naissance celui qui passait pour son père. La haine du prochain courait comme la vérole dans le pays. Quand il fut six heures et demie, ses enfants réveillés accoururent auprès de lui. Seul Charles, son aîné, ne le saluait plus depuis quelque temps. Il préparait son brevet à Fort-de-France et ne remontait que le samedi-dimanche au Morne-Carabin. Sa mère disait qu’il couvait un chagrin d’amour pour une camarade de classe. Les autres, par contre, adoraient leur père, surtout les filles, qu’il couvrait de toutes sortes de gâteries. Mais le jeu de la veille avait été si prenant qu’il était rentré cette fois-là les mains vides. Chimène, sa benjamine, but un peu d’eau de café dans son bol et lui dit : — Papa, Madame Malandru ne veut plus que je joue avec Louisiane. Elle m’a crié après quand je suis allée la chercher hier après- midi... — Ne t’en fais pas pour ça, ma fille, répondit le major en regardant sa femme droit dans les yeux. — Va te baigner, Chimène, lui dit sa mère, l’école ne t’attendra pas. Quand les enfants s’en allèrent derrière la maison puiser de l’eau dans un bassin et une grosse jarre qui recueillait la pluie du toit, la femme de Rosalien vint s’asseoir à ses côtés. Son visage était triste, comme frappé par une 24 douleur de devant-jour; son front était chargé de plis. — Que veux-tu me dire que tu ne m’as pas encore dit ? fit-elle. — Hon !... — Les voisins ont souvent dit que Malandru «tait mon homme avant que je t’épouse... Tout ça parce qu’il venait aider mon père à fouiller ses fosses de choux-de-Chine à Fond Massacre... — Pflf ! Laisse tomber, tous les coudions sont morts à Saint-Pierre sous le volcan ! répondit le major d’un ton froid. Et il sortit dans la cour s’occuper de ses bêtes. Il commença par éplucher et couper en morceaux le fruit-à-pain qu’il devait cuire dans une grande marmite coco-nègre près du parc à cochons. Les coups de coutelas fendaient le fruit de part en part. Quand il eut fini, il alluma le feu sous le coco-nègre, prit son coutelas et deux sacs de farine-France vides qui pendaient à l’entrée du hangar et descendit vers la Source Fourniol. Il rencontra en chemin maître Firmin venu lui aussi faucher de l’herbe pour ses bœufs. Il dit au major : — Hier soir, fils, tu as eu le nègre du Marigot de manière propre et nette ! Jamais je n’aurais cru que tu te sortirais de ce pétrin. Bravo ! Rosalien grimaça comme un dindon et laissa maître Firmin passer devant. Le chemin était étroit et glissait à cause des avalasses de pluie. 25 Maître Firmin devait avoir passé quatre-vingts ans. Sa bouche n’avait plus qu’une dent. Il vivait seul dans une petite case que découvraient les premiers vents de septembre. Mais il ne disputait pas pour autant son pain aux chiens et s’efforçait de s’en tirer tout seul. Tous les trois mois, dès qu’arrivait l’argent de sa retraite, il s’installait dans un bar du bourg et engloutissait tafia sur tafia du matin au soir et du soir au matin. Il ne dessaoulait pas pendant quatre jours. Et quand l’argent était fini, il reprenait sa vie de nègre-Guinée et cultivait giraumons, christophines, topinambours et autres légumes qu’il vendait aux marchandes. Un jour, il avait confié à Rosalien : — Prenez garde, mes enfants, la vie d’aujourd’hui est plus compliquée que de mon temps. Autrefois, on pouvait monter dans les bois, défricher un lopin et planter de quoi manger. Les békés eux-mêmes n’y trouvaient rien à redire. Mais faire pareil aujourd’hui serait une véritable gageure. Quand ils arrivèrent près de la source, ils se mirent à faucher la belle herbe grasse qui poussait dans les savanes alentour. Le soleil chauffait de ses rayons de feu la terre du Bondieu. Rosalien questionna maître Firmin : — Que sais-tu au sujet du pon ? — Pon ? Un éclat de rire agita la bouche édentée du vieux-corps. 26 — C’est bien ça, insista le fier-à-bras, cette sorte de sorcellerie qu’on serre dans la cou- coune de la femme pour pourrir la queue du coqueur qui monte sur son ventre. — Pratiques de nègres magiciens, rétorqua maître Firmin, de nègres-Congos ! Eux seuls, je crois, connaissaient ce genre de vagabondage- ries. Pas moi ! Je ne me suis jamais mêlé de ces affaires-là. Ma mère m’a élevé sainement... Après qu’ils eurent foulé l’herbe dans les sacs, ils remontèrent nourrir leurs bêtes. Rosalien possédait deux jeunes taureaux noirs qu’il attachait à un pied de poix-doux, et plusieurs veaux et moutons qu’il gardait dans un parc. Ses terres touchaient celles d’un gros béké, Gratien de Médoux, qui, quand il rencontrait Rosalien, répétait : — Je mettrais volontiers cinq cent mille francs de plus pour l’achat des terres en limite des miennes. Qu’en dis-tu, ami ? Le major faisait mine de ne rien entendre. Chaque fois, il détournait la conversation et discutait coqs de combat. Gratien possédait environ quinze coqs-game qu’il avait fait venir de pays espagnols et qui se gourmaient férocement dans les gallodromes de Fond Grand- Anse, de l’Ajoupa, de Basse-Pointe, voire du Lamentin. Le projet de Rosalien était de blouser le béké en l’amenant à lui vendre un de ses coqs espagnols. Mais ces deux madrés se surveillaient l’un l’autre. Ce jour-là, pourtant, 27 debout près d’une borne de son terrain, le fier- à-bras était songeur. Il se demandait s’il ne valait pas mieux tout vendre et partir vivre en ville comme le faisaient tous ceux qui s’étaient enrichis. Il commençait à en avoir plus qu’assez de cette vie fruste dans laquelle il s’était laissé enfermer. Aujourd’hui qu’il n’avait plus guère besoin d’argent, ce qui lui manquait, c’était le respect et l’estime des voisins. Il eût souhaité faire figure à leur égard de conseiller ou quelque chose de ce genre. Mais trop de gens d’ici connaissaient ses origines modestes et, bien qu’ils constatassent à quel point sa condition avait changé, ils n’en oubliaient rien. La vie, décidément, avait quelque chose d’ingrat. Revenu chez lui pour le repas de midi, il regarda sa femme aller et venir dans la maison, éplucher des ignames, préparer la boisson madou et balayer avec un sérieux qui l’avait toujours déconcerté. Il lui dit : — Lorette, tu es une femme formidable. Depuis que nous avons grandi ici ensemble, je me suis toujours dit que c’est toi, et toi seulement, que j’épouserais. Te rappelles-tu ce jour de l’an où je t’ai offert un bouquet de flamboyants et de bougainvillées jaunes ? Tu paraissais heureuse comme jamais. Tu semblais flotter au-dessus du sol et les mots te manquaient. Tu répétais seulement cette même ritournelle : « Rosalien, merci cher, merci cher »... Comme tout ça est loin aujourd’hui ! 28 — Tu peux le dire ! répondit la femme en préparant un punch pour son homme. Tu avais, ce jour-là, tes plus beaux habits... — Ouais, ouais... Et une fois mariés, on ne peut pas dire que la vie a toujours été facile pour nous. — Ça, c’est toi qui le dis ! — En vérité ! Quand j’étais jeune homme, je ne possédais pas un chat à la corde. Non, rien du tout ! Mais j’ai travaillé, travaillé comme un mulet bâté. C’est ainsi que j’ai obtenu ce que je possède aujourd’hui. Alors, les gens ont parlé leur compte de parlottes... Et raconté n’importe quoi : compère Rosalien a trouvé un arbre chargé de billets, compère Rosalien a pactisé avec le diable, a fait ceci, cela... Pff ! Personne, bien sûr, ne me voyait levé au pipiri-chantant, décidé à travailler et à me battre pour m’en sortir. Finotte et Romaine, les dernières filles du major, vinrent s’asseoir autour de la table. Elles n’osaient regarder leur père, tant la crainte les paralysait. Elles étaient sales comme des cochons créoles ayant passé leur temps à se vautrer dans la fange. Leur mère entreprit de les réprimander. Rosalien l’observait. Il aimait la voir ainsi : le tissu de sa coiffe défait, le visage grave et furieux, énervée et vociférante. Il appréciait ses manières de donzelle exaltée et mutine. 29