Un gâteau renversé à l’ananas peut-il changer le cours de l’histoire ? Petr KylouŠek Université Masaryk, Brno, Tchéquie La thématique alimentaire jalonne la littérature canadienne française et québécoise dès ses origines. Rappelons la comédie L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise (1802) de Joseph Quesnel où la composition du menu constitue le nœud de la conflictualité identitaire entre les francophones et les anglophones. Acte fondateur, s’il en est, car un siècle et demi plus tard, le dîner se prêtera aux polémiques dans une autre pièce de théâtre, La Tête du roi (1963) de Jacques Ferron. Rappelons aussi le point central symbolique qu’est la cuisine dans les romans du terroir qu’il s’agisse de Marie Calumet (1904) de Rodolphe Girard ou du Survenant (1945) de Germaine Guèvremont. Mentionnons le thème récurrent du « pain sur et amer, lourd comme du sable, marqué d’une croix » dans La Scouine (1918) d’Albert Laberge ou bien la version subversive du roman du terroir qu’est Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) de Marie-Claire Blais dont l’incipit s’ouvre sur une contreplongée où l’espace de la cuisine, lieu de rassemblement de la famille, est observé de dessous la table. Notons aussi l’un des tout récents succès de librairie, Le Plongeur (2016) de Stéphane Larue, dont le protagoniste tente d’échapper à son addiction aux loteries vidéo par le travail éreintant dans un restaurant : l’enfer de la cuisine et de la restauration tient du souffle zolien. Le survol de la littérature québécoise n’a d’autre ambition que d’indiquer l’importance du repas et des lieux sociaux qui y sont liés. Quelles que soient les modalités thématiques, l’alimentation dépasse le simple détail réaliste pour assumer une fonction axiologique dans l’enargeia narrative. C’est aussi le cas de La Fiancée américaine d’Éric Dupont (2012). Le roman se présente comme une saga familiale des Berg/Lamontagne dont les héros, à la recherche de leurs origines et secrets familiaux, traversent les hauts et les bas de la modernité nord-américaine et européenne. L’action se déroule entre deux villes aux noms jumelés – Montréal et Kœnigsberg – à travers cinq relais significatifs – Rivière-du-Loup, Berlin, Dachau, New York et Rome. La primauté ne revient pas, certes, à la nourriture. Le récit de sept cents cinquante pages, qui combine la narration à la troisième personne, l’échange épistolaire entre les jumeaux Gabriel et Michel Lamontagne et les cahiers de souvenirs de Magda Berg, articule plusieurs filons thématiques qui impliquent une cinquantaine de personnages. La dominante est sans aucun doute la reconstitution de l’histoire d’une famille scindée en branches allemande et québécoise au tout début du XIX^e siècle et qui retrouve son unité profonde deux siècles plus tard, au seuil de l’an deux mille, pour une promesse d’avenir. La nouvelle vie est toutefois conditionnée par le rachat collectif et individuel : le thème de l’apocalypse culmine dans les trois cahiers de Magda Berg qui résument la période nazie – génocides, orgies du pouvoir, bestialités de la guerre. Le Mal n’est pas seulement collectif, car l’Histoire est faite d’histoires et les personnages ne sont nullement des êtres angéliques. Aussi s’agit-il, pour chacun, d’expier ses propres fautes et celles de ses prochains : lâchetés, mensonges, manipulations, assassinats, incestes, vols que la narration dévoile progressivement et qu’elle amène jusqu’aux actes purificateurs. Le deuxième filon – d’ordre axiologique et compositionnel – est celui de l’art, peinture et musique, agencées en deux récurrences musicales majeures que sont Tosca de Puccini et son contrepoint Que ma joie demeure de Bach, et deux récurrences picturales, le Chemin de croix du peintre-prêtre Lecavalier et La Mise au Tombeau de la Vierge de Masolino Panicale. Là encore une opposition graduée entre le Mal et le Bien scinde l’univers romanesque tout en en assurant la cohésion, À preuve la trame du roman qui reprend, en mise en abyme, l’intrigue de Tosca de Puccini, en particulier la fatalité de la jalousie. C’est dans ce contexte qu’il convient de situer le filon alimentaire : la cuisine, les recettes, les repas, voire l’industrie de la restauration. Loin de se limiter à la fonction illustrative des différents milieux, la nourriture et le corps semblent s’intégrer dans l’agencement de l’action du roman où l’individu est confronté aux aléas de l’Histoire. Sur le plan symbolique, la nourriture complète le filon thématique de l’art en s’insérant dans l’axiologie eschatologique de la damnation et du rachat. Ce n’est pas un hasard si le trio des fées gardiennes de la famille Lamontagne/Berg est mené par sœur Marie-de-l’Eucharistie. Quels sont les appuis sociologiques dont une approche sociopoétique peut profiter pour l’analyse de notre texte ? Sans doute pouvons-nous nous inspirer des travaux d’Edgar Morin et de Claude Fischler qui ouvrent un dialogue entre la sociologie et l’anthropologie et qui permettent d’articuler la catégorisation des aliments en fonction de la normativité et des représentations collectives[1]. Un autre appui peut être fourni par Jean-Pierre Corbeau dont la distinction entre socialité et sociabilité[2] établit une analogie entre langue et parole et, sur le plan thématique, invite à suivre les modalités individuelles et contextuelles des thèmes récurrents, y compris leur dimension sociale. Enfin Alan Warde[3] éclaire les coordonnées sociales régissant les manières alimentaires et leur rapport à l’évolution du marché de la restauration qui fera aussi l’objet de notre présentation. Rappelons également le travail synthétique de Jean-Pierre Poulain et l’ouvrage collectif de Faustine Régnier, Anne Huissier et Séverine Gojard[4] qui offrent une vue globale de la problématique alimentaire. L’imaginaire social dont l’écriture fait son matériau entre dans la structuration du récit à plusieurs niveaux. Il façonne l’univers mental des personnages, caractérise leurs habitudes, configure les situations et les relations interpersonnelles et, par là, détermine l’action. Au-delà de l’histoire narrée, il s’implique dans l’éthos et l’impact idéel du texte. À l’instar des autres éléments structurels, l’imaginaire lié au filon alimentaire forme un ensemble relationnel complexe qui participe de l’économie narrative. Pour illustrer cette complexité, nos analyses vont tenter de saisir plusieurs aspects de l’imaginaire « alimentaire » : 1^o les stratégies des contacts sociaux, notamment en ce qui concerne la famille ; 2^o la catégorisation des aliments et l’instrumentalisation interpersonnelle par alimentation interposée ; 3^o les conséquences, individuelles et collectives, de la transformation du marché alimentaire et de la restauration ; 4^o la dimension symbolique qui transcende la référence fictionnelle. Les connexités qui existent entre les quatre points de l’analyse émergent avec l’intrigue même, dès l’apparition passagère du personnage éponyme au début du roman. Madeleine, la fiancée américaine, est une orpheline qui débarque en janvier 1918 à Fraserville, alias Rivière-du-Loup, avec un New England Cookbook et qui, à défaut de la langue qu’elle ne maîtrise pas, se fait comprendre en apostrophant les papilles gustatives et les ventres : D’abord, elle confirma par un rosary bien matinal et bien nasal qu’elle était bel et bien de la vraie foi. Puis elle se mit tous les matins, dès l’aube, à préparer des mets auxquels les Lamontagne n’étaient pas habitués. Le premier jour, la rouquine s’était rendue au magasin général pour y chercher des provisions, car elle semblait avoir rapporté une petite dot des États-Unis. Au deuxième matin, elle s’était mise à l’ouvrage dans la cuisine en entonnant cette chanson pour cœurs froids : Will you love me all the time? […] Mais qu’est-ce qu’elle cuisinait, l’Américaine ? La question venait encore de la cuisine. Des déjeuners, des crêpes, des bines, des œufs miroirs, tout ce qu’on mange le matin, pis jamais on avait déjeuné comme ça à Fraserville, répondit Papa Louis, le regard perdu. L’Américaine s’était mise dans la tête de gagner les Canadiens par le ventre. Il lui faudrait les gagner un par un, calorie par calorie, glucide par glucide. Le troisième jour, l’Américaine boulangea un pain de mie qui relégua le pain de Madeleine-la-Mére au rang d’infâme galette. La mie de ce pain américain, blanche et nuageuse, caressait les lèvres de Louis-Benjamin comme les ailes d’une colombe. Le quatrième jour l’Américaine prépara des brioches du carême caramélisées au sucre du pays. (26-28)[5]^ Signalons les thèmes porteurs que le roman développera : le rosaire et le pain, objet concrets de la pratique religieuse et alimentaire, renvoient au sens idéel, symbolique, car liés à la transcendance de l’eucharistie qui est suggérée, entre autres, par la comparaison aérienne, aviaire, du goût du pain (point 4). La réussite du petit déjeuner (point 1) fait partie de la stratégie familiale du personnage et introduit le thème de l’amour et de la jalousie, tandis que les ingrédients sucrés, comme nous le verrons, seront les instruments féminins par excellence qui conditionneront l’action du roman (point 2). Le petit déjeuner de Madeleine-l’Américaine et son New England Cookbook seront l’inspiration pour sa petite fille Madeleine, Queen of Breakfast, qui, à partir de la recette familiale construira un empire panaméricain de restauration et d’alimentation Chez Mado inc. (point 3). La cuisine, enfin, sera le lieu nodal de bien des situations du roman. 1^o Stratégies des contacts sociaux Les premiers contacts entre les individus qui appartiennent à des groupes sociaux différents se réalisent à l’aide de boissons. C’est là que la dichotomie entre le code et la réalisation (socialité vs. sociabilité) s’applique et que les pratiques sociales entrent dans le jeu narratif. Le thé et le café prennent, dans ce contexte, différentes significations qui modalisent la réalisation du contact. Tel le thé que Madeleine-la-Mére offre chez elle à la mère Caron et à sa fille Irène au moment des fiançailles de son petit-fils et qui souligne une situation de tension et de franche inimitié, car elle « les aurait volontiers toutes les deux étranglées » (154). Le thé, toujours servi chez soi, peut aussi marquer une familiarité qui ouvre la voie au dessert métaphorisé en objet érotique convoité, comme dans le cas de la visite de Gabriel Lamontagne chez son institutrice Mme Boulay (323, 326). La même démarche peut, au contraire, indiquer une tentative d’éloigner un contact non désiré, comme on le voit au moment de l’irruption de Mme Thanatopoulos dans l’appartement du même Gabriel (401). Ce dernier, dans une autre situation, utilise le prétexte d’une tasse de thé pour attirer l’attention de Claudia en l’invitant dans un café québécois à Toronto (367). Le thé ou le café sont offerts par les femmes ou bien aux femmes et marquent, dans le code comportemental, une certaine distance, nuancée par les individus. L’alcool relève d’une autre catégorie. Il favorise, on s’en doute, la parole sincère, il brise les barrières, permet la confession. Aussi sert-il d’ouverture à des séquences narratives et actionnelles différentes. C’est avec un verre de gin à portée de la main que Louis, alias Cheval Lamontagne, raconte aux enfants ses prouesses et aventures d’homme fort des fêtes foraines et des foires agricoles américaines et c’est aussi le gin qui l’aide à révéler, devant ses compagnons du bar, son expérience traumatisante de la guerre (12 et suiv. ,15, 194, 220, 222, 231). L’autre grand narrateur de récits est la Berlinoise Magda Berg attachée à deux alcools fonctionnellement distincts. Alors que la bière est réservée aux sorties joyeuses au Biergarten (387-388) en compagnie de Gabriel Lamontagne, son voisin de palier, c’est le riesling (336, 347, 368, 459, 548, 551) qui lui facilite la parole que Gabriel transcrit dans ses lettres à son frère Michel : traumatismes de la guerre, mais aussi aveux d’impuissances, de mensonges, de trahisons, confessés dans l’intimité de l’appartement. Dans l’économie narrative du roman, les boissons fonctionnent comme prodromes de l’action et de la parole. Le système semble œuvrer à deux registres : si le thé et le café accompagnent et encadrent des séquences actionnelles dans le sens « proleptique », les alcools facilitent des rétrospections où la mémoire individuelle se frotte ou se heurte à l’Histoire événementielle, et cela jusqu’à la négation même de la capacité mémorielle, car l’alcool est aussi un instrument de l’oubli et du silence : Le bonhomme payait des verres à qui voulait écouter. Pour boire à peu de frais, il s’agissait d’arriver à l’Ophir en après-midi, une fois le Cheval un peu éméché, […]. Il payait la traite en échange d’une paire d’oreilles. Parfois, au bout de ses gins, le Cheval tombait endormi, souvent au beau milieu d’une histoire, ronflait en pleine taverne sous le regard amusé et compréhensif des autres buveurs. (222) Ce sont le repas et l’invitation à dîner qui représentent une forme plus élaborée de contacts sociaux : dîner de fiançailles (150), repas de noces (104). Mais le dîner peut aussi marquer le passage d’une famille à l’autre et une adoption, avec de fortes connotations initiatiques. Sur le plan narratif, le fait social entraîne alors un changement significatif de la configuration des personnages qui infléchit le cours de l’histoire. Tel est le cas de deux amies d’enfance Solange Bérubé et Madeleine Lamontagne : leur complicité écolière s’affirme au moment des soins prodigués au lapin Lazare et aboutit à une invitation à dîner qui doit briser les barrières entre deux familles voisines ennemies. Le récit suit le schéma initiatique : Quand ils apprirent que leur sœur cadette était invitée à souper chez les Lamontagne, les garçons Bérubé marquèrent une minute de silence. C’était comme leur annoncer qu’elle allait mourir, ce qui n’était pas tout à fait faux, si on considère la mort comme un nouveau départ. (191) Avant de passer à table, Solange assiste à la séance des récits familiaux de Papa Louis qui revient sur ses aventures américaines et sur ses souvenirs de guerre (194). C’est la première étape de l’insertion tribale : le partage de l’histoire familiale et des récits fondateurs. Le dîner qui suit est cordial jusqu’au moment où Solange apprend qu’à la place du poulet qu’elle croyait consommer, c’est Lazare qu’elle a mangé : Solange venait d’avaler sa dernière bouchée. Un instant, elle fut privée d’air. Elle ne sentait plus ses jambes. Lazare. Elle venait d’ingurgiter le pauvre Lazare. Papa Louis bondit de sa chaise. - Tu as fait cuire Lazare ? Mais t’es folle, ma parole ! [paroles adressées à la mère] L’homme hurlait. Madeleine, habituée à ces débordements, interrompit la scène. - C’est moi qui le lui ai demandé, Papa. À cause de Solange. - Comment ça, à cause de Solange ? - Solange m’a écrit un mot dans la classe de sœur Sainte-Alphonse. Attends, je l’ai retrouvé… Et Madeleine sortit de sa poche le petit billet qui avait causé tant de tumulte au couvent. Pour toujours. Toi, moi et Lazare. S. Louis le considérait avec attention. Sa respiration ralentit, il semblait charmé par toute l’histoire. Il leva son verre de cidre. - Ben, ma Solange, on dirait que ton souhait est exaucé ! Vous serez toujours ensemble, toi et Lazare. (203) Une nouvelle mort initiatique et une nouvelle résurrection par l’incorporation « cannibale » d’un membre de la famille, représenté par le lapin baptisé. On est bien en présence d’une situation archétypale[6], une épreuve que Solange surmonte : Lazare ou pas. Tant pour se donner contenance que pour montrer aux Lamontagne de quoi elle était faite, Solange se raidit l’échine, déposa sa fourchette et déclara d’une voix très claire : - Est-ce qu’il reste du lapin ? S’ensuivit une salve d’applaudissements, de couteaux qui tintent sur les verres, de bravos, de rires. (204-205) Dès ce moment Solange se sentira une Lamontagne et sera punie dans sa famille d’origine par la corvée sempiternelle d’épluchage de patates jusqu’à ses quinze ans accomplis (210-212), punition qu’elle vivra, cantonnée à la cuisine, comme un sacrifice par amour pour Madeleine. Le lien entre Solange et Madeleine sera pour la vie. Elles vivront et travailleront ensemble, elles partageront entre elles les jumeaux de Madeleine, Michel devenant le préféré de sa mère, alors que Gabriel sera materné par Solange. Ensemble elles lanceront l’entreprise Chez Mado à Montréal d’abord, en Amérique ensuite. 2^o Catégorisation des aliments et instrumentalisation par alimentation interposée Une situation anthropologique de nature archétypale, perceptible jusque dans la distribution des rôles des personnages, semble caractériser le clivage entre les viandes et les plats sucrés. La première catégorie représente une alimentation nourrissante sans plus, servie par les femmes et consommée le plus souvent par les hommes : Ils étaient attablés [Alexander Podgórski et Cheval Lamontagne] devant ce qui ressemblait à une énorme volaille rôtie, une dinde sans aucun doute, que Podgórski avait rapportée des environs de Buffalo. Étranglé la veille et enfourné au matin par une brave femme de Gouverneur – les hommes forts étaient toujours, où qu’ils allassent, accueillis comme des rois –, l’oiseau était à la mesure des deux colosses. (94) - Tu as faim, mon Louis ? lui avait-elle demandé avant toute chose. [Madeleine-la-Mére] Un poulet, huit pommes de terre et quatre verres de cidre plus tard, elle commença à poser des questions sur les vieux pays qu’elle ne verrait jamais. (138) Le sucre, par contre, est un instrument puissant de la manipulation féminine et son apparition marque souvent un tournant dans le cours des événements narrés. Sa récurrence illustre les modalités de la dichotomie socialité vs. sociabilité dans les relations entre les femmes et les hommes. Il n’y a qu’un seul personnage masculin qui domine le sucre : Siegfried Zucker, un nomen omen, marchand, fournisseur, ami de Madeleine et de Solange, qui les aidera par son savoir-faire à s’établir à Montréal et à construire leur empire alimentaire. C’est lui aussi qui a reconnu le sens des affaires de la petite Madeleine au moment où elle revendait à son frère le sucre d’orge reçu en cadeau (71). Le sucre entre comme ingrédient dans différents desserts et gâteaux : « tarte au sucre » (29), gâteau au café (205), gâteau renversé à l’ananas, pains aux raisins, sucre à la crème, tarte aux bleuets, tarte au citron (235), tarte au sirop d’érable (249 et suiv.), galettes aux raisins (286), pudding chômeur (324 et suiv.), galaktoboureko (400 et suiv.), pudding au caramel (461), Streuselkuchen (478 et suiv.), glace au parfum tiramisu et fior di latte (531), gâteau aux carottes (681). Le gâteau, servi par les femmes aux hommes, est une séduction et peut servir de métaphore érotique. Tel est le comportement des carmélites de Rivière-du-Loup au moment du séjour du peintre-prêtre Lecavalier : - Un gâteau pour notre beau garçon ? N’est-ce pas ? - Oh oui ! Avec des tranches d’ananas et des cerises au marasquin ! - Vous êtes consciente qu’il s’agit d’un péché capital… Le rire de la religieuse fit rougir une pivoine. (231) L’érotisation est évidente dans la scène où Gabriel, adolescent, se retrouve dans l’appartement de M^me Boulay, sa professeure de français : Son pudding chômeur était presque aussi moelleux que celui de Suzuki [surnom de Solange Bérubé]. Elle m’avait apporté, bizarrement, une cuiller à soupe en argent pour le manger. Habituellement, on mange le pudding chômeur à la petite cuiller. En me la tendant, elle avait dit : Tiens, pour les grands garçons, une grosse cuiller ! […] - Il faut faire fondre doucement les bouchées dans sa bouche, comme ça on n’a pas mal, a-t-elle murmuré. Je suivais ses conseils et grattais de ma cuiller trop grosse le bord du bol de porcelaine […] avant de la plonger profondément dans le cœur de la chose. Les masses charnues du dessert offraient une résistance molle à mon appétit, j’ai toujours eu faim après l’école, comme tous les garçons. […] - Tu avais faim, Gabriel. Maintenant tu vas bien prendre ton thé. Lentement, doucement, ne te brûle pas ! Elle aussi a pris un thé. J’avais presque léché le fond du bol de porcelaine. Le visage de madame Boulay rayonnait d’un bonheur que je ne lui connaissais pas. Elle avait allumé une cigarette. (325-326) Une scène analogue, parfaitement symétrique, montre Gabriel qui, dans son appartement torontois, fait face à M^me Thanatopoulos qui vient lui imposer ses conditions et son corps en apportant « un grand ravier de pyrex » rempli de galaktoboureko (401 et suiv.). Mais le sucre est aussi un ingrédient qui tue par la douceur. Et c’est Madeleine qui, ayant reconnu les symptômes du diabète chez son frère Marc, se sert du gâteau pour l’assassiner, jalouse de sa relation avec le peintre Lecavalier qu’elle entend séduire à son tour. Le récit de l’assassinat est fascinant : De nouveau seule, Madeleine avait sorti la tarte du four et l’avait placée au milieu de la table, bien en évidence. Puis, elle était descendue à la cave, armée de son chapelet et avait prié. Il ne fallut que quelques minutes pour que la bête soit tirée de son sommeil par le doux fumet. Ses pas se firent entendre jusque dans la cuisine. Madeleine continuait ses oraisons … pardonnez-nous le mal que nous avons fait… Elle l’entendit sortir des couverts du tiroir, une assiette, une pelle à tarte. La porte du Frigidaire qui s’ouvre. Un verre de lait. Déglutissements bruyants. Puis, il remonta se coucher. Madeleine eut le temps de remonter à la cuisine, où elle trouva l’assiette à tarte vide. Il n’avait laissé que quelques miettes. Tout laver en vitesse. Aérer toute la maison pour ne pas qu’on sente le sucre. Encore une tache suspecte au fond du four, qu’elle grattait au couteau. Du sucre caramélisé. Quand tout fut propre, elle monta à l’étage. Des râles lui parvenaient de la chambre de Marc. Il appelait sa sœur. Madeleine alla se coucher. (250) Le gâteau est aussi l’arme dont se sert la mère de Magda Berg. Diabétique, elle prend un morceau de Steuselkuchen pour échapper, malade, à l’autorité de son mari, et se soustraire ainsi à la soirée chez les Gœbbels (477-478) qu’elle ne désire pas rencontrer. Bref, le sucre est une arme entre les mains des femmes. 3^o Transformation du marché alimentaire et de la restauration Placé sous le signe du New England Cookbook de la fiancée américaine, le roman illustre la transformation des habitudes alimentaires due à l’urbanisation et à l’industrialisation, notamment le passage d’une cuisine maison à la restauration qui utilise les recettes maison pour une politique commerciale à grande échelle. Le roman en montre les rouages commerciaux et les conséquences sur les identités collectives et individuelles. C’est le passage à New York et le petit déjeuner au Tosca’s Diner (260-264) qui donne à Madeleine Lamontagne, déjà enceinte et future mère célibataire, l’idée de s’installer à Montréal pour lancer Chez Mado, un restaurant où les petits déjeuners de sa grand-mère Madeleine-l’Américaine attirent l’attention de la journaliste Venice Van Veen. L’émission télévisée assure la notoriété et le succès : Au menu, un philosophe français, une chanteuse d’opéra canadienne, un ministre du gouvernement fédéral et, bien évidemment la crêpe à Solange. L’intro fut courte, Madeleine, absolument charmante. Sa ressemblance avec Mireille Mathieu fut relevée par tous les téléspectateurs. Elle éclipsa, par le sourire qu’elle avait hérité de sa grand-mère américaine, tous les invités. Il lui suffisait d’entrer dans le cadre de la caméra pour que le monde se mette à graviter autour d’elle. […] - Ce sont des recettes que j’ai héritées de ma grand-mère. […] - À qui demandez-vous conseil ? - D’abord à Dieu. Puis à monsieur Zucker, qui m’a aidée à ouvrir mon restaurant. Il est toujours de bon conseil. - Vous parlez de Siegfried Zucker de la Zucker Food ? […] L’émission fut diffusée le lendemain soir, un vendredi. Dans les chaumières du Canada français, l’accent de Madeleine fut reçu comme le chant d’un ange. Sa candeur, sa jeunesse, son sourire attendrirent les cœurs les plus cyniques. (299-301) Toutes les composantes de la publicité sont là : une aura intello de l’émission – on est en 1968 – , le charme de la jeunesse, la ressemblance avec Mireille Mathieu dans un Québec encore imbu de modèles français, le bon accent provincial, preuve de l’authenticité, le rappel de la foi catholique, gage de la morale liée au capital, garantie du succès : Sans la structure administrative de la Zucker Food, jamais les restaurants chez Mado n’auraient connu cette fulgurante ascension. C’est Zucker qui enseigna à Madeleine les joies de l’intégration verticale et les subtilités de la gestion d’entreprise. Les succursales continuèrent donc de pousser comme des champignons dans la province, chaque ouverture célébrée comme il se doit par la population locale. Avoir son Chez Mado commença à devenir gage de civilisation. Chaque fois qu’elles ouvraient un restaurant, Solange et Madeleine donnaient à une ville une nouvelle preuve de son existence. Bientôt le grand œuf monté sur trois roses que Madeleine avait choisi comme emblème fit partie de toutes les agglomérations comptant plus de vingt mille habitants. (302) Remarquons l’élément civilisationnel et identitaire du phénomène. L’imaginaire social bientôt relèvera du politique dans les slogans où le nationalisme et le libéralisme capitalistes semblent inséparables : Chez Mado, dont les repas étaient servis sur tous les continents et dont le logo, un œuf blanc reposant sur trois roses, ornait la façade de centaines d’établissements dans le monde entier. « Un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, « Le fleuron de l’industrie agroalimentaire canadienne », « L’ambassade du Québec à l’étranger », « Nostra cosa » : voilà le genre de platitudes qui servaient à qualifier le succès planétaire de l’entreprise de Madeleine Lamontagne. Dans certains milieux d’affaires américains, on appelait ouvertement Madeleine Queen of Breakfast pour bien faire comprendre que le marché de tout ce qui s’ingérait avant midi dans toutes les Amériques lui appartenait de plein droit. (638) Succès planétaire, certes, mais dans l’agencement du roman l’exploit de la Queen of Breakfast n’est pas seulement une parodie de la réussite du rêve américain et de l’entreprise capitaliste qui bouleverse et conditionne la vie de la société à travers l’alimentation. L’arrière-fond social de la vie moderne s’inscrit dans le parcours du personnage de Madeleine, sa « dépersonnalisation ». Placée au milieu de l’action dans la première partie du roman, Madeleine perd progressivement le privilège narratif de la focalisation interne. En même temps, la vie familiale et communautaire d’une petite ville de province cède au double volet dominé par la grande Histoire où la réussite américaine de Chez Mado alterne avec les aléas de la guerre, narrés par Magda Berg. Madeleine se coupe de sa ville natale, on ne la voit que de l’extérieur, jugée par les autres : elle est son rôle social, son masque, sévère, intraitable,. Peu à peu on la découvre solitaire, ascète, quasi pénitente. 4^o Dimension symbolique Au bout de trente ans d’activités le Goupe Mado inc. ouvre son plus grand restaurant à Time Square à New York, le 1^er janvier 2000. L’image de sainte Anne qui y veille sur les consommateurs (668), le vœu de propreté auquel le personnel, exclusivement féminin, est tenu (536), les propos de Solange qui dans son interview au magazine Food explique que « [p]ropreté est presque sainteté » (667) indiquent que l’entreprise capitaliste a aussi une autre finalité. Dans le cas de Madeleine, la dimension religieuse est indéniable malgré les ambigüités publicitaires patentes. Un indice pour compléter les précédents : le déjeuner solitaire, claustral, de Madeleine dans son bureau du dernier étage de la Tour Lamontagne (631) répond au repas solitaire de la Mère Supérieure du couvent de carmélites de Rivière-du-Loup (186). Madeleine est réputée pour avoir appris par cœur les noms de toutes ses employées, elle organise son entreprise comme un couvent. Son travail acharné est aussi une expiation pour racheter ses fautes et crimes : jalousie, fratricide, vol d’argent qui a servi à lancer son entreprise, toxicomanie, un incendie peut-être. Il en va de même pour Magda Berg, son « antagoniste » en ce qui concerne la prise de la parole dans la seconde partie du roman. Alors que Madeleine garde le silence sur son passé qu’on ne devine qu’à travers les autres, Magda se confesse. Pourtant, son récit des horreurs du nazisme et de la guerre est aussi une manière de ne pas avouer ses propres fautes ou certains faits dont elle se sent coupable : mort de sa sœur mongolienne euthanasiée, suicide de sa mère, dénonciation, par jalousie, de son ami homosexuel, interné au camp de concentration. Elle expie en se sacrifiant pour sauver Michel Lamontagne, victime d’un impresario sans scrupules. Le thème du sacrifice est lié à l’eucharistie et celle-ci au pain qui est amour. C’est le pain de mie boulangé par Madeleine-l’Américaine (28), c’est l’odeur du pain qu’on cuit à bord du paquebot Gustloff (594), une promesse de la vie sauve avant le torpillage, c’est aussi le pain que Madeleine refait selon le modèle de sa grand-mère au moment de devenir grand-mère à son tour : Quand Anamaria annonça que le petit s’appellerait Louis, Madeleine pinça les lèvres, puis, s’inspirant du New England Cookbook, elle créa avec Solange une nouvelle brioche qu’elles appelèrent la Brioche des saints anges, offerte seulement pendant le week-end de la Saint-Jean-Baptiste. (747) La lignée de Ludwig Berg/Louis Lamontagne continue, comme l’avaient voulu les fées tutélaires de la famille retirées au couvent des carmélites : sœur Marie-de-l’Eucharistie et Madeleine-la-Mére. Conclusion Le roman d’Éric Dupont, on l’aura compris, obéit au principe ludique : récurrences thématiques, jeux de mots et de noms propres (Zucker, Lamontagne/Berg), clins d’œil (Mado – McDo), mises en abyme, intertextualités. Les artifices affichés deviennent toutefois le gage de « l’émergence du réel le plus profond[7] ». Et c’est le langage alimentaire, aussi secondaire qu’il puisse paraître, qui étaie efficacement la charpente romanesque, à double titre : à la fois comme le contenu narré et comme un des éléments de la narrativité dans l’organisation même des contenus. Comme nous avons essayé de le montrer, l’alimentation et l’imaginaire qui y est associé participent à l’instauration des situations de communication, influencent la configuration des personnages, entrent dans la structure compositionnelle et contribuent au plan symbolique, idéel. Les quatre aspects examinés ponctuent, par leur distribution complémentaire, l’histoire de la désagrégation de la cellule familiale au XX^e siècle : les contacts au sein de la famille et entre les familles se distendent ou disparaissent à l’instar des traditionnelles manifestations collectives – foires locales, messes – qui se dépersonnalisent en s’individualisant et se massifiant. Par la distribution des thèmes alimentaires, le roman illustre cette évolution qui va de la famille à la fragmentation/massification de la vie sociale. Si les deux premiers aspects – contact et intégration – dominent dans la première partie du roman, le dernier tiers se concentre sur l’entreprise Chez Mado qui par sa machinerie fonctionnelle contraste avec la famille éclatée et dispersée aux quatre coins du monde. La transcendance signalée par la dimension symbolique de la nourriture représente, dans ce contexte, un antidote et un rappel de la continuité : l’espoir qu’une famille ou une communauté peuvent toujours se reconstituer. La nourriture participe au projet romanesque d’autant mieux qu’elle est susceptible d’intégrer la dimension biologique, psychologique, sociale et symbolique et de montrer l’homme au sein de la dynamique sociale. La Fiancée américaine s’inscrit, par le biais des thèmes développés, dont la nourriture, dans la lignée des romans apocalyptiques de la littérature québécoise qui visent le dépassement du Mal par l’esthétique et l’éthique. Bibliographie Ouvrage présenté Éric Dupont, La Fiancée américaine, Paris, Éditions du Toucan, 2014. Ouvrages consultés Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Génèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998. Jean-Pierre Corbeau, « Socialité et socialibilité et sauce toujours », Cultures, Nourritures, Internationale de l’imaginaire, n^o 7, Babel/Actes Sud, 1997, pp. 68-81. Claude Fischler, L'Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 1990. Claude Fischler, « Gastro-nomie et gastro-anomie », Communications, « La nourriture. Pour une anthropologie bioculturelle de l’alimentation », n^o 31, 1979, pp. 189-210. Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973. Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002. Faustine Régnier, Anne Huissier et Séverine Gojard, Sociologie de l’alimentation, Paris, Éditions de la Découverte, 2006 Alan Warde, Consumption, Food and Taste. Culinary Antinomies and Commodity Culture, London, Sage Publications, Ltd. 1997. Mots clés : roman québécois, Éric Dupont, La Fiancée américaine, sociologie, alimentation Keywords: Quebec novel, Éric Dupont, La Fiancée américaine, sociology, alimentation ________________________________ [1] Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973. Claude Fischler, L’Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 1990. Claude Fischler, « Gastro-nomie et gastro-anomie », Communications, « La nourriture. Pour une anthropologie bioculturelle de l’alimentation », n^o 31, 1979, pp. 189-210. [2] Jean-Pierre Corbeau, « Socialité et socialibilité et sauce toujours », Cultures, Nourritures, Internationale de l’imaginaire, n^o 7, Babel/Actes Sud, 1997, pp. 68-81. [3] Alan Warde, Consumption, Food and Taste. Culinary Antinomies and Commodity Culture, London, Sage Publications, Ltd. 1997. [4] Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002. Faustine Régnier, Anne Huissier et Séverine Gojard, Sociologie de l’alimentation, Paris, Éditions de la Découverte, 2006. [5] Éric Dupont, La Fiancée américaine, Paris, Éditions du Toucan, 2014. Pour éviter le cumul des notes de bas de page, nous proposons d’accompagner les citations qui renvoient au roman analysé par la mention du numéro de la page entre parenthèses. [6] Voir Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 178-183, avec références à Gaston Bachelard, Gilbert Durand et alii. [7] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Génèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 70.