Une mémoire á toutes les sauces: w Rien et aut re s souvenirs ďÁnne Elaine Cliche Petr Kyloušek Universitě Masaryk MEMORY IN ALL ITS DRESSINGS: RIEN ET AUTRES SOUVENIRS BY ANNE ELAINE CLICHE What is the source of memory? How is a memory constituted? Could memory conserve itself and be perpetuated? If yes, how? What is the role of language and the relationship between memory and writing? Anne Elaine Cliches novel, published in 1998, unfolds between Montreal, New York and Jerusalem and even if the core of the story is situated in contemporary times, the recall of the Jesuit Relations refers to missionary adventures of the seventeenth century. The analysis of the novel insists on its phenomenological and philosophical aspects, in Kundera's manner. While the first part of the novel places emphasis on the constitution and the preservation of memory through body, voice and transposition into language, in the second part, the questioning of memory concerns its truthfulness and the interaction between memory constituted in narrative and reality, between an individual act and a collective memory. KEYWORDS: Quebec novel; Anne Elaine Cliche; linguistic memory; corporal memory; memory and narrative; fiction and reality MOTS-CLES: Roman quebecois ; Anne Elaine Cliche ; memoire langagiere ; memoire corporelle ; memoire et re-cit; fiction et realite DOI https://doi.0rg/10.14712/23366729.2020.3.15 INTRODUCTION Ä partir de quoi fabrique-t-on la/une memoire ? Comment une memoire se consti-tue-t-elle ? Une fois constitute, se conserve-t-elle, se perpetue-t-elle ? Si oui, de quelle maniere ? Peut-elle etre alteree ? Quel est le role de la parole et la relation entre la memoire et 1 ecriture ? Le roman d'Anne Elaine Cliche, romanciere et universitaire que-becoise, conjugue ces questions ä plusieurs niveaux qui se renvoient les reponses en 1 Le present article s'inscrit dans le projet de recherche GACR n° 20-14919S « Centre and Periphery: Changes in the Postcolonial Situation of Romance-language Literatures in the Americas, Africa and Europe ». 178 SVĚT LITERATURY/ LE MONDE DE LA LITTÉRATURE jeu de miroirs. Le récit se déploie entre Montreal, New York et Jerusalem et si le noyau de 1'histoire se situe dans les années 1990, le rappel des Relations des jésuites renvoie les lecteurs á 1 epopée missionnaire du XVIP siěcle. La narration s'articule en deux volets que Ton peut caractériser grosso modo comme récit de la reconstruction de la mémoire familiale et de la mémoire historique pour la premiere partie et comme commentaire de la narratrice autofictionnelle sur le statut de la fiction et sa relation á la réalité dans la partie suivante. Le premier echelon du jeu mémoriel est 1 ecriture méme dans la mesure oú 1 eche-veau des faits se tisse á partir des riens éponymes du roman, autrement dit á partir des notations qui remplissent un vide existentiel antecedent au texte. Le réseau narratif ainsi constitué devient de la sortě un principe de causalité. La narratrice auctorielle s'associe á un narrateur-personnage, Jeremy, qui raconte et reconstitue la mémoire familiale. En méme temps, mime apprécié, Jeremy crée le spectacle du martyre du missionnaire jesuite René Goupil, ďaprěs la Relation de son compagnon Isaac Jogues. Á lechelon suivant, les deux récits de Jeremy et celui de la narratrice auctorielle sont soumis á la verification des faits. Par fiction interposée, le roman entreprend une investigation sur le role fondateur de 1 ecriture qui, á la maniěre cabalistique, confere á la Parole le pouvoir créateur et qui met á 1 epreuve la notion méme de mémoire. MÉMOIRE ET IDENTITĚ Cest la premiére partie qui met en place la problématique mémorielle en la conju-guant avec la dimension identitaire. Qui suis-je ? Telle est la question qui commence par une anecdote juive : Connaissez-vous l'histoire de ce juif qui va voir le rabbin parce qu'il veut étre Cohen ? Mais c'est impossible, lui répond le rabbin, on nait Cohen de pere en fils, par une transmission directe du nom ; s'appeler Cohen veut dire étre Cohen, on ne le devient pas ! Je suis prét á vous donner des milliers de dollars pour le devenir, reprend le juif. Vous me donneriez le double que je ne pourrais rien pour vous, insiste le rabbin, personne ne peut rien pour vous; mais dites-moi, pourquoi voulez-vous étre Cohen ? Mon grand-pěre était Cohen, répond le juif, mon pere était Cohen, je veux étre Cohen moi aussi2. La transmission du nom, acceptée, conventionnelle, assure-t-elle la continuité ? Et que faut-il pour rendre certaines la mémoire familiale et la mémoire individuelle ? Le narrateur Jeremy est en train de révéler le probléme qui le taraude. Qui est son veritable pere ? Est-il un Levy ou un Shwall ? Si la seule certitude semble l'autorite et le té-moignage du grand-pěre maternel Jeremy Rothkowitz, le doute subsiste sur les maris et les amants de sa mere Rosa et cela d'autant plus que son frěre aíné Chammai Levy le terrorise, enfant, en lui racontant qu'il ne s'appelle méme pas Jeremy et qu'il est en fait le fils ďune amérindienne alcoolique inconnue, un enfant trouvé en somme3. Je- 2 Cliche, A. É. (1998) : Rien et autres souvenirs. Montreal: XYZ, pp. 28-29. 3 Ibid., p. 43. PETR KYLOUŠEK 179 remy cherche done á recomposer sa propre histoire en méme temps que celle de son frěre cadet Barnaby Shwall et á travers lui le récit du grand-pěre. Cest Barnaby qui lui rapporte les renseignements du grand-pěre mourant sur les événements cruciaux qui avaient affecté la famille. Or Barnaby lui-méme, un jazzman de génie, est en train de perdre la mémoire musicale et peu aprěs son récit, il disparaít sans qu'on sache s'il s'agit dun suicide. Toutefois, une mémoire familiale probable semble se dessiner : Chammal aurait été le fils de Rosa et de Michel Saint-Onge, victime dun homicide involontaire, et sa naissance avait été légitimée par le mariage avec le rabbin Charles Levy qui, plus tard, aprěs la venue au monde ďlda, la soaur aínée de Jeremy, laissera le champ libře á 1'amant de sa femme Rosa, Philip Shwall, le pere de Jeremy et de Barnaby. Charles Levy apparaít comme un juste qui cherche á réparer le crime commis dans la famille en sauvant la jeune fille de 1'infamie et en dédommageant la famille de Michel Saint-Onge, tué par David, le frěre de Rosa. Or la violence laisse des traces, s'inscrit dans le corps et la mémoire du corps, en particulier dans les accěs de fureur de Chammal. Par sa quéte, Jeremy reconstruit la mémoire de sa famille et la sienne, en méme temps que celle de son double, en jouant La mort de René Goupil dans la mise en scěne de la Relation du jesuite Isaac Jogues. Cest une recomposition au sens éty-mologique de larchaisme remembrance qui a donné le verbe remember en anglais et oú le verbal s'allie au corporel. Les deux restitutions mémorielles contrastent tout en se complétant. Si la premiere est celle de la parole et de 1 ecriture, la seconde est celle du corps et de l'expression corporelle, car Jeremy est un mime de génie et le spectacle est un drame du corps que les paroles lues ne font qu'accompagner. Ajoutons encore un detail pour mettre en evidence le lien : Shwall, en hébreu (chou'al) designe le re-nard et par la aussi le martyre du jesuite René Goupil (renard)4. Les noms de famille correspondent, alors que le prénom René appelle une nouvelle vie et une autre mort, restituées á travers le récit dun autre, qu'il s'agisse de Jogues ou de Barnaby. PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA MÉMOIRE ET LE TRIANGLE OGDEN RICHARDS La fiction romanesque se présente ainsi comme une reflexion fondamentale sur le triangle Ogden Richards et sur les seuils ontologiques qui séparent et relient á la fois la réalité, le langage et les contenus mentaux, y compris les sensations corporelles. Cest une reflexion presque cartésienne : Maintenant je suis aneré et je pense. Je pense, nexagérons pas. Depuis un moment je me regarde penser. Je ne sais pas ce que vous voyez, mais ce á quoi je pense ne saurait se voir. Je ne peux done ni le montrer ni le décrire. Il ne s'agit en aucun cas dun probléme métaphysique, du moins pas encore5. Comment saisir la réalité ? Par oú amorcer lenonciation ? 4 Ibid., p. 58. 5 Ibid., pp. 18-19. 180 SVET LITERATURY/ LE MONDE DE LA LITTERATURE Rien. Supposons ceci : rien. [...] S'il n'y a rien precisement lä oü on attend quelque chose, lä oü il devrait y avoir quelque chose, une trace, si infime soit-elle ? [...] Meme une disparition produit des traces, au pire des spectres. [...] Un corps, un cadavre, ce nest pas 1 etre disparu mais ce nest pas rien. [...] Meme chose pour la memoire qui empörte dans l'oubli des morceaux de mots, de phrases [...]. Que faire quand on veut rendre l'impression dun mot efface, completement efface et qui est un rien, un rien propre, si je puis dire, circons-crit, particulier6 ? Ce nest pas seulement le probleme de la memoire defaillante ou evanescente, dans la mesure ou la memoire depend en grande partie des mots. La question concerne aussi la relation entre les contenus mentaux, immateriels, et la voix qui est pourvue dune materialite ambigüe: En plus, une distorsion s'instaure entre la materialite de la voix et celle de 1 ecriture. Et cette distorsion affecte aussi la memoire ou plutot la veridi-cite de la memoire : Laurent s adresse ä moi. Quand il parle, c est limpide. Au moment oü je transcris de memoire, la parole n'a pas le meme poids. C'est une question d'espace et de propagation. La parole, dans lair, tombe, pese, frappe. Sur la page, eile flotte7. La materialite de la voix renvoie ä celle du corps et, par-delä le corps, ä la realite que l'on tente de restituer. ä la maniere des exercices spirituels, Jeremy tente de se glisser dans la mens d'Isaac Jogues pour retrouver, sur les lieux du martyre, les sensations du temoin: Ancre au bord du bois, Jogues, mon frere, je m'adresse ä toi comme ä n importe qui. Ii y a tout pres d'ici, en haut de la berge, au milieu du boise, un torrent glace. La, tu erres, touillant les eaux avec ton eher baton, tu pleures et cherches le cadavre cheri. Mais il n'y a rien8. Je me suis assis tout ä l'heure dans le torrent frais. Agrippe aux rochers de tous mes muscles, je voyais l'lroquois frapper dun coup de hache la tete de ton ami au retour de cette promenade que vous aviez faite pour prier plus caches et vous preparer au massacre9. En effet, la memoire nest pas faite de mots seuls, eile ne saurait s'y reduire. Ii y a le corps et ses sensations qu'il s'agit de retrouver, voire revivre par imitation ou par tout autre procede. Mais est-ce veritablement une restitution ? Peut-on restituer la realite ? N'y a-t-il pas un decalage ontologique irreductible entre la realite et les elements memoriels ? Tout en tentant de faire revivre par son corps l'histoire de Jogues qui, ä travers les mots de sa Relation, avait cherche ä preserver la memoire de son ami Goupil, Jeremy constate que meme une restitution corporelle signifie en fait assumer 6 Ibid., p. 19. 7 Ibid., p. 66. s Ibid., p. 22. 9 Ibid., p. 40. PETR KYLOUŠEK 181 un « masque travaille10 » qu'il avait appris ä composer des l'enfance et qui fait partie de son metier de mime. Cela est vrai aussi de lautre voie, car meme la memoire faite de mots risque de se composer de « souvenirs intimes fabriques11» : Ce que j'ecris passe ä travers ce verre d'eau de la diffraction. Je parle du verre d'eau de Celine [...] je pense ä son exemple du baton qui, trempe dans un verre d'eau, parait casse. Pour definir le travail de 1 ecrivain, Celine dit qu'il faut cas-ser le baton avant de le tremper dans le verre ou il paraitra droit12. En effet, les seuils ontologiques du triangle Ogden Richards ne sont surmontables qu'au moyen de truchements au sens etymologique, autrement dit de traductions et de transpositions dont nous acceptons, tacitement, sur un fond d'experiences de la praxis quotidienne, la veridicite et l'authenticite. MEMOIRE LIVRE C'est la que le pouvoir de la parole devient problematique ä plusieurs niveaux. D'un cote elle conserve la memoire qui devient ainsi transmissible au-delä du contact direct, ä travers le temps et l'espace. De lautre cote les mots peuvent trahir et deformer la realite des faits, voire infiuencer le cours des evenements, conditionner la mens et par la le comportement. Les recits sont les fabricants de causalites et de necessites ce que Jeremy nie tout en le constatant: [...] ce qu'on prend pour des causalites ne sont que des enchainements ou des associations qui laissent muets, epouvantablement muets, comme je l'ai tou-jours ete, [...] ces inextricables enchainements [...] que Chammai me tressait dejä dans le dos [...]; dans sa lutte contre les enchainements, Chammai a tou-jours ete le plus faible13. En effet, que devient la memoire, une fois fixee et devenant recit ? Ainsi le souvenir de la phrase que Philip Shwall adresse par plaisanterie ä son fils Barnaby pour se mo-quer de son mauvais combat de boxe — « Babe, you're an asshole ! Some day you'll be killed by your own brother14! » — aurait-elle reellement determine la tentative de fratricide de Chammai ? Ou bien s'agirait-il d'un conditionnement de la memoire du narrateur Jeremy qui fait le lien entre les deux segments de la realite ? N'y aurait-il pas aussi le lien avec l'homicide involontaire de l'oncle maternel David dont Chammai porte la marque ? Si l'hypothese des contiguites et des coincidences devenues causalites etait vraie au niveau des microrecits vecus, que dire du recit coherent constitue en livre ? Le 10 Ibid., p. 74. 11 Ibid., p. 46. 12 Ibidem. is Ibid., pp. 118-119. 14 Ibid., p. 55. 182 SVĚT LITERATURY/ LE MONDE DE LA LITTÉRATURE livre n'est-il pas une memoire sui generis qui, sous cette forme, peut s'averer dange-reuse ? Cet aspect est thematise dans les deux volets du diptyque romanesque. Dans la premiere partie il se presente sous la metaphore materialisee du « Livre-tout-puissant », le Power-Book15, dans lequel Jeremy note ou efface les souvenirs et qui est la metaphore meme de la memoire et de l'oubli, ce dernier symbolise sur 1 ecran par l'icone de la poubelle. Y aurait-il un lien essentiel, voire consubstantiel entre le monde et le mot, erige en memoire sous forme de livre ? C est du moins ce qui semble resulter de la constatation de la soaur ainee de Jeremy, Ida, qui affirme que «le Livre et le monde sont une seule chose16». Au-dela du vieux debat sur le cratylisme17, c'est le mystere cabalistique qui entre en jeu. Dans la deuxieme partie du livre intitulee « Notre histoire », la consubstantialite se manifeste d'abord comme un jeu fictionnel qui implique la realite a la maniere des Caves du Vatican d'Andre Gide : Il y a le roman et il y a l'histoire. D'avises critiques ont considere le roman comme de l'histoire qui aurait pu etre, l'histoire comme un roman qui avait eu lieu. Il faut bien reconnaitre, en effet, que l'art du romancier souvent emporte la creance, comme levenement parfois la defie18. Dans le roman Rien et autres souvenirs, la problematique tourne au questionnement ethique sur le droit de publier le roman ou figure une personne qu'on a connue. Il s'agit, en l'occurrence, de Jeremy Shwall, que la romanciere autofictive de la seconde partie, Elisabeth-Anne Mara, epouse du metteur en scene Laurent Mara, avait rencontre comme collaboratrice. Lecrivaine defend la these que la realite une fois de-venue texte romanesque, se transforme en fiction et cela d'autant plus que Jeremy Shwall, disparu avec son bateau-maison Leviathan, n'est plus la pour infirmer la fic-tionnalite du texte. Cependant la sceur de la romanciere, Marina, s'oppose a la publication en demontrant l'immoralite d'une telle demarche qui peut mettre en danger la vie des gens: « On ne peut pas inventer l'histoire de quelqu'un qu'on connait et la publier19 ». Et elle se lance a la recherche de la famille de Jeremy a New York — les Shwall et les Levy. Effective me nt, elle tombe sur le bon Chamma'i Levy du recit, le frere de Jeremy, d'Ida et de Barnaby. Il est professeur d'art dramatique a Columbia University et, par ailleurs, le conseiller secret aupres du Vatican, une sorte d eminence grise, qui reprend le legs de son pere adoptif Charles Levy et son role de conciliateur. Cette fois, c'est lecrivaine autofictive qui se trouve embarquee dans le livre quelle a ecrit. Les memoires deposees de Jogues, du grand-pere Jeremy Rothkowitz, et cela a travers Jeremy et Barnaby Shwall, constituent une epaisseur a la fois memorielle et is Ibid., p. 57. 16 Ibid., p. 51. Notons 1'intérét d'Anne Elaine Cliche pour la littérature de la communauté juive montréalaise et la problematique talmudique. Voir son analyse d'Abraam Moses Klein : Cliche, A. É. (200l) : « L'imitation de la Torah : A. M. Klein, The Second Scroll: lecon talmudique », Études francaises, XXXVII, 3, pp. 29-51. 17 Platón (2003): Kratylos. In Platónovy spisy, svazek I. Praha : Oikoymenh. is Gide, A. (1972): Les Caves du Vatican. Paris : Gallimard Folio, p. 96. 19 Cliche, A. É. (1998) : Rien et autres souvenirs. Montreal: XYZ, p. 198. PETR KYLOUŠEK 183 reelle qui determine sa propre vie. Le livre est une memoire accumulee et, en tant que recit qui confere aux evenements une apparence de causalite et par lä de necessite, il s'inscrit dans le present et determine l'avenir. Mais il y a aussi une autre complication qui s'ajoute, en le prolongeant, au ques-tionnement concernant les seuils ontologiques du triangle Ogden Richards. Car la narratrice est confronted au probleme de l'authenticite et de la veridicite. En effet, la rencontre avec le professeur Alfred Schönberg lui confirme la difficulte majeure de la transmission de la memoire, ä savoir l'alteration quelle subit au cours de l'histoire : les textes d'Isaac Jogues que son mari et eile ont pris pour une expression originale du jesuite avaient ete retravailles et coupes en fonction des intentions hagiographiques et des besoins editoriaux20. La trace originale s'efface sous la manipulation: — Un dedale de textes, de copies d'apocryphes, de falsifications apologetiques. Je me suis un peu egaree. — On s'y retrouve. Les textes voyagent avec les hommes, parfois plus que les hommes. — Cette facon de recrire les originaux et de les faire disparaitre apres usage... — Le culte des originaux est assez recent dans l'histoire. La transmission passe par la transcription21. La fiction dont Elisabeth-Anne se porte auteur en ferait-elle partie ? C'est ce que lui indique Schönberg : « La fiction est aussi une question de temps. D'avance sur le temps22. » Autrement dit une avance sur la memoire et sur l'histoire. Dans ce cas, on se trouverait dans une situation d'instabilite ou plutöt d'une interaction dynamique entre la memoire-livre et le monde. En se transformant en tradition memorielle le recit-livre s'inscrit dans la realite, une fois qu'il est fixe et publie. Cette ingerence est un danger que signalent les reflexions de Chammai Levy qui, ä son tour, dissuade l'auteure de publier son texte. Elisabeth-Anne se defend: J'ai justement invente tous ces noms de famille : Rothko, Levy Sabbah pour meloigner du vrai nom de Jeremy que je ne voulais pas cerner de trop pres. De lä m'est venue l'idee de cette famille divisee par les aventures de la mere. Quant au nom Shwall, sauf pour Jeremy, auquel je tenais, je l'ai attribue ä des personnages voues ä la disparition, Philip, Barnaby, etant par definition roma-nesque, introuvables, partis ou morts ; ainsi je me protege [...] des revenants intempestifs23. L'argumentation de Chammai releve d'une toute autre approche : « [...] ä quelques details pres, votre roman pourrait etre lu dans une perspective cabalistique, ou 20 Ibid., pp. 202-204. 21 Ibid., p. 205. 22 Ibid., p. 212. 23 Ibid., p. 219. 184 SVET LITERATURY/ LE MONDE DE LA LITTERATURE a tout le moins talmudiste24. » En cela Chammai prolonge la reflexion de Schbnberg, car le Livre precede la realite : « Les rabbins disent que Dieu a cree le monde en li-sant le Livre. Dieu a d'abord ecrit le Livre, ensuite il a cree le monde25. » a la justification de la narratrice qui defend l'innocence de la fictionnalite, Chammai oppose la realite de la fiction qu'il ne faut jamais affirmer comme fiction, car c'est la verite : Il ne faudra justement jamais dire que c'est invente; d'abord, personne n'aime entendre cela, tout le monde prefere les histoires vraies, vecues [...]. Il faudra dire aux journalistes, aux juges, aux detracteurs, aux lecteurs que l'histoire est entierement authentique [...]26. Et Chammai de montrer la dimension politique du roman de la narratrice : le livre, trop jesuite, deplaira au Congres juif, il sera attaque par les chretiens, car l'Occident est frappe par le remords de son histoire et considere son passe missionnaire comme une violence impardonnable ; il sera aussi critique par les Amerindiens qui n'y ver-ront que l'apologie du genocide des Autochtones : [...] on vous prendra pour une amerindianophobe, une nostalgique des conversions. Un juif eleve chez les jesuites et identifie a un saint Martyr canadien, le tout raconte par un homme et ecrit par une femme ! Personne, vous m'enten-dez, personne ne pourra accepter cela27! Le roman entrerait ainsi dans une memoire collective et partant dans la confiictua-lite qui y est inherente. Il sera done considere comme une histoire vraie, comme une des memoires deposees dans la memoire collective et une autre tentative de la transformer. La fiction nest pas innocente et la litterature non plus. A la maniere analysee par Maurice Halbwachs dans La memoire collective23, Anne Elaine Cliche montre les implications des textes dans la dynamique sociale et politique. EN GUISE DE CONCLUSION A travers la trame romanesque Anne Elaine Cliche offre une reflexion multicolore sur les differents aspects de la memoire. Il serait oiseux de demander au roman une argumentation philosophique consequente et suivie. Il n'en est pas moins vrai que Rien et autres souvenirs semble relever des romans phenomenologiques a la maniere kun-derienne ou la problematique traitee est projetee dans des situations existentielles. Les mots « memoire », « souvenir », « trace » sont recurrents tout en prenant des angles de vision differents. Les deux volets du roman, toutefois, semblent se concen-trer, chacun, sur une partie de la problematique memorielle. Alors que la premiere 24 Md., p. 223. 25 Ibid., p. 190. 26 Ibid., p. 231. 27 Ibid., p. 232. 28 Halbwachs, M. (2002) : La Memoire collective. Paris : Albin Michel. PETR KYLOUŠEK 185 partie prospecte la constitution et la preservation de la memoire a travers le corps, la voix et la transposition dans le langage, la seconde pose les questions de la veridicite, de la transformation et de l'interaction entre la memoire constitute en recit et la re-alite, entre un acte individuel et la memoire collective. La memoire est abordee a travers le topos identitaire, a la fois individuel et familial. Pour se retrouver, le personnage de Jeremy doit reconstituer la memoire occultee de sa famille et qui resonne en echo dans ses propres activites artistiques de mime. Celles-ci, a leur tour, font le lien dune part avec la memoire historique, d'autre part avec 1 ecriture. Le roman thematise la memoire corporelle, transitoire, imitable, mais non reconstituable dans son originalite, il traite la relation entre la corporalite de la voix et rimmaterialite du mot ainsi que la relation entre les composants du triangle Ogden Richards qui reprend en fait les termes cles de la philosophic grecque de Cosmos — Logos — Anthropos. La discussion sur les seuils ontologiques separant et reliant la mens, le langage et la realite, s'avere une illustration des differentes prises de position allant du cratylisme et de la tradition talmudiste jusqu a l'affirmation de l'arbitraire du signe. S'y renoue, dans la seconde partie du roman, la relation entre la memoire devenue recit qui entre dans la dynamique des transformations de la memoire collective et, partant, de l'histoire. Anne Elaine Cliche nest certes pas Paul Ricceur, mais ses reflexions tournent autour de la meme problematique que Temps et recit29. Comme Ricceur, 1 ecrivaine efface la distinction entre la fiction et la non-fiction et integre la fiction-litterature dans le jeu des interpretations agonistiques de la memoire collective ouverte au devenir. C'est sans doute aussi dans ce sens que Ton peut interpreter son interet pour l'approche talmudiste et cabaliste du Livre. Un des filons narratifs mineurs concerne Taction du juste, celle du rabbin Charles Levy qui cherche a reparer les suites dun homicide et qui transmet ce devoir, a une autre echelle, a son fils adoptif Chammai. Ce dernier, malgre la violence heritee, assume le message pa-ternel et le prolonge par ses activites savantes et diplomatiques. C est aussi en ce sens que le roman meme d'Anne Elaine Cliche resulte comme une tentative qui, par la fiction, entend s'inscrire dans la creation du monde, en accord, cette fois, avec la tradition christique de la litterature quebecoise30. BIBLIOGRAPHIE Cliche, A. E. (2001) : « Limitation de la Torah: A. M. Klein, The Second Scroll: lecon talmudique », Etudes francaises, XXXVII, 3, pp. 29-51. Cliche, A. E. (2000) : « L'Ombilic de Dieu. Le fou et le cabaliste », Protee, XXVIII, 1, pp. 59-74. Cliche, A. E. (1998) : Rien et autres souvenirs. Montreal: XYZ. Dupuis, G. (2008) : « Lectures messianiques / Poetiques du Messie. L'originejuive en souffrance dAnne-Elaine Cliche », Spirale, 223, pp. 40-41. 29 Ricceur, P. (1983,1984,1985): Temps et recit, tomes 1-3. Paris : Seuil. 30 Voir par exemple Ouellet, F. (2003) : « Le Nouveau roman quebecois et la metaphore christique : fragments dundiscours amoureux », Lavaltheologiqueetphilosophique, LIX, 3, pp. 451-459. 186 SVĚT LITERATURY/ LE MONDE DE LA LITTERATURE 8 OPEN ACCESS Gide, A. (l972): Les Caves du Vatican. Paris : Gallimard Folio. Halbwachs, M. (2002). La Memoire collective. Paris: Albin Michel. Ouellet, F. (2003) : « Le Nouveau roman quebecois et la metaphore christique : fragments dun discours amoureux », Laval théologique et philosophique, LIX, 3, pp. 451-459. Platón (2003) : Kratylos. In Platónovy spisy, svazek I. Praha: Oikoymenh. Ricceur, P. (1983,1984,1985) : Temps et récit, tomes 1-3. Paris : Seuil. Petr Kyloušek Professeur Institut de Langues et Littératures Romanes Faculté des Lettres Universitě Masaryk Arna Nováka 1, 602 00 Brno kylousek@phil.muni.cz