caribous ni les perdrix ne savent plus parier aujourd'hui. Helas, il doit se tourner ä present vers les etrangers de passage. Cette annee, Cerise est la premiere personne qu'il croise sur son chemin. Cette femme dans la cinquantaine est ha-billee d'une large jupe multicolore, d'une veste en velours noir brodee de pedes de verre, et d'un chäle arabe noue au-dessus de ses cheveux tresses en deux nattes. Tshakapesh reconnait facilement une Tzigane de l'Europe de l'Est, le seul endroit apparemment ou les gens de son espece s'ha-billent encore de cette maniere excentrique. Cent ans plus tot, il avait ramasse dans le Labrador une voyante, Rada, et un voleur de chevaux hongrois, Rostopan. Apres un siecle d'une rare violence, Tshakapesh se rappelle encore le gra-buge qu'ils avaient produit dans son campement. Malgre les nombreux jupons de son habit de fete, la nouvelle arrivante grelotte comme une feuille. Les poches noires de ses yeux trahissent une severe maladie du fbie, mais, apparemment, la n'est pas la raison de sa mauvaise humeur. Tshakapesh lui adresse la parole en premier, meme s'il doute que cette femme soit de ceux qui se lient facilement d'amitie: — Ashtem shet nin6! Ses craintes se conferment rapidement; la Tzigane a la meme tete de mule que la jeune Russe d'autrefois, celle qui l'avait envoye chier avec les memes formules de politesse. Le defaut des gens comme eux est de rejeter toute forme de generosite ä leur egard. Peut-il leur en tenir rigueur? La nouvelle arrivante ne veut pas ceder de sitot non plus, malgre le froid qui mord ses bras, proteges unique-ment par le voile de sa blouse. Elle repond ä l'invitation de Tshakapesh par des insultes dont le sens n'est pas difficile 6 Suis-moi! (mnu). á deviner, surtout parce qu'elle accompagne ses paroles d'un geste vers son bas-ventre. — Aj me mij ! Piqué á vif, Tshakapesh lui adresse une expression dé-nichée sur la porte ďentrée de 1'école Kanata: — Grosse pétasse. Cerise ne saisit pas davantage le sens de ses paroles, mais son instinct lui dit que le vieux n'est pas de ceux qui ménagent la sensibilitě des autres. La rage lui fait montér le sang aux joues, ce pour quoi elle lui lance une autre expression déplaisante: — Sictir*! Tshakapesh lui cede la victoire; la poufiasse n'a qu'á geler au milieu de la forét! II lui tourne le dos sans faire ses adieux et se dirige vers le campement des André. Depuis deux jours, il a emmé-nagé sous leur tente précaire, recouverte de feuilles de plastique. L'avantage de cet emplacement est le voisinage de la petite riviere dont les humains ne connaissent plus le nom: Nimishish9. Le lendemain matin, il a presque oublié la Tzigane á la langue fourchue. Sorti de la tente pour se soulager, il la dé-couvre avec stupeur derriěre 1'entrée. A present qu'elle comprend sa langue, il peut finalement la confronter. Sauf que la colěre de la femme était tombée pendant la nuit comme une rafale au lever du jour. Les yeux baissés, Cerise accepte de répondre á toutes les questions concernant son origine et le nom de son loin-tain village. Le vieux reste impassible devant ces details, car cet endroit ne figure pas sur sa carte affective. Tout ce beau monde qui atterrit ici! Pourquoi ne choisissent-ils pas des endroits plus chauds pour voyager? 7 Mange ma chatte! (romani). 8 Va chier! (ture). 9 Petite riviere (innu). 12 13 Cerise comprend vite que le vieux n'est pas aussi mal-veillant qu'il paraissait la veille. Laissant derriere elle ses intentions guerrieres, la Tzigane se rue sous la tente sans meme demander la permission d'entrer et s'empare d'un vieux manteau abandonne dans un coin. Munie d'un instinct de debrouillardise qui etonne Tshakapesh, elle de-niche tout aussi vite la boite de biscuits que le vieux gardait pour le souper. lis sont sees comme le bois, mais cela n'empeche pas la femme de les manger avec grand appe-tit. Tshakapesh en est fort mecontent, mais il trouve in-digne de lui reprocher sa voracite. La faim est l'adversaire de la politesse. Or, la Tzigane semble etre ä jeun depuis longtemps. Tshakapesh l'abandonne alors qu'elle mäche encore les dernieres miettes et nettoie ses gencives ä l'aide de son index. II part a la chasse, malgre le fait que la foret reste tranquille depuis deux jours: les perdrix se tiennent tapies dans la mousse, les ecureuils se cachent en haut des epinettes, et les porcs-epics sommeillent sous les pierres. En route vers le nord, Tshakapesh tombe sur un cam-pement nouvellement installe. Son emplacement le sur-prend un peu, car la source d'eau se trouve assez loin. Par contre, le cercle d'epinettes autour offre une bonne protection contre les vents qui annoncent l'arrivee du mau-vais temps. Le toit aplati de la tente ainsi que la petite muraille de pierres, bätie autour du foyer exterieur, lui rappellent vague-ment quelqu'un. N'etait-ce pas le vieux Kawapitwabit1" qui preferait ce genre de campement? Et cette maniere de pro-teger les flammes contre le vent et d'empecher les cendres de voler dans le chaudron, n'etait-ce pas la coutume de sa femme naskapie11 ? Ses doutes sont vite dissipes ä la vue des 10 CEil-vairon (innti), 11 Naskapi, une tribu différente des Innus. deux chaises longues, pliées et déposées pres de 1'entrée: la tente appartient sůrement á la famille des Dominique! Rassuré, Tshakapesh decide de faire 1'inventaire de la tente. Le sol est entiěrement revétu de branches de sapin, jusqu'au-dessous des matelas recouverts de sacs de cou-chage. Bien que les literies ne soient pas propres, 1'impu-dique Tzigane et lui pourraient s'y loger un certain temps. Au milieu de la tente, il y a un poéle en fer, dont le tuyau sort par un trou pratique dans le toit. A cóté, quelqu'un a méme prévu du bois sec et une boíte ďallumettes. Les Dominique ont méme installé une ampoule électrique. Tshakapesh poursuit, imperturbable, son inventaire. A 1'extérieur de la tente, il y a une table fabriquée avec des búches, entourée de seaux en plastique en guise de chaises; plus loin, dissimulé sous un sac en plastique, il déniche un piěge en fer á double ressort. Cela lui plait! II decide ďy emménager avec la Tzigane sans plus tarder. Le campement des André, la oú la femme 1'attend en grelottant, se trouve á proximité du grand chemin, trěs fréquenté á cette époque de 1'année. lis risquent á tout moment d'etre dé-couverts par les chasseurs qui s'arretent dans le coin pour soulager leur vessie et remplir leur reservoir d'eau. De retour au campement, le vieux est frappé par les changements effectués en son absence. La Tzigane a range les literies, renouvelé le branchage de 1'entrée, rempli d'eau tous les recipients et allumé le feu, quoique Tshakapesh ne lui ait laissé aucun outil á cet effet. La tente a méme pris l'odeur de la femme. Le vieux ne peut pas encore mettre un nom sur la nature des arómes qui composent ce par-fum, mais ca lui plaít, á la difference des after-shave et des deodorants des Blancs. Les parfums des étrangers de passage éveillaient en lui une seule et inquiétante pensée: Mishtékushu12. 12 Le Blanc; celui-qui-urilise-des-embarcations-de-bois iinnti). 14 15 Tshakapesh pointe le chemin de son index, et Cerise comprend qu'ils doivent quitter cet endroit ou elle se sen-tait deja acasan. Sans plus grogner, elle suit l'homme qui fait semblant de ne pas remarquer le gros baluchon qu'elle porte en bandouliere. A la lumiere cruelle du jour, Tshakapesh constate que la femme est trop vieille pour en faire son epouse: il pour-rait, neanmoins, la prendre pour sa sceur, d'autant plus que son caractere la lui evoquait vivement. La nuit, lorsqu'il s'etend a cote de Cerise, Tshakapesh n'est plus aussi certain de ses sentiments fraternels. II prend la femme dans ses bras et celle-ci n'oppose aucune resistance. A quoi cela lui aurait servi d'ailleurs, seule, dans la foret, avec un chasseur vetu de peaux ? Cerise se laisse bercer par son sauveur. Epuise, celui-ci s'endort tout de suite, Le lendemain, Tshakapesh fait le tour de l'habitation. Le campement des Dominique n'etait utilise que pendant la chasse, a en juger par les outils de depecage presents sur les lieux. La grande table est tachetee de sang et de gras alors que derriere la tente, il y a un tas de panaches et de sabots de caribou. Dans une boite, il y a un chaudron, une poele en teflon et des contenants en plastique pour la graisse. A cela s'ajoute un tamis, une hache, de grosses cuil-leres et une louche en bois. Toute cette abondance et aucune miette a se mettre sous la dent, pense Tshakapesh en regardant la Tzigane, devenue bleme a cause de la faim. Pour remplir leurs ventres, il doit vite trouver une solution. Tout d'abord, il conduit Cerise aux eskers14 avoisinants, tapisses de bleuetieres. II lui fait signe d'en manger, le temps qu'il deniche quelque chose a mettre au feu. 13 Chez elle (roumain). 14 Longues collines etroites laissees derriere par des glaciers en retrait vers le nord. L'apres-midi, les deux compagnons se ramassent au-tour du poéle pour faire rótir trois perdrix. Tshakapesh est heureux de voir combien cette femme est adroite dans la cuisine. Quelle chance qu'il ne soit pas tombé encore une fois sur une citadine qui ne sait méme pas allumer le feu! Aprěs le repas, l'homme se met á lui confectionner des mocassins: il découpe l'empeigne dans l'etoffe d'une cou-verture, et la base, dans le caoutchouc d'une vieille roue. II propose á Cerise d'y coudre une decoration en perles de verre, mais celle-ci lui repond que le modele du tissu lui semble un ornement suffisamment beau. Le vieux lui ra-conte alors qu'une peau de caribou aurait suffi á confectionner cinq ou six paires de chaussures. La femme répond qu'elle se contentera des bottes en caoutchouc trouvées á 1'entrée. Un sac de couchage devient ensuite un manteau conve-nable pour Cerise. Malgré sa bonne qualité, celui qu'elle a trouvé chez les André est trop serré pour la bachoidine1*. Tshakapesh tourne le sac á l'envers pour mettre á 1'exté-rieur la doublure blanche, car le caribou ne craint pas cette couleur. Cerise le regarde, incrédule; a-t-il véritablement l'intention de 1'emmener á la chasse ? Pour finir, le vieux lui confectionne aussi une paire de mitaines, attachées au cou avec un fil en nylon, déniché sous un matelas. Cette ca-chette se révěle d'ailleurs un veritable tresor: en plus des ciseaux, du fil ciré et des aiguilles, on y trouve aussi du sel et du sucre. Au bout de quelques jours passes ensemble, Tshakapesh et Cerise se sentent chez eux dans la tente des Dominique. Le petit gibier n'est pas abondant, mais il suffit pour leur of-fnr un bon repas par jour. Cerise fait bon usage des reserves de farine, de margarine et de sucre. Elle les a apportées du campement des 15 Terme tzigane désignant, de maniere generále, une grosse femme. 16 17