L'ÉCOLOGIE DU RÉEL 12 ÉCRITURES MIGRANTES Dans l’une des nouvelles des Compagnons de l'horloge pointeuse de Marilù Mallet, publié en 1981, la narratrice d’origine chilienne, qui a fui les persécutions du régime Pinochet et qui suit des cours d’anglais dans une école de langue, se lie d’amitié avec un Polonaisjuif. Un soir, tous deux se retrouvent chez lui, dans sa chambre: Il a éteint la lumière. Peu à peu, nous nous sommes déshabillés, nous nous sommes enlacés maladroitement. Et tout à coup, j’étais à côté etje lui racontais mon arrestation: — ...C’était dans un poste de police...deux qui me tenaient, l’autre frappait. Il a rallumé. A travers mes larmes, je l’ai vu, nu, avec d’énormes cicatrices sur une épaule et un bras. Lui découvrait les marques sur ma poitrine et mon dos. Casimir apprend alors à la narratrice qu’il n’est pas vraimentjuif, mais qu’il s’est converti, a appris le yiddish et a fréquenté la synagogue dans le seul but de bénéficier des services d’une organisation aidant les Juifs à quitter la Pologne. Le texte poursuit: 197 PIERRE N E P V E U Nous nous sommes enlacés, nous cherchions sur nos corps d’autres traces de douleur et de violence. Il a éteint et l’obscurité nous a poussés sous les draps. Nous nous embrassions en pleurant, tous les deux solitaires, chacun dans son passé, dans son avenir et nous nous sommes endormis ensemble, l’un à côté de l’autre, tout seuls dans le même piège1. Tous les immigrants, naturellement, n’ont pas été torturés dans leur pays d’origine. Pourtant, la nouvelle de Marilù Mallet, intitulée ironiquement «How are you», est révélatrice à plusieurs égards. D’abord, le texte raconte un faceà-face entre immigrants d’origines diverses, ce qui en soi est déjà une manière de donner à voir ce qui est le plus souvent occulté du point de vue du pays hôte, et que Marco Micone, dans un tout autre contexte, évoque dans Gens du silence : rapports, hiérarchies subtiles entre Italiens, Grecs, Portugais, Haïtiens, etc. Chez Marilù Mallet, ce face-à-face des deux immigrants fonctionne sur le mode de la mise à nu, au sens propre autant que figuré. Les corps eux-mêmes se révèlent, avouent leur passé le plus secret. Pourtant, cette mise à nu est en même temps la révélation du mensonge, de la discordance, du malentendu. L’identité de Casimir est fausse, empruntée. L’identité immigrante elle-même se découvre, malgré la complicité, comme scindée, elle-même factice: deux «solitaires» s’étreignent dans la plus grande distance, qui est d’abord celle du temps, de deux histoires étrangères l’une à l’autre. En dépit de la très grande diversité des textes migrants2 ou immigrants parus au Québec surtout depuis le début des années quatre-vingt3, cette scène soulève des questions et esquisse des thèmes dont on pourrait trouver de nombreux échos ailleurs. Dans la Fiancée promise, de Naïm Kattan, le narrateur irakien, Méir, vit aussi une rencontre érotique, mais avec une compatriote immigrée à Montréal avant lui: 198 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL Je la pris dans mes bras, la protégeant contre une menace envahissante qui nous enveloppait.Je sentais contre moi ses seins et nosjambes se touchaient, mes cuisses collées contre les siennes, ses bras baissés, je sentais l’odeur de ses aisselles.J’imaginais mon désir et elle était là pour le susciter et le combler. Elle était là, toute l’Amérique, et son visage n’était qu’absence. Sur les images érotiques d’autres venaient se superposer, les neutraliser, les réduisant au pâle reflet d’un rêve dontje ne parvenais plus à me souvenir. Images de sœurs, de cousines, de sœurs d’amis, de cousines de beaux-frères4. C’est la familiarité elle-même ici, qui ouvre une distance: la sensation devient un rêve, tandis que font retour des images enfouies qui dissolvent la singularité de l’autre dans un archétype. Il n’y a pas un texte migrant, et déjà, il faut distinguer d’une manière décisive des écrivains comme Naïm Kattan ou Marilù Mallet, chez qui la mémoire du pays d’origine est encore très vivace, évoque toute une jeunesse, une culture et même le monde concret des rapports sociaux et du travail — et beaucoup d’écrivains plusjeunes, pour qui la mémoire du pays d’origine est elle-même presque fictive puisqu’ils l’ont quitté encore jeunes, comme c’est le cas pour l’Haïti deJean Jonassaint, l’Italie de Fulvio Caccia et Marco Micone, l’Egypte d’Anne-Marie Alonzo. Fiction évidemment encore plus irréelle chez des écrivains comme Antonio D’Alfonso, né à Montréal et élevé dans un milieu typiquement tri-lingue: italien, français, anglais. Pourtant, à des degrés divers, l’imaginaire migrant se donne essentiellement comme brouillé, écartelé entre des contradictions impossibles à résoudre. «Ta langue maternelle t’est aussi étrangère que n’importe quelle langue que tu ne connais pas», écrit d’Alfonso5. En fait, ce sont les catégories mêmes du proche et du lointain, du familier et 199 PIERRE N E P V E U de l’étranger, du semblable et du différent qui se trouvent confondues. «C’était l’automne 71 Port-au-Prince anxieux de croupe morte, son tyran! me découvris en étrange pays en mon pays même»6, raconte de son côtéjeanJonassaint. Etonnant dilemme: le texte migrant se souvient, croit se souvenir, est hanté par l’originel et l’authentique, mais doit en même temps constater, que d’une certaine manière cette hantise est sans objet, ou comme l’écrit D’Alfonso, qu’«il n’est plus question de patrie»7. «Au fond en vérité de pays aucun», constate également Anne-Marie Alonzo8. Souffrir de ce qui n’existe plus, se souvenir de ce vers quoi on ne peut plus revenir, ou même de ce qui n’a jamais eu lieu, de ce qu’on n’ajamais vécu, d’un pays qui n’a jamais été vraiment un pays: mais ne reste-t-il pas à habiter le pays d’accueil, cet «ici» qui se donne dans sa nouveauté et son étrangeté? * * * Dans un court essai auquel je me suis souvent référé, «Avantages de l’exil», Cioran (lui-même immigrant roumain en France) mettait en lumière l’intensification de l’imaginaire que suscite la position d’exilé (l’exil comme «école de vertige»), tout en observant que cette position confine rapidement à la médiocrité si on en fait, justement, une position, un statut, une identité9. On pourrait ajouter que le danger peut aussi venir de l’extérieur, d’un point de vue québécois «de souche» qui ferait de l’écriture migrante un «cas» et poursuivrait ainsi plus subtilement l’espèce de «mise en quarantaine», de «marginalisation des voix migrantes» que Robert Berrouet-Oriol a justement dénoncée10. Pourtant, deux faits majeurs confèrent à l’écriture migrante des années quatre-vingt une signification particulière. Le premier tient au fait que l’imaginaire québécois lui-même s’est largement défini, depuis les années 200 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL soixante, sous le signe de l’exil (psychique, fictif), du manque, du pays absent ou inachevé et, du milieu même de cette négativité, s’est constitué en imaginaire migrant, pluriel, souvent cosmopolite. Il est significatif que le romancier par excellence du «pays incertain», Jacques Ferron, fasse une place essentielle au «multi-ethnique» et que même le jardin de Tinamer de Portanqueu, dans l'Amélanchier soit à la fois un espace anglais, irlandais, italien, tout en renvoyant au pays des origines, évoqué sur un mode biblique. Chez Aquin, Godbout, Ducharme, Basile, pour ne citer que les plus importants, l’espace québécois se découvre à la fois comme excentré et excentrique, mais aussi comme implosif et inclusif: espacedéversoir, comme la Suisse allégorique de Prochain épisode, culture pour laquelle il ne s’agit pas seulement d’accéder à l’universel en assumant et traversant ses particularités, mais qui se voit plutôt investie, habitée par la diversité des cultures, des noms, des références. L’œuvre plus récente de Yolande Villemaire marque en ce sens un aboutissement, un point-limite, où la multiplication des identités et le métissage culturel tendent vers une indifférenciation qui est aussi le fait du Dany Laferrière de Comment faire l'amouravec un Nègre sans sefatiguer, indifférenciation qui a fait l’objet d’analyses et de critiques11. Le deuxième fait important qui caractérise l’écriture migrante des années quatre-vingt, c’est sa coïncidence avec tout un mouvement culturel pour lequel, justement, le métissage, l’hybridation, le pluriel, le déracinement sont des modes privilégiés, comme, sur le plan formel, le retour du narratif, des références autobiographiques, de la représentation. En d’autres termes, l’écriture migrante peut être dans beaucoup de cas, presque trop naturellement, typiquement pos-tmoderne. Il y a ici le danger du cliché mais aussi la possibilité d’une convergence qui ne cesse de se vérifier depuis quelques années entre la montée des écritures migrantes et le fait que l’écriture québé­ 201 PIERRE N E P V E U coise dans son ensemble n’ait jamais été autant cosmopolite et pluri-culturelle. Mais le problème ne fait alors que se déplacer vers une échelle plus large: quelle est la valeur de ce pluralisme, que ce soit celui des Québécois italiens, haïtiens, juifs, arabes, ou des Québécois d’origine? Si la vision unitaire équivaut à la négation de toute altérité, le pluralisme ne peut-il pas aboutir au même résultat, en finissant par annuler les unes par les autres toutes les différences ? Dans Vice versa, Fulvio Caccia pose ainsi la question de l’altérité par rapport à l’identité québécoise: «L’inachèvement de la francité garde ouverte la blessure originelle qui permet de reconnaître l’autre, d’être l’autre [...] et rend possible ce devenir autre présent dans toute culture»12. A son insu peut-être, Caccia illustre ici parfaitement l’ambiguïté de ce rapport québécois à l’altérité, par le glissement qui va de «reconnaître l’autre» à «être l’autre»: quelque part, l’ouverture peut donner dans le mimétisme, le regard sur la différence devenir une absorption pure et simple dans la différence. Pour reprendre la critique que formule à cet égard Christian Roy, «l’obsession du pareil» pourrait bien alors ne se dissoudre que pour laisser place à «un culte du même»18: faux pluralisme, niant abstraitement toute identité, toute origine. * * * C’est pourquoi toute théorie de la trans-culture n’a de véritable sens et ne trouve sa portée que dans une pratique, à la fois lecture et écriture, où le pluriel et le métissage se réalisent dans des circonstances particulières, et à travers des tensions, des paradoxes, des limites. C’est ici que les corps sexués, à la fois familiers et étrangers, représentés par Marilù Mallet et Naïm Kattan sont si importants: ils donnent à voir l’imaginaire migrant comme un univers de traces, de marques concrètes. A l’intérieur même de ce 202 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL monde d’immigrants, se formule la métaphore même de toute rencontre avec l’autre: là où se pose la difficile, voire impossible question de la ligne de partage entre le même et l’autre, là où se joue le combat entre la persistance et l’effacement des traces qui me distinguent, entre la mémoire et l’oubli. Le pluriel réel, le plus concret, c’est précisément celui qui surgit d’une identité initiale, non encore pensée, mais traversée ensuite suffisamment pour qu’elle éclate et nous rejette dans l’étrangeté et la solitude. Ce qui importe ici, c’est à la fois le travail de la reconnaissance et ce point où celle-ci avoue sa limite, voire son mensonge: là on l’on passe forcément au travail du deuil. Nostalgie, deuil: ce n’est pas le moindre prix des écritures migrantes que de marquer la fin d’une modernité amnésique, axée sur le pur présent et le culte du nouveau. Mais comme l’a fait remarquer Laurent Dispot, «dans le mot nostalgie, le but n’est presque rien, le mouvement est tout»14. De nombreux textes des années quatre-vingt mettent en action cette espèce de fébrilité, d’agitation de la nostalgie: course folle à travers des traces perdues, confusion entre Tailleurs et l’ici, le passé et le présent. Nostalgie sans retour possible, dans la conscience du fait qu’«il n’y aura jamais de terre promise»15. Ce qui importe, c’est alors ce va-et-vient, cette occupation de l’indécidable entre le même et l’autre, occupation qui trouve une de ses manifestations, chez Anne-Marie Alonzo, dans la superposition du désert de neige et du désert de sable, métaphore qui retrouve d’ailleurs, à partir d’une expérience proprement égyptienne, une figure de la poésie québécoise du pays. Mais la métaphore, chez Alonzo, devient expérience concrète, le souvenir entraîne un travail de vérification, de sensation. Voici ce désert blanc découvert à l’arrivée, au bord d’une voie ferrée: Blanc de nuit comme sable sous la lune. Pouvoir voir marcher et poser pied devant l’autre. 203 PIERRE N E P V E U Jamais à côté. S’enfoncer puis dire: c’est froid pas comme le sable16. «Ecole de vertige», l’exil devient du même coup une école de «la sensation vraie», où s’éprouvent simultanément les ressemblances et les différences, le dépaysement et le repaysement, dans une extrême attention aux détails, aux nuances. A la limite, cette activité incessante de la nostalgie s’exacerbe, «errer. Noter toutes les différences, faire un inventaire, un catalogue, une nomenclature. Tout consigner pour donner plus de corps à cette existence», tel est le désir de la Québécoite de Régine Robin17. Nous entrons ici dans la violence du pluriel et du métissage: dans cet espace convulsif, tourmenté, où le pluriel et l’altérité produisent du rejet, du monstrueux, ou alors du burlesque. Phénomène d’autant plus important qu’il a lieu dans un contexte culturel où l’emprunt est souvent facile, l’hybridation tranquille, le cosmopolitisme inoffensif. Marco Micone a traité avec ironie de ce cosmopolitisme touristique, en faisant se rencontrer un médecin québécois et un immigrant italien: La voix du médecin: En Italie? Ah! le Lac Majeur! la Place Saint-Marc! Le Palais de Médicis! Quelle chance vous avez eue de baigner dans tant de beauté et de culture! La voix d’Antonio: Vous savez, docteur,j’aijamais été dans ces places-là. Avant de venir ici, j’ai jamais été à l’étranger, moi18. La différence des classes sociales vient naturellement surdéterminer le problème. Mais d’autres textes, ceux de Jean Jonassaint ou de Régine Robin, par exemple, font grimacer le cosmopolitisme. ChezJonassaint, la référence à «l’espace vaudouïque» constitue l’activation d’une véritable frartœculture, déchirée, composite, excrémen­ 204 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL tielle, à la limite du tragique et du carnavalesque: travail sur le corps et la langue qui comporte une créolisation du français liée au jouai québécois, non sans parenté avec l’exploréen dont se réclamait Gauvreau: La double perte, ces corps miens dont des restes trafiqués par transbordement d’une langue l’autre investissent les traces d’autres que je me forge, qui me forgent à travers champs des québécoises ponctuant leurs phrasés de barnak batèch batèm pis autres sti me renvoyant comme jamais mes lamèd fwt tônè kolâgèt mâmâ w papakaka mâmâlâlâ bwbwn pwpw zozokalé, ces refoulés qui s’échappent vlap! fuck you, bwndabwlé19. Dans la Québécoite, le métissage des cultures est non seulement travaillé par une double nostalgie (références françaises, culture yiddish d’Europe de l’Est) mais il donne lieu à une véritable désintégration du réel et de l’oeuvre elle-même: Ville schizophrène patchwork linguistique bouillie ethnique, pleine de grumeaux purée de cultures disloquées folklorisées figées pizza souvlaki paëlla20 A cet éclatement objectif de l’espace montréalais, le texte choisit de répondre par un mimétisme exacerbé, qui est une sorte de catharsis: travail simultané de deuil et de vives sensations, surinscription du fragmentaire, du «disloqué», du patchwork où le passé yiddish côtoie les récits de supplices des missionnaires jésuites, les menus de restaurants, les tableaux de classement des équipes de hockey, 205 PIERRE N E P V E U les descriptions de lieux (Côte-des-Neiges, Outremont) évoquant d’autres lieux, à travers un brouillage généralisé des signes qui, significativement, renvoie à la fois à la mort de l’œuvre et à sa vitalité, tout autant à une expérience apocalyptique qu’à une pratique euphorique, transfigu­ rante. «L’Histoire nous sert d’aphrodisiaque»21, proclame le Nègre baiseur de Blanches de Dany Laferrière. D’une manière presque caricaturale, se retrouve cette espèce de fusion du tragique et du burlesque, du déchirement et de l’excitation. «Le baiser d’accueil du pays hôte est un baiser de mort»22, écrit Fulvio Caccia. C’est là, très nettement, ouvrir un autre rapport à l’ici, qui est sans doute d’abord celui des exilés et des immigrants, mais qui pourrait bien être aussi celui de toute conscience québécoise contemporaine. Ce rapport à l’ici, il ne peut plus être de l’ordre de la fondation, de l’ontologie, de l’identité — il se définit désormais comme épreuve, comme passage (de la mort à la naissance, du même à l’autre, de l’identique au changeant) . L’ici devient en ce sens moins un lieu qu’une expérience rituelle, ce que Yolande Villemaire avait sans doute fort bien pressenti dans «la Grande Ourse», publié en 1978, où dans une atmosphère initiatique ouvrant sur l’infini surgit cette somptueuse «signature» intitulée «la Vie en prose dans la Bibliothèque de Babel», où Villemaire énumère les noms et les circonstances qui ont nourri l’écriture de «la Grande Ourse»: Ce texte a été écrit par Evangéline Larose V. qui m’a appris les premiers mots et par l’inconnu qui m’a dit que la pluie n’est qu’une adolescence de la neige, au coin de Laurier et Parc où j’attendais l’autobus un soir de novembre. Par Emile Nelligan, par Rimbaud et par la petiteJennifer qui chantait: «I’m the king of the castle, you’re the ugly rascle», par Sophie, trois ans, qui appelle les anges «Jésus» et par sa mère Claire Leroux qui m’a parlé de cryogénèse. Par Colette 206 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL Tougas, une sorcière. Par Dante, Gurdjeffet un vieux monsieur dans le métro pour Coney Island. Par Nicole Brossard, Béatrice Beck, Erica Jong et par plusieurs chauffeurs de taxi et surtout Michel Garand-le-tellurique(...) Par Dominique Larose et par mon petit frère Jacques qui m’a appris que tout est de la terre. Par une ballerine morte dans un incendie (...). Par Jim dans les West Indies après la pluie et par my name isjames my name is Frédéric my name is Shultz et par woufwouf aussi28. Exemple-type d’une écriture migrante au cœur même de l’ici, malgré le fait que la question d’une réduction ultime de toutes les différences risque alors de ressurgir à nouveau. Dans l’Autre rivage, Antonio d’Alfonso réclame une «passion de vision» qui serait une «sacralité de l’ici». Cette sacralisation, opérant sous le signe du baroque, désigne une expérience rituelle que l’on peut caractériser, me semble-t-il, de plusieurs manières: 1. L’ici se constitue dans l’étrangeté. Ce caractère étranger n’est pas accidentel, passager, il est au contraire constitutif de toute expérience contemporaine de l’ici-maintenant. Il y a là comme la clôture qui fait passer du profane au sacré, et qui ouvre l’espace de l’épreuve ou du rite. 2. L’ici contemporain se définit fondamentalement comme expérience du désordre, d’un désordre encore une fois non pas contingent ou momentané, mais persistant, toujours renouvelé. Cela a pour conséquence que l’habitation du réel devient d’abord et principalement une expérience de reconnaissance, de partage entre des champs de signes hétéroclites. Opérations de classements, de collages, d’échanges qui font du rapport à l’ici un véritable travail de «patchwork», pour reprendre l’expression de Régine Robin. L’écriture migrante devient un des lieux 207 PIERRE N E P V E U privilégiés où s’élabore non seulement une errance qui a toujours été le fait de la littérature d’exil, mais une entrée, une irruption: l’ici devenant le terrain où sejouent, où se nouent et se dénouent l’expérience du désordre et les efforts pour le surmonter. 3. L’ici se manifeste sous le double signe du désastreux ou du monstrueux d’une part, et du burlesque et du ludique d’autre part. Dans une autre nouvelle de Marilù Mallet, publiée dans Miami trip, des parents sud-américains installés à Montréal (le père a été torturé dans son pays) ont un enfant étrange, Pépito, qui les inquiète depuis sa naissance. Pépito est envoyé à la garderie pour apprendre le français avec les autres enfants. Peu à peu cependant, il ne s’exprime plus que par des bruits bizarres qui paraissent confirmer qu’il n’est pas normal et qu’il souffre peut-être d’un désordre, voire d’un phénomène de mutation génétique. «C’étaient des sons gutturaux, graves, comme ceux d’une bête malade»24. Après consultations, on finit par découvrir que Pépito a tout simplement un ami hongrois avec lequel il partage presque tous sesjeux à la garderie, et dont il a acquis la manière nasillarde et gutturale d’articuler les sons. Episode cocasse, mais surtout symptomatique, non seulement parce que l’ici, représenté par la langue, se dérobe dans le mouvement même qui le cherche,— mais aussi parce que le texte donne à lire ce rapport à l’ici sous le signe d’un surgissement possible, imminent, du monstrueux, se résolvant pourtant in extremis en éclat de rire. 4. Le texte migrant donne ainsi à lire l’expérience de l’ici dans une ambiguïté, typique de tous les rituels, entre le sérieux et le ludique, le réel et l’imaginaire. Mais cette ambiguïté apparaît elle-même étroitement liée au fait que le réel contemporain est éprouvé à la fois comme hyperréférentiel, voire hyperréaliste, et en même temps hypersymbolique. D’un côté, une réalité presque trop réelle, 208 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL impossible à symboliser tant elle est saisie dans son étrangeté, sa nouveauté première, sa résistance objectale. De l’autre, une multiplication infinie des signes renvoyant à d’autres signes, par allusion, réminiscence, écho, ou par sentiment d’inadéquation ou d’impropriété. La Québécoite demeure ici encore un texte-clé à cet égard, jusque dans son inachèvement romanesque même. Le déluge des noms propres, qui l’apparente en cela aux œuvres de Villemaire ou de Laferrière, y accuse les traits d’une culture migrante contemporaine où l’appartenance ne peut qu’avoir la forme d’une traversée du labyrinthe et où les signes, par un excès de pluralité ou de polysémie, font ressurgir dans leur désordre même la question du référent et de l’unité. * * * Le métissage, la transculture ne sauraient être simplement donnés, dans la pure allégresse d’une traversée des signes. En donnant à lire cette traversée comme une épreuve, en posant le réel en termes de brouillage, de partage à effectuer, de reconfiguration à construire, le texte migrant ou immigrant participe d’une véritable écologie de l’ici qui est l’une des lignes de force de l’imaginaire contemporain. Qu’est-ce que cela veut dire? Il va de soi que la littérature se pose ici contre cette «nostalgie de l’imperméabilité» dont parlait Jean-Paul Sartre dans sa critique du racisme et particulièrement de l’antisémitisme25, critique dont l’actualité est on ne peut plus vive pour le Québec de la deuxième moitié des années quatre-vingt. Mais la conjoncture dite «post-moderne» implique en même temps un horizon plus large. Il est hautement révélateur que la notion de pollution s’impose avec tant d’insistance dans l’imaginaire actuel. Curieusement, cette hyper-conscience de la souillure renoue avec une conscience très ancienne qui était à la base de tous les «rituels 209 PIERRE N E P V E U de séparation» et notamment de «l’interdiction qui pèse sur les hybrides» que rappelle Mary Douglas à propos du LévitiqueyxùS2^. Or, alors que la pollution n’ajamais été une réalité très préoccupante pour la conscience moderne, elle redevient centrale surtout depuis une quinzaine d’années, d’une manière qui relève très évidemment du fantasmatique et du symbolique: le toxique, l’impur non seulement comme figures d’une nature (eaux, terrains, corps) envahie, empoisonnée, mais comme métaphore d’un corps social menacé, devant affronter l’épreuve de la désolidarisation, de la désagrégation et du désordre, là où il risque le pire mais aussi la nécessité de se reformer, autrement. Toute réflexion sur le métissage et la trans-culture se doit, me semble-t-il, de prendre acte de cette ambiguïté qui traverse la conscience contemporaine elle-même: d’un côté, cette peur de la pollution, souvent paroxystique; de l’autre, ce culte de l’hybride et de l’impureté (Scarpetta) qui traverse les productions culturelles. Ce sont là, vraisemblablement, les deux faces d’une même réalité psychique, d’un même imaginaire que toutes les écritures «migrantes», «immigrantes», transculturelles, métissées, métèques, post-modernes, etc., investissent, travaillent et déplacent à des degrés divers. Ecologie de l’ici : aménagement, gestion des ressources, gestion du moi, vision systémique et environnementale, rituels de séparation et de reconfiguration, rituels de l’impureté à la fois menaçante et créatrice,jeux de formes, conscience des énergies. Dans ce contexte, le réel apparaît bel et bien comme «catastrophique», non pas tant au sens de «désastreux», que selon une acception topologique et énergétique: réel des intermittences, des mutations, des tensions destructrices et créatrices. Réel où ne cesse de se revivre, répétitivement, le drame de l’égarement, de l’altérité dépaysante, de la confusion babélienne des signes et aussi le plaisir fou des croisements, des surgissements, des sensations «vraies», c’est-à-dire toujours aussi imaginaires, fictives, irréelles. L'ÉCOLOGIE DU RÉEL 7. Anne Hébert, Poèmes, Paris, Seuil, p. 47. 8. François Charron, la Chambre des miracles, Les Herbes rouges, 151- 152, 1986, p. 49. 9. Fernand Ouellette, les Heures, l’Hexagone, 1987, p. 90. 10. François Charron, la Chambre des miracles, p. 69. 11. Michael Delisle, Les Changeurs de signes, p. 51. 12. Louise Dupré, Chambres, Editions du Remue-ménage, 1986, p. 19. 13. Elise Turcotte, Navires de guerre, Trois-Rivières, Ecrits des Forges, 1984, p. 17. 14. François Charron, la Vie n'apasdesens, Les Herbes rouges, 134, p. 7. 15. Claude Beausoleil, Une certainefin de siècle, le Noroît, 1982, p. 157. 16. Normand de Bellefeuille, Catégoriques, un deux et trois, p. 26. 17. Denise Désautels, «Poème de la durée/texte», Estuaire, 37, «la Séduction du romanesque», 1985, p. 29. 18. France Théoret, Intérieurs, Les Herbes rouges, 125, p. 20. 19. André Roy, C’est encore le solitaire qui parle, p. 34. 20. Saint-Denys Garneau, Œuvres, p. 196. 21. François Charron, la Chambre de miracles, p. 37. 22. Roland Giguère, la Main aufeu, l’Hexagone, 1973, p. 34. 23. Ibid., p. 35. 24. François Charron, la Chambre des miracles, p. 49. 25. Maurice Blanchot, la Communauté inavouable, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 43. 26. Philippe Haeck, la Parole verte, p. 113. 27. Peter Handke, l’Heurede la sensation vraie, trad.de G.A. Goldschmidt, Paris, Gallimard, 1977, p. 173. 28. Ibid., p. 128. 29. Normand De Bellefeuille, Catégoriques, p. 42. 30. Cf. Christine Buci-Glucksmann, op. cit., surtout p.15-52. 31. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome, introduction, Paris, Editions de minuit, 1976. 32. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 181. Chapitre 12: Écritures migrantes 1. Marilù Mallet, les Compagnons de l’horloge pointeuse, Québec/Amérique, 1981, p. 78-79. 2. J’utiliserai ici le terme d’«écriture migrante», que j’emprunte à Robert Berrouet-Oriol (voir par exemple son article «l’Effet d’exil», consacré à Jean Jonassaint, dans Vice versa, 17, décembre 1986janvier 1987, p. 20-21). «Écriture migrante» (Oriol dit aussi: métisse) de préférence à «immigrante», ce dernier terme me paraissant un peu trop restrictif, mettant l’accent sur l’expérience et la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent 233 PIERRE N E P V E U effectivement), alors que «migrante» insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. «Immigrante» est un mot à teneur socio-culturelle, alors que «migrante» a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle. 3. Le présentchapitre s’écrità partir de la lecture des œuvres suivantes, toutes publiées dans les années quatre-vingt, et qui relèvent de ce quej’appelle le texte migrant: Anne-Marie Alonzo, Droite et deprofil, Lèvres urbaines, 7, 1984, Bleus de mine, le Noroît, 1985 et Ecoute, sultane, l’Hexagone, 1987; Robert Berrouet-Oriol, Lettres urbaines, Triptyque, 1986; Fulvio Caccia, Irpinia, Triptyque/Guernica, 1983 et Sirocco, Triptyque, 1985; Antonio D’Alfonso, l’Autre Rivage, VLB, 1987; Joèl DesRosiers, Métropolis opéra, Triptyque, 1987; Gérard Etienne, Unefemme muette, Nouvelle optique, 1983; Nadia Ghalem, lesJardins de Cristal, L’Arbre-HMH, 1983;JeanJonassaint, laDéchirure du (corps)texteet autres brèches, Dérives /Nouvelle optique, 1984; Naïm Kattan, Lafiancéepromise, L’Arbre-HMH, 1983 (suite d’une autobiographie entreprise dans Adieu Babylone et les Fruits arrachés) Dany Laferrière, Commentfaire l’amour avec un Nègre sans sefatiguer, VLB, 1985; Mona Latif-Ghattas, Quarante voilespourun exil, Éditions Trois, 1986; Nadine Latif, lesMétamorphoses d’Ishtar, Guernica, 1987; Marilù Mallet, les Compagnons de l’horlogefointeuse et Miami trip, Québec/ Amérique, 1981 et 1986; Marco Micone, Gens du silence, Québec/ Amérique, 1982 et Addolarata, Guernica, 1984; Vera Pollack, Roserouge, Quinze, 1987; Régine Robin, la Québécoite, Québec/Amérique, 1983. A cette liste, sans doute loin d’être exhaustive, il faudrait ajouter la publication d’ouvrages qui, par leur nature même, mettent en scène la question de l’immigration. Ainsi, entre autres, Juifs et Québécoisfrancophones, 200 ans d’histoire commune, ouvrage de Jacques Langlais et David Rome (Fides, 1986); l’anthologie d’auteurs italo-québécois, Quêtes, publiée par Fulvio Caccia et Antonio d’Alfonso (Guernica, 1983) ainsi que Sous le signe du Phénix (Guernica, 1985), recueil d’entretiens avec des créateurs italoquébécois réalisé par Caccia; puis, l’ouvrage de Jean Jonassaint, le Pouvoirdes mots, les maux dupouvoir (Arcantère/PUM, 1986), recueil d’entretiens avec des romanciers haïtiens de l’exil, dont plusieurs Québécois. Finalement, on ne peut négliger le rôle central joué dans ce contexte par diverses revues: Dérives, Vice Versa, Moebius, la Parole métèque, la Tribunejuive. 4. Naim Kattan, La Fiancéepromise, p. 175. 5. Antonio d’Alfonso, l’Autre rivage, p. 78. 6. JeanJonassaint, la Déchirure du corps(texte), p. 37. Notons que la formule utilisée parJonassaint est celle que Gaston Miron, l’empruntant lui-même à Aragon, mettait en exergue à «la Vie agonique». 234 L'ÉCOLOGIE DU RÉEL 7. Antonio d’Alfonso, l’Autre rivage, p. 55. 8. Anne-Marie Alonzo, Bleus de mine, p. 33. 9. Ibid., p. 63-68. 10. Robert Berrouet-Oriol, Vice versa, 17, p. 20-21. 11. Voir l’article de Sherry Simon, «Cherchez le politique dans le roman, en vous fatiguant», Vice versa, 17, p. 21-22 (sur Dany Laferrière), ainsi qu’un des derniers qu’a écrits Suzanne Lamy avant sa mort, «Du privé au politique: la Constellation du cygne de Yolande Villemaire», Voix et images, 37, automne 1987, p. 18-27. 12. Fulvio Caccia, «l’Altra riva», Vice versa, 16, octobre/novembre 1986, p. 45. 13. Christian Roy, «Du pareil au même», Vice versa, 2/5, octobrenovembre 1985, p. 15. 14. Laurent Dispot, Manifeste archaïque, Paris, Grasset, «Figures», 1986, p. 79. 15. Antonio d’Alfonso, l’Autre rivage, p. 21. 16. Anne-Marie Alonzo, Ecoute, sultane, l’Hexagone, p. 91. 17. Régine Robin, la Québécoite, p. 149. 18. Marco Micone, Gens du silence, p. 32. 19. JeanJonassaint, la Déchirure du corps(texte), p. 60. 20. Régine Robin, La Québécoite, p. 80. 21. Dany Laferrière, faire l’amour avec un Nègre sans sefatiguer, p. 97. 22. Fulvio Caccia, Sous le signe du Phénix, p. 10. 23. Yolande Villemaire, Adrénaline, p. 100-101. 24. Marilù Mallet, Miami trip, p. 50. Le thème de la mutation, lié à celui de l’hybride, est fréquent dans le texte migrant, par exemple chez Vera Pollack {Rose-rouge') ou chez Nadia Ghalem dontla narratrice se demande, dans lesJardins de cristal'. «Et sij’étais une mutante?». 25. Cité par Mary Douglas, op. cil., p. 174. 26. Ibid., p. 73. Conclusion: La pluralité des centres 1. Cf.Jean Baudrillard, article cité. 2. Cf. Normand de Bellefeuille, article cité. 3. Jean Larose, la Petite Noirceur, Boréal, 1987, p. 195. 4. Cf. Arthur Kroker et David Cook, op. cit.. 5. Encore faut-il noter immédiatement la méprise que risque d’entraîner la phrase de Miron, tirée du premier poème de l’Homme rapaillé: car l’arrivée mironienne fait illusion dans la mesure où, donnée comme une condition préalable, elle constitue plutôt l’horizon de toute l’œuvre, la visée ultime d’une œuvre d’errance qui n’en finit justement plus de se perdre dans l’espoir et le désespoir d’arriver et de traiter l’ici sur le mode du plus profond 235