Ce Nord tout en feu : Les héritiers de la mine et Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier Petr Kyloušek, Université Masaryk de Brno, République Tchèque Abstract Two Jocelyne Saucier’s novels are located in Abitibi and northern Ontario and placed under the sign of a murderous fire: Les héritiers de la mine (1999) and Il pleuvait des oiseaux (2011). In both cases, the fire takes a symbolic value, underpinned by religious imagination. The theme will be discussed as a structuring element at different levels of narration. Keywords Quebec literature, Quebec novel, Jocelyne Saucier, Apocalypsis, theme of fire. Résumé Deux romans de Jocelyne Saucier, Les héritiers de la mine (1999) et Il pleuvait des oiseaux (2011), sont situés dans l’Abitibi et le nord de l’Ontario et les deux se placent sous le signe d’un feu meurtrier. Dans les deux cas, le feu prend une valeur symbolique, sous-tendue de l’imaginaire religieux. La thématique est examinée comme élément structurant à différents niveaux de la narration. Mots-clés Littérature québécoise, roman québécois, Jocelyne Saucier, apocalypse, imaginaire du feu. L’imaginaire nordique ne se limite pas aux étendues glacées (Chartier 2008, Hamelin 1975). Parmi les trois romans que Jocelyne Saucier a situés en Abitibi et dans le nord de l’Ontario deux se placent sous le signe de l’été torride et du feu meurtrier : Les héritiers de la mine (1999) et Il pleuvait des oiseaux (2011). Dans les deux cas, le feu prend une valeur symbolique, sous-tendue de l’imaginaire religieux. Ce feu dévastateur, apocalyptique, va être examiné comme élément structurant des deux romans à différents niveaux de la narration. L’action des Héritiers de la mine se situe à Norco, ville ouvrière qui avait poussé autour de la mine de zinc de la Nothern Consolidated à la fin des années 1950. Les héritiers de la mine, c’est la famille Cardinal dont le père, Albert Cardinal, est le découvreur de l’immense gisement qui aurait dû assurer la prospérité de la famille et de la région si la chute du prix du zinc n’avait pas sonné le glas de l’entreprise qui s’est retirée en laissant les mineurs à leur désespoir. Les Cardinal, une famille nombreuse de vingt-et-un enfants, a un secret que les monologues intérieurs de sept d’entre eux dévoilent au fur et à mesure, trente ans après la catastrophe, lors d’une réunion où Albert Cardinal se voit décerner la médaille de l’Association des prospecteurs. L’unité de lieu - un hôtel où la cérémonie a lieu – et les monologues intérieurs qui sont autant de confessions confèrent au récit une tension dramatique et une ligne narrative qui culmine par la catharsis finale. Le secret, en fait est double : la mine et la mort. Le secret de la mine est matérialisé par le filon d’or pur que le père découvre au moment d’une descente fortuite dans la mine. C’est cet or que la famille veut s’approprier. Pour pouvoir le faire, il faut faire le vide autour de la mine abandonnée, contraindre les habitants à quitter la ville. Ainsi éclate la guerre entre les culs-terreux et les enfants du clan Cardinal qui portent tous des sobriquets parlants : Geronimo, LaTommy, ElToro, LePatriarche, LaPucelle, Mustang, Magnum, LeTaon, etc. La mort est celle d’Angèle, sœur jumelle de LaTommy. Elles se ressemblent au point qu’on les confond, elles partagent les mêmes sentiments, elles sont même douées d’une sorte de télépathie mutuelle. Ce couple parfait se scinde au moment où une famille anglaise de Montréal, les McDougall, veut les adopter. Alors que Carmelle, alias LaTommy, refuse de se séparer du clan, Angèle est attirée par la découverte du monde et par le bonheur. La vie de l’Adoptée, comme on la surnommera, sera désormais partagée entre le Montréal huppé de Westmount et le collège des bonnes sœurs d’une part et Norco et sa famille d’autre part où ses frères et sœurs l’admirent et l’aiment en même temps qu’ils la persécutent et l’humilient par toutes sortes de brimades. Vient le moment où l’avion de la géophysique aéroportée qui survole la région annonce la reprise imminente de l’exploitation de la mine par la Nothern Consolidated. Pour effacer les traces de leur activité clandestine les membres du clan décident de faire exploser la mine contre la volonté du père, résigné à se rendre à la police. Angèle qui sait que les charges déposées par Geronimo et Tintin ne seront pas suffisantes sans l’explosion simultanée dans la galerie principale, se sacrifie, à l’insu de tous. Or, il faut encore sauver Geronimo, le meneur du clan, devant la colère des culs-terreux, et cacher la mort d’Angèle aux parents. LaPucelle, une sorte de mater familias, qui est la première à comprendre l’ampleur de la tragédie, force LaTommy à mettre la robe d’Angèle et de jouer la comédie du départ simulé d’Angèle pour Montréal. La voiture du Patriarche amène également Geronimo qui ne se rend compte du désastre qu’au moment où la voiture s’arrête à la sortie de Norco et que LaTommy se change pour rentrer à la maison, abandonnant la robe d’Angèle dans la voiture. Cette mort et ce mensonge contribuent à la désagrégation de la famille. LePatriarche s’exile en Australie, Geronimo expie sa faute comme chirurgien qui porte aide et secours aux blessés de tous les conflits entre Afghanistan, Tchad ou Tchétchénie, LaTommy se marie à un Inuk en tentant de changer d’identité, Tintin et LaPucelle se résignent à la non-vie, l’un en marge de la société, dans la broussaille du nord où il élève des enfants qui ne sont même pas à lui, l’autre en abandonnant l’idée de constituer un foyer à elle. Il en va ainsi pour tous les autres qui, s’ils ne savent pas avec certitude, se doutent du malheur survenu. Ce sont les aveux au moment de la réunion qui dissipent le mensonge et reconstituent la famille. Les éléments de l’imaginaire bachelardien – terre, feu, air, eau – interviennent dans la narration et la déterminent par leur symbolisme (Courtois 2007, Bachelard 1968, 1992). Le feu d’abord qui est relié à la chaleur torride du Nord : C’était une journée d’été, de celles qui vous embrasent de la tête aux pieds et ne vous laissent aucune goutte de sueur à sécher au soleil. L’été à Norco était saharien jusqu’en août. Nous vivions dans un tourbillon de vapeur sèche sous un ciel vibrant de cruauté jusqu’à ce que, pris de pitié, il décide de crever son eau et nous écrase de pluies diluviennes pendant des semaines. (Saucier 1999: 104) En abrégé, le monologue d’ElTorro résume symboliquement l’histoire du roman : l’ambiance désertique et implacable de la ville, la guerre du feu, déclenchée par le clan, la purification par l’eau lustrale qui accable, telle une punition, mais qui est aussi le rachat de la faute. Mais d’abord c’est la guerre, racontée, ci-dessous, par LaTommy : Norco, pendant ces deux semaines, était assiégé par un soleil d’enfer. […] Norco cuisait au soleil. La ville n’était qu’une enclave, une trouée minuscule dans la forêt, un îlot pelé, […] elle était devenue une immense plaque chauffante que nous parcourions en tous sens, du matin au soir, gris de poussière, bruns de soleil, noirs de rage conquérante […]. Nous étions en guerre. (Saucier 1999: 78) Je n’ai jamais été aussi furieusement Cardinal que pendant ces deux semaines. J’étais de tous les commandos. […] J’allais épier les fiers-à-bras, leur voler les outils, de l’essence, crever leur pneus, ô plaisir suprême, lancer une allumette dans une baraque, courir me mettre à l’abri avec les autres, et regarder […] tout ce bois qui brûlait, la baraque en flammes, la machinerie, tout cela qui se consumait en fumée épaisse […]. Et il y avait tous ces feux qui éclataient un peu partout dans l’herbe sèche. (Saucier 1999: 79) Aux couleurs de la passion guerrière liée à la fois au feu et à la terre - le rouge, le brun, le gris, le noir – s’oppose la couleur du ciel angélique – le blanc. Voici l’apparition d’Angèle, vue par LaTommy, au milieu de la furie : La ville fumait encore quand tu es revenue. […] Le feu s’est promené de tous bords, tous côtés, cet été-là. Feu de poubelles, feu de broussailles, feu d’herbe, il courait un peu partout [..]. Nous visions, en fait, le dépôt de dynamite. […] Tu avais l’air d’une princesse. C’était comme une bouffée d’air frais, une fleur du printemps dans l’odeur aigre des champs roussis. La robe toute blanche et frémissante de légèreté, les souliers, les gants, le chapeau et jusqu’à ce petit collier fin de perles satinées, tout avait la blanche beauté d’une créature venue du ciel. Tu étais un enchantement. (Saucier 1999: 80-82) À la blancheur s’ajoute le bleu du ciel qui accompagne la transfiguration de LaTommy au moment où elle ne résiste pas à la tentation de mettre la robe d’Angèle : Je portais ta robe bleu ciel la première fois où j’ai senti mon corps se glisser dans le tien. […] Une robe en organdi bleu soulevé de petites fleurs blanches serties dans un entrelacs de broderies et qui scintillait dans une échappée de soleil sous l’unique fenêtre de la chambre. (Saucier 1999: 93) L’agencement de l’image est parlant : ouverture de la fenêtre vers le ciel d’où la lumière solaire fuse sur une robe aérienne. Il résume le lien entre Angèle et l’autel de la Vierge (Saucier 1999: 90) en annonçant à la fois son aspiration au bonheur, indiquée, curieusement, par les Nourritures terrestres d’André Gide (Saucier 1999: 91), et le caractère sacrificiel du personnage. Le sacrifice est consommé au fond de la mine, endroit sombre, mais où l’image aérienne d’un oiseau et l’éclat du soleil et du feu pénètrent sous l’aspect de l’or tel qu’il se présente au Père, au moment de la découverte : Ses paupières battaient l’air comme des ailes d’oiseau-mouche, une force irradiante, “une boule de feu”, l’a traversé de part en part, tout son corps était agité d’un tremblement fiévreux, et pendant ces quelques secondes d’éternité où il a pensé mourir, il a eu la révélation d’une veine de quartz aurifère. (Saucier 1999: 140) La présence de l’élément aérien au fond de la mine se transforme en verticalité qui, dans un mouvement ascendant-descendant structure la scène de la mort d’Angèle, telle que LaTommy l’a vécue par télépathie gémellaire : Elle était dans le chantier d’abattage, près du pilier central, et elle a vu le toit de la mine s’ouvrir au-dessus d’elle. Très clairement, dans le noir le plus complet, comme dans un film qui se déroule au ralenti, elle a vu le roc se fendre de part en part au-dessus d’elle, les masses de roches de détacher les unes des autres et entreprendre leur chute. En l’éclair d’une seconde, elle a vu les aspérités et les arrêtes de la roche qui allait s’effondrer sur elle et, au bout d’un long tunnel, l’œil de la mort qui l’attendait. […] Elle est morte avant d’avoir reçu la première roche. (Saucier 1999: 199) L’horizontalité de la surface – Norco présenté comme une île désertique au milieu de la forêt boréale – et la verticalité qui la traverse du ciel jusqu’au fond de la terre sont complétées par les couleurs, à la fois réelles et symboliques. Les éléments se mêlent, appelant l’un l’autre pour se compléter. La segmentation sémantique de l’espace en unités signifiantes (Lotman 1990) comporte des éléments symboliques, tels le pont qui marque le passage d’un lieu à un autre, et qui est aussi accompagné de couleurs “élémentaires”, comme dans ce récit de Geronimo : Et c’est en apercevant le pont couvert, au détour de la courbe qui descend lentement vers la rivière, que j’ai su que j’allais à la rencontre de ma douleur. De l’autre côté du pont, il y avait cet endroit, marqué au fer rouge dans ma mémoire, où le regard noir de LaTommy s’était abattu sur moi. […] En sortant de la pénombre du pont couvert, je nous ai vus, Émilien, LaTommy et moi, là, en plein soleil, en plein cauchemar, dans la vieille auto d’Émilien. “Regarde-la bien maintenant. Entends son cri. Vois toutes ces roches qui s’abattent sur elle. Vois ce que tu as fait. Tu as tué Angèle.” (Saucier 1999: 173) Ainsi se complètent la disposition thématique, déployée en récit, la disposition spatiale, recoupant la verticalité et l’horizontalité, et la disposition symbolique des quatre éléments, modulés en couleurs. Le jeu symbolique des éléments avec, comme dominante le feu, caractérise aussi le roman Il pleuvait des oiseaux. La trame prend pour point de départ le récit apocalyptique du grand incendie de la forêt ontarienne de 1916. Une photographe, qui sera surnommée Ange-Aimée, est sur la piste de Ted (ou Theodore et finalement Feodor) Boychuk, un des survivants de l’incendie de Matheson et qui est devenu une légende : il avait traversé le feu et le territoire dévasté, témoin de la mort de sa famille, témoin des vies perdues et sauvées miraculeusement, mais aussi amoureux des jumelles Polson, Angie et Margie, pour qui il cueille un bouquet de fleurs qu’on lui a vu porter, à travers le feu, tout au long des six journées que l’incendie a duré. Errant, à la fois aveugle et voyant, taciturne, il ne parlera qu’à travers la peinture dont l’unique thème sera la catastrophe de Matheson. Ange-Aimée retrouve sa trace dans le grand Nord, au milieu des forêts où elle tombe sur un duo de personnages curieux : Charlie, un ancien employé des postes à la retraite qui a survécu sa mort annoncée et qui s’est réfugié dans la forêt pour échapper à l’enfer des hôpitaux et des traitements ; et son compagnon Tom, ancien contrebandier, musicien et alcoolique, qui a trouvé dans la forêt un abri contre sa propre déchéance. Leurs cabanes au bord du lac voisinent avec celle de Ted Boychuk qui les avait accueillis. Ces fuyards qui craignent comme la peste les cages dorées et liberticides de l’humanisme bienfaisant des services sociaux et médicaux ont décidé de passer leur vieillesse en liberté, liés par le serment du suicide consenti et assisté si le corps tombait en déchéance. Ange-Aimée arrive au moment où Ted est mort. Ses deux amis, méfiants, ne livrent leur témoignage qu’à petites doses. Pourtant, une complicité s’établit, une communauté se forme, à laquelle se joint Steve, le gérant d’un hôtel fantasque perdu en plein Nord, et Bruno, qui fait le trafic de la marihuana, cultivé en cachette sur le terrain de chasse de Charlie et Tom. Or, un jour, Bruno amène une vieille dame toute frêle : c’est sa tante Gertrude dont il a découvert l’existence à la mort de son père et que la famille avait enfermée pour de longues années dans un asile de Toronto. Bruno décide de la sauver de l’enfer psychiatrique et demande à ses amis de l’aider. L’enquête de la photographe se double donc de l’histoire de la nouvelle communauté. Charlie et Tom consentent à montrer les trois cents soixante-sept tableaux racontant les six jours d’errance de Ted. Gertrude, surnommée Marie-Desneige à cause de sa transparence et son intuition contemplative, perçoit dans le magma des couches de couleurs, les éléments de l’histoire de Ted. Les tableaux parlent, la quête de la photographe aboutit au moment où une descente de la brigade des stupéfiants menace la fragile communauté : Marie-Deneige et Charlie, tombés amoureux l’un de l’autre, s’enfuient non sans avoir aidé à mourir et enterré Tom qui sent son corps arrivé au non-retour de la déchéance physique. L’hôtel est abandonné, Bruno échappe à la police, la photographe perd la trace de tous ses amis. Seuls restent les tableaux qu’elle complète par ses propres portraits photographiques des survivants de l’incendie et qu’elle expose à Toronto dans les locaux d’une ancienne distillerie, devenue espace culturel polyvalent. Dans ce roman où l’amour, la dignité devant la mort, la soif de la liberté et le rachat du mal par l’art s’opposent tant au mal présent qu’à l’apocalypse d’une catastrophe naturelle, l’imaginaire élémentaire forme la charpente symbolique que les couleurs – rouge, or, brun, gris, noir, blanc et bleu – secondent en soulignant le jeu des éléments. Feu, air, eau et terre se mêlent dès la description des Grands Feu de Timmins, de Matheson et d’ailleurs en impliquant à la fois la verticale et l’horizontale de l’espace nordique, tout comme dans Les héritiers de la mine. Seul manque le souterrain, l’abîme de la mine, car même les caves ou les fossés où les victimes cherchent en vain un abri sont envahis ou aspirés par le feu. La surface de la terre se transforme en un fond de mer de flammes poussées par le vent : C’étaient des feux transportés par des vents violents sur cinquante, cent kilomètres, détruisant tout sur leur passage, des forêts, des villages, des villes, des vies. C’était une mer de feu, un tsunami de flammes qui avançait dans un grondement d’enfer, impossible d’y échapper, il fallait courir plus vite que le feu, se jeter dans un lac, une rivière […] attendre que le monstre se repaisse de sa fureur, […] ne laissant derrière lui qu’une terre noire dévastée, une odeur de fin de combat et ce qu’on découvrira et ne découvrira pas sous les cendres. (Saucier 2011: 67) Cette image frappe les survivants interviewés par la photographe : Quand les flammes ont atteint le ciel, avait-elle dit, c’était comme si nous nagions au fond d’une mer de feu. (Saucier 2011: 81) C’était une journée chaude, sèche, on se serait cru au Sahara s’il n’y avait eu cette forêt résineuse qui se déployait comme une offrande au soleil. […] Il était passé midi et le vent s’était levé, un vent d’une puissance incroyable qui a rassemblé les feux d’abattis en une torche immense. Le ciel est devenu noir charbon […]. Il faisait nuit noire, la fumée avait complètement masqué le soleil. (Saucier 2011: 71) Feu, eau et vent échangent leurs couleurs. Le noir, couleur habituelle de la terre, envahit le haut du ciel, à la semblance de la voûte de la mine des Héritiers de la mine. Mais cette apocalypse comporte aussi la promesse d’un salut, aussi fallacieux et illusoire soit-il : Dorée, finissent-ils par dire, il y avait une lumière dorée dans l’accalmie. La lumière de Dieu qui venait nous chercher, disent-ils. Ils ont tous eu le sentiment d’avoir vécu la fin du monde. Quatre hommes attendaient la venue des anges dans un étang. De l’eau jusqu’aux aisselles, de longues traînées boueuses sur le visage et de grands yeux hébétés, ils se croyaient les derniers humains de la terre. Avec eux dans la lumière dorée, un orignal qui avait trouvé refuge dans l’Étang et, perché sur l’épaule du plus jeune d’entre eux, celui qui a raconté, un oiseau qui pépiait à s’égosiller. (Saucier 2011: 73) La promesse angélique du rachat qui suit la chute et la souffrance est liée à la couleur du ciel, mais aussi au thème des oiseaux, messagers angéliques du ciel, et à la lumière dont ils sont porteurs. L’élément ascendant, aviaire et aérien se rattache, dans le roman, à certains personnages féminins, telle Angie Polson : La petite vieille était une survivante du Grand Feu de Matheson. Elle lui avait parlé d’un ciel noir comme la nuit et des oiseaux qui tombaient comme des mouches. Il pleuvait des oiseaux, lui avait-elle dit. Quand le vent s’est levé et qu’il a couvert le ciel d’un dôme de fumée noire, l’air s’est raréfié, c’était irrespirable de chaleur et de fumée, autant pour nous que pour les oiseaux et ils tombaient en pluie à nos pieds. (Saucier 2011: 81) La chute des oiseaux revêt l’aspect de la chute des anges, anges innocents, victimes du mal déclenché. Or, le mal qui frappe les oiseaux peut être combattu par un oiseau courageux, animé par le feu de la vie, de la passion et de l’amour. Mieux qu’Angie Polson, entourée d’oiseaux au moment de l’interview de la photographe, c’est Gertrude, cette vieille dame frêle, oiseau courageux qui a su résister tout au long des soixante-six ans d’isolement à l’asile psychiatrique. C’est une femme-lumière, mais qui est animée par un feu intérieur : […] moi je pouvais observer à mon aise […] et c’était fascinant, tout ce blanc déversé sur la poitrine de la vieille dame qui illuminait la salle. (Saucier 2011: 56) […] c’est le regard de braise qui était allé chercher Bruno dans le salon encombré d’oncles, de tantes, de cousins et de petits-cousins. (Saucier 2011: 59) C’est ce personnage aérien qui attirera le terrestre Charlie pour former un couple qui se complète : Elle, si menue et si fragile, petit oiseau toujours sur le point d’être emporté par un vent de panique, et lui, massif, si lourd et si lent, un bloc de granit que rien ne semblait pouvoir ébranler. […] Un vieil ours tenant sur terre une créature aérienne. (Saucier 2011: 106) Gertrude, surnommée Marie-Desneige, nom aussi parlant que celui d’Angie – Ange, représente ainsi l’air saturé de feu intérieur. C’est ce feu, dominé par le ciel, qui rejoint la terre incarnée par le trappeur mâle et qui, par son don céleste qu’est son intuition, va déchiffrer les peintures abstraites de Ted Boychuk, pénétrer dans la masse des couleurs élémentaires de ses tableaux pour reconstituer les scènes qu’il avait vécues et transposées en peintures : C’était un épais sfumato traversé de lignes noires derrière lequel on pouvait deviner la présence d’un artiste véritable. Sous le gris fumeux, des taches de couleur qui se rejoignaient en une ramification cerclée d’une ligne bleu indigo. […] La toile s’éclairait en son centre d’une profondeur que les autres [toiles] n’avaient pas. - Ils sont morts, tous, ils sont nombreux dans la caverne. - Quoi? Qu’est-ce que tu dis? - Ils sont six, peut-être plus, le point rose à l’intérieur de la tache orangée, ça pourrait être quelqu’un de plus petit, un enfant peut-être, un tout jeune enfant, probablement un bébé, et ils sont tous morts, regarde comme le bleu qui les entoure est dur et froid. (Saucier 2011: 113) Non seulement l’enquête de la photographe s’étoffe de témoignages. La mémoire reconstituée l’emporte sur l’oubli, la vie sur la mort. Les couches de couleurs livrent leur sens, en une sorte de mise en abîme du récit même. En guise de conclusion Il semblerait acquis que l’imaginaire poétique, pour être complet et efficace, doit incorporer les quatre éléments constitutifs de l’univers imaginaire – terre, air, eau feu. Or, c’est le feu qui domine, sans les exclure, les trois autres dans les deux romans analysés. Il pénètre au fond de la mine, transforme la terre en poussière et cendres, il se fait mer et air, provoque la pluie d’oiseaux, attire les pluies lustrales. La domination aussi bien que les mélanges et interactions des éléments se traduisent en couleurs, s’impliquent dans l’agencement spatial et actionnel du récit, et cela tout autant sur le plan matériel que métaphorique et symbolique. C’est au niveau symbolique qu’un autre élément, l’air, s’affirme à travers l’image des oiseaux et les personnages féminins « angélisés » – Angèle, Angie, Ange-Aimée, Marie-Desneige. Il serait tentant de voir dans le feu la composante indomptée ou indomptable ou de la nature ou de la nature humaine, alors que l’air serait l’élément spirituel, avec une forte composante transcendante, liée à l’imaginaire religieux et à l’art. Certaines figures angéliques, mariales, de Jocelyne Saucier, associées l’air et à la lumière suggèrent cette interprétation. Ainsi, la dichotomie feu/air (matière/esprit) forme la tension fondamentale, structurante des récits et leur ressort actionnel. Bibliographie Bachelard, Gaston. 1968. La Psychanalyse du feu. Paris: Gallimard. Bachelard, Gaston. 1992. L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement. Paris: J. Corti. Boivin, Aurélien. 2012. “Les héritiers de la mine ou le prix du sacrifice”. In: Québec français 164: 93–95. Bourgault, Normand, LeBlanc, Patrice, Connelly, Judy-Ann and Anne Gervais. 2008. L’image de l’Abitibi-Témiscamingue : le regard des autres; le regard de soi. 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Suhonen, Katri. 2012. “Partout de la neige entassée, comme du linge à laver.” In: Voix et Images 37, 2: 111-123. Petr Kyloušek est professeur à l’Institut de Langues et Littératures Romanes de l’Université Masaryk de Brno (République Tchèque). Il a publié : Us-Them-Me: The Search for Identity in Canadian Literature and Film/ Nous-Eux-Moi: La quête de l'identité dans la littérature et le cinéma canadiens, Brno : MUNI, 2009 (en collaboration); Imaginaire du roman québécois contemporain. Brno/Montréal: MUNI/Figura, 2006 (en collaboration; Histoire de la littérature canadienne-française et québécoise (en tchèque), Brno: Host, 2005. Petr Kyloušek Université Masaryk Faculté des Lettres Arna Nováka 1 602 00 BRNO République Tchèque kylousek@phil.muni.cz