Marcel Proust (1871-1922) A la recherche du temps perdu II y avait deja bien des annees que, de Combray, tout ce qui n'etait pas le theatre et le drame de mon coucher n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais a la maison, ma mere, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de the. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gateaux courts et dodus appeles Petites Madeleines qui semblent avoir ete moules dans la valve rainuree d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientot, machinalement, accable par la morne journee et la perspective d'un triste lendemain, je portai a mes levres une cuilleree du the ou j'avais laisse s'amollir un morceau de madeleine. Mais a l'instant meme ou la gorgee melee des miettes du gateau toucha mon palais, je tressaillis, attentif a ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir delicieux m'avait envahi, isole, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitot rendu les vicissitudes de la vie indifferentes, ses desastres inoffensifs, sa brievete illusoire, de la meme facon qu'opere l'amour, en me remplissant d'une essence precieuse: ou plutot cette essence n'etait pas en moi, elle etait moi. J'avais cesse de me sentir mediocre, contingent, mortel. D'ou avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle etait liee au gout du the et du gateau, mais qu'elle le depassait infiniment, ne devait pas etre de meme nature. D'ou venait-elle ? Que signifiait-elle ? Ou l'apprehender ? Je bois une seconde gorgee ou je ne trouve rien de plus que dans la premiere, une troisieme qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrete, la vertu du breuvage semble diminuer. II est clair que la verite que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. II l'y a eveillee, mais ne la connait pas, et ne peut que repeter indefiniment, avec de moins en moins de force, ce meme temoignage que je ne sais pas interpreter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, a ma disposition, tout a l'heure, pour un eclaircissement decisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est a lui de trouver la verite. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent depasse par lui-meme ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur ou il doit chercher et ou tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : creer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut realiser, puis faire entrer dans sa lumiere. Et je recommence a me demander quel pouvait etre cet etat inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'evidence, de sa felicite, de sa realite devant laquelle les autres s'evanouissaient. Je veux essayer de le faire reapparaitre. [...] Arrivera-t-il jusqu'a la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, emouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrete, redescendu peut-etre ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lachete qui nous detourne de toute tache difficile, de toute ceuvre importante, m'a conseille de laisser cela, de boire mon the en pensant simplement a mes ennuis d'aujourd'hui, a mes desirs de demain qui se laissent remacher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce gout, c'etait celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin a Combray (parce que ce jour-la je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Leonie m'offrait apres l'avoir trempe dans son infusion de the ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappele avant que je n'y eusse goute ; peut-etre parce que, en ayant souvent apercu depuis, sans en manger, sur les tablettes des patissiers, leur image avait quitte ces jours de Combray pour se Her a d'autres plus recents ; peut-etre parce que, de ces souvenirs abandonnes si longtemps hors de la memoire, rien ne survivait, tout s'etait desagrege ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de patisserie, si grassement sensuel sous son plissage severe et devot — s'etaient abolies, ou, ensommeillees, avaient perdu la force d'expansion qui leur eut permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passe ancien rien ne subsiste, apres la mort des etres, apres la destruction des choses, seules, plus fireles mais plus vivaces, plus immaterielles, plus persistantes, plus fideles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des ames, a se rappeler, a attendre, a esperer, sur la mine de tout le reste, a porter sans flechir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'edifice immense du souvenir. Et des que j'eus reconnu le gout du morceau de madeleine trempe dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne süsse pas encore et dusse remettre ä bien plus tard de decouvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitöt la vieille maison grise sur la rue, oü etait sa chambre, vint comme un decor de theatre s'appliquer au petit pavilion donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrieres (ce plan tronque que seul j'avais revu jusque-lä) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place oü on m'envoyait avant dejeuner, les rues oü j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps etait beau. Et comme dans ce jeu oü les Japonais s'amusent ä tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-lä indistincts qui, ä peine y sont-ils plonges, s'etirent, se contournent, se colorent, se differencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de meme maintenant toutes les fleurs de notre jardin et Celles du pare de M. Swann, et les nympheas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'eglise et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidite, est sorti, ville et jardins, de matasse de the.