11. Savoir s’informer Ensemble dans la rue? Les deux? Pourquoi l’un l’autre? D’ordinaire lui le matin, elle le soir. Parfois l’inverse. Parfois un des deux le midi, si beau temps, bonne humeur et corps piaffant. Pas de questions. Inutile poser questions. Pas de paroles comme eux. Ils arrivent, comprennent rien, beau gémir. Ils regardent de leur air hagard. « Kesskia? » Evident, ils ne voient pas l’évidence. Ils regardent davantage vers le bas, suivent davantage les sons depuis la crise. Depuis que lui, odeur de noix, son allergie, gémir, gémir, tourner en rond, sautiller autour de lui, puis la crise. Depuis ce moment, ils regardent davantage quand gémissement surgit. Respect d’un savoir qu’ils n’atteindront pas dans leur quotidien. Que faire avec pauvres quarante millions de cellules olfactives, triste infirmité, à côté d’un nez qui voit quarante fois plus vite que leurs machines supposées sophistiquées, plate mécanique figée. Odeur de chat, odeur de gerbille, odeur de cancer. Rue commerciale du quartier, pas compréhensible. Chaque jour, le parc, le parc vite vite. Quand rue commerciale, mauvais signe. Toilettage chez Julie, des heures à subir l’eau. L’eau, valable pour la gueule. On glisse sous la langue, roule la langue, avale, rafraîchissement. Sinon l’eau déluge avalanche trombe agresse les pattes, le poil, tombe dessus avec violence. Violence de l’eau. Une fois, ça se superpose à diverses expériences, des lignes dans l’espace apparaissent, la vaste étendue. L’eau surgit en masse sur 93 du sable, horizontale, comme gigantesque ricanement. Gniengniengniengnienfloushhhhh. Quatre pattes trempées d’un coup, détaler, vite, traîner la laisse. Eux derrière moi, courant, riant. Rien de drôle. Incapable d’échapper à l’eau. Partout l’eau, une grande boîte, qui englobe enveloppe enferme, affolement multiplicité effervescente. Partout, bizarre odeur de sel. Odeur connue, mais pas identique, autre sel, différent. Autre ligne de temps qui se superpose, autre surface dans l’espace, autre odeur précise qui s’incruste soudain dans les deux milliards de cellules olfactives. Ils parlent, parlent, elle un gémissement quand les sons tombent de sa bouche, quelque chose ne va pas, elle regarde à peine en penchant la tête, puis elle flatte le poil, le dos, réflexe, à peine si elle se rend compte de l’accomplissement, quantité négligeable, ils oublient de s’arrêter quand le besoin d’arrêter. Les odeurs arrêtent le corps, plonger le museau au sol, sinon quoi, sinon frustration. Obligé de tirer du cou pour bloquer leur avancée, stopper leurs pas. Compagnie sur ce poteau. En reniflant dix fois par seconde, comme d’habitude, déjà senti : Skype, Bella, Fruitloop plus un inconnu. Fruitloop pas l’air en forme. Lire le journal du quartier avec le nez. On s’arrête à la boucherie, de nouveau la boucherie. La boucherie déjà quand le soleil arrivait à son zénith, l’autre fois, autre surface de temps, et l’espace aussi, du surtemps, du surplace. Regards vers eux. Ne pas manger la viande, sommes de la viande, ils n’écoutent pas. Puis des restes par terre, des fois quand ils finissent, précipite toujours, même si de la viande. Bonne odeur de cadavre, saliver, dévorer, le gras. Pas possible y échapper, réflexe, vivre de ses réflexes, trop bon quand même. Pourquoi encore boucherie, encore odeur des viandes déjà. Elle n’achète rien, babille avec autre humain, derrière le comptoir. Lui reste dehors, 94 tourne en rond, lui, autour de la laisse. Planter au sol, sentir le poteau d’arrêt de bus, Hamlet passé par ici et quelqu’un a mangé un sandwich aux tomates. L’ennui des tomates. Pas comme papaye avocat fromage. Fromage, être assis espace-temps infini pour recevoir morceau de fromage. Fromage égale éternité. Elle sort, lui la regarde, elle hausse les épaules, odeurs négatives, découragement. Même pas de sons. Traverser la rue, direction la fleuriste comme dans l’autre surtemps, nous faisons du surplace. La fleuriste déjà dans l’autre mouvement, ailleurs, avant ou après. Elle accueille à la porte, bonjour elle dit, s’approche tend sa main, le museau vient s’enfouir, elle sourit, propos sur les gens qui n’aiment pas les chiens, particulier bergers allemands et pitbulls, elle rappelle qu’elle ne comprend pas, comme dans les autres surfaces du temps elle répète son amour canin, parle de son fox-terrier, la langue atteint la paume, elle dépose sa main sur la tête. Non rien aperçu, elle regrette, je vais chercher, si je le trouve je me précipiterai, téléphonerai, mais j’aurais remarqué il me semble. Dans une autre surface d’espace, ligne du temps, des fleurs pour sa mère à lui, pour son anniversaire. Venue manger à la maison avec le père, très contente des fleurs et du reste, les cadeaux, le bruit du papier d’emballage, bonheur de glisser les rubans sur la langue. La mère, elle a joué du museau avec la main, et aussi des oreilles et du ventre, quatre pattes au-dessus, heureux, gratte, gratte pourquoi arrêter. A la maison beaucoup de fleurs, de plantes, sauf colchiques, pervenches, aloès, mauvais pour les quatre pattes elle dit, elle a lu, plus jamais. On revient sur nos pas, ralentir pour cause de poteau, Skype est aussi passé par ici, en ajouter une couche, la patte levée pour projeter par-dessus Skype, bonjour salut Skype. 95 Maintenant les fruits et légumes, autre action qui reprend un autre moment, autre mouvement, surimpression d’histoires multiples. On superpose encore les fruits et légumes. Cette fois ils entrent l’un et l’autre, enroulent la laisse autour d’un poteau, aucun vivant intéressant passé par ici, un petit garçon appuyé sur le poteau tantôt, un manque de santé. Quelque chose se prépare dans son corps, le petit homme sent la maladie. Lui, il achète des mangues, l’odeur vient jusqu’ici, appropriation de l’odeur, moins subtile quand même que la papaye. Elle, au comptoir, de nouveau, babille, babille au comptoir, la blonde derrière le comptoir, son souvenir dans un autre «maintenant», elle s’écoule devant moi dans une autre surface, une autre ligne qui se superpose dans le semblable mouvement. Ça se superpose et je vois qu’elle, ses bras, qui bougent qui bougent, comme dans l’autre maintenant qui bougent qui bougent, plus rapide encore, et elle ressemble à l’image à la maison dont ils parlent souvent, celle de Siva. Elle sort, tête basse pas de regard vers moi, il paye les mangues, plusieurs mangues, mouvement de la main pour au revoir. On trottine, direction le parc, non, autre arrêt, on croise un ami, une odeur connue, odeur rencontrée dans de nombreux «maintenant». Elle, sa voix lasse, les sons de sa voix se fondent, comme si le corps lui- même voulait se liquéfier, vrai que la chaleur intense, halètement, halètement, respiration rapide, lui n’ose pas parler, près de l’arbre un peu d’ombre de fraîcheur. L’ami, une voix un peu triste pendant que la main sur le museau puis sur le stop le front le crâne, il enfonce ses doigts dans le poil du dos, la main avance recule. Elle, elle parle, adore parler, ses vibrations uniques, même si l’impression qu’elles fondent et forment une flaque de sons au sol, la canicule ne produit pas 96 la fonte des sons, elle vit un dur moment. Lui, l’ami, un peu penché parce que la main dans le poil du dos, obligé de lever la tête légèrement pour la regarder et cou tordu, un peu tordu, pas une position humaine caractéristique. Un peu à la manière d’eux quand dans le lit ils se collent et prennent des positions étranges, elle accroupie sur lui, sautillant, penchée puis relevée et ça recommence, des fois elle à quatre pattes comme si elle devenait quadrupède, des fois se relève colle au mur, des fois comme s’ils roulaient un peu, les vibrations assez étranges dans les sons, leurs voix montent descendent, étrange chant, pas comme dans les autres temps, les seules fois où ils halètent, pourtant on ne sent pas de grande chaleur dans la chambre. Assis, pas un bruit, tourné vers eux, à un moment ça se calme, puis positions bizarres reprennent pas longtemps après, jamais la même position bizarre deux fois qui se superposent tout de suite dans le temps, et mêmes vibrations différentes, jamais comme quand ils sont debout. On sent quand cette parenthèse de leur histoire se termine et alors le museau posé sur le lit et eux se tournent dans la direction du museau et toujours les mains sur le poil et toujours beaucoup de rires puis les vibrations reprennent de manière normale, puis ils se lèvent, puis ils mettent la deuxième peau, parfois ils attendent un peu avant de passer à cette opération et ils se promènent un certain temps avec juste la peau naturelle et ils se touchent partout. L’ami repart et répétition de bonne chance. Bonne chance, là, bonne chance. Bientôt le parc, sauf avant un nouvel arrêt, cette fois le marchand de journaux et lui aussi un autre surtemps juste presque maintenant, le Soleil montait dans le ciel comme dans ce présent, et comme à la boucherie et ailleurs, elle joue à Siva et derrière le comptoir, la petite dame, menue, ouvre une grande bouche en secouant la tête, signifie mauvaises 97 nouvelles encore pour elle, et rien de plus triste que de mauvaises nouvelles pour elle, car elle est douce et les vibrations de sa voix sont agréables, sauf des fois quand elle parle au téléphone pour son travail, mais ce monde, celui du travail de l’architecture, « architecture » le mot qui va avec « travail » quand les sons sortent d’elle, se situent dans un univers inconnu qui n’a pas de sens dans la maison. Elle sort, n’a même pas acheté un journal, la tête penchée un peu, lui la prend par les épaules avec le bras qui ne tient pas la laisse. Le bras avec la laisse ne tire pas la laisse, permet de vaquer le museau au sol pendant opération consolation. Maintenant, rien ne bloque l’horizon la vaste étendue d’herbe, les arbres, grande inspiration. Ils sont là, les uns et les autres, des inconnus de surcroît, leurs odeurs traversent l’espace un grand vent qui tourbillonne, ceux qui ont trottiné à l’orée du parc, dans cette longue bande qui longe la rue où les machines dévalent. Les machines méritent un aboiement. En général elles passent trop vite ou elles vivent au repos. Quand elles avancent lentement, leurs quatre pattes vite un aboiement, même si chaque fois il tire la laisse, le cou ressent une saccade agaçante et un mot sec de sa part à lui, un son désagréable, arrête, arrête, qu’est-ce que tu as parfois à aboyer en approchant d’une voiture, toi qui n’aboies jamais. Et ajoute: qui n’aboie jamais à aucun autre moment, comme s’il craignait dans les environs quelqu’un qui découvre que son propos manquait de logique, car les mots les sons les bruits dans leurs bouches doivent suivre ce qu’ils nomment logique, il croit qu’il existe une logique du discernement du jugement dans l’agissement des bipèdes. Il ne comprend pas les réflexes, le pouvoir des sens, savoir où se place l’ennemi. Sa bonté n’a d’égal que sa méconnaissance des espaces et des temps qui 98 nous entourent, il saisit tellement peu. Il mérite quand même l’amour, pas mauvais bipède, gentil. Tiré, tiré encore plus, hâte, la terre sous les pattes, l’herbe grasse, se rouler un peu, beaucoup, fraîcheur du dos, se tortiller, continuer de se tortiller, les pattes molles bougent. Ils sourient, regardent en bas, sourires tristes. On avance, les pattes le museau ils veulent aller par là, eux, l’un l’autre, insistent pour aller d’un autre côté, ici plutôt. Impression de répéter un autre maintenant, une autre ligne de l’espace-temps, pourtant la lumière paraît différente, une autre énergie lumineuse. La matière autour des pattes remonte le temps, superposition. Suivre le même parcours qu’à l’autre moment. Avant ou après, difficile de savoir, a déjà existé, existe quelque part, pas longtemps de ça. On contourne la butte. Il lui a donné la laisse, elle qui suit maintenant, dans le maintenant présent, elle qui se place derrière et pas rapide, la tête qui dodeline, on devine, pas la tête droite. Puis elle précède, dépasse de ses deux pattes, rythme saccadé, le même chemin que dans l’autre maintenant, il se superpose à l’actuel. Elle tire, descente du petit sentier, elle devant qui tire, lui qui suit, soupire. Grande étrangeté, soudain. Son odeur se dédouble, son corps comme séparé, un grand corps d’un côté, un plus petit de l’autre, en direction de la grande rue, l’autre grande rue qui borde le parc, là où l’herbe arrête. Les conifères sentent comme elle, les conifères possèdent son odeur, en minuscule, courte odeur. Comment se trouve- t-elle dans les conifères, elle marche devant, son corps avance sur les deux pattes, saccadé. Voir les conifères, pourquoi elle embaume les conifères. Là, là, y aller, oui, plus près, plus beaucoup d’herbe près du conifère, tirer la laisse, la terre grasse, museau frôle la terre, ils suivent, elle se tient près, lui derrière, elle se penche, son visage une grande éclaircie. 99 — CHRISTOPHE ! Il l’a trouvé ! Le bracelet est là ! Il s’est certainement détaché quand je l’ai promené hier soir, dans ce coin-ci. Rimbaud, mon hé-ros ! Lui sourit, content, heureux quand il la voit heureuse. Il tape dans ses mains, regards appuyés, tendres. Elle tout son corps, bras, seins, épaules, cou, bouche enveloppe le poil, elle murmure de joie, les vibrations de ses sons dans le poil, la chaleur, le contact, la chaleur encore plus, le bonheur, une surface d’espace-temps s’ouvre à l’infini.