Petr Kylousek Une aventure dystopique. Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis Des son premier roman Deuils cannibales et melancoliques (2000), Catherine Mavrikakis a partie liee avec le theme de la mort. Constatee, exaltee, metapho risee, souvent comme une glorification baroque de la vie a contrario, la mort se deploie ä travers son ceuvre, qu'il s'agisse de Fleurs de crachat (2005), du del de Bay City (2008), cYOmaha Beach (2008) ou des Derniers jours de Smokey Nelson (2011). Elle est presente aussi dans son recit autobiographique Ce qui restera (2017). Le roman Oscar de Profundis (2016) ne fait pas exception, sauf que cette fois la mort nest plus celle des individus - amis et parents - mais bien de la civilisation qui n'a plus d avenir. La trame romanesque a pour terreau culturel les antecedents dystopiques de George Orwell (1984) et de Ray Bradbury (Fahrenheit 451), mais eile est fortement inspiree aussi par la decadence, representee ici par Charles Baudelaire, Oscar Wilde et surtout la figure de Jean Floressas des Esseintes de Joris-Karl Huysmans, dont le protagoniste mavrikakissien Oscar de Profundis est une reincarnation. Le Montreal de 2084 se metamorphose en symbole de la lutte desesperee pour la sauvegarde des valeurs civilisationnclles - dignite, humanite, culture - condamnees ä disparaitre. Le roman de Catherine Mavrikakis s'insere dans une serie de dystopies qui envahissent l'espace litteraire quebecois durant la derniere decennie : Tarmac (2009) de Nikolas Dickner (traduit en anglais sous le titre evocateur Apocalypse for Beginners, 2010), Le FH des kilometres (2013) et Le Poids de la neige (2017) de Christian Guay-Poliquin, un diptyque opposant le roman de la route au roman du terroir, Toxoplasma (2017) de David Calvo, une dystopie cyberpunk, inspiree entre autres par les films de David Cronenberg. Selon largumentaire de Patrick Bergeron, l'apocalypse est une « fiction machine » (Bergeron 2019, 102), autreinent dit une thematique qui permet au roman de retrouver la veine du Grand Recit aux resonnances mythologisantes, voire mythopoietiques. Si Dickner verse dans une mythopoiesis mi-ironique, mi-serieuse de sa fabrication, les inythemes deployes par Guay-Poliquin et Calvo plongent dans la memoire i ulturelle pour en exploiter les elements porteurs au profit de leurs charpentes narratives. Le FH des kilometres et Le Poids de la neige s appuient sur le mythe du Labyrinthe et sur la parabole du Fils prodigue, alors que Toxoplasma convoque 174 Petr Kyloušek un syncretisme ingenieux de representations grecques, romaines et amerindiennespour amalgamerlereelau virtuelen vuedunau-delasalvateur, ouvert au futur. L'absence ou plutot la futilite ontologique de l'illusion mythologique est la marque distinctive d'Oscarde Profundis, et ce, malgre les connotations bibliquc s du titre, car le nom du protagoniste se rapporte davantage a Baudelaire et a Oscar Wilde qu'au psaume 129. Si les mythemes representent un ontos, une noesis et une ethique chez Dickner, Guay-Poliquin et Calvo, ils se reduisent, chez Mavrikakis, a une esthetique qui se substitue a l'ethique, et s'accordent au caractere dandy du personnage principal. Pourtant, le lecteur percoit le pathos particulier du texte dont Toriginalite consiste a conjuguer l'epopee et l'elegie au sein d u n amalgame baroquisant, quasi oxymorique, dune Kit I * heroique, desesperee, sans avenir, et d une conscience aigue de la vanite de toutc chose : un threnos sur la fin de la civilisation, sur la mort des valeurs vouees a la disparition ineluctable. Pour saisir cette double articulation - epique et elegiaque de la charpente narrative - nous tenterons den detailler les composankis significatives, notamment la configuration des personnages et la dynamique de la spatialite\ Une Iliade de la fin des temps ? Oscar de Profundis est l'histoire d u n siege dans une ville assiegee au milieu de la peste noire qui fauche la population des gueux du downtown de Montreal. Le lecteur semble invite au souvenir de Ylliade, ne serait-ce que par le rappel de la fatalite - ananke - qui s'annonce des l'incipit: Cette nuit-li, la Lune grosse, blafarde, s'etait encore eloignee de la terre. Son refroidissement s'etait vraisemblablement accuse. Elle semblait grelotter dans le ciel eteint. Depuis des annees, les planetes prenaient leurs distances. Dans Ieur course, elles accentuaient u n ecart de plus en plus evident, comme si Hci-bas ne seduisait plus l'immensite cosmique. [...] pour tous ses habitants, la Terre etait abandonnee du ciel [...] O n savait sa fin proche {OdP, 9-10)'. La grandeur epique est assuree par la configuration des personnages qui defient cette fatalite et par leur disposition sur l'echiquier actionnel. Deux figures y dominent : Oscar de Profundis et Cate Berube. De son vrai nom Oscar Methot-Ashland, Oscar de Profundis est poete et chanteur de renommee 1 Catherine M a v r i k a k i s : Oscar de Profundis. M o n t r e a l : Heliotrope 2016. Desormais OdP. Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis 175 mondiale qui utilise ses immenses ressources financieres et sa popularity ä sauver la memoire culturelle de l'humanite en narguant les lois et les mesures du Gouvernement mondial. Ce dernier avait progressivement instaure un regime ä la fois lenifiant et hautement repressif: i l avait interdit la publication des livres pour mieux contröler la circulation des idees et de la pensee, i l avait aussi pris des mesures pour la reconversion progressive des cimetieres en terres cultivables et celle des decedes en engrais, C'est aussi le Gouvernement mondial qui pratique le nettoyage des quartiers dimciles des villes ä l'aide d'epidemies planifiees pour debarrasser les centres-villes des gueux, des sans-abris et des marginaux. Apres Moscou, Helsinki, Rome, vient le tour de Montreal, au moment oü Oscar de Profundis revient dans sa ville natale pour y donner deux concerts. Oscar est un dandy decadent, descendant par sa mere du poete montrealais Emile Nelligan. Amateur de Wagner, cinephile amoureux du X X e siecle, lecteur encyclopedique, il s'acharne ä constituer une bibliotheque universelle dans son domaine de Texas et une immense necropole souterraine dans sa propriete de Michigan oü i l rapatrie les tombes des personnalites de la culture. Son retour ä Montreal, ville haie, est un defi personnel et un combat contre le traumatisme de son enfance : enlevement et mort de son frere cadet Oliver, folie subsequente de sa mere Jeanne, desertion et mort du pere. Sur le plan symbolique, Montreal est son terrain de combat, la place forte du souvenir ä detruire. Cate Beruhe est l'antagoniste d'Oscar. Ancienne citoyenne de la banlieue cossue, eile s'etait retrouvee parmi les dechus du downtown suite ä une erreur professionnelle dans sa carriere de medecin quelle continue neanmoins ä exercer au milieu des gueux et des marginaux en preservant autour d'elle un embryon de sentiment de dignite. C est autour d'elle que s'organise un groupe de resistance, au moment oü la peste noire se declare. Le centre-ville est hermetiquement ferme par Tarmee, les soldats tuent tous ceux qui cherchent un abri, le gouvernement attend que les pauvres crevent avant de proceder au nettoyage des cadavres et ä la reouverture du centre de Montreal ä la population « normale ». La revoke de Cate et de son groupe n'a qu'un but: ne plus accepter cette manipulation du pouvoir, preserver sa dignite, sauver la face, resister en etres humains libres. Son plan consiste ä prendre en otage le celebre chanteur pour mediatiser ä travers le monde le scandale de l'extermination planifiee des pauvres et des marginaux. Les deux antagonistes ne sont pas ennemis, car dans le fond, ils incarnent chacun un aspect complementaire de l'humanisme - Tun la culture et l'esthetique, lautre l'ethique et la solidarite -, les deux se rejoignant et se reconnaissant dans la tradition et la memoire civilisationnelle. Iis sont neanmoins presentes 176 Petr Kyloušek comme des heros epiques qui se heurtent Tun a lautre et predestines a un duel fatal, chacun entoure de compagnons d'arme fideles : Edward Stonehouse, David Hyde, Bruce et Darius pour Oscar, Bait et M o pour Cate; chacun pourvu de son animal totemique: le chien Ziggy Stardust pour Oscar et l'epervier Babel pour Cate. Entre les deux antagonistes, on identifie les « passeurs » : Adrian Monk, le dernier libraire resistant, installe a l'Universite McGill, et Clarisse Bouthillette, historienne dart et gardienne de la maison Ormund ou Oscar esl loge. Les deux aident Cate a attirer Oscar dans un guet-apens, tout en lui etant proches par leurs idees. La grandeur epique et la tension dramatique sont orchestrees par del recurrences motiviques, notamment celles de la neige et de 1'oiseau. Ainsi les corbeaux suivent lenterrement d'Oliver au milieu du paysage hivernul (OdPy 159), le vol de l'epervier Babel accompagne la silhouette mysterieuside Cate qu'Oscar regarde l'observer dans la nuit enneigee et en qui il entre voit un defi de combat et un danger imminent (OdP, 169,170,173), confirmc par la comparaison de Claire Bouthillette, ressemblant a un oiseau de proic au moment du guet-apens (OdP, 227). L'avant de la scene epique des antago nistes et de leurs compagnons est complete par les « foules » qui leur sonl associees : dune part, la nombreuse equipe et cour entourant Oscar qui regne, tel un roi, installe sur son Ht-trone ; d'autre part, le groupe de Cate et les bandes concurrentes de la rue, la cohue des marginaux qui pillent les magasins, s'enivrent, tombent sous les rafales de mitraillettes. Le champ de bataille quest le centre-ville est parcouru par des soldats armes, les rues sonl jonchees de cadavres. Les deux antagonistes sbpposent egalement par leur caractere respectif: passif, contemplatif, jouisseur, anxieux, Oscar est resolument tourne vers le passe, alors que Cate deploie toutes ses activites en vue de sauver lespoir de l'avenir, quelque derisoire qu'il puisse s'averer. Presentees en discours indirect libre, ses paroles d'exhortation s'inscrivent dans l'esprit de ses compagnons Mo et Bait avec une vehemence pathetique : lis devaient resister au chant des sirenes de l'apocalypse qui, a tout moment, les appelaient. [...]. Eux aussi allaient mourir. Devaient-ils sacrifier leurs derniers instants pour « sauver » le monde ? Des pensees desesperees traversaient leurs esprits... [...] Mo et Bait accomplissaient sans reflechir les gestes que Cate leur avait pour ainsi dire dictes. La chef avait quelque chose de fort et de rassurant. Elle donnait un sens a lexistence. Ce n etait pas rien... [...] Elle tenait a ce que Ton se souvienne de la revolte de Montreal durant les siecles a venir (OdP, 188-189). Oscar de Profundis de Catherine M a v r i k a k i s 177 La memoire de la culture incarnee par Oscar s'oppose a la memoire improbable dun geste de revoke et a 1 espoir d u n avenir hypothetique. Pour lui, l'avenir se resout dans l'attente sereine dune fin ineluctable, voluptueuse ou presque : Sa vie lui apparaissait lumineuse, simple. II mourrait surement dune overdose dans un hotel de Los Angeles, comme l'astrologue le lui avait predit. Ce serait doux. La fin du monde aurait deja eu lieu. Oscar esperait vraiment pouvoir la contempler, juste avant sa mort, du haut de la colline de Beverly Hills. (OdP, 321) La dynamique spatiale La topographie de Montreal et l'agencement de la spatialite jouent un role eminent quasi en illustration des principes semiotiques enonces par Yuri Lotman. En effet la narration du roman de Mavrikakis joue avec les seuils semiotiques spatiaux qui se constituent ou reconstituent en jouant sur la dichotomie ouverture/fermeture, espace clos/espace ouvert, et ou le passage d'un lieu a un autre conditionne le caractere de Taction et de la narration. Lespace du roman est constitue de cercles concentriques allant de 1'infini au centre, du plus grand au plus limite : il y a le cosmos qui enserre la Terre de sa condamnation fatale, puis la sphere du Gouvernement mondial qui domine par son pouvoir la ville de Montreal, dont le territoire s'articule en banlieues habitees par la population aisee et en centre-ville squatte par les pauvres, les exclus et les marginaux de tout acabit. Ce ghetto de demunis contient neanmoins en son centre un ilot qui echappe a la deterioration et qui represente une sorte de horslieu et hors-temps: il s'agit de la maison Ormund qui concentre en elle le passe et la culture de Montreal et ou s'installe, le temps de ses deux concerts, Oscar de Profundis avec son equipe. Ce point central subit un double siege: celui de l'armee, qui ferme hermetiquement le perimetre du centre-ville pour laisser libre cours au nettoyage homicide par la peste, mais aussi des marginaux et des declasses euxmemes qui, encercles par l'armee, prennent d'assaut lespace paradisiaque de la maison Ormund. C'est le groupe de Cate qui reussira a y penetrer par ruse, en profitant des couloirs souterrains afin de s emparer d'Oscar. Passer la limite signifie passer dans un autre monde. Le downtown de Montreal evoque un enfer, hermetiquement clos, sans autre issue que la mort ineluctable: La ville etait bel et bien assiegee par la maladie noire, envahie par des cohortes de soldats armes jusqu'aux dents. On y marchait en se bouchant les oreilles, tant le bruit violent des sirenes retentissait dans l'air. Sur les trottoirs glissants, dimcilement praticables, des creatures hebetees frolaient les batiments. Elles se faufilaient tant bien que mal dans quelque ouverture avec l'espoir de trouver un lieu oil se cacher et mourir 178 Petr Kyloušek en paix. Dautres etres detruisaient les vitrines des magasins deserts. lis entraient en hordes dans les commerces et les supermarches, tentant de voler de quoi survivre durant 1 epidemie (OdP, 104-105). Par contre, la maison Ormund ressemble au paradis. Regorgeant de richesse et remplie de musique par laquelle Oscar adoucit ses insomnies, eile represente une oasis de calme, luxe et volupte. La neige qui tombe dans le jardin cree une sorte de hors-temps purificateur qui rajeunit Oscar : Retrouver intacte la caresse incongrue de la neige avait quelque chose de magique ! [...] Oscar se sentait soudain jeune. II avait l'impression de ne plusetre aussi us^par sa vie ou ses abus. Autour de lui, bien protege par les gardes, le chien Ziggy Stardust avait du mal ä avancer. [...] Mais rassure par l'air de son maitre, i l s'etait mis ä gambader en laisse, en s'ebrouant ä travers les sentiers. [...] C'etait vraiment une belle journee d'hiver. Montreal sentait un parfum delicieux suranne. Malgre la peste qui ravageait tout ä quelques coins de rue, les coups de feu au loin et les sirenes qu'on entendait encore vrombir ä travers l'air, l'odeur fade du froid reveillait en Oscar 1 enfant insouciant et joyeux qu'il avait ete (OdP, 214-215). Une osmose se fait entre les lieux et l'element humain; les descriptions excellent en hypotyposes expressives ou emotives, agencees sur laxe animalisation/ anthropomorphisation: La masse grassiere se mit alors ä remuer. L'ondee glacee escortee des vents lugubres, mugissants de novembre, forca l'amas humain ä se mouvoir rapidement. Ii y eut des grognements sourds, des gemissements ennuyes, encore assoupis. Certains corps se degagerent bien vite du groupe en rampant. [...] Dans la bousculade, les uns tomberent sur les autres, peie-mele. Quelques mains furent ecrasees. Des pieds broyes. Des peaux dechirees. [...] Plus loin un essaim de creatures ayant eu la chance de s'abriter sous les bäches transparentes ne semblait pas souffrir de lbndee [...] (OdP, 10-11). Si la pluie glaciale transforme la masse des sans-abris en animaux et insectes, l'espace lui-meme est anthropomorphise en devenant une sorte de personnage : Ä la mi-novembre, les vents froids et pervers venus de l'ouest avaient depouille les arbres de la ville. Iis s'amusaient ä lui donner un air d'apocalypse. Les trottoirs avides de la neige qui les recouvrirait bientöt, qui les ensevelirait sous une douceur cotonneuse et bienfaitrice, exposaient, humilies, leurs vieilles cicatrices. Iis exhibaient les craquelures des trop nombreuses annees durant lesquelles la cite s'etait fanee. En effet, des rides profondes lui etaient apparues (OdP, 24). Ainsi, les humains et les espaces interagissent ou fusionnent, les uns transformant les autres. A chaque fois que les limites du cloisonnement spatial sont franchies, les espaces se transforment. Oscar est le protagoniste non seulement par le titre du roman, mais parce que c'est lui qui par son deplacement transforme Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis 179 la sémantique spatiale et conditionne Taction. Son entrée dans Montreal et son concert au centre-ville abolissent temporairement la frontiěre entre les riches banlieues et le miserable downtown : A u x spectres des miséreux, se mélěrent prodigieusement d'autres étres. Des troupes clairsemées de grands adolescents se mirent méme á s'adresser á la racaille tout á coup timide. Des bouteilles de biere, des contenants de vin ou encore des gourdes d'alcool passěrent de main en main. [..,] Et lá, soudain, au milieu de la nuit glacée, alors que le ciel toussotait et projetait sur terre une bruine presque hivernale, une chaleur humaine, venue d'on ne salt oú, envahissait les coeurs (OdP, 19). Ainsi le concert d'Oscar produit un changement en formant une « communauté humaine » (OdP, 21). Et c'est aussi son installation á la maison Ormund qui transforme les points de repěre en instaurant un espace á conquérir au milieu de la ville placée sous Tétat de siěge. C'est lui aussi qui, par sa presence au centre méme du centre, donne un sens á la fois symbolique et actionnel á Tagencement spatial: c'est grace á lui, á son art, á sa vaste culture et á ses gouts que la maison Ormund devient un lieu de condensation des valeurs civilisationnelles, mais également un espace paradisiaque convoité dont i l faut s'emparer. Oscar lui-méme devient Tenjeu de cette appropriation et la causa prima de Taction, malgré sa passivité. C'est en ce sens que le role de Cate Bérubé peut étre considéré comme celui de deuteragoniste du point de vue causal. Or, il ne Test pas du point de vue de la diégěse, car c'est autour d'elle que s'organisent les revokes et que se déroule Taction ; une conquéte pathétique, car la victoire est passagěre, sans lendemain, aussitót abolie par le Gouvernement mondial, á moins d'etre intégrée, par Tart d'Oscar, en une ceuvre qui, peut-étre, pourra braver l'oubli pendant un certain temps encore. La rebellion réprimée, Oscar retraverse Montreal, une ville qui retrouve son downtown désormais nettoyé de la racaille. L'abolition des limites crée un faux-semblant d'unite reconstituée et s'oppose, car marquee par la mort, á la communauté humaine passagěre, mais vivante, du debut du roman. La fusion contrasted des aspects actionnel et contemplatif du roman constitue une sorte de gageure scripturale : une epopee elegiaque. Les themes de Theroisme, de la conquete et de la lutte, meme desesperee, exaltent la grandeur humaine. C'est le role, on Ta vu, qui est echu a Cate Berube et a son escouade de marginaux que la decheance traumatisante avait coupes de leur passe. Pour survivre au jour le jour, M o , Malt, Boris et Cate s'amputent volontairement de leurs vies anterieures, refoulent leurs souvenirs, se presentent a leur entourage 180 Petr Kyloušek comme des etres sans attaches antecedentes. Leur seule realite est le present et la seule temporalite possible est celle de l'avenir hypotheque dune memoire precaire que Cate implore en s'adressant a Oscar devenu son otage : Imaginez, De Profundis, imaginez, il s'agit d un genocide mondial cache [la peste]. Can you believe it ? Mais tout le monde accepte cela... [...] M o i plus maintenant. [...] A u pire, nous mourrons tous devant vous, et vous mourrez de faim et de soif dans cette cave ou Ton ne vous retrouvera pas. O n pourrait aussi vous relacher avant de mourir. Vous pourriez temoigner en notre faveur, vous, la star que tout le monde ecoute, adule, le grand Oscar de Profundis... Vous feriez cela, Mister Ashland, vous feriez cela pour nous, la merde de la planete ? (OdP, 287-288). Le pathos de la priere vient du mur temporel auquel Cate se heurte et que seule la survie de son otage permet de briser. Victorieuse, elle est a la merci du vaincu. Celui-ci comprend le message et, a sa maniere, inscrira le souvenir de Cate et de la revoke dans son oeuvre : L'inspiration etait venue. Bientot, le monde entier pourrait entendre les airs legendaires qu'Oscar avait composes a Montreal durant la peste. Le tout s'intitulerait The Masque of the Black Death, dans un hommage evident a Edgar Allan Poe [...]. II y etait question de la captivite d'Oscar qui prenait des proportions fictives, mais surtout de la violence des pestiferes avant la mort. C'etait un hommage etrange, inedit, aux rebelles (OdP, 316). Le renversement de la situation confirme sa position de protagoniste et la domination de son point de vue qui donne le ton a l'ensemble de l'oeuvre. Or, pour Oscar, a la difference de Cate, le passe existe. D'abord le passe douloureux du traumatisme du au drame familial et que seul l'art lui avait permis d'attenuer en partie. L'ambiance elegiaque qui entoure Oscar est celle de la deploration des disparus dans un effort de retrouver la serenite et l'innocence d'avant le drame de Fenlevement, et de la mort de son frere Oliver qu'Oscar assume comme une faute personnelle. Et c'est ce regard tourne vers le passe qui determine la relation d'Oscar envers l'art et qui est le fondement de son dandysme decadent. Oscar est lui aussi un revoke : sa revoke dandy qui brave a sa facon et subvertit l'ordre impose par le Gouvernement mondial consiste a transmuer l'ethique en esthetique, non par mepris de la realite, mais par la necessite meme de la preservation des valeurs auxquelles i l tient dans un univers qui lui echappe et sur lequel il n'a plus prise, tout comme son antagoniste Cate Berube. Mais, contrairement a elle, il refuse de croire en l'avenir qui, pour lui, est un leurre. Son art meme se nourrit du passe pour l'activer et pour en maintenir le souvenir dans un monde qui n'en a plus cure, ayant aboli et interdit livres, cinema, musees, bref, tout ce qui serait susceptible de constituer la memoire, y compris les cimetieres. Le lien Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis 181 d'Oscar avec la culture du passé est une remémoration des « temps heureux », á jamais perdus. La prise de position élégiaque est soutenue par le style des longs passages du roman centres sur Oscar. Le rythme des phrases est calme, contemplatif, et il seconde, notamment, revocation des ceuvres dart: seances musicales et auditions de Parsifal qui bercent le sommeil d'Oscar insomniaque (OdP, 67 sqq.), impressions et souvenirs cinéphiles, telle Melancholia de Lars von Trier (OdP, 145), description de la villa Taliesin West con^ue par Frank Lloyd Wright et qu'Oscar avait restaurée pour retrouver et faire revivre le passé (OdP, 78 sqq.). S'y ajoutent de nombreuses citations de Baudelaire (OdP, 102, 143, 156), Wilde (OdP, 87, 269), Shakespeare (OdP, 159), Lucrěce (OdP, 213-214), Rimbaud (OdP, 304-305), Scott Fitzgerald (OdP, 295-296), etc. Par ses rappels et allusions, le roman oífre un condense de la culture qui est vue comme un chant mélancolique, un aper^u d u n passé qui n'aura plus d'avenir, comme un souvenir ou un rappel de l'humain voué á disparition. Le sentiment baroquisant du vanitas vanitatum revient á plusieurs reprises dans le récit: Depuis des décennies, il [Oscar] collectionnait des livres, des disques, des cadavres de femmes et hommes célěbres pour que la civilisation dont il émanait ne sombrát pas dans le néant... En vain... Oui, encore enfant, il savait que la culture humaine n'etait pas grand-chose devant la puissance du cosmos qui finirait par se déchainer, c'etait evident (OdP, 216). Ce nest done pas la société, representee par l'autorite du Gouvernement mondial, qui serait la cause de la mélancolie d'Oscar, mais le regret de la disparition de la beauté créée par Thomme, car cette beauté est fragile, impuissante devant la puissance des forces cosmiques qui anéantiront l'univers humain. Une apocalypse mavrikaissienne Le mot apocalypse revient une quinzaine de fois dans le texte (OdP, 24, 31, 47, 152,157,177,186,188,200,202,205,216,219,315). En ce sens, Oscar de Profundis s'inscrit dans la longue lignée des romanciers québécois qui puisent dans la tradition religieuse. On parle du message christique chez Hubert Aquin2 , André Brochu ou Robert Lalonde3 , on signále les aspects apocalyptiques de l'ceuvre 2 Josiane Leralu : « Hubert A q u i n : entre le litteraire et le theologal ». Voix et Images 11/3, 33 (1986), p. 495-506. 3 Francois Ouellet: « Le nouveau roman quebecois et la metaphore christique : fragments d u n discours amoureux ». Laval theologique etphilosophique 59/3 (2003), p. 451-459. 182 Petr Kyloušek de Michel Tremblay4 tout en remarquant son recours á la tradition du pageant (ou reconstitution historique) ä thématique religieuse. Dans la production plus récente, liée ä la thématique apocalyptique, i l faut mentionner les romans de Gaétan Soucy, Nicolas Dickner, Eric Dupont ou Jocelyne Saucier ; on pourrait y ajouter le vaste cycle de Soifs de Marie-Claire Blais et bien sür les romans déjá mentionnés de Christian Guay-Poliquin, Nicolas Dickner ou Davis Calvo. La transcendance de leurs textes renvoie souvent ä la presence du Bien et du Mal, de la faute, du rachat, du sacrifice. Rien de tel chez Catherine Mavrikakis. La mélancolie et le ton élégiaque de 1'écriture sont dktés par la lucidité devant le néant, exprimée par le protagonisté. La seule transcendance reconnue et contemplée par Oscar est la fatalitě de l'Univers qui fera disparaitre la Terre et 1'humanité. II n'y aura pas de Jugement dernier, juste la fin. Cet Absolu efface le Bien et le M a l , i l n'y pas et i l n'y aura pas de rachat. L'alternative de l'existence est la non-existence : II revoyait [Oscar] le fleuve ä la Malbaie oú ses parents passaient parfois 1'été, le sable sur la grěve oů il avait 1'habitude de jouer [...] La, devant le fleuve, en faisant avec des galets des ricochets ä l'infini, tout jeune il avait pense á la mort. Ii avait eu envie de disparaitre dans 1 eau, de ne faire qu'un avec les flots. Ii avait un instant contemplé son absence. Ce désir de ne plus étre et méme de ne jamais avoir été ne l'avait jamais quitté par la suite... (OdP, 215). Par cet effacement de soi, quasi d'inspiration bouddhiste, Oscar de Profundis rejoint la protagonisté du del de Bay City. Cette disparition par-delä le Bien et le M a i pour échapper ä la douleur du monde, serait-ce une constante chez Catherine Mavrikakis ? Bibliographie CEuvres de Catherine Mavrikakis - Deuils cannibales et mélancoliques. Montreal: Trois 2000 [Heliotrope 2009]. - Qa va aller. Montreal: Leméac 2002 [Bibliothěque québécoise 2013], - Fleurs de crachat. Montreal: Leméac 2005. - Omaha Beach. Montreal: Heliotrope 2008. 4 M a r c A r i n o : L'Apocalypse selon Michel Tremblay. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux 2007. - Petr Kylousek : « Le drame religieux dans le theatre de Michel Tremblay ». In : Thomas Bremer (dir,) : Literature in Cultural Contexts. Rethinking the Canon in Comparative Perspectives. Halle: M a r t i n - L u t h e r - U n i v e r s i t y 2009, p. 223-232. Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis 183 - Les Derniers Jours de Smokey Nelson. Montreal: Heliotrope 2011. - La Ballade d'Ali Baba. Montreal: Heliotrope 2014. - Oscar de Profundis. Montreal: Heliotrope 2016. - Ce qui restera. Montreal: Quebec Amerique 2017. - VAnnexe. Montreal: Heliotrope 2019. Autres ouvrages litteraires et critiques Arino, Marc: L'Apocalypse selon Michel Tremblay. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux 2007. Bergeron, Patrick : « The Art of Not Dying: Station Eleven by Emily St. John Mandel and Oscar De Profundis by Catherine Mavrikakis ». In : A m y J. Ransom / Dominick Grace : Canadian Science Fiction, Fantasy, and Horror: Bridging the Solitudes. Cham : Springer 2019, p. 101-116. Biron, Michel : « Passion de la decadence ». Vlnconvenient 67 (hiver 2017), p. 40-41. Chassay, Jean-Francois / Anne FJaine Cliche / Bertrand Gervais (dir.) : Des fins des temps. Les limites de Vimaginaire. Montreal: Universite du Quebec ä Montreal 2005. Chassay, Jean-Francois / Anne FJaine Cliche / Bertrand Gervais (dir.): Derives de la fin. Sciences, corps et villes. Montreal: Le Quartanier 2008. Kylousek, Petr : « Le drame religieux dans le theatre de Michel Tremblay ». In : Thomas Bremer (dir.) : Literature in Cultural Contexts. Rethinking the Canon in Comparative Perspectives. Halle: Martin-Luther-University 2009, p. 223-232. 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