau temporel le parfait porte deux fonctions que la syntaxe distingue : fonction ďaccompli et fonction ďantériorité, symétriquement réparties, en partie par refection, entre le récit et le discours. Le tableau d'une conjugaison ďun verbe fran9ais, oú les paradigmes s'alignent, complets et uniformes, ne laisse méme pas soup9onner que le systéme formel du verbe a une structure double (conjugaison de present et conjugaison de parfait), comme est double cette organisation temporelle, fondée sur des relations et des oppositions qui sont la réalité de la langue. CHAPITRE XX La nature des pronoms 1 Dans le debat toujours ouvert sur la nature des pronoms, on a ľ habitude de considérer ces formes linguistiques comme formant une merne classe formelle et fonctionnelle; ä ľins-tar, par exemple, des formes nominales ou des formes verbales. Or toutes les langues possědent des pronoms, et dans toutes on les définit comme se rapportant aux mémes categories d'expression (pronoms personnels, démonstratifs, etc.). Ľuniversalité de ces formes et de ces notions conduit ä penser que le probléme des pronoms est ä la fois un probléme de langage et un probléme de langues, ou mieux, qu'il n'est un probléme de langues que parce qu'il est d'abord un probléme de langage. Cest comme fait de langage que nous le poserons ici, pour montrer que les pronoms ne constituent pas une classe unitaire, mais des espěces diíférentes selon le mode de langage dont ils sont les signes. Les uns appartiennent ä la syntaxe de la langue, les autres sont caractéristiques de ce que nous appellerons les « instances de discours », c'est-ä-dire les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur. On doit considérer d'abord la situation des pronoms personnels. II ne suffit pas de les distinguer des autres pronoms par une denomination qui les en séparé. II faut voir que la definition ordinaire des pronoms personnels comme conte-nant les trois termes je, tu, U, y abolit justement la notion de « personne ». Celle-ci est propre seulement ä jeltu, et fait défaut dans iL Cette difference fonciére ressortira de ľanalyse de je. Entre je et un nom référant ä une notion lexicale, il n'y a pas seulement les diíférentes formelles, trěs variables, qu'im- I. Extrait de For Roman Jakobson, Mouton & Co., La Haye, 1956. 252 Problimes de linguistique generale pose la structure morphologique et syritaxique des langues particulieres. II y en a d'autres, qui tiennent au processus meme de l'enonciation linguistique et qui sont d'une nature plus generale et plus profonde. L'enonce contenant je appar-tient ä ce niveau ou type de langage que Charles Morris appelle pragmatique, qui inclut, avec les signes, ceux qui en font usage. On peut imaginer un texte linguistique de grande etendue — un traite scientifique par exemple — oü je et tu n'apparaitraient pas une seule fois; inversement il serait difficile de concevoir un court texte parle oü ils ne seraient pas employes. Mais les autres signes de la langue se repar-tiraient indifferemment entre ces deux genres de textes. En dehors de cette condition d'emploi, qui est dejä distinctive, on relevera une propriete fondamentale, et d'ailleurs manifeste, de je et tu dans l'organisation referentielle des signes linguistiques. Chaque instance d'emploi d'un nom se refere ä une notion constante et « objective », apte ä rester virtuelle ou ä s'actualiser dans un objet singulier, et qui demeure toujours identique dans la representation qu'elle eveille. Mais les instances d'emploi de je ne constituent pas une classe de reference, puisqu'il n'y a pas d' « objet » definissable comme je auquel puissent renvoyer identiquement ces instances. Chaque je a sa reference propre, et correspond chaque fois ä etre unique, pose comme tel. Quelle est done la « realite » ä laquelle se refere je ou tu ? Uniquement une « realite de discours », qui est chose tres singuliere. Je ne peut etre defini qu'en termes de « locution », non en termes d'objets, comme Test un signe nominal. Je signifie « la personne qui enonce la presente instance de discours contenant je ». Instance unique par definition, et valable seulement dans son unicite. Si je percois deux instances successives de discours contenant je, proferees de la meme voix, rien encore ne m'assure que Tune d'elles ne soit pas un discours rapporte, une citation oü je serait imputable ä un autre. II faut done souligner ce point : je ne peut etre identifie que par l'instance de discours qui le contient et par la seulement. II ne vaut que dans l'instance oü il est produit. Mais, parallelement, e'est aussi en tant qu'instance de forme je qu'il doit etre pris; la forme je n'a d'existence linguistique que dans l'acte de parole qui la profere. II y a done, dans ce proces, une double instance conjuguee : instance de je comme referent, et instance de discours contenant je, comme refere. La definition peut alors etre precisee ainsi : je est F « individu qui enonce la presente instance de discours contenant l'instance linguistique je ». Par consequent, en V hovíme dans la langue 253 introduisant la situation ď « allocution », on obtient une definition symétrique pour tu, comme 1' « individu allocuté dans la présente instance de discours contenant 1'instance linguistique tu ». Ces definitions visent je et tu comme caté-gorie du langage et se rapportent á leur position dans le lan-gage. On ne considěre pas les formes spécifiques de cette catégorie dans les langues données, et il importe peu que ces formes doivent figurer explicitement dans le discours ou puissent y demeurer implicites. Cette reference constante et nécessaire á 1'instance de discours constitue le trait qui unit á jej tu une série ď « indica-teurs » relevant, par leur forme et leurs aptitudes combina-toires, de classes différentes, les uns pronoms, les autres adverbes, d'autres encore locutions adverbiales. Tels sont d'abord les démonstratifs : ce, etc. dans la mesure oú ils sont organises corrélativement aux indicateurs de personne, comme dans lat. hic jisté. II y a ici un trait nouveau et dištinctif de cette série : c'est 1'identification de 1'objet par un indicateur d'ostension concomitant á 1'instance de discours contenant 1'indicateur de personne : ce sera 1'objet designe par ostension simultanée á la présente instance de discours, la reference implicite dans la forme (par exemple, hic oppose á iste) 1'associant á je, á tu. Hors de cette classe, mais au méme pian et associés á la méme reference, nous trouvons les adverbes ici et maintenant. On mettra en evidence leur relation avec je en les définissant : ici et maintenant délimitent 1'instance spatiale et temporelle coextensive et contemporaine de la présente instance de discours contenant je. Cette série n'est pas limitée á ici et maintenant; elle s'accroit d'un grand nombre de termes simples ou complexes procédant de la méme relation : aujourďhui, hier, demain, dans trois jours, etc. II ne sert de rien de défmir ces termes et les démonstratifs en general par la deixis, comme on le fait, si 1'on n'ajoute pas que la deixis est contemporaine de 1'instance de discours qui porte 1'indicateur de personne; de cette reference le démonstratif tire son caractěre chaque fois unique et particulier, qui est 1'unité de 1'instance de discours á laquelle il se réfěre. L'essentiel est done la relation entre 1'indicateur (de personne, de temps, de lieu, d'objet montré, etc.) et la présente instance de discours. Car, děs qu'on ne vise plus, par 1'ex-pression méme, cette relation de 1'indicateur á 1'instance unique qui le manifeste, la langue recourt á une série de termes distincts qui correspondent un á un aux premiers et qui se referent, non plus a 1'instance de discours, mais aux objets 254 Problémes de linguistique generale « reels », aux temps et lieux « historiques ». D'oii les correlations telles que je : il— ici : la — maintenant : alors — aujour-ďhui : le jour mime — hier : la veille — demain : le lendemain — la semaine prochaine : la semaine suivante — il y a trots jours : trois jours avant, etc. La langue méme dévoile la difference profonde entre ces deux plans. On a traité trop légěrement et comme allant de soi la reference au « sujet parlant » implicite dans tout ce groupe d'expressions. On dépouille de sa signification propre cette reference si Ton ne discerne pas le trait par oů eile se distingue des autres signes linguistiques. Cest pourtant un fait ä la fois original et fundamental que ces formes « pronominales » ne renvoient pas ä la « réalité » ni ä des positions « objectives » dans l'espace ou dans le temps, mais ä 1'énoncia-tion, chaque fois unique, qui les contient, et réfléchissent ainsi leur propre emploi. L'importance de leur function se mesurera ä la nature du probléme qu'elles servent ä résou-dre, et qui n'est autre que celui de la communication inter-subjective. Le langage a résolu ce probléme en créant un ensemble de signes « vides », non référentiels par rapport ä la « réalité », toujours disponibles, et qui deviennent « pleins » děs qu'un locuteur les assume dans chaque instance de son discours. Dépourvus de reference materielle, ils ne peuvent pas étre mal employes; n'assertant rien, ils ne sont pas soumis ä la condition de vérité et échappent ä toute dénégation. Leur röle est de fournir l'instrument d'une conversion, qu'on peut appeíer la conversion du langage en discours. Cest en s'identifiant comme personne unique prononfant je que chacun des locuteurs se pose tour ä tour comme « sujet ». L'emploi a done pour condition la situation de discours et nulle autre. Si chaque locuteur, pour exprimer le sentiment qu'il a de sa subjectivité irréductible, disposait d'un « indi-catif » distinct (au sens ou chaque station radiophonique émettrice possěde son « indicatif » propre), il y aurait prati-quement autant de langues que d'individus et la communication deviendrait strictement impossible. A ce danger le langage pare en instituant un signe unique, mais mobile, je, qui peut étre assume par chaque locuteur, ä condition qu'il ne renvoie chaque fois qu'ä l'instance de son propre discours. Ce signe est done lie ä Yexercice du langage et declare le locuteur comme tel. Cest cette propriété qui fonde le discours individuel, oů chaque locuteur assume pour son compte le langage entier. L'habitude nous rend facilement insensibles ä cette difference profonde entre le langage comme systéme de signes et le langage assume comme exercice par l'individu. L'komme dans la langue 255 Quand l'individu se l'approprie, le langage se tourne en instances de discours, caracterisees par ce Systeme de references internes dont la clef est je, et definissant l'individu par la construction linguistique particuliere dont il se sert quand il s'enonce comme locuteur. Ainsi les indicateurs je et tu ne peuvent exister comme signes virtuels, ils n'existent qu'en tant qu'ils sont actualises dans l'instance de discours, ou ils marquent par chacune de leurs propres instances le proces d'appropriation par le locuteur. Le caractere systematique du langage fait que 1' appropriation signalee par ces indicateurs se propage dans l'instance de discours ä tous les elements susceptibles de s'y « accor-der » formellement; avant tout, par des procedes variables selon le type d'idiome, au verbe. On doit insister sur ce point : la « forme verbale » est solidaire de l'instance individuelle de discours en ce qu'elle est toujours et necessairement actualisee par Facte de discours et en dependance de cet acte. Elle ne peut comporter aucune forme virtuelle et « objective ». Si le verbe est usuellement represente par son infinitif comme entree de lexique pour nombre de langues, c'est pure convention; l'infinitif en langue est tout autre chose que l'infinitif de la metalangue lexicographique. Toutes les variations du paradigme verbal, aspect, temps, genre, personne, etc. resul-tent de cette actualisation et de cette dependance vis-ä-vis de l'instance de discours, notamment le « temps » du verbe, qui est toujours relatif ä l'instance ou la forme verbale figure. Un enonce personnel fini se constitue done sur un double plan : il met en ceuvre la fonction denominative du langage pour les references d'objet que celle-ci etablit comme signes lexicaux distinctifs, et il agence ces references d'objet ä 1'aide d'indicateurs auto-referentiels correspondant ä chacune des classes formelles que l'idiome reconnait. Mais en est-il toujours ainsi ? Si le langage en exercice se produit par necessite en instances discretes, cette necessite le voue-t-elle aussi ä ne consister qu'en instances « person-nelles »? Nous savons empiriquement que non. II y a des enonces de discours, qui en depit de leur nature individuelle, echappent ä la condition de personne, e'est-a-dire renvoient non ä eux-memes, mais ä une situation « objective ». C'est le domaine de ce qu'on appelle la « troisieme personne ». La « troisieme personne » represente en fait le membre non marque de la correlation de personne. C'est pourquoi il n'y a pas truisme ä afrlrmer que la non-personne est le seul mode d'enonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer ä elles-memes, mais qui predi- 256 Problemes de linguistique generale quent le proces de n'importe qui ou n'importe quoi hormis l'instance meme, ce n'importe qui ou n'importe quoi pouvant toujours etre muni d'une reference objective. Ainsi, dans la classe formelle des pronoms, ceux dits de « troisieme personne » sont entierement differents de je et tu, par leur fonction et par leur nature. Comme on l'a vu depuis longtemps, les formes telles que il, le, cela, etc. ne servent qu'en qualite de Substituts abreviatifs (« Pierre est malade; il a la fievre »); ils remplacent ou relaient l'un ou l'autre des elements materiels de l'enonce. Mais cette fonction ne s'attache pas seulement aux pronoms; eile peut etre remplie par des elements d'autres classes; ä l'occasion, en francais, par certains verbes (« cet enfant ecrit maintenant mieux qu'il ne faisait l'annee derniere »). C'est une fonction de « representation a syntaxique qui s'etend ainsi ä des termes pris aux differentes « parties du discours », et qui repond ä un besoin d'economie, en rempla9ant un segment de l'enonce, et meme un enonce entier, par un Substitut plus maniable. II n'y a done rien de commun entre la fonction de ces Substituts et celle des indicateurs de personne. Que la « troisieme personne » est bien une « non-personne » certains idiomes le montrent litteralement K Pour n'en prendre qu'un exemple entre beaueoup, voici comment se presentent les prefixes pronominaux possessifs dans les deux series (ä peu pres inalienable et alienable) du Yuma (Cali-fornie) : ire pers. ?-, }anv-; 2e pers. m-, manv-\ 3e pers. zero, ny- 2. La reference de personne est une reference zero hors de la relation/e/fa. En d'autres idiomes (indo-europeens notam-ment), la regularite de la structure formelle et une symetrie d'origine secondaire produisent l'impression de trois personnes coordonnees. C'est notamment le cas des langues modernes ä pronom obligatoire oü il semble, ä egalite avec je et tu, membre d'un paradigme ä trois termes; ou de la flexion de present indo-europeen, avec -mi, -si, -ti. En fait la symetrie est seulement formelle. Ce qu'il faut considerer comme dis-tinetif de la « 3e personne » est la propriete i° de se combiner avec n'importe quelle reference d'objet; 2° de n'£tre jamais, reflexive de l'instance de discours; 30 de comporter un nombre parfois assez grand de variantes pronominales ou demonstratives; 40 de n'etre pas compatible avec le para- 1. Voir dejä en ce sens B.S.L. XLIII (1946), pp. 1 sq.; ci-dessus p. 225. 2. D'apres A. M. Halpern, dans son article « Yuma », Linguistic Structures of Native America, ed. Harry Hoijer and others (= Viking Fund Publications in Anthropology, 6), 1946, p. 264. Vhomme dans la langue 257 digme des termes referentiels tels que tci, maintenant, etc. Une analyse, meme sommaire, des formes classees indistinc-tement comme pronominales, conduit done ä y reconnaitre des classes de nature toute differente, et par suite, ä distinguer entre la langue comme repertoire de signes et Systeme de leurs combinaisons, d'une part, et, de l'autre, la langue comme activite manifestee dans des instances de discours qui sont caracterisees comme telles par des indices propres.